Notes
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[1]
À titre de rappel, Becker (1982) définit un monde de l’art comme « le réseau de tous ceux dont les activités, coordonnées grâce à une connaissance commune des moyens conventionnels de travail, concourent à la production des œuvres qui font précisément la notoriété du monde de l’art. »
-
[2]
Terme qui signifie groupe, équipe.
-
[3]
D’une durée d’une heure, il a été réalisé quelques semaines plus tard au domicile de Caro, en présence de Neo, un autre tagueur.
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[4]
Édition du mardi 22 janvier 2002.
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[5]
Termes employés par le magazine GraffBombz, n°6, janv. /fév. 2002, interview de Psychose.
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[6]
Action de repasser un perso ou un lettrage pour le rendre méconnaissable. À l’origine, il s’agit de signifier à celui qui a réalisé le motif repassé que sa production a le niveau de celle d’un enfant. Peut avoir un caractère agressif.
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[7]
Environ trois semaines dans notre cas.
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[8]
Becker n’a de cesse de rappeler l’exemple des joueurs de jazz « qui peuvent agir ensemble car ils comprennent ce que les autres vont faire et peuvent donc s’y adapter. » (Becker, 1999).
1Quel citadin ne s’est une fois au moins interrogé sur l’identité de ces « gribouilleurs professionnels », si familiers de nos murs par leurs signatures et en même temps si absents ? Derrière le pratiquant anonyme de cet amateurisme illégal, quel homo graffiticus se cache-t-il ? C’est à ce travail de déchiffrage d’une activité invisible et clandestine dans sa réalisation, omniprésente dans sa production et énigmatique pour le profane, que nous avons tenu à nous atteler.
2S’il n’y a pas lieu de revenir sur les notions utilisées par Howard Becker pour mettre au jour ces mondes de l’art aux frontières et aux pratiques négociées en même temps que conventionnelles, l’ambiguïté qui subsiste dans une perspective de jugement esthétique s’agissant du tag peut aussi bien se muer en attrait. Le tag, comme le jazz à l’époque où le pratiquait Becker, constitue un cas limite de la production de l’art, où certains acteurs « recherchent le label artistique mais se le voient refuser », par opposition à « ceux dont les œuvres pourraient répondre aux termes de la définition selon des observateurs extérieurs mais qui ne souhaitent pas l’obtenir » (Becker, 1988). De nombreux emprunts à ce qui est devenu, à la plus grande fierté de son « inventeur », « l’une des méthodes classiques de la sociologie de l’art » jalonnent ce compte-rendu.
3Plusieurs éléments ont orienté notre regard sur cette activité urbaine et ont contribué à l’interprétation des matériaux recueillis ultérieurement. D’abord, la nécessité de rompre avec une grille de lecture importée de l’écologie urbaine. Notre expérience tendait à invalider la figure du tagueur tout droit sorti d’un « quartier » (ou d’une « cité »), graffant afin de marquer son territoire face à des rivaux constitués en gang. Ensuite, la nécessité de se bâtir notre propre « culture tag » avant d’accéder au terrain, afin d’assurer une analyse autonome du discours que nous allions recueillir. Le tag, outre son sens générique, signifie littéralement « étiquette, onglet ». Comme motif graphique spécifique, c’est une signature murale. Il se distingue du stick (ou sticker), étiquette autocollante où figure un tag et qui se dépose aisément, et de la fresque, de dimension supérieure, mettant en relation plusieurs pièces. Milon (1999) se demande si cette activité est un vecteur de communication entre initiés ou la signature d’un individu narcissique dans un univers urbain hostile. Les travaux entrepris sous la direction de Boudinet (2002) explorent des pistes novatrices. En réalisant une typologie des critères de la pratique du tag (le risque, la taille, le style, la situation, etc.), en soulignant l’importance conférée à l’action (plaisirs de l’acte, de la fusion dans un groupe, de toute-puissance narcissique), l’écart à l’écriture conventionnelle, ou encore en proposant une analyse du tag comme rite de passage de l’enfance à l’âge adulte, ils offrent un cadre théorique susceptible d’être interrogé, prolongé ou invalidé.
4Après avoir détaillé le protocole d’observation, nous développons trois axes d’analyse. Le premier montre comment l’organisation de ce type de regroupement collectif est possible. Le témoignage d’une pratiquante permet de mieux cerner par quels processus les tagueurs parviennent, sans le soutien de structures officielles, à donner naissance à des productions artistiques d’ampleur, et ce plusieurs fois par an. Le caractère collectif de la pratique du tag ne se limite toutefois pas à la production de fresques murales, mais structure également la « carrière » de l’artiste (3ème partie). Dernier point de notre analyse, nous interrogeons le rapport à l’illégalité qu’entretiennent les pratiquants de la discipline. Il s’agit de mieux cerner l’ambiguïté entre une reconnaissance à la fois rêvée et dénoncée comme dévoiement des principes originels du tag.
De l’informateur à l’observation
5L’informateur, premier décodeur in situ de la discipline, constitue le biais d’entrée dans notre terrain. Pierre a tenu ce rôle d’introduction et de présentation, après nous avoir informé du recul récent qu’il avait pris avec le tag. Plusieurs entretiens informels nous ont permis de cerner notre accès au terrain, c’est-à-dire la situation particulière des pratiquants que nous allions étudier dans le monde [1] du tag. Concrètement, il s’agissait d’identifier le membre de son ancien crew [2] qui nous fournirait le cas d’étude et, par suite, l’interlocuteur pour l’entretien.
6Revenons sur quelques pré-requis du monde du tag nécessaires à notre étude. Il y a d’abord un lexique particulier aux initiés : le blaze, synonyme de signature, le cap’s (embout de la bombe de peinture permettant de couvrir une surface plus ou moins grande), le perso (motif figuratif distinct du lettrage), la multitude de noms de crews, de tagueurs. Un univers aussi riche qu’exotique pour l’observateur. Toute une gamme de récits, depuis la description des premières réalisations des tagueurs, de leurs débuts au lycée jusqu’au rappel presque incantatoire des « missions mythiques » dans les transports en commun, ou de la première arrestation, offre par ailleurs une source d’informations originale qui annonce, entre autres, un rapport ambigu avec l’illégalité de la pratique, dont la force symbolique paraît importante. Ce qui souligne déjà la fragilité d’un classement manichéen entre « bons » et « mauvais » tagueurs. La distinction que Pierre admet entre tag « en mission, à l’arrache, en vandale » et tag « sur site » oriente directement notre travail. Si les premiers termes renvoient à l’activité dans sa forme la plus illégale, l’apparition d’une pratique plus stable dans le temps et dans l’espace suscite notre intérêt : la possibilité d’observation prend forme. D’autant que Pierre propose de suivre l’une de ses proches, Caro, y compris pour effectuer l’entretien. [3]
Le site et l’organisation de la fresque
7Situé à Ivry, le lieu-dit « Les Frigos », actuellement en restructuration présente un intérêt majeur pour les pratiquants. La période de transition entre démolition et reconstruction facilite la tolérance à leur égard. Trois week-ends de janvier d’affilée, nous avons observé la pratique du tag dans un de ses aspects les moins immédiatement familiers pour le grand public, bien que les moins « agressifs » : la réunion de différents collectifs autour de projets communs de fresques. Il convient de présenter rapidement un troisième matériau dont un numéro précédent de Terrains & Travaux a rappelé la pertinence : l’image. De manière souvent illustrative, les photographies réalisées au cours des observations ont permis sinon d’émettre des hypothèses, du moins de renforcer des éléments d’analyse entraperçus. Elles permettent de garder à l’esprit ce qui constitue la fin même du tag : la production graphique dans un environnement urbain.
8Le site observé est connu des tagueurs, comme le rappelle un article paru dans Libération [4] évoquant ce « squat d’artistes ». L’activité observée sur ce site n’a rien d’illégal, le propriétaire des lieux ayant donné une autorisation écrite au « maître d’œuvre » de ces week-ends venu la lui demander. Si ce dernier n’est pas identifiable, certains tagueurs occupent une place centrale sur la fresque en cours de réalisation dont le mur-support mesure environ 30 mètres de long. En tout, une vingtaine de tagueurs se relayent sur ce mur pendant les trois week-ends. Ils appartiennent à des crews divers tels P19, KD, ACK, SP, UAC, TSP, YKS, THS. Si chaque tagueur n’est pas présent à chacune des journées, il apparaît que des emplacements distincts ont été définis au préalable. Il s’agit d’un projet collectif qui s’inscrit dans la durée. Un thème unique s’impose aux différents pratiquants : l’espace. Une fois cette thématique établie, le jour d’ouverture débute par un conditionnement de la surface à peindre : elle est apprêtée (la surface du mur a été recouverte en noir afin de permettre une cohérence chromatique entre les différents motifs posés). Le dernier week-end, lorsque tous les emplacements ont été remplis, l’habillage de la fresque est parachevé par l’ajout de motifs en lien avec le thème, comme des planètes.
9Concrètement, la fresque occupe deux niveaux distincts : l’un est accessible depuis le trottoir, l’autre nécessite l’utilisation d’une échelle. La contrainte de la hauteur implique une pratique différente : l’équilibre plus instable handicape dans la réalisation de traits sans bavure, de même que le mouvement de recul pour mieux percevoir la qualité du motif ou son intégration dans le reste de la fresque n’est possible qu’en descendant du promontoire. Au sol, le tagueur ne cesse d’effectuer ce mouvement d’avance et de recul. Dans le cas de Caro, le motif a été réalisé préalablement sur papier, et elle le recopie en l’intégrant à la fresque. Elle ne s’en tient pas à un simple recopiage du croquis mais refait à plusieurs reprises les contours de sa figure, son perso, qui s’intègre au sein des lettrages. Pour le tagueur, il s’agit après maints repassages de trouver finalement la bonne courbe et le bon effet. L’ultime réalisation consiste à signer son perso, sa fresque, de son blaze et de ceux des crews auxquels on appartient, avant de prendre la photographie rituelle. Celle-ci signe l’achèvement définitif du motif. Le dernier week-end, alors que le mur est totalement recouvert, l’un des maîtres d’œuvre du site vient immortaliser la fresque terminée à l’aide d’un appareil photo numérique. Désormais, le site redevient un emplacement potentiel pour d’autres tagueurs : l’inviolabilité dont a joui le mur pendant trois semaines est passée.
Deux sites, deux ambiances
10Des styles de tags très différents ornent le mur : on trouve juxtaposées des représentations imaginaires d’engins galactiques, des lettrages plus ou moins statiques, et des composés de lettrages et de persos. Cette différence tient peut-être à l’écart d’âge entre les pratiquants en présence. Sur la fresque, le plus jeune est âgé de 14 ans, alors que les membres du collectif P19 approchent davantage de la « trentaine ». On assiste un peu à la confrontation de deux générations de tagueurs aux expériences irréductibles : d’un côté la Newschool, de l’autre l’Oldschool. [5] Force est de constater que durant ces observations les contacts entre différentes générations de tagueurs sont assez particuliers : alors que les plus anciens, promoteurs du projet, se mettent en retrait une fois leurs motifs effectués, les pratiquants plus jeunes se sentent épiés comme s’ils étaient testés par leurs aînés, qui plus est prestigieux comme ceux de P19. Cet esprit de compétition pèse sur l’ambiance du site, ce qui se trouve confirmé par deux indices. A l’exception d’un poste diffusant par intermittence du rap et des mix, le silence qui règne sur le lieu de rassemblement indique que la pratique du tag ne semble pas appeler de grands discours accompagnateurs : doit-on imputer ce silence à la « sale ambiance », selon le terme d’un des participants, ou au caractère essentiellement individuel de cette activité ? Le nombre trop réduit d’observations ne permet pas de trancher. Remarquons simplement que l’étendue de ce site ne favorise pas le contact, et renforce l’impression d’éparpillement.
11L’existence d’un second site officieux à quelques mètres du premier – que l’on ne doit pas réduire à une « contre fête » de mécontents – prouve d’abord le succès du mur à thème. Beaucoup de personnes mobilisées pour le projet cosmique, alors que celui-ci ne peut regrouper qu’un nombre limité d’artistes, se rabattent sur ces murs proches, eux aussi autorisés. Il y a d’autre part un effet de vases communicants entre les deux sites. Caro et Neo passent la plupart de leur temps sur ce second lieu à l’ambiance plus légère, selon eux. Il se situe dans la cour intérieure que forment les entrepôts. Les tagueurs peignent dans un angle sur deux murs perpendiculaires : tous les murs formant cette cour sont recouverts de tags. Il s’agit ici de repeindre sur des tags existants, sans apprêtage préalable. Il n’y a pas de thème prédéfini et chacun des tagueurs réalise son propre motif sans recherche de cohérence avec un schéma d’ensemble. Ni échelle ni escabeau, mais des palettes, un vieux frigo : tout ce qui traîne et donne de la hauteur. Dans cette cour se trouvent de vieilles voitures réduites à l’état d’épaves et recouvertes soit de tags, soit de fresques entières. Les peintres sont ici une dizaine. Pas d’espace réservé sur ce mur, chacun occupe l’emplacement qu’il souhaite jusqu’à ce que deux tagueurs se retrouvent coude à coude. Comme nous l’observons avec Fix, si la méthode est sensiblement la même dans les étapes (contour esquisse, remplissage, re-contour et effets de relief, de dissolution, d’ombre, etc.), les artistes terminent ici par la création d’un cadre propre à leur œuvre, comme pour protéger et fixer une frontière qui attire l’œil et, semble-t-il, prévient d’un repassage trop rapide. La signature vient clore le travail artistique, une signature toujours réalisée avec beaucoup de soin et d’équilibre. Comme Fix, Caro respecte ce processus sur le portail, en reproduisant son perso du mur officiel hors des lettrages de Neo. Elle ne semble pas satisfaite de son perso et finit par se détourner du schéma de base. La métamorphose d’un style à l’autre est extrêmement rapide. Elle termine en signant avec désinvolture sur son propre perso, ce que nous estimons être le signe de son mécontentement. Neo confirme cette impression : « tiens Caro, tu t’es toyée [6] toute seule ! » Elle n’a d’ailleurs pas cherché à protéger son œuvre d’un quelconque cadre. La semaine suivante, le cosmonaute de Fix est resté intact alors que le perso de Caro a disparu. Sur ce site, on découvre un nouveau support : la lunette arrière des véhicules. Quatre tagueurs posent successivement leur tag sur cette vitre avec un marqueur qui passe de mains en mains, chacun rivalisant d’application dans la réalisation de sa signature afin qu’équilibre, esthétisme et propreté du tracé soient réunis. Derrière les peintres à l’ouvrage, les autres discutent par petits groupes et la situation en angle du terrain donne un aspect plus convivial comparé à la longueur de la rue. Le regroupement par crews est moins marqué, un des tagueurs me dit que « c’est plus famille ici ».
La mobilisation des tagueurs : l’efficacité du réseau
12Ce qui frappe quand on observe ce type de regroupement, c’est la capacité de mobilisation des tagueurs autour d’un projet commun. La question peut paraître simple : comment fait-on participer une vingtaine de personnes, d’âges et d’horizons a priori assez variés, trois semaines durant autour d’un même thème, alors même que l’activité semble dénuée de structure ?
« Généralement, quand on fait des fresques à thème, c’est avec les UAC, parce qu’ils aiment bien se prendre un peu la tête, faire des trucs bien carrés et tout. Ils donnent un thème qu’ils ont trouvé généralement à une soirée avec Ben. C’est les UAC qui nous ont appelés, Benoît savait qu’ils allaient peindre et eux avaient une connexion avec P19 ».
Le rôle des réseaux
14S’il est une notion qu’il faut associer à l’analyse d’un site comme celui des Frigos, c’est celle de réseau. En effet, le réseau est omniprésent dans la pratique du tag, en tant que celle-ci est « le produit d’une action collective, de la coopération de nombreux agents dans le cadre d’activités variées sans lesquelles des œuvres particulières ne pourraient voir le jour » (Becker, 1999, p.XX). Le vocabulaire employé par les tagueurs reprend cette figure, par le recours systématique au terme de crew, associé à ceux de « connexion » ou de « panorama ».
15Le crew est avant tout un réseau de liens forts entre membres d’un même groupe. Il représente l’unité minimale de mobilisation dans l’univers du tag. Le crew est l’unité de regroupement qui permet la mobilisation massive lors de projet comme la réalisation de fresques.
« En fait, il y a des crews super unis, “pour la vie, machin, tous solidaires” (rires), genre les MAC. Eux, ça fait dix ans qu’ils peignent ensemble et c’est vraiment le trip “crew avant tout”. Le crew passe presque avant la fresque et les personnages. C’est une appartenance à un crew qui veut dire quelque chose : les MAC, c’est Mort Aux Cons et généralement un crew ça correspond à une mentalité et à un style. Donc, tu essaies d’appartenir à un crew qui correspond à ton style. Un jour, tu fondes un crew avec tes amis et au fur et à mesure tu fais rentrer des gens, ou alors, tu rentres dans un crew si ceux qui ont fait le groupe t’acceptent. »
17Le crew concrétise l’ensemble des « connexions » tissées durant les années d’activité, sans lesquelles peindre dans la rue se révèle impossible. Impossible pour au moins deux raisons : avant tout, il facilite l’accès aux sites fréquentés par les autres tagueurs, ensuite, seul le réseau, surtout dans le cas du vandale, permet de minimiser les risques de flagrants délits.
« Je peins peu sur camion, mais j’aimerais bien plus. Jamais dans le métro. Il y a des connexions mais généralement… Le train, ça m’attire, mais le métro, c’est quand même difficile. À la limite le RER C où c’est déjà plus posé. Fix en a fait une ou deux fois. Mais faut vraiment être avec des gens qui connaissent ».
19Le téléphone portable constitue l’outil de mobilisation du réseau. La quête du numéro de téléphone est indispensable à la pratique. Le capital social accumulé dans le répertoire téléphonique reste la meilleure assurance d’une pratique régulière. Encore faut-il veiller à renouveler régulièrement son stock de numéros, à vérifier que ces numéros sont encore valables et qu’ils renvoient à des personnes encore implantées dans le milieu du tag.
« Ben a rencontré Spot en faisant des croquis près de Beaubourg. Il faisait partie des UAC ; il faisait des persos et des lettrages et il nous a filé son numéro de téléphone. Après, Ben l’a rencontré à une soirée, je crois, et il y a eu connexion. On est allé peindre deux ou trois fois avec eux et on a gardé le contact. Il y avait aussi Kasp, un ami de Viok, qui fait des persos pas mal. C’est des hasards de soirées ou de gens que tu rencontres comme ça, puis après sur le terrain tu vois les styles que tu kiffes et quand tu les rencontres, t’essaies d’avoir le numéro de téléphone ».
21Le rassemblement, synonyme d’activation réussie du réseau, s’effectue donc par la mise en contact de différents crews soit par le téléphone, « pont » entre deux unités, soit par l’existence de tagueurs qui endossent le rôle d’intermédiaires.
Cartographie d’un monde
22Ainsi se constitue une sorte de carte de la pratique, valable dans un lieu et à un moment donnés, dont les différents crews constituent les bornes de définition. Une carte qui évolue rapidement au gré des créations de crews, des retraits des tagueurs, des appartenances nouvelles.
« Une fois que tu rentres dans le milieu, au bout d’un ou deux ans, tu commences à avoir des bons plans, tu commences à avoir un bon panorama de Paris. »
24Quand le tagueur est en possession de cette carte, il peut naviguer dans le monde du tag, accéder aux « bons plans », faire ses choix de carrière. S’il veut incliner sa pratique dans le sens du vandale, alors qu’il ne se trouve pas dans le milieu qui le pratique, il essaiera de se rapprocher des milieux réputés par l’intermédiaire de ses connexions. Il aura d’ailleurs tout intérêt à mobiliser ses liens faibles (Granovetter, 1973) car, par définition, ses liens forts sont moins efficaces dans sa quête d’un autre milieu. Bien souvent en effet les pratiquants ne se rencontrent qu’occasionnellement sur des terrains. Il n’y a donc pas à proprement parler de liens d’amitiés qui se nouent, si ce n’est à l’intérieur d’un même groupe.
« - Tu me dis “UAC, ils sont cool, bon esprit”, tu les connais vraiment ?
- Je les vois souvent le week-end, de temps en temps en soirée. Sinon rarement. Benoît bouge souvent avec eux. Je traîne plus souvent avec Fix, Marco, comme ce soir. Fix, on l’a rencontré aux Estudines à côté, c’était une coïncidence, on s’est rencontré parce que l’on taguait sur le chemin et lui aussi. Il se trouve qu’on était sur la même longueur d’ondes et c’était bien.
- Un gars comme Dekap, tu connais son vrai nom ?
- Dekap, je ne sais pas comment il s’appelle. Il y a des gens dont je ne connais même pas le prénom, je connais que leur blaze. Il était juste dans mon lycée avant, j’étais en seconde, il était en terminale et voilà. Ben le connaissait un peu aussi, c’est tout. »
26On perçoit dans l’entretien l’importance des lieux de sociabilité particuliers du tagueur qui vont du terrain, où il pourra se trouver de nouvelles connexions dépassant les frontières de son crew (comme c’est le cas sur le second site), à la soirée, en passant par les institutions scolaires.
27Caro, quand elle parle de cette carte du tag sur Paris, emploie le terme caractéristique de « panorama » qui révèle une position de surplomb offrant au tagueur des repères pour la pratique. Acquérir cette position a cependant un coût : en temps principalement, en implication dans les projets, etc.
Un pratiquant clandestin mais nécessairement impliqué
28L’activité du tag en amateur, malgré son manque apparent de structures, est autant construite qu’une activité organisée autour d’associations ou de clubs officiels. La pratique ne peut se faire en dilettante et demande un investissement assez lourd en temps (outre le temps passé sur le terrain, le temps de réalisation des esquisses et tout ce qui prépare le terrain, connaître le lieu, le thème, etc.), comme en matériel (bombes, magazines).
29Il y a responsabilisation du pratiquant dont l’activité ne dépend que de sa volonté : il peut arrêter dès qu’il juge le coût (temps, argent, risque) trop important. L’absence d’engagement formalisé (contractuel ou financier) laisse le tagueur libre de choisir sa carrière dans le milieu. La liberté de participation (absence de droit d’entrée) est grande puisque la contrainte vient principalement de soi. La participation à un site à thème implique néanmoins un engagement implicite à terminer son travail dans un temps assez restreint. [7] Il y a donc construction à brève échéance d’un agenda pour l’amateur. Si cet agenda n’est pas respecté, on risque de ne pas être contacté pour un projet ultérieur (une sorte de mise au ban). On peut appréhender selon la même grille de lecture les démarches pour obtenir des financements ou la production de T-shirts, or de toute aide extérieure ou officielle.
« - YKS, c’est un groupe qu’on a créé. Il y a Marco qui pose Lekter, 2Mou, Neo, moi. On tripait bien sur les stickers en fait et du coup, comme on voulait se faire nos fringues pour nous, on n’avait pas de quoi se faire de grosse série, c’était vraiment en amateur !
- Et le financement ?
- J’avais trouvé un plan pour les T-shirts Petit Bateau au marché, des T-shirts pas chers, et on a demandé pour faire imprimer, ça coûtait pas trop cher. Mais c’est pas un gros truc, même pas déclaré. On n’avait pas un budget de 10 000 francs, on avait quoi, 500 francs par personne à apporter, on a juste fait un truc en amateur qu’on espère pouvoir continuer. C’est pour nous, enfin on va voir, il y a Fix, je t’ai dit qu’il bossait chez EquiRock, un magasin Hip-Hop sur Paris et on va peut-être vendre là-bas, on va voir, le patron a bien kiffé. Tu peux aussi gagner un peu de thune en faisant des devantures. Là, on a un plan avec la mairie d’une ville, c’est Benoît qui s’occupe de ça, c’est pour ça qu’il a gardé mon book. On nous paie nos bombes, et on peut se faire des thunes sur les factures, les gens s’imaginent que c’est 40 francs les bombes, alors que c’est 15 francs. Il arrive que des mairies, des particuliers ou des entreprises te financent comme ça. »
31La pratique du tag, loin d’être une activité solitaire, se fonde sur des règles qui permettent une coordination minimale. Les couleurs, le thème et la définition des espaces réservés à chaque artiste par le maître des lieux sont autant de conventions qui cadrent la production collective.
« - Certains thèmes attendent depuis deux mois et vont sortir un jour. Mais quand je vais peindre seulement avec Fix et Ben, on se donne juste les couleurs et puis on voit, on fait concorder les éléments. Faut surtout que les couleurs soient coordonnées.
- L’autre jour comment ça s’est passé ?
- Là, par contre, il n’y a pas eu de couleurs choisies par avance. Il y avait juste le fond noir et tout le monde a fait son freestyle. On apprête pour ne plus avoir de trait derrière, pour que ça soit bien propre et qu’on soit à l’aise. Le thème, c’était robot/espace apparemment… mais il y avait vraiment beaucoup de gens, c’était difficile de faire concorder, on a raccordé avec des trucs un peu robotiques ».
33Ces conventions s’ajustent à l’occasion, afin d’adapter l’œuvre finale, la fresque, résultat de la coopération des différents acteurs, à l’horizon esthétique des participants.
La carrière au sein de la collectivité des tagueurs
Une vocation pour le graff
34Comme le note Boudinet, les pratiquants débutent généralement aux alentours de l’adolescence :
« Petite, j’allais sur le terrain des graffitis à côté de chez moi. J’avais douze ans et je kiffais déjà le graffiti. Avec Ben, on s’est dit : tant qu’à en faire, autant que ça soit avec de bons amis. C’était au lycée, on taggait un peu comme ça, on était dans une section de dessin, une section STI arts appliqués, avec Pierre aussi. Mais on n’avait pas de connexion. Il y a vraiment beaucoup de filles qui commencent, qui veulent peindre et arrêtent parce que c’est un milieu de mecs. J’ai pas eu ce problème, j’étais avec de très bons potes, à l’aise. J’ai toujours fait des persos parce que je kiffe. On a “tapé” notre première fresque en 1ère, mais au début on peignait beaucoup sur feuille. On s’amusait. Comme c’était un bahut de dessin, il y avait toujours des graffeurs qui traînaient ».
36En revanche, la pratique de Caro ne se cantonne pas à cette période adolescente. Elle n’envisage pas de sacrifier sa pratique à son avenir professionnel et entend poursuivre son activité en amateur, pour le plaisir de peindre et de rencontrer des gens partageant la même passion.
« Non, je vais plutôt prendre ça comme le petit loisir du week-end, ça ne sera pas ma vie mais ce sera ma petite détente, pour l’ambiance et tout, tu vois. Ce qui est intéressant, c’est que tu croises plein de gens intéressants du point de vue du dessin, des idées. »
38Pour Caro, la poursuite de l’activité dans une optique professionnelle est cependant trop aléatoire. Néanmoins, Caro adopte une attitude ouverte face à la poursuite de la pratique et au milieu du tag en général. A plusieurs reprises, elle parle de la possibilité de continuer à évoluer dans cet univers, que ce soit par le projet des T-shirts ou de l’illustration-graphisme.
« J’aimerais bien taffer pour des magazines, pas du point de vue graffiti, mais du point de vue graphique ou illustration. Mais, c’est juste un loisir. Et puis, c’est assez restreint quand même. Il y en a qui arrivent à en faire leur job, mais… »
40Contre la pratique comme mode passagère, il existe chez ce type d’amateur un temps long dans lequel la pratique s’établit. Celle-ci a déjà évolué de l’amusement au sérieux, selon le jugement critique rétrospectif de Caro, et la carrière continue à évoluer malgré le coût personnel à payer (comme la difficulté à poursuivre de front études supérieures et tag).
« Je peins plus sur mur qu’avant. Avant, c’était pour s’amuser. Maintenant, c’est parti sérieusement ; mais vraiment ce qui est sympathique, c’est qu’on a trouvé des gens qui étaient dans le même état d’esprit que nous. Les UAC, ce sont des gens super, ils ont un super niveau et en même temps ils ont un super esprit ».
42Ce type d’amateur se trouve dans une position intermédiaire qui lui fait percevoir les « erreurs de jeunesse », lui offre la connaissance à peu près exacte de la situation de l’univers parisien du tag (« le panorama »), et lui fait adopter consciemment une « niche » particulière dans le champ du tag.
« Le tag, ça devient populaire. Des petits jeunes commencent à s’y mettre ; ils font des trucs dégueulasses dans la rue, mais c’est normal. Il n’y a pas de baisse de niveau, au contraire. Dans les gens qui s’y mettent, forcément, il y a des bons, mais aussi ceux qui font ça pendant deux ans et s’arrêtent ».
44En contraste avec l’attitude intransigeante de tagueurs de la Oldschool durant l’observation envers la « nouvelle vague », on note le jugement indulgent de Caro malgré sa plus grande expérience personnelle. Ce seuil de tolérance plus élevé résulte sans doute d’un effet de génération puisque, là encore, la « génération Caro » se trouve dans une situation intermédiaire, à mi chemin entre les pionniers du tag français qui ont défini sa pratique légitime, et les nouveaux tagueurs qui arrivent en masse.
Le book, signe d’une trajectoire individuelle et d’un encadrement collectif
45L’investissement personnel indispensable s’associe à une prise en charge par la collectivité des pratiquants. Le book du jeune en fournit l’exemple. Sur le second site, l’une des occupations réunissant tous les pratiquants découle de la présence de ce tagueur de 14 ans dont le book (un simple cahier à dessins) circule sur le terrain. Le book circule de main en main et chacun s’applique à poser minutieusement son tag grâce à un marqueur. Caro se prête comme les autres à ce qui semble être à la fois un plaisir, un devoir, et fera un souvenir pour le jeune pratiquant. L’un des tagueurs a la responsabilité du book, et se charge de le faire circuler, avant de le ramener à son propriétaire.
46Avec ce cahier qui circule dans les rangs des tagueurs se constitue un guide de progression pour ce jeune qui profite des meilleurs tags de ses aînés. L’application de ceux-ci permet d’appréhender ce genre de réalisation collective comme le vecteur des normes de production artistique que le néophyte reproduira et dont il s’inspirera.
47Pour Caro, le book est le révélateur de sa position dans sa carrière du tag : il est le réceptacle de tout son travail lui permettant de pratiquer au présent, il est la trace de son passé de tagueur (la photographie compense le caractère éphémère du tag), il est enfin sa carte de visite, son faire-valoir dans l’idée de faire évoluer sa pratique.
« - J’ai toujours mon petit book, là. Si je trouve pas une idée, je chope là-dedans et c’est bon. Je vois par rapport à la fresque, comment ça se passe avec les couleurs.
- Le rôle du book c’est celui d’aide mémoire ?
- Bien sûr, comme on peint sur mur, tu peux rien garder avec toi, et les photos, c’est pour conserver tout le taf que tu as fait, histoire de ne pas rien avoir. Il y a des gens qui ne prennent jamais de photos. Au début, je prenais tout ce que je faisais, genre en cinq exemplaires. (Rires) Maintenant je prends moins de photos, c’est pas que je m’en fous mais si j’ai les photos tant mieux, sinon…
- Tu ne penses pas montrer ton book plus tard comme faire valoir ?
- C’est personnel d’abord, mais, oui, ça pourrait devenir en quelque sorte un faire valoir ».
49Ainsi cette approche du tag tend à souligner l’importance d’une carrière de l’amateur de tag par vocation artistique. Le book constitue un prisme intéressant pour analyser la complexité de l’activité et l’importance de la coopération entre les pratiquants, depuis l’apprentissage jusqu’à la sélection des sites : il est à la fois livre d’or et portfolio personnel.
Des foyers de pratiques et des références
50Le crew, l’association de différents tagueurs derrière une signature commune, se définit, selon ses membres, par « l’esprit » qui y règne. Caro évoque à plusieurs reprises cet « état d’esprit », une même « longueur d’ondes » ou un même « trip ». Ce genre d’incantations témoigne de l’efficacité des conventions. [8] Tout en étant difficilement observable, la redéfinition régulière du sens donné aux initiales du crew en constitue un indice.
« J’étais avec NAK (Nourris Au Kannabis ; Naomi And Klaudia…) Puis TSP, The South Painters comme on vient de banlieue sud. On avait trouvé plein d’autres définitions. Il y en a trop de définitions, après tu peux triper… Je ne sais plus ce qu’on a trouvé ».
52Caro ne considère pas l’appartenance à un crew comme la finalité ultime de l’activité. Ses évocations de l’esprit de clan des MAC, ponctuées de rires, montrent que le tag reste à ses yeux une pratique artistique. Cet « esprit » perd de sa vigueur à mesure qu’on s’éloigne du foyer du réseau. Si l’on choisit Caro comme le centre d’un foyer de pratique caractérisé par son « esprit » et son « style » dans le champ du tag, on peut dessiner des cercles concentriques où à chaque cercle plus large le lien avec l’esprit et le style du foyer est plus lâche, plus diffus. Au centre, Caro ; très proches Ben, Marco, Fix ; un peu plus loin les UAC ; les P19 plus éloignés désormais. Ce schéma de cercles concentriques n’est pas figé, mais mobile. Les positions peuvent évoluer : certains membres de P19 glissent à la périphérie, Pierre a disparu, Fix est nouveau venu. De plus ce schéma se révèle tant réel que symbolique. L’esprit, le style dont Caro se réclame évoluent aussi avec les références.
« Le bahut où on était, c’était à Palaiseau… Il y avait un terrain à côté et on allait peindre dans ce terrain, avec Viok qui nous donnait des conseils parce qu’on débutait. Les P19 avaient un grand mur derrière qui était le leur, le mur des P19 de Palaiseau qui est super connu et on admirait ce qu’ils faisaient ».
54Mais la rencontre l’a déçue. Le crew est refoulé dans la périphérie des références et perd de sa force symbolique (et normative).
« Là, on a peint avec Stezzo, P9, Boher, c’est un peu les vénères de P19. Par contre j’ai peint avec Loop et JB qui eux font des persos à Evry sur un autre terrain, et ils sont vraiment pépères. Il y a vraiment une grosse différence de personnalité… eux, leurs persos ils sont vraiment trop mignons, c’est funky ce qu’ils font, ça correspond à leur état d’esprit. »
56Ainsi, se superposent deux types de réseaux : un réseau réel et mobilisable d’une part, un réseau de références symboliques d’autre part, tous deux mobiles et interagissant l’un sur l’autre. Les crews ne sont finalement que la sédimentation (puisque la création de crews nécessite du temps) d’un style et d’un esprit, de normes et de valeurs partagées par des pratiquants.
57Si, comme le dit Caro, le but ultime est de trouver un crew qui partage les mêmes « valeurs », l’appartenance à plusieurs crews signifie une position plus complexe du tagueur. Fix est ainsi membres de deux crews, YKS et TPK, aux pratiques très différentes, le second étant particulièrement réputé pour ses « vandales ». La plasticité de ces structures informelles en crew permet aux pratiquants de s’approcher au plus près de ce qu’ils estiment être leur identité par l’appartenance à des crews différents. La souplesse de ces affiliations multiples conforte l’analyse des réseaux du tag : elle complète d’abord le panorama, envisagé comme succession de foyers de pratique, en soulignant l’enchevêtrement de ceux-ci ; elle concrétise ensuite la théorie de Granovetter en terme de liens forts/liens faibles utilisée pour expliquer le fonctionnement de ce monde du tag.
Les deux pôles des la pratique du tag
La figure hybride du tagueur
58Il faut se méfier d’une analyse qui séparerait nettement pratique vandale et pratique sur site, valorisant le caractère artistique de celle-ci et réduisant celle-là à une pratique de sans foi ni loi. Un continuum relie les deux pôles de la pratique. La structure de l’univers du tag s’étend de l’idéal type du « vandale en mission » à celui du tagueur sur site. A chacun de ces types correspondent des activités spécifiques : pour le premier, agir vite, sans être vu ni se faire appréhender, utiliser les supports les plus improbables et périlleux dans leur accessibilité ; pour le second, prédilection pour la qualité graphique, celle-ci nécessitant davantage de temps pour l’élaboration, valorisation de la rencontre autour d’un projet commun. Mais ce sont souvent les mêmes qui font les deux. L’équilibre est simplement différent entre les deux pôles suivant le type de pratiquant.
« - Le vandale, c’est le début du mouvement, mais pour toi ?
- C’est pas le truc qui m’intéresse le plus. Le truc qui m’intéresse, c’est le graphisme et dans le vandale, c’est plutôt la recherche de l’adrénaline, de la vitesse et compagnie. J’aime bien aussi, je peins assez vite, les persos je pourrais les faire super vite, mais disons que nous, on préfère se poser sur un terrain. J’aime bien prendre soin de mes couleurs, de mes traits. »
60Le poids du terrain chez les tagueurs observés nous a semblé prépondérant, mais ce n’est qu’une impression ponctuelle ; le changement de « casquette » est très rapide quand on voit la rapidité d’exécution de ces personnes. En revenant des Frigos, les tagueurs ponctuent par exemple leurs conversations de tags dans les rues voisines, avec la même dextérité que celle observée durant l’après-midi.
61Caro parle plusieurs fois de son lien particulier au vandale : l’esprit vandale est en opposition avec sa pratique plus « pépère », son refus d’endosser l’étiquette de « vénère », ou encore son intérêt limité pour les tags signés par TRANE. L’esprit vandale attire néanmoins :
« - Tu ne fais pas du tout de Vandale ?
- Si, un petit peu de vandale comme ça, mais c’est pas mon but ultime de me faire prendre dans la rue, c’est bon ! Le vandale, moi, j’aime bien, c’est le début, tu peux pas renier le vandale, ça fait partie du graffiti. Mais TRANE, j’aime pas trop ».
63Le vandale exerce un « effet de rappel » chez Caro qui respecte les fondateurs du tag et leur pratique originelle. Elle n’est pas contre « un petit gueta » vite fait dans la rue ou un « petit camion ». Cependant elle s’émeut moins d’un repassage sur un tag en vandale que sur une fresque, ce qui tend à prouver qu’elle hiérarchise sa pratique.
« Le machin du portail je l’ai fait vite, c’était pour vider mes bombes, je m’en fous que ça soit repassé. Je vais pas faire la guerre à des mecs de 2,80m ! (Rires) Les trucs comme ça c’est normal, les terrains ça ne reste pas très longtemps, surtout ce terrain là, il est super connu. Si tu veux, les histoires de toys, c’est un peu les potins des vénères : “lui il m’a toyé, faut que je lui fasse sa peau” et tout, oulala ! Si j’ai une fresque qui se fait toyer, j’ai les boules, mais un tag, tant que j’ai la photo, ça m’est égal ».
65Caro se place plus volontiers sur un temps long qui laisse le temps de « prendre soin » de ses réalisations et surtout elle n’apprécie guère le jeu risqué qu’affectionne tout particulièrement le vandale. Elle pratique beaucoup sur support papier, chez elle, mais concède que « c’est vrai, au final, c’est le mur ». Elle suit une évolution perpétuelle de ses persos et s’inspire des avancées techniques des peintres allemands réputés innovants. Caro adopte une attitude d’innovation et d’ouverture dans sa pratique, dans ses références, dans son rapport aux autres courants du tag.
« Certains ont un style et le gardent. Moi j’y arrive pas, tous les deux mois, j’ai des nouveaux trips de persos, en bubble, en un seul trait ou découpé. J’exploite à fond le truc et une fois lassée, je passe à autre chose. Je trouve que les persos c’est vraiment infini, tu peux vraiment triper. Pour les lettrages aussi mais tu es quand même limité par les lettres alors que les persos tu peux prendre n’importe quel modèle. Ce qui joue aussi c’est qu’il n’y a pas beaucoup de monde qui fait des persos et c’était un moyen de se démarquer ».
67Cette situation objective perçue par l’observateur se trouve renforcée par les luttes au sein même de ce champ structuré par ces deux pôles. Le jeu de la stigmatisation réciproque ou l’autocensure de pratiquants attirés par l’un des types est assez net. Caro estime que la comparaison du tag à de l’art est excessive et serait la marque d’une prétention exagérée :
« Il y a beaucoup de gens en design qui peignent. Niveau forme et tracé, ça se rapproche pas mal du graffiti, c’est la recherche de la courbe, de l’esthétique, même si le graffiti c’est pas quelque chose qui se veut artistique à part certains mouvements. Le graffiti, c’est juste le trip du graphisme, je ne me prends pas du tout pour une artiste ! »
69La répétition de l’autocensure face à une prétention à « faire de l’artistique » trouve d’ailleurs écho dans l’accusation, la stigmatisation, au sein même du mouvement tag, des tagueurs les plus « posés » par les plus vandales comme « artistes ». Si on repense au discours tenu par Caro au sujet des « vénères », volontiers ironique, on comprend que la polyvalence du graffiti est réelle et que le caractère informel de la pratique n’empêche pas les luttes de pouvoir entre les différents courants.
Reconnaissance, clandestinité et répression
70La difficulté de l’observation a été atténuée par la bonne volonté générale face à l’observateur extérieur : on nous a ainsi dit que nous n’étions pas le premier à témoigner d’un intérêt croissant pour la discipline. Paradoxalement, certains pratiquants manifestent un besoin de légitimation. Ils sont pris dans un entre-deux assez irréconciliable entre reconnaissance et illégalité. Ce paradoxe est patent dans la volonté de certains de ne pas cacher leur pratique du tag : si Caro est vêtue de manière quelconque, Neo et Fix sont maculés de tâches de peinture, tandis que les bombes de Fix s’entrechoquent bruyamment dans le métro.
71L’attitude face à la reconnaissance de leur activité éclaire le différend entre générations. Certains parmi les plus anciens dénoncent le mouvement de démocratisation du tag (et le processus de connaissance, préalable à celui de la reconnaissance). Celui-ci ne dévoie-t-il pas une pratique qu’ils ont été les pionniers à définir ? D’où l’attitude jugée fermée, décevante, voire agressive, par les pratiquants plus jeunes. Pourquoi, s’interrogent-ils, s’en prendre aux crews présents, choisis et contactés par ces mêmes anciens ? La réputation de ces jeunes artistes n’est-elle pas signe d’une réussite conforme aux valeurs des pionniers ? De fait, le problème de la reconnaissance semble moins imputable à l’attitude déviante de certains jeunes tagueurs qu’à la diffusion des conventions d’appréciation de cet art de ville. Autant que sa production, la « consommation » nouvelle du tag est capitale pour suivre son évolution actuelle.
72Si la pratique du tag est difficile à appréhender, cela est dû à son caractère illégal. Nous avons pu noter le phénomène de spécialisation des unités répressives de terrain – la police des graffitis – et l’utilisation de moyens efficaces de répression (la photo numérique pour répertorier les tags…), au moment où la pratique semble de plus en plus populaire.
« Maintenant, il y a la police des graffitis, donc ils ont des petits bouquins avec les noms de chaque truc répertorié. Si jamais ils attrapent TRANE un jour, lui il est mal. »
74Parallèlement à cette spécialisation, Caro note un durcissement des peines. Au final, cette répression n’est pas sans incidence sur l’activité : dans l’arbitrage effectué par le tagueur entre attrait artistique du projet, possibilité pratique de réalisation et danger due à la répression, le troisième pôle dispose d’un poids certain.
L’analogie avec le fonctionnement de « l’art classique »
75On retrouve des thèmes récurrents dans la production artistique des tagueurs : par exemple la figure du « caps » transformée en tête comme sur la fresque de Fix, sur le portail du site improvisé, ou sur le toit du site à thème. Doit-on y voir une analogie avec la peinture classique où les artistes se sont souvent représentés en train de pratiquer leur art ? De nombreux éléments semblent inhérents au fonctionnement « classique » d’une activité artistique. Plusieurs similitudes sont en effet observables : dans la pratique, le changement de motif entre l’esquisse et la réalisation effective sur la fresque rappelle les découvertes récentes que la science a permises, révélant chez certains peintres des esquisses sous l’épaisseur de peinture complètement différentes de l’œuvre effectivement réalisée. L’esquisse renvoie d’ailleurs aux travaux préparatoires des peintres. Dans l’organisation, l’utilisation de pseudonymes peut aussi s’entendre comme la revendication de nom d’artiste si courants dans le monde de l’art.
L’évolution du tagueur et le rôle de l’apprentissage par imitation et copie du style des « anciens », qui aboutit à la constitution d’un style propre, est similaire à l’évolution du pratiquant d’un art officiel. La querelle entre Modernes et Classiques rappelle aussi l’activité artistique, précisément au moment de redéfinition des valeurs fondamentales de la pratique. Une différence en revanche fondamentale intervient avec le problème de la labilité de l’œuvre du tagueur. Contrairement à l’œuvre du peintre, la durée de vie du ou de la fresque est extrêmement limitée. C’est ici l’artiste qui survit à son œuvre et non l’inverse.« - Et ton tag ?
- Au début, c’était BabyZoo. J’ai ensuite posé Ladyba parce qu’il y avait peu de filles. Je voulais changer de nom, pour un nom sans lady, je pensais à Many ou Mauvaise Many. Mais j’hésite un peu… »
« C’est dans la rue, donc c’est sympathique »
76Il semble nécessaire de souligner pour conclure l’importance fondamentale du cadre urbain pour les pratiquants. La recherche du terrain selon le temps (dans les deux sens du terme), selon les disponibilités de la ville, l’utilisation des différents supports que celle-ci fournit, l’existence d’un univers urbain qui par sa diversité rend la pratique sinon aventureuse en tout cas toujours inédite, sont les caractéristiques majeures de cette activité et doivent rester comme telles à l’esprit de l’observateur si l’on ne veut faire perdre au tag sa spécificité et son épaisseur.
RÉFÉRENCES
- BECKER (H. S.), 1988. Les Mondes de l’art, Flammarion, série Art, Histoire, Société, Paris. (Édition originale intitulée Art Worlds, publiée par The University of California Press, 1982.)
- BECKER (H. S.), 1999, Propos sur l’art, L’Harmattan, coll. Logiques sociales, Paris.
- BISCHOFF (G.), MALLAND (J.), 2000. Kapital, un an de graffiti à Paris, Éditions Alternatives, Paris.
- BOUDINET (G.), 2002. Pratiques Tag. Vers la proposition d’une « transe-culture », L’Harmattan, Paris. Pour un aperçu en ligne : http://www.inrp.fr/Acces/Biennale/5biennale/Contrib/Long/L57.htm
- GraffBombz. Le mag de la scène graffiti made in France / [dir. publ. Eric Fournet] – N° 1(2001, mars/avr.). System Press, 2001, Paris. Revue bimestrielle.
- GRANOVETTER (M.), 1973. “The Strength of Weak Ties”, American Journal of Sociology, n° 78, pp. 1360-1380.
- MILON (A.), 1999. L’Étranger dans la ville. Du rap au graff mural, PUF, coll. Sociologie d’aujourd’hui.
- Radikal. Le magazine du mouvement Hip-Hop. Revue mensuelle. N°1 (1996).
- VULBEAU (A.), 1993. Du tag au tag, Desclée de Brouwer, Paris.
Notes
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[1]
À titre de rappel, Becker (1982) définit un monde de l’art comme « le réseau de tous ceux dont les activités, coordonnées grâce à une connaissance commune des moyens conventionnels de travail, concourent à la production des œuvres qui font précisément la notoriété du monde de l’art. »
-
[2]
Terme qui signifie groupe, équipe.
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[3]
D’une durée d’une heure, il a été réalisé quelques semaines plus tard au domicile de Caro, en présence de Neo, un autre tagueur.
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[4]
Édition du mardi 22 janvier 2002.
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[5]
Termes employés par le magazine GraffBombz, n°6, janv. /fév. 2002, interview de Psychose.
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[6]
Action de repasser un perso ou un lettrage pour le rendre méconnaissable. À l’origine, il s’agit de signifier à celui qui a réalisé le motif repassé que sa production a le niveau de celle d’un enfant. Peut avoir un caractère agressif.
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[7]
Environ trois semaines dans notre cas.
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[8]
Becker n’a de cesse de rappeler l’exemple des joueurs de jazz « qui peuvent agir ensemble car ils comprennent ce que les autres vont faire et peuvent donc s’y adapter. » (Becker, 1999).