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Article de revue

Réseaux, capital social et profit dans le deal de cannabis (enquête)

Pages 56 à 81

Notes

  • [1]
    La Faculté de Biologie ne constitue pas en soi un groupe cohésif mais plutôt un lieu de rencontre. De fait, les trois dealers de Patrice à la Faculté de Biologie ne se fréquentent pas. Cela dit, comme nous l’a expliqué Patrice, chacun des dealers ouvre sur un autre groupe cohésif de fumeurs et/ou de dealers.
  • [2]
    C’est l’auteur qui souligne.
  • [3]
    On appelle « shit marocain » la résine de cannabis provenant du Maroc. Il s’agit du cannabis le moins cher et le moins bon mais aussi le moins rare qu’on puisse trouver sur le marché. Selon le fournisseur, la qualité et le prix de ce « shit » peuvent être très variables.
  • [4]
    Notons au passage qu’au moment où nous l’avons interrogé, Ahmed était en licence de Biologie alors que son petit frère avait arrêté ses études au niveau du lycée.
English version

1On assiste depuis une vingtaine d’années au renouveau de la sociologie économique autour d’auteurs anglo-saxons comme Mark Granovetter ou Viviana Zelizer (Steiner, 1999). Un véritable programme de recherche est en train de se construire à partir des travaux de ces auteurs mais aussi de travaux plus anciens, comme ceux de l’école durkheimienne, de Max Weber ou de Georg Simmel. Au cœur de la réflexion de ces auteurs se trouve l’idée que les marchés dont nous parlent les économistes sont « encastrés » dans les autres sphères d’activité sociale et qu’ils peuvent donc faire l’objet d’une analyse sociologique au même titre que les relations familiales, le monde du travail ou les organisations (Granovetter, 1985). L’étude que nous avons menée sur le marché du cannabis visait à analyser cette « socialisation » du marché, mais dans le contexte particulier d’un commerce illégal.

2Comment se procure-t-on du cannabis ? Cette question se pose sans doute pour tous les biens de consommation mais, dans le cas du cannabis, elle décrit un épineux problème qui se pose tant aux consommateurs qu’aux dealers. Sur un tel marché, beaucoup de choses en effet ne vont plus de soi : la sécurité des personnes et des biens n’est plus assurée ; la publicité de leurs actes n’est plus un atout mais un danger pour les acteurs qui doivent intégrer dans leurs calculs le risque inhérent à ce type de relation commerciale. Le fonctionnement du marché en est bouleversé : il ne s’agit pas seulement d’obtenir le meilleur produit au meilleur prix, mais il faut aussi faire attention aux conditions dans lesquelles on acquiert ce produit.

3On peut définir le « deal » de cannabis, à la suite de Bernard-Marie Koltès (1986), de la façon suivante :

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Un deal est une transaction commerciale portant sur des valeurs prohibées ou strictement contrôlées, et qui se conclut, dans des espaces neutres, indéfinis, et non prévus à cet usage, entre pourvoyeurs et quémandeurs, par entente tacite, signes conventionnels ou conversation à double sens – dans le but de contourner les risques de trahison et d’escroquerie qu’une telle opération implique – à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, indépendamment des heures d’ouverture réglementaires des lieux de commerce homologués, mais plutôt aux heures de fermeture de ceux-ci.

5Cette définition correspond bien à ce que l’on pourrait appeler « le deal de rue ». Le deal de rue est la forme la plus connue et la plus visible de commerce de cannabis : il s’agit le plus souvent de jeunes hommes regroupés en bande, qui vendent des morceaux de « shit » (résine de cannabis) à la sortie du métro, au bas d’un immeuble ou à la terrasse de certains cafés. Le risque pris par le consommateur, tant vis-à-vis de la police que des dealers eux-mêmes qui peuvent le voler à tout moment, réduit ce deal à être la partie émergée de l’iceberg.

6Mais, à l’abri des regards, il existe un autre marché qui concerne beaucoup plus de consommateurs : « le deal d’appartement ». Ce deal fonctionne à partir de réseaux de consommateurs le plus souvent reliés par des liens familiaux ou amicaux qui, pour éviter les « dangers » caractérisant le deal au grand jour, s’organisent à l’abri des regards indiscrets pour s’approvisionner en grandes quantités de cannabis. Ces regroupements visent aussi à bénéficier des économies d’échelle liées à l’achat groupé. En effet, plus le « morceau » acheté est gros, plus le prix au gramme est faible. Le deal d’appartement conduit de fait à des transactions bien plus importantes que le deal de rue, que ce soit en termes de sommes engagées ou de personnes concernées, et ce dans la plus parfaite discrétion.

7L’article présent s’intéresse tout particulièrement à l’activité de « dealer d’appartement ». Contrairement à ce que nous avons souvent entendu dire lors de nos entretiens, tout le monde ne peut pas s’improviser dealer de cannabis du jour au lendemain. Le « bon dealer » doit posséder un ensemble de qualités qui renvoient à sa capacité à s’intégrer dans des groupes très variés tout en gardant une « éthique professionnelle ». Une telle approche appelle selon nous à reprendre, en la retravaillant, la notion de capital social telle que le définit Pierre Bourdieu (1980). Cette notion nous semble fondamentale pour distinguer les personnes en position de dealer de celles qui n’en ont pas les moyens même si elles en ont l’envie ou le besoin. Nous illustrerons cette théorie à l’aide de l’étude de quelques dealers d’appartement, notamment deux d’entre eux, Patrice et Martin, qui ont une place très particulière dans leurs groupes d’amis respectifs.

8Au-delà de ses aspects théoriques, cet article a surtout pour but de montrer l’intérêt de certaines méthodes, comme l’analyse structurale, pour analyser le fonctionnement des marchés. Ces méthodes permettent en effet de sortir des typologies spontanément définies par les acteurs : policiers, dealers ou consommateurs. On pourra aussi constater les difficultés inhérentes à la mise en place de telles méthodes dans un univers où le silence est d’or.

Les conditions pour devenir dealer de cannabis

9Pour définir une activité et le fait qu’une personne choisit de l’exercer, on fait souvent appel aux motivations de la personne, comme si ces motivations se transformaient automatiquement en activité. Dans le cas du deal de cannabis, la tentation est grande de tomber dans un tel piège, car les acteurs utilisent fréquemment ce mode de justification. Le besoin d’argent pour payer sa consommation de cannabis, ou tout simplement pour vivre, est souvent présenté comme la raison du deal et effectivement, les problèmes d’argent constituent un moteur pour beaucoup de dealers. Mais nous avons aussi constaté que des personnes ayant une forte consommation de cannabis ou de gros problèmes d’argent ne dealaient pas pour autant ; ils adaptaient simplement leur consommation à leur budget, ou leur budget à leur consommation. Une telle contradiction découle de la confusion entre cause réelle et cause efficiente de l’action. Pour devenir dealer, il ne suffit pas d’avoir besoin d’argent, il faut aussi avoir les qualités d’un dealer. Mais quelles peuvent être ces qualités ? Patrice nous donne un élément de réponse :

Jean Pierre et mon colloc, ils ne topent [se procurent du shit] qu’avec moi. Donc c’est une habitude. À quoi c’est dû ? J’ai le don pour rencontrer les dealers. À la Fac, le premier jour, j’ai rencontré un dealer ; le deuxième jour j’ai rencontré un dealer… Je sais pas, je fume pas mal de péts partout donc ça aide.
Patrice a une place très importante dans « le groupe des Bordelais ». Il est en effet chargé de collecter l’argent du groupe, et de se rendre auprès de son dealer habituel pour acheter du shit, qu’il devra ensuite redistribuer entre les membres du groupe à hauteur de leur participation. Nous appelons « entrepreneur de plan » une personne qui, comme Patrice, organise une collecte d’argent et une redistribution de shit (un « plan ») en s’appuyant sur un contact avec un dealer plus important. L’entrepreneur de plan se distingue du « dealer professionnel » par le fait que l’entrepreneur de plan n’organise pas la collecte dans une optique de profit individuel, même s’il tire un bénéfice personnel des économies d’échelle liées à l’achat groupé. Cette distinction permet de prendre en considération un groupe plus large que les simples dealers affirmés. Ces deux catégories de dealers définissent « le deal » au sens large, c’est-à-dire toute activité qui consiste à se procurer et à redistribuer du cannabis à d’autres personnes, avec ou sans profit personnel. À ce titre, la plupart des personnes que nous avons rencontrées ont, à un moment ou à un autre, « dealé ».

Le rôle des réseaux dans la mise en place d’un deal

10Le rôle de Patrice dans le deal ne se comprend que si on le rapporte à sa position dans le réseau de deal. L’analyse structurale, qui s’intéresse au fonctionnement des réseaux, offre un ensemble très intéressant de concepts et d’outils pour penser ce lien (Degenne et Forsé, 1994). Malheureusement, nous n’avions pas les moyens de développer une véritable analyse structurale car, comme l’explique très bien Emmanuel Lazega (1998), il est essentiel dans une telle analyse d’avoir des réseaux complets, c’est-à-dire des réseaux dont tous les membres sont connus et ont été interrogés par le chercheur. Or, de par la nature de notre terrain mais aussi de nos méthodes d’enquête, une telle exigence ne pouvait être satisfaite. Nous n’avons que des morceaux de réseaux et nous avons dû reconstruire les séquences qui nous manquaient à partir des déclarations des personnes que nous avons contactées. Tout cela conduit à un modèle simpliste, qui renvoie largement à l’intuition et laisse de côté les outils mathématiques, mais conserve néanmoins les analyses de ce courant de recherche.

11Quatre ressources principales circulent au sein des réseaux de fumeurs : le cannabis, l’argent, l’information et la confiance. Il est important de souligner que ces réseaux sont fortement cloisonnés, et ce pour plusieurs raisons. L’impossibilité pour le dealer de faire sa publicité dans de larges réseaux, du fait du risque encouru, limite l’information sur les « bons plans » à des cercles restreints. Mais le cloisonnement résulte autant si ce n’est plus d’un défaut de confiance. Il ne suffit pas en effet de connaître l’existence d’un bon plan pour y avoir accès. La paranoïa que ressentent beaucoup de dealers empêche la rencontre de l’offre et de la demande en dehors d’un réseau de garantie dont il faut passer les « sas » un à un. Cette nécessaire garantie pour que l’échange se fasse contribue fortement à cloisonner les groupes, et limite le marché auquel peut avoir accès un dealer ou un consommateur.

12Le schéma 1 représente les deux groupes dans lesquels évolue Patrice – son groupe d’amis et la Faculté de Biologie – mais nous aurions pu faire un schéma sensiblement identique pour chacun des réseaux que nous avons étudiés. Il caractérise selon nous ce qui fait la spécificité de l’entrepreneur de plan par rapport aux autres membres du groupe auquel il vend : il fait le lien entre deux mondes qui, sans lui, ne se rencontreraient pas ; il décloisonne les réseaux dans lesquels il évolue, en faisant circuler une nouvelle ressource, le cannabis, qui ne peut a priori passer que par lui, puisqu’il est le seul en qui les deux réseaux ont confiance. Il y a donc au niveau de l’entrepreneur de plan ce que l’analyse structurale nomme un « trou structural », c’est-à-dire un lien de faible intensité qui relie entre eux deux groupes fortement cohésifs. [1] En ce sens, on justifie l’appellation d’« entrepreneur », car c’est une des fonctions de l’entrepreneur que de créer des liens entre des marchés qui ne se rencontrent pas.

Schéma 1

Un réseau de deal d’appartement

Schéma 1

Un réseau de deal d’appartement

13Cette situation est bien décrite par Martin, un autre entrepreneur de plan :

Je me suis proposé en fait, parce que c’est vrai que quand tu fumes du bon matos et que les gens te disent : « Tiens, ouais, tu le chopes où ton matos ? », moi, je réponds : « Je le chope chez un pote. Si tu veux, je t’en ramène. » Tu lui en ramènes. Tu redemandes la semaine d’après : « Tiens, je vais choper. Je t’en ramène ? » Puis, après, y en a un deuxième qui se pointe : « Alors, il paraît que t’as du matos ? » Puis quand t’en as deux, putain, t’en as dix qui viennent et après, c’est fini, tous les gars qui fument viennent te voir… [rires] Donc, c’est hyper facile. N’importe qui, du jour au lendemain, peut se déclarer dealer. S’il connaît une personne à n’importe quelle échelle qui a du bédo [du shit] et qui peut en avoir en quantité, c’est bon. Ce qui fait qu’il y a des gens qui vont payer plus cher leur bédo en faisant un cran de plus dans la chaîne.
Cet extrait montre bien le regroupement de consommateurs autour d’une personne qui a un « bon plan ». Cela dit, il n’est pas évident que, comme le prétend Martin, n’importe qui du jour au lendemain puisse s’improviser dealer. En effet, il faut pour cela que son plan ait un avantage comparatif par rapport aux autres plans dont dispose le groupe.

Capital social et « qualités » du dealer

14Pierre Bourdieu dans un article publié en 1980 dans Actes de la recherche en sciences sociales (Bourdieu, 1980), développe la notion de capital social. Selon lui,

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le capital social est l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance ; ou, en d’autres termes, à l’appartenance à un groupe, comme ensemble d’agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes (susceptibles d’être perçues par l’observateur, par les autres ou par eux-mêmes) mais sont aussi unis par des liaisons permanentes et utiles.[2]

16Ce concept tel que l’entend Bourdieu renvoie à ses analyses en termes de champs et de hiérarchie sociale, c’est-à-dire à sa théorie de la domination. Notre utilisation de ce concept est en réalité beaucoup plus proche de celle qui est faite par certaines analyses structurales (Steiner, 1999). Le capital social se comprend dans cette optique comme une ressource permettant de mobiliser dans des situations extrêmement variées les personnes les plus qualifiées pour résoudre le problème. Pour donner un exemple, la possibilité de trouver dans des délais raisonnables un garagiste fiable, qui ne vous « pigeonne » pas, fait autant partie du capital social que celle de trouver un avocat pour vous défendre à un procès.

17À ce titre, si l’homogénéité du réseau permet une circulation rapide de l’information pertinente, elle ne permet pas une diversité de cette information. On retrouve ici les thèses de Granovetter sur la force des liens faibles, illustrées dans Getting a Job (Granovetter, 1973 ; 1995). Des réseaux fortement cohésifs constituent un obstacle au renouvellement et à la diversification de l’information : la seule façon d’avoir une information actualisée et pertinente, c’est de passer par des liens faibles, c’est-à-dire des personnes étrangères au groupe. Dans un tel contexte, la personne qui possède une relation que les autres n’ont pas peut être en mesure de valoriser cette ressource.

18On peut donc estimer le capital social d’une personne non pas en dénombrant ses relations prestigieuses mais en évaluant le temps, l’argent et le nombre de personnes que cette personne doit mobiliser pour résoudre les problèmes qu’elle rencontre, et en constatant si le problème a été réellement résolu. Ce type de questionnement est à la source de notre recherche. Nous avons interrogé les différentes personnes sur la façon dont elles s’y prenaient pour se procurer du cannabis, le temps qu’il leur fallait pour en avoir, les prix auxquels elles l’obtenaient, et ce qu’elles faisaient si jamais leur dealer habituel venait à faire défaut.

19Selon nous, c’est parce que les entrepreneurs de plan sont à la frontière de plusieurs groupes entre lesquels ils établissent des liens qu’ils sont désignés comme les « fournisseurs » du groupe. Ils sont dans la position de l’étranger décrit par Georg Simmel (Simmel, 1999). De fait, Simmel associe dès le début de son texte étranger et commerçant :

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Toute l’histoire économique montre que l’étranger fait partout son apparition comme commerçant et le commerçant comme étranger. Tant que la production est destinée essentiellement à l’autoconsommation ou tant que les produits ne sont échangés qu’à l’intérieur d’un groupe assez restreint spatialement, ce groupe n’a besoin d’aucun intermédiaire. Le besoin d’un commerçant ne se fait sentir que pour les marchandises produites à l’extérieur du groupe.

21L’entrepreneur de plan, comme l’étranger de Simmel, doit posséder conjointement des caractéristiques qui le rattachent aux deux mondes dans lesquels il évolue : le monde où il achète les marchandises et le monde où il les vend. Plus ces deux mondes sont éloignés et plus il est difficile pour une telle personne de garder une présentation de soi cohérente mais, en même temps, plus les profits sont grands (car le nombre d’intermédiaires est limité). La principale qualité du dealer est donc d’être un intermédiaire social avant d’être un intermédiaire commercial, ce qui suppose une capacité d’ouverture et d’adaptation à des univers plus ou moins différents. Le cas de Martin illustre bien une telle « schizophrénie », puisque ce dernier reconnaît appartenir à deux groupes d’amis qui n’ont rien à voir ensemble, dans leurs modes de vie, leurs goûts musicaux, leur réussite scolaire… C’est donc par sa capacité à évoluer conjointement dans des mondes cloisonnés que le dealer peut construire son activité.

22Dans le cas du deal de cannabis, on assiste à la multiplication d’intermédiaires commerciaux (mais surtout sociaux) qui sont autant de sas entre les deux espaces que nous pouvons schématiser comme « le monde de la drogue » et « le monde de l’argent ». Cette multiplication rend moins évidentes les dissonances entre les caractéristiques économiques et culturelles des deux personnes en présence et moins importants les efforts qu’elles doivent faire pour se rapprocher. En contrepartie, la multiplication des intermédiaires conduit, si chacun prend une marge (en argent ou en produit), à une augmentation du prix au gramme. Le seul endroit où le contact entre les deux mondes se fait directement, c’est le deal de rue. Or, ce deal est souvent un lieu d’affrontement symbolique et/ou physique.

Comment valoriser son capital social ?

23Les personnes décrites précédemment ont acquis une place importante dans l’approvisionnement en cannabis de certains des groupes auxquels elles appartiennent, qu’elles l’aient voulu ou non. Ces relations privilégiées avec des dealers ou des consommateurs constituent un capital social qu’elles peuvent éventuellement transformer en rente, et donc en profit. Mais comment faire ? De nombreux dealers, ceux que nous avons appelé « entrepreneurs de plan », ont en général pour clientèle leurs propres amis. Le groupe qui s’est alors construit repose avant tout sur cette amitié, même s’il sert de façon accessoire au deal de cannabis. Il semble donc plus difficile de « tirer profit » de la situation. À l’opposé, certaines personnes peuvent se faire des relations dans le but d’avoir un accès au cannabis. La difficulté tient alors dans la construction d’une relation de confiance.

24Ceci nous amène à penser le capital social à la fois comme une ressource et une contrainte pour l’acteur qui entend « faire du profit ». En effet, de nombreux réseaux affirment leur refus pur et simple d’une logique de profit dans le deal. Il s’agit donc pour le dealer de faire un arbitrage entre la logique économique, qui le pousse à se professionnaliser et à adopter une logique marchande, et la logique sociale, qui le pousse à s’intégrer dans un des groupes qu’il côtoie et à abandonner toute recherche de profit au sein de ce groupe. Le problème est d’autant plus complexe que le risque inhérent au commerce illégal rend dangereuse la pure logique marchande, et force le dealer qui veut limiter les risques à s’inscrire dans des groupes qui assurent sa sécurité, et à ne pas trop étendre son activité.

Le capital social : une ressource à mettre en valeur

25L’entrepreneur de plan possède une rente de situation à partir du moment où sa position le désigne comme le seul fournisseur d’un groupe. Cette position l’amène à voir passer entre ses mains tour à tour beaucoup d’argent et beaucoup de cannabis. La tentation est alors grande pour lui de prélever une petite part de cette manne. Ainsi Martin nous explique que quand « il monte un plan » de 8 500 F, il lui arrive de prendre 500 F sur la somme dès le départ et d’acheter ensuite pour 8 000 F d’herbe :

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Ça, ça dépasse ma morale et ma volonté. C’est le petit truc que je prends parce que je suis en galère et voilà. Ça peut te paraître bizarre par rapport à la profession de mes parents, tout ça, mais j’ai pas un mois énorme – mes parents sont assez stricts – et je fais tout mon budget dessus comme beaucoup le font mais faut pas croire que parce que mon père est médecin, il lâche la thune…

27Les entrepreneurs de plan sont en position de « gratter le bout », et une telle pratique est invisible si chacun ne se sert pas trop. Dès lors, pourquoi ne pas se livrer à une telle activité ? C’est dans la réponse à cette question que s’inscrit la distinction entre l’entrepreneur de plan et le dealer professionnel. Nous allons successivement traiter des deux moyens dont dispose le dealer pour développer son activité : augmenter la marge sur des plans déjà existants sans agrandir sa clientèle ; augmenter sa clientèle en gardant une marge stable.

28La première des méthodes pose un véritable problème au dealer une fois qu’il est installé comme le « dealer officiel » d’un groupe. La fixation des tarifs dépend entièrement du groupe dans lequel se situe le dealer. Les consommateurs ont une idée de ce qu’il faut considérer comme un juste rapport quantité/qualité/prix, qui dépend des expériences qu’ils ont eues du marché et de l’information dont ils disposent via leurs réseaux, ce qui définit l’ensemble des possibles, mais aussi des solutions alternatives dont disposent concrètement les consommateurs pour se fournir en cannabis, ce qui définit l’ensemble des réalisables.

29Le dealer doit donc tenir compte d’une possible concurrence avec d’autres dealers pour sa clientèle. L’éventail des prix qu’il peut fixer oscille entre un minimum qui correspond à son prix d’achat, et un maximum qui correspond soit au prix fixé par un possible concurrent, soit par le deal de rue (qui définit le plus mauvais rapport qualité/prix observable par n’importe quel consommateur) s’il n’y a pas de concurrent. Plus le dealer connaît son réseau, plus il a de chances de connaître les possibilités alternatives dont dispose ce réseau et donc de fixer un prix qui maximise sa marge. Au contraire, plus le dealer est éloigné du réseau qu’il fournit et plus il a intérêt à fixer un prix bas pour garder le marché. Le capital social qui prime ici avantage plus la force des liens avec le groupe que le nombre total de relations, puisqu’il s’agit de connaître au mieux sa clientèle.

30Il est important de remarquer que dans la pratique les dealers ne maximisent pas leur marge, mais fixent des standards dont ils savent qu’ils sont au-dessus de ce que leurs clients peuvent trouver ailleurs. Ces standards varient selon les relations entre les échangistes mais aussi selon la taille du morceau acheté. La plupart des dealers d’appartement préfèrent vendre de gros morceaux en réduisant leur marge, car en procédant ainsi ils réduisent les risques pris. Par exemple, Ahmed, à l’époque où il dealait (il y a deux, trois ans) achetait une salve (250 grammes) de « shit marocain » [3] à 2 500 F (soit 10 F le gramme) et vendait au début une vingtaine de morceaux de 10 grammes à 300 F (soit 30 F le gramme), en gardant le reste pour sa consommation personnelle. Cependant, la vente au détail lui prenait beaucoup de temps, pour couper les morceaux, démarcher les gens, récupérer les dettes, etc., et le forçait à côtoyer énormément d’acheteurs et donc à multiplier les risques. Il est donc passé au bout d’un an et demi à quatre morceaux de 50g à 600 F (soit 12 F le g) qu’il vendait à quatre « potes », en gardant 50g pour sa consommation personnelle. Sa marge de revente s’est donc fortement réduite (il est passé d’un taux de profit de 300% à un taux de profit de 20%) mais elle lui permettait de se payer sa consommation personnelle « sans trop [se] prendre la tête ». De fait, Ahmed aujourd’hui ne deale plus, et se contente de fumer ce que lui donne son petit frère qui, lui, deale énormément. [4]

31La concurrence que peuvent se faire les dealers quand le marché est submergé, le développement de l’information avec la multiplication des réseaux qui touchent au cannabis, et les contraintes de budget des consommateurs rendent assez illusoire la perspective d’établir une marge importante sur un petit groupe de consommateurs. Le dealer, comme tout commercial, est donc naturellement amené à développer sa clientèle, et à vendre à de plus en plus de personnes. Une telle logique est cependant remise en cause ici par le danger que représente pour le dealer la police. Un dealer qui élargit sa clientèle à de vagues connaissances, et qui laisse trop son nom ou son numéro de téléphone circuler dans les réseaux s’expose à de grands risques, en étant de plus en plus « visible ». En ce sens, toute progression personnelle dans le deal ne peut se faire que par une montée dans la hiérarchie des dealers, et absolument pas par une extension de sa clientèle. C’est ici que le capital social intervient. Le but du dealer n’est pas de multiplier les liens faibles avec de nombreuses personnes, mais au contraire de renforcer quelques liens avec des personnes qui lui ouvrent chacune un réseau cohésif différent. L’extension de la base se fait alors par l’entrée d’un nouvel intermédiaire, qui greffe une nouvelle branche sur le réseau. Avec une dizaine de personnes stables, le deal peut alors fonctionner sans risque trop important.

32On peut résumer cette analyse avec le récit que nous fait Jean, qui a commencé à dealer dans son village en mettant en place un deal avec un ami d’enfance habitant une « cité » dans la banlieue de Toulouse :

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J’avais une bande de potes et, eux, c’était pas du genre à dealer ; ils étaient de bonne famille. Et, vu que j’avais des facilités à en trouver [à Toulouse]… Donc je voyais que je l’avais à un prix intéressant parce que j’en achetais plus. Ça me permettait de leur faire des gros bouts et tout le monde était content : moi, je me faisais un peu d’argent et eux, ils avaient des gros bouts qu’ils pouvaient pas avoir ailleurs dans le village parce que, sinon, ils se faisaient carotter. Au début, quand tu commences, dans un petit village, tu te fais carotter, ils veulent te prendre tes sous. Normal ! […]
Plus tu rentres là-dedans et plus tu commences à connaître des gens qui fument. Par exemple, tu rencontres des gens, hop, tu vas fumer un joint avec eux et puis, tout d’un coup, ça en vient là. Tu les connais depuis longtemps mais tu sais pas forcément qu’ils en cherchent et ça se transforme en plan et puis vu que c’est un pote… Parce que moi, j’aime pas trop aller voir des gens que je connais pas. Ben, disons que, vu que moi, c’est pas trop pour me faire de l’argent et tout, j’aime pas trop prendre de risques, tu vois… Je vis pas avec ; ça me paye mes sorties, mes sapes et tout ça mais c’est pas bam bam bam, [= vendre à un rythme effréné] tout ça… Donc je vais pas trop à droite à gauche comme quand tu croises des mecs dans la rue qui te disent : « Oh, tu cherches pas du shit ? »…

Le réseau : un frein au développement d’une logique marchande

34Nous avons jusqu’à présent indifféremment parlé de dealers ou d’entrepreneurs de plan. En effet, lorsqu’il s’agissait de montrer leur position au sein des réseaux, il n’y avait pas besoin de les distinguer, puisqu’ils ont sensiblement la même position, celle d’intermédiaire social et commercial. Nous allons désormais les distinguer, car ces deux types de personnes n’utilisent pas de la même façon cette position. Pour caricaturer : les uns profitent de leur situation pour construire une logique marchande ; les autres, s’ils cèdent parfois à la tentation de « gratter le bout », n’en font pas une règle stable de leur activité, celle-ci étant essentiellement de procurer du cannabis à leur groupe.

35Toutes les personnes interrogées ont déclaré vendre principalement, voire uniquement, à leurs amis. Pour beaucoup d’entre elles, il s’agit d’une question de sécurité. En limitant à un groupe d’amis proches sa clientèle, le dealer limite aussi les risques de tomber sur des personnes qu’il n’apprécie pas ou qui risquent de le trahir. À cela s’ajoute la capacité pour le dealer de ne pas distinguer ses activités de vente de ses activités normales. Mais, en même temps, le groupe constitue une contrainte forte par rapport à la recherche du profit. Les pressions sont grandes pour empêcher l’entrepreneur de plan de « trop se servir » avant de redistribuer le cannabis. Ces pressions passent par un certain nombre de commentaires qui mettent en balance l’amitié du groupe et le profit dégagé dans le deal. Seb nous explique ces pressions auxquelles doit faire face le dealer lorsqu’il se trouve pris dans un groupe :

36

Étienne : Et tu fais des commentaires quand un mec t’apparaît trop clairement à tout le temps fumer et à jamais proposer [de rouler un joint] ?
Seb : Je fais rarement de commentaires. Par contre, derrière moi, j’ai déjà entendu comme quoi j’avais la réputation d’être un peu radin par rapport à ça. C’est obligé, je veux dire, y a forcément… Ça dépend comment tu le présentes ; moi, j’ai été clair et donc, forcément, les gens me prenaient pour un radin parce qu’ils se mettaient pas à ma place. Ils disaient : « Avec tout ce que t’as, tu peux lâcher un pétard ! » Mon meilleur ami, au lycée, tous les jours, je lui donnais un petit joint parce qu’il m’achetait 50 F toutes les semaines mais en plus je lui donnais souvent un peu plus

37On voit bien la pression qui s’exerce sur le dealer. S’il s’agit d’un plan où le dealer collecte de l’argent ou d’une vente entre amis, on fait appel aux relations particulières qui l’associent au groupe pour qu’il ne prenne pas du tout de marge ou alors qu’il la réduise au minimum considéré comme honnête par le groupe. Sinon, on fait appel à la générosité du dealer pour qu’il donne de temps en temps une « boulette » ou qu’il « offre un joint » lors des soirées, surtout quand il est le seul à avoir du cannabis.

38Cette contrainte peut être intériorisée par le dealer qui est aussi acheteur et qui a intériorisé les valeurs d’un des groupes auxquels il appartient, ainsi que l’illustre cette intervention de Martin :

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Martin : Ce que je veux dire, c’est que, quand tu vois la thune comme ça, qu’il y a moyen que tu te fasses une part dessus… Moi, je te le dis franchement, je me fais quasiment rien.
Étienne : Pourquoi ? Parce que t’as pas besoin de thune ? Parce que tu trouves pas ça moral ? Parce que ça t’embête ?
Martin : Non. Parce qu’un mec qui t’enfle, c’est chaud de le regarder dans les yeux. Moi, je sais qu’un mec en qui j’ai confiance et qui trahit ma confiance, il se prend mon poing dans la gueule. Et je rends la pareille…
Étienne : Quand tu prends ta part, t’as l’impression d’enfler les gars qui t’ont filé la thune ?
Martin : Non, je prends ma part de risques, je prends ma part de beu [= d’herbe]. Mais je prends ma part, c’est-à-dire ce que je considère qu’il me revient et qui est jamais excessif.

40Le capital social, par sa dualité fondamentale, met le dealer de cannabis dans une position ambiguë. Il constitue en effet la principale ressource du dealer, car c’est en s’appuyant sur des réseaux fiables que ce dernier peut développer son action et dégager une rente. Mais dans le même temps, comme tout capital, il doit être entretenu par le dealer, ce qui passe par un investissement en temps, en argent (ou en marchandise), investissement qui coûte parfois aussi cher qu’il ne rapporte. On voit bien la dialectique qui marque le dealer : s’il s’intègre trop à l’un des groupes (achat ou vente) auxquels il sert d’intermédiaire et qu’il adopte ses valeurs, il risque de s’aliéner l’autre et de perdre sa position d’intermédiaire, source de rente. D’un autre côté, s’il s’éloigne trop d’un des groupes, il risque aussi de sacrifier son capital social dans la recherche d’un profit à court terme. Cette dialectique conduit donc le dealer, s’il veut maintenir son profit, à cultiver une position entre deux mondes qui peut être très inconfortable.

Typologie et dynamiques du deal de cannabis

41Ce dernier développement part des observations que nous avons faites jusqu’à présent pour construire une typologie. En parlant de dialectique dans laquelle serait pris tout dealer, nous avons défini deux motifs contradictoires, qui sont d’un côté la nécessité de s’intégrer à un groupe, et de l’autre la perspective de faire du profit par la vente. La typologie qui en résulte a pour objectif de clarifier ces tensions inhérentes au deal, et de positionner les différents acteurs auxquels nous avons eu affaire dans notre enquête. Cependant, nous allons voir que ces acteurs ne se situent pas une fois pour toutes dans une catégorie, mais qu’il existe des dynamiques propres aux contextes de développement du deal.

Typologie des « dealers » de cannabis

42Nous avons fait une distinction entre « dealer professionnel » et « entrepreneur de plan », en indiquant que la différence entre ces deux types de dealers résidait dans le fait que le premier utilisait les réseaux dans lesquels il était intégré pour développer une activité marchande, alors que le second s’y refusait, considérant que l’intérêt du groupe passait avant son intérêt personnel. Une telle vision est simplificatrice, et il n’est pas question d’affirmer que ces deux types de dealers existent réellement, car, comme nous l’avons montré, le dealer professionnel ne peut développer son activité sans servir un minimum les groupes dans lesquels il s’inscrit et, à l’opposé, l’entrepreneur de plan a toujours un intérêt individuel à l’achat collectif du fait des économies d’échelle. Plus largement, une même personne peut adopter une attitude par rapport à un groupe (par exemple vendre à des connaissances en prenant un large profit) et une tout autre attitude vis-à-vis d’un autre groupe (par exemple donner du cannabis à un membre de sa famille).

43La typologie que nous allons développer s’appuie sur un article récemment publié par Alain Testart (2001) dans lequel il distingue don, échange marchand et échange non marchand. Pour Testart, c’est le rapport entre les choses qui est à la source de l’échange marchand. L’échange non marchand se définit en négatif comme un échange qui a pour condition sine qua non l’existence d’un rapport personnel entre les échangistes, rapport qui précède et procède à tout échange. L’échange non marchand se distingue du don parce que, comme tout échange, il définit un droit à contrepartie et il se distingue de l’échange marchand parce que, à la façon du don, il définit un rapport entre les hommes avant un rapport entre les choses.

44On voit tout de suite l’intérêt que peut avoir une telle distinction dans l’analyse des dealers de cannabis. En effet, nous avons tenté de montrer comment la logique de professionnalisation poussait le dealer à rester à la frontière des groupes auxquels il vend, transformant un rapport entre les hommes en rapport entre les choses via la fixation d’un rapport quantité/qualité/prix et d’une marge standards. Nous avons vu aussi comment une telle logique se heurtait à la logique d’intégration dans les réseaux qui, elle, pousse justement à la personnalisation des rapports de deal en faisant appel à la générosité et à l’amitié du dealer (le fameux « prix d’ami »). Les rapports d’échange peuvent alors être définis selon la typologie dressée par Testart. À cette typologie, nous rajoutons un quatrième terme généré par l’illégalité du commerce : « le vol » ou sans aller aussi loin, « l’arnaque ». Le vol se définit en effet comme l’usurpation du droit de la personne à exiger contrepartie ; il est selon nous l’exact contraire du don et peut constituer une forme « pathologique » de recherche du profit, forme pathologique car le voleur ne voit pas l’intérêt qu’il a, à long terme, à construire un rapport marchand.

Schéma 2

Typologie des « dealers » de cannabis

Schéma 2

Typologie des « dealers » de cannabis

45Expliquons d’abord le sens de l’axe que nous avons tracé. Cet axe oppose l’intégration au groupe au profit économique tiré de l’échange marchand. L’intégration au groupe correspond à la force des liens tissés entre le dealer et le groupe de consommateurs qu’il fournit en cannabis. Elle peut être pensée à la fois comme résultant de l’action du dealer et comme déterminant cette action. Le profit économique dégagé dans l’opération correspond à la rémunération que tire l’individu de sa participation au deal. Ce profit ne doit pas forcément être pensé en termes de pourcentage du montant global, car ce pourcentage peut diminuer au fur et à mesure qu’on monte dans la hiérarchie du deal alors que le montant total du profit, lui, augmente. Notre hypothèse est la suivante : plus le dealer est intégré dans le groupe auquel il vend, plus il lui est difficile de tirer profit de son activité, soit parce que le groupe exprime ouvertement son désaccord, soit parce que le dealer a intériorisé cette contrainte sous forme d’autocontrôle. On peut donc interpréter l’axe selon deux points de vue : d’un point de vue statique, c’est la distance du dealer vis-à-vis du groupe qui lui permet de dégager un profit supérieur ; d’un point de vue dynamique, lorsqu’on se déplace de gauche à droite, le dealer développe une stratégie de recherche de profit et est donc amené à prendre des distances vis-à-vis du groupe (d’un point de vue relationnel).

46Les deux formes principales que nous distinguons dans notre typologie sont l’entrepreneur de plan et le dealer professionnel. Ces deux figures se distinguent de la même façon que se distinguent échange marchand et échange non marchand dans la typologie de Testart. Pour l’entrepreneur de plan, c’est l’appartenance au groupe qui prime. Le plus souvent le groupe auquel il appartient ne s’est pas construit autour du cannabis, même si le produit peut occuper une place centrale dans la vie des acteurs de ce groupe. L’entrepreneur de plan bénéficie d’une position qui lui permet de se procurer facilement du cannabis, position dont ne bénéficient pas ses amis. Il en fait donc profiter ses amis mais sans en tirer de profit (économique) personnel. Cette rente de situation lui donne une place centrale dans le groupe, place centrale qu’il est obligé d’abandonner s’il veut se professionnaliser. À l’opposé, le dealer professionnel fait primer son activité de dealer sur l’intégration dans le groupe. Il ne peut pas tisser de liens forts avec le groupe auquel il vend sans limiter son profit. Il doit donc régler le profit qu’il tire de son activité de façon à rester juste à la frontière du groupe, c’est-à-dire dans une position où il garde un lien avec le groupe sans trop y « sacrifier » de temps et d’argent.

47« L’arnaqueur » et « le dépanneur » sont des figures connues mais relativement marginales dans l’espace du deal. Le dépanneur, c’est-à-dire celui qui « dépanne » des membres du groupe lorsqu’ils n’ont pas de cannabis, se situe complètement à gauche de l’axe. Un tel acte correspond à deux situations : la première est celle d’une personne qui est tellement prise dans le réseau d’obligations que constitue le groupe de consommateurs qu’elle se sent obligée d’aider les membres en difficulté ; la deuxième est celle d’une personne qui, dans le but de s’intégrer rapidement à un groupe, crée un réseau d’obligations avec ce groupe. En tous cas, un dealer ne peut développer une telle activité trop longtemps ou avec un trop grand nombre de personnes sans risquer la faillite… À l’opposé, le vol ou l’arnaque définissent une activité qui sacrifie l’intégration au groupe de consommateurs à la recherche d’un profit à court terme. Il peut s’agir d’une stratégie qui repose sur l’absence de ressources mais aussi sur la volonté d’une vengeance, voire d’une revanche sociale. Ce genre de situations apparaît surtout lorsque le contrôle exercé par l’acheteur sur le vendeur est inopérant dans le contexte de la transaction. Le vol comme le don sont des phénomènes qui ne peuvent jouer qu’à la marge, sans quoi ils mettent toute l’activité de deal en danger.

Situations de deal et dynamiques dans le deal

48Une fois cette typologie posée, il devient intéressant de l’illustrer à l’aide d’une trajectoire individuelle. Le récit de Martin est relativement caractéristique de l’ensemble des personnes que nous avons rencontrées, et il concentre dans un même parcours plusieurs positions de notre typologie. À ce titre nous serons amenés à défendre deux hypothèses : on ne peut comprendre la typologie développée précédemment sans prendre en compte la multiplicité de contextes dans lesquels se situent les acteurs ; il faut considérer les dynamiques qui font évoluer certains acteurs au sein de l’axe que nous avons tracé.

49Martin a 22 ans. Il est élève dans une grande école de physique en région parisienne. Son père est médecin, sa mère femme au foyer ; ils ignorent son activité « parce qu’ils ne veulent pas savoir ». Martin fume depuis six ans et sa consommation a fortement augmenté depuis trois, quatre ans. Son principal plan, il l’a eu grâce à un ami de prépa qui lui a présenté ses amis, de gros fumeurs :

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Quand je suis arrivé la première fois, c’était une pièce blindée de fumée avec beaucoup de bédos [= joints] […] J’ai passé une grosse partie de mon temps en prépa où je fumais gratos. Quand tu rentres dans un groupe comme ça, c’est normal qu’ils soient accueillants mais faut pas non plus trop abuser.

51Martin se met à dealer à l’internat, en partie pour payer sa consommation, en partie pour faire profiter ses amis du plan dont il bénéficie. Il continue dans son école et monte des plans qui oscillent entre 4 000 F et 8 500 F (soit : entre 150 et 350 grammes d’herbe). Pour cette course qui peut lui coûter cher, Martin prend une marge qu’il qualifie de « ridicule ». En fait, selon qu’il a des soucis financiers ou non, il peut prendre entre 100 F et 500 F de marge (ce qui fait passer le prix du gramme de 25 F à 26 F, voire 27 F).

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Étienne : Et la part, c’est quoi à peu près ? 500 F sur un plan de 8 500 F ?
Martin : Ouais, ça c’est dans les cas où je suis en galère et où c’est la fin du mois. Et, généralement, je prends pas de beu dessus ou alors j’en prends peu.
Étienne : C’est-à-dire que tu prends que de l’argent, en fait ?
Martin : C’est-à-dire que, comme j’ai piqué les 500 F avant, je me dis « On est quittes, je leur donne leur beu ». Comme j’en ai sur moi de la beu, je me dis que je peux attendre le plan d’après.
Étienne : Mais, après, quand t’es pas en galère, tu prends rien ? tu prends un peu de beu ?
Martin : Ouais, je prends un peu de beu. Généralement, quand ça va jusqu’à 4 000 F, je prends 2 grammes (100 F), de quoi fumer un petit peu pour goûter le matos mais je considère pas ça comme excessif. C’est une course qui peut me coûter cher quand même [rires] donc voilà…

53En effet, cette course peut lui coûter cher, vu qu’il se déplace en transports en commun entre Paris et la banlieue avec un « coussin d’herbe » sur le ventre. D’autant plus qu’au moment où nous l’avons interrogé, Martin organisait ce genre de plans toutes les deux semaines. On peut de fait s’interroger sur la faiblesse de cette marge, compte tenu des risques encourus, risques dont il a conscience et qui ont, selon lui, augmenté avec la nouvelle loi sur la sécurité, suite aux attentats du 11 septembre 2001. Martin se posait aussi cette question au moment où nous l’avons interrogé :

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Martin : Quand je fais des plans, c’est avant tout pour mon plaisir et le truc c’est que j’allais les voir une fois par mois. Et là, cette année, c’est des amis, ils vont m’en redemander, il y a trop de fumeurs dans mon école et là il commence à y avoir beaucoup d’argent à chaque fois et des plans toutes les 2 semaines. Ça fait que j’augmente la cadence, j’augmente la cadence et ils comptent plus que sur moi. Là, ils sont tous en galère d’ailleurs parce que j’ai laissé tomber momentanément. Je pense que je referai 1 ou 2 plans mais voilà… Et moi, ça me fout les boules parce que je veux bien me prêter au jeu comme ça, occasionnellement, mais je veux pas…
Étienne : Tu veux pas devenir leur dealer attitré.
Martin : Ouais mais plus loin que ça. Ce que je veux dire, c’est qu’un plan, ça prend du temps, jusqu’à une journée si t’attends le truc. Et puis y a tous les risques aussi.

55Martin nous explique alors qu’il a tenté de présenter son dealer à ses amis lors d’un deal. Même s’il ne nous l’a pas directement dit, c’était une façon d’alléger la pression qui pèse sur lui en détruisant sa rente de situation. Mais ses amis n’ont ni voulu s’adresser au dealer ni cherché à avoir son numéro de téléphone : ils préfèrent passer par Martin. Les deux autres solutions qui se présentaient à Martin étaient soit de ralentir le deal comme il l’avait décidé au moment où nous l’interrogions, soit d’augmenter sa marge et de se « professionnaliser ». Martin a évoqué les deux solutions mais en choisissant de présenter son dealer à ses amis et de « calmer le jeu », il semble avoir privilégié la première. Nous lui avons demandé pourquoi il ne voulait pas faire du deal son activité.

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Étienne : Tu me disais que tu hésitais un peu à faire comme les autres, c’est-à-dire passer à ton compte. Qu’est ce qui t’en empêche et qu’est ce qui te pousserait à le faire, à te faire de la marge ?
Martin : Qu’est ce qui m’en empêche, à ton avis ?
Étienne : Je sais pas, la peur du risque ?
Martin : [silence] Ce qui m’en empêche, c’est : est-ce que les objectifs que je me suis fixés dans la vie, en faisant une prépa et une école d’ingénieur, correspondent à ce genre de déviation ? Est-ce que ça vaut le coup de risquer, même si les risques tu peux les rendre très faibles, un truc qui te tient à cœur, un métier qui te tient à cœur ? Voilà ! Parce que, si je veux exercer à un bon niveau, il vaut mieux que sur mon CV y ait pas écrit « Un an et demi d’emprisonnement pendant sa scolarité à l’école de *** » [rires]
Étienne : Si tu te fais chopper avec ton coussin, tu prends combien ?
Martin : Je prends très cher ; je prends excessivement cher ; j’ose même pas imaginer…
Étienne : T’en as une idée ?
Martin : Non, très vague, je sais que c’est beaucoup. Je sais que c’est plus d’un an, facile… Y a l’histoire de ce mec qui revendait à ses potes pour rien, je sais plus combien il a pris mais c’était énorme !

57La professionnalisation n’est donc absolument pas une solution pour Martin, qui a d’autres perspectives d’avenir plus valorisantes que le deal. Mais, en l’absence de ces portes de sortie, Martin avait toutes les ressources pour devenir un dealer professionnel et dégager une marge importante de son activité. Son évolution au sein de notre typologie le montre bien. Parti d’une position d’entrepreneur de plan (voire de dépanneur parfois), il était de plus en plus poussé à se professionnaliser, ce qui allait à l’encontre de ses objectifs initiaux. Il a donc choisi de freiner la fréquence des plans, et même s’il revient au deal de façon occasionnelle, il est probable qu’il s’arrêtera bientôt, s’intégrant progressivement dans la vie professionnelle, en dehors de l’école et de ses groupes traditionnels d’amis. Sa tentative pour passer le relais à quelques amis en présentant son dealer est un signe important de cette volonté de sortir du deal en cassant sa position privilégiée d’intermédiaire social. L’échec qui en a résulté montre que seul Martin est à même de gérer les deux groupes entre lesquels il navigue. Ces deux groupes y trouvent d’ailleurs leur intérêt mais Martin ne veut pas perdre la maîtrise de la situation, maîtrise qui semblait être passée aux groupes, quand Martin a décidé de cesser momentanément son activité.

Conclusion

58Le dealer de cannabis a un statut très particulier qu’il doit en grande partie à l’illégalité de son activité. Avant d’être un intermédiaire commercial, il est selon nous d’abord un intermédiaire social. C’est par sa capacité à relier des mondes qui ne se côtoient pas habituellement qu’il peut créer une rente de situation, source de profits futurs. La typologie que nous avons déduite d’une telle thèse a pour objet de synthétiser cette tension fondamentale qui règle le fonctionnement du deal et l’attitude du dealer, tension entre d’un côté le respect des différents groupes auxquels appartient le dealer et d’un autre côté la volonté de s’autonomiser de ces différents groupes pour développer une activité commerciale. Cependant, cette autonomisation constitue un danger pour le dealer, car elle le pousse à vendre à des personnes qu’il connaît de moins en moins personnellement, et qui constituent de ce fait une menace potentielle pour sa sécurité. La paranoïa si souvent décrite du dealer de cannabis tient sans doute à cette menace propre à la professionnalisation dans un contexte d’illégalité. D’où le nombre incroyable d’intermédiaires dans un tel commerce…

59De façon plus générale, l’étude du marché du cannabis permet de mieux prendre en compte l’apport de la sociologie économique aux analyses traditionnelles des marchés légaux et illégaux. L’absence de l’État comme instance régulatrice du fonctionnement du marché ne se traduit pas par une organisation de ce marché sur un principe d’anonymat, mais correspond au contraire à un retour aux formes traditionnelles d’organisation que sont la famille et la communauté. Ces formes « spontanées » d’organisation sociale permettent a contrario de mieux penser le rôle de l’État sur les marchés légaux, que ce soit en termes de sécurité des personnes et des marchandises, ou de garanties sur la qualité et le bien-fondé du rapport d’échange.

Bibliographie

RÉFÉRENCES

  • BOURDIEU (P.), 1980. « Le capital social, notes provisoires », Actes de la recherche en sciences sociales, 31, pp. 1-2.
  • DEGENNE (A.), FORSE (M.), 1994. Les Réseaux sociaux, Armand Colin, Paris.
  • GRANOVETTER (M.), 1973. “The Strength of Weak Ties”, American Journal of Sociology, 78, pp. 1360-80.
  • GRANOVETTER (M.), 1985. “Economic Action and Social Structure: the Problem of Embeddedness”, American Review of Sociology, 91, pp. 481-510.
  • GRANOVETTER (M.), 1995. Getting a Job, Chicago UP, Chicago (seconde edition, mise à jour, de l’édition originale de 1974).
  • KOLTÈS (B.-M.), 1986. Dans la solitude des champs de coton, Minuit, Paris.
  • LAZEGA (E.), 1998. Réseaux sociaux et structures relationnelles, Que sais-je ?, PUF, Paris.
  • SIMMEL (G.), 1999. « Excursus sur l’étranger », Sociologie. Recherches sur les formes de socialisation, PUF, Paris (édition originale : 1908).
  • STEINER (P.), 1999. La Sociologie économique, Repères, Seuil, Paris.
  • TESTART (A.), 2001. « Échange marchand, échange non marchand », Revue française de sociologie, 42 (4), pp. 719-748.

Notes

  • [1]
    La Faculté de Biologie ne constitue pas en soi un groupe cohésif mais plutôt un lieu de rencontre. De fait, les trois dealers de Patrice à la Faculté de Biologie ne se fréquentent pas. Cela dit, comme nous l’a expliqué Patrice, chacun des dealers ouvre sur un autre groupe cohésif de fumeurs et/ou de dealers.
  • [2]
    C’est l’auteur qui souligne.
  • [3]
    On appelle « shit marocain » la résine de cannabis provenant du Maroc. Il s’agit du cannabis le moins cher et le moins bon mais aussi le moins rare qu’on puisse trouver sur le marché. Selon le fournisseur, la qualité et le prix de ce « shit » peuvent être très variables.
  • [4]
    Notons au passage qu’au moment où nous l’avons interrogé, Ahmed était en licence de Biologie alors que son petit frère avait arrêté ses études au niveau du lycée.
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