Notes
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[1]
« La trahison des convictions et des idéaux n’occasionne pas forcément la souffrance morale ou la culpabilité, encore moins la folie. » (Molinier, 1998, p. 65.)
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[2]
Dans cet ouvrage, Dejours utilise l’exemple des camps de concentration nazis pour analyser les ressorts de la banalisation du mal. Il établit le parallèle, par moments, entre les processus à l’œuvre sous le troisième Reich et ses observations dans le cadre du système néolibéral contemporain.
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[3]
Dans le même ordre d’idées, Molinier et coll. (2010) écriront, quelques années plus tard : « Cela vaut la peine d’être souligné, car on touche ici à un problème qui affecte toute réflexion qui s’organise à partir du travail des ss : le mal y est si évident (sidérant) qu’il se confond sans contestation avec le “sale boulot”, au risque d’en devenir l’exemple paradigmatique, ce qui appauvrit le concept et en rigidifie les usages. » (P. 15.)
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[4]
« Comment font-ils donc pour s’arranger avec ces contradictions et cette souffrance éthique ? […] On retrouve ici ce que la psychologie sociale expérimentale a montré avec les théories de la dissonance cognitive. Ce qui me paraît ici devoir être souligné, c’est que c’est toujours au prétexte du travail que le sujet se défausse de sa souffrance éthique et non au prétexte de la morale : suspension de la morale au nom de la raison instrumentale. Dans la conception que je présente dans Souffrance en France, je soutiens donc deux choses : la première, c’est que les gens ordinaires ont un sens moral ; la seconde, c’est que les défenses contre la souffrance éthique parviennent à neutraliser leur sens moral, voire à inverser leurs conduites par rapport à ce qu’indique leur sens moral. » (Ibid., p. 335.)
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[5]
« Sur quoi pourrait déboucher la notion de souffrance éthique, comment répondre à I. Baszanger ? D’abord sur la théorisation d’un conflit de rationalités : entre rationalité morale d’une part, et rationalité par rapport à la souffrance d’autre part (protection de soi et accomplissement de soi), que j’appelle rationalité “pathique” (pour insister sur l’irréductibilité de l’affectivité comme passivité ou passion radicale – qu’il s’agisse de la souffrance ou du plaisir). La tradition sociologique, depuis Max Weber, traite essentiellement du conflit de rationalités entre rationalité instrumentale et rationalité axiologique. Je pense qu’il est possible d’envisager, au plan théorique, la part qui revient, dans toute action rationnelle, à la rationalité pathique dans la composition des motifs rationnels de l’action. Cela ne va pas sans poser des questions théoriques assez difficiles vis-à-vis de la théorie psychanalytique : la notion même de souffrance éthique, si elle se dégage aisément au plan clinique, je ne sais pas l’articuler avec la théorie psychanalytique de l’inconscient freudien, et j’en suis donc resté, pour l’heure, à poser la question sans formuler de réponse. […] Je soutiens que le consentement à servir ce que l’on réprouve est incompréhensible, si l’on ne reconnaît pas le rôle de la souffrance et des défenses comme clef d’ouverture du verrou moral et du retournement du sens moral. » (Ibid., p. 335-337.)
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[6]
« Les tâches délétères seraient donc celles qui comporteraient un empêchement de penser les questions éthiques comme condition nécessaire pour obtenir l’engagement des agents. » (Gaignard, 2007, p. 166-167.)
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[7]
Ne vaudrait-il pas mieux dire « les conceptualisations», puisque cet article vise précisément à montrer la multiplicité des versions existantes depuis le forgeage du concept original de souffrance éthique ? De fait on serait aujourd’hui bien embêtés pour proposer un concept univoque et englobant de souffrance éthique.
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[8]
À l’inverse, les éthiques du care appartiendraient à la catégorie des éthiques naturalisées : « Un bon candidat pour une théorie éthique naturalisée est une éthique du care. Il s’agit d’une théorie éthique qui se construit à travers un examen critique des pratiques du care. Elle s’oppose en cela aux théories de la justice, qui ont été formulées par les philosophes sous la forme d’une déduction de principes résultant d’une pure contemplation rationnelle, parfois à l’aide d’exemples hypothétiques issus de l’imagination ou en simplifiant grandement les situations susceptibles de surgir. […] Une autre façon d’exprimer cette idée consiste à dire que le care est une éthique naturalisée (c’est-à-dire une éthique que l’on développe en prêtant attention aux activités et interactions réelles et qui conçoit les normes comme inscrites dans le réel), et que les théories de la justice, au contraire, sont idéalisées (c’est-à-dire commencent par adopter ou formuler une norme éthique résultant d’un processus d’idéalisation). » (Feder Kittay, 2012, p. 126-127.)
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[9]
Dans une certaine mesure, on pourrait qualifier le sujet moral de Souffrance en France d’« intuitionniste », puisqu’il semble équipé d’une conscience lui permettant de discerner intuitivement ce qui est moralement bien ou mal (cf. Canto-Sperber & Ogien, 2004.)
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[10]
Ces propos sont d’autant plus surprenants que Molinier a régulièrement fait figure de mauvaise conscience auprès des différentes théoriciennes du care, en introduisant le travail, comme la sexualité, au centre du care. Ainsi, elle avertit à plusieurs reprises philosophes, sociologues et autres chercheurs, du risque d’irréalisme anthropologique compris dans une vision irénique du care : « Le care est ambigu. L’intérêt personnel, la volonté de conserver son travail, la peur des clients ou des patients, les motifs pour se soucier des autres, ne sont pas nécessairement à rechercher du côté d’une nature bienveillante ou aimante. […] L’ethos du care se forme comme disposition dans un temps second à son expérience, et encore cette disposition est-elle fragile en fonction des contextes. » (Molinier, 2013, p. 60.) Les travailleurs du care sont, comme le travailleur lambda, mus par une pulsionnalité qui se joue en grande partie de la bonté ou de l’empathie. D’ailleurs, Molinier (2013) a elle-même grandement contribué à démontrer que le travail de care est tout sauf naturel : il est, dans le meilleur des cas, un destin heureux de la lutte contre le dégoût, la répugnance, l’agressivité, qui prévalent dans la première rencontre avec les bénéficiaires du soin. La sollicitude vient après le domptage des motions pulsionnelles. En aucun cas elle ne peut se comprendre comme l’effet d’un instinct de bonté.
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[11]
« L’éthique du care implique une autonomie morale subjective ou pour le dire autrement la capacité de juger par soi-même sur un terrain incertain où les règles établies ne s’appliquent pas. » (Molinier, 2010a, p. 107.)
1Au cours de la dernière décennie, les cliniciens ont assisté à l’émergence de nouvelles manifestations de souffrance au travail, et à la transformation des signes d’un malaise qui touche désormais de nombreux secteurs professionnels. Cette évolution a suivi, plus ou moins fidèlement, des changements du contexte socioéconomique et, plus exactement, des transformations des méthodes d’organisation du travail. La privatisation d’entreprises et de secteurs anciennement consacrés au service public, la diffusion de méthodes d’évaluation individualisée du travail – avec contrats par objectifs et benchmarking, entre autres – de procédures de qualité totale, ont introduit des changements considérables dans l’activité quotidienne de nombre de salariés. Selon toute apparence, ces nouvelles méthodes de gestion et d’organisation sont en cause dans l’augmentation de la souffrance au travail, comme dans l’apparition de pathologies telles que les suicides sur les lieux de travail.
2Parmi les nouvelles formes de souffrance qui ont fait surface dans ce contexte, la psychodynamique du travail a consacré une attention particulière à ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler la « souffrance éthique ». Introduit à la fin des années 1990, le concept joue aujourd’hui un rôle central dans les tentatives pour rendre compte des décompensations psychopathologiques en milieu professionnel.
3Je propose ici de revenir sur la genèse intellectuelle de ce concept, puis sur ses prolongements dans les débats contemporains, notamment avec des disciplines adjacentes à la psychodynamique du travail.
Retour sur la genèse d’un concept
Sociologie de l’éthique et souffrance morale
4La naissance du concept de souffrance éthique doit beaucoup à la rencontre entre sociologie de l’éthique et psychodynamique du travail, qui s’est faite à la faveur d’interrogations partagées sur ce que l’on qualifia à l’époque de « travail du mal ». Il s’agissait alors de mettre la théorie morale à l’épreuve du travail des bourreaux, un thème qui ne cultive guère l’indifférence. Dans ce débat, il convient d’accorder une place privilégiée aux réflexions de Patrick Pharo. Ce dernier formula, dès 1989, une conception de la souffrance morale. En effet, Pharo parie sur l’existence d’un lien intime entre agir moral et souffrance. C’est ainsi qu’il postule l’existence d’une souffrance dont la cause serait une injustice subie ou agie. Il soutient que nous ne souffrons pas uniquement de l’injustice en tant que victimes, mais également lorsque nous devenons acteurs, ou témoins, de cette dernière. Ce qui permet alors de qualifier ce type de souffrance de « morale », c’est son origine, qui relève d’une expérience d’ordre moral, différente de l’expérience physique. D’après Pharo : « Il faut alors prendre au sens fort la notion morale contenue dans l’expression souffrance morale. Au sens fort, c’est-à-dire en considérant que le mal dont il est question ici et qui fait souffrir l’âme est un mal de la morale, autrement dit un mal qui a rapport avec l’éthique. » (1989, p. 53.) Dans le même ordre d’idées, Pharo isole l’expérience de l’injustice, imaginée ou réelle, comme principal facteur explicatif de la survenue de la souffrance morale. En ce sens, l’origine de la souffrance morale serait le fait d’un désaccord entre les états de choses décrits et l’idéal moral du sujet, ou ce que Pharo dénomme une « virtualité morale ». Ces virtualités morales désignent des étalons permettant d’attribuer une valeur éthique aux actions et évènements, faits ou à faire. La souffrance provient alors de l’écart entre l’évènement réel et la virtualité morale. Dans la conception défendue par Pharo, l’injustice obtient le statut de critère objectif de la souffrance morale. Si l’on reprend l’analogie avec la violence physique, l’injustice est l’équivalent, pour la souffrance morale, de la blessure corporelle.
5L’Injustice et le mal, publié en 1996, reprend de façon détaillée cette théorisation et lui confère une épaisseur supplémentaire. L’avant-propos de l’ouvrage pose d’emblée la souffrance comme source première de la morale :
« Il est possible que Dieu n’existe pas et que pour autant tout ne soit pas permis. La source de cette interdiction semble être la souffrance morale, au sens ici de la souffrance éventuelle de celui qui commet l’injustice en sachant que c’est une injustice, et surtout de la souffrance de celui qui la subit et qui n’a pas de raison de permettre qu’on le traite injustement. »
7Pour appuyer son propos, Pharo puise dans le vieil argument platonicien selon lequel nul ne fait le mal volontairement. Car, celui qui subit ou commet l’injustice en connaissance de cause sait qu’il fait ou qu’il subit le mal. Or, sous l’angle de ce savoir, le mal commis ne peut procurer le plaisir, sinon ce savoir ne serait pas le savoir d’un mal, mais le savoir d’un bien. Deuxièmement, il fait appel à un argument dit de « sens commun », selon lequel le plaisir serait toujours préférable à la souffrance :
« Il n’est donc pas impossible de proposer, comme une sorte de critère moral, que si la souffrance n’existait pas, tout serait permis, mais que, du fait qu’elle existe, ce qui est permis ne peut l’être que dans un rapport réflexif qu’il faut toujours repenser entre le plaisir immédiat et la souffrance morale, présente ou future, d’autrui ou de soi-même que peut occasionner l’injustice. »
9La souffrance, vécue, perçue ou envisagée, retiendrait les hommes de faire le mal. Elle constituerait le principal frein à l’immoralité.
10Cette théorie de la souffrance morale s’appuie sur une conception particulière du sens moral, développée par Pharo dans son ouvrage, mais également dans un article paru dans le premier numéro de la Revue Travailler (Pharo, 1998). Dans ce texte, l’auteur critique les conceptions classiques qui, en psychanalyse comme en sociologie, font du sens moral un produit de la censure sociale. Aussi bien pour Freud que pour Durkheim ou Parsons, la conscience morale résulte d’une censure à la fois sociale et morale sur le désir, exercée essentiellement dans l’enfance (mais qui continue plus tard), censure qui entraîne le refoulement des contenus tenus pour immoraux dans une société donnée. Ainsi, le sujet moral serait la résultante d’interdits et d’influences véhiculées par les normes sociales en vigueur dans un contexte social donné. La moralisation aurait pour origine la contrainte externe, tant dans la version freudienne que dans la version sociologique de la théorie de la censure sociale. Cette conception de la genèse de la conscience morale, extrêmement répandue, peine pourtant à rendre compte de l’exercice d’un sens moral autonome. Sous cette acception, la morale serait affaire de conformité, et non pas d’autonomie. Dès lors, les théories classiques ne parviennent pas à expliquer comment un jugement moral autonome est possible lorsque les normes sociales sont amorales (ce qui est précisément le cas dans le « travail du mal » susmentionné). Car, entre le fait de perpétuer ce qui fait autorité dans un contexte donné et devenir à soi-même sa propre autorité, le lien ne coule pas de source.
11En réponse à ces difficultés, Pharo propose une conception alternative du sens moral. Pour ce faire, il part du constat, maintes fois observé, qu’il existe un décalage entre la norme morale, telle qu’elle peut être édictée par l’autorité, et sa mise en application pratique. Ce décalage est à l’œuvre dans l’éducation des enfants. D’emblée, ces derniers sont confrontés à une contradiction majeure, manifeste dans l’adage populaire « Fais ce que je dis, pas ce que je fais ». De fait, il y a régulièrement contradiction entre les principes moraux enseignés par les parents et les actes de ces derniers, qui enfreignent ou bafouent régulièrement lesdits principes. De ce paradoxe, l’enfant devra en faire quelque chose. Pour Pharo, l’antinomie infantile pourra suivre deux chemins distincts : soit l’enfant « refoule » les contenus moraux transmis, soit il se saisit de la contradiction morale comme objet de réflexion. Autrement dit, soit l’enfant participe à « l’inconscience sociale » en expulsant les contenus moraux socialement transmis, soit il prend la censure sociale qui s’abat sur lui comme une énigme à déchiffrer. La deuxième des deux attitudes sera à l’origine d’un exercice autonome du sens moral, ou d’une autonomie morale subjective, dans les termes de Pharo. Par conséquent, le sens moral ne doit pas être entendu comme un système de règles sociales intériorisées, mais plutôt comme un organe réflexif. Alors que Freud et les sociologues classiques plaçaient l’origine du sens moral du côté de l’effet coercitif de la censure sociale, qui pousse à refouler les désirs interdits, Pharo suggère au contraire qu’un exercice autonome du sens moral n’est possible qu’à condition d’entretenir une capacité réflexive de ne pas refouler les contenus moraux expulsés par l’environnement social. Ce faisant, la conscience morale n’est plus une conséquence de la censure sociale, mais bien plutôt une forme de traitement réflexif de cette dernière.
12En dépit de sa finesse, la conception proposée par Pharo bute pourtant sur divers obstacles. Du moins c’est ce que fait apparaître sa confrontation avec la psychodynamique du travail, lors de deux occasions distinctes : le débat engagé avec Pascale Molinier dans le premier numéro de la revue Travailler et le séminaire sur la morale sexuelle organisé au Cerses (Centre de recherche Sens, Éthique et Société) par Simone Bateman-Novaes.
13Dans le commentaire qu’elle fait de la conception de Pharo, Pascale Molinier (1998) souligne que l’exercice de l’autonomie morale subjective ne peut guère se faire dans n’importe quelles conditions. Elle dit, et je cite, « le sens moral peut être suspendu au profit de la préservation de soi d’une part, et l’exercice du sens moral implique une authentique proximité avec sa propre souffrance d’autre part » (Molinier, 1998, p. 55). La souffrance au travail, et les défenses psychiques qui vont de pair avec cette souffrance, contribue à obscurcir le sens moral, voire à l’anesthésier totalement. L’argumentation de Molinier dans cet article, fondateur sous plusieurs aspects, révèle que la souffrance morale n’est pas l’effet d’une mécanique, activée par la seule perception d’un écart entre la virtualité morale et l’action du sujet [1]. Cela, car cette perception est d’une part oblitérée par les stratégies de défense, d’autre part parce que la préservation de soi prime sur l’action morale dans une grande majorité de cas. Les conditions de possibilité d’une autonomie morale subjective, telle qu’elle est conçue par Pharo, sont largement dépendantes du sort de la dialectique souffrance/défenses qui se joue sur le théâtre du travail.
14Par ailleurs, le sujet moral élaboré par Pharo heurte de front le sujet sexuel de la psychanalyse et de la psychodynamique du travail. Ce que laisse apparaître la discussion entre l’équipe du Cerses et celle du Cnam, à l’occasion d’un séminaire consacré à la morale sexuelle (Bateman, 2002). La prise en compte de la découverte freudienne, du caractère pervers et polymorphe de la sexualité, ou du Sexual (Laplanche, 2007), sème le désordre dans l’ontologie du sujet moral. Ce que rappelle Dejours en introduisant la formule « le sexuel n’a que faire de la morale » (Dejours, 2002, p. 124). La sexualité, conçue comme sexualité infantile perverse polymorphe, est fondamentalement amorale. Elle défie les normes et les principes éthiques, comme les règles de bienséance. Elle est impertinente à l’égard de la décence, de la convenance ou de la moralité, et va jusqu’à jouir du mal exercé sur autrui. Partant de là, la tâche de penser un sujet moral à partir de l’anthropologie psychanalytique s’en trouve terriblement compliquée. Car, si l’on se réfère à l’« anthropologie désenchantée » (Pagès, 2014) de la psychanalyse, le comportement moral n’est ni désirable ni recherché spontanément. À l’inverse de ce que présuppose l’argument platonicien mobilisé au départ par Patrick Pharo, le bien n’est guère une tendance naturelle chez l’être humain. Ainsi, la théorie de Pharo manque de prendre en compte le caractère démoniaque du sexuel, lissant de la sorte les aspérités inévitables de tout projet d’ontogenèse de la morale faisant appel à une anthropologie réaliste (Demaegdt, 2012).
15Nonobstant les difficultés soulevées par la confrontation entre théorie morale et théorie sexuelle, l’apport de Patrick Pharo fait office de jalon fondateur pour la problématisation du concept de souffrance éthique. Sa version de la souffrance morale, comme les échanges entre sociologie de l’éthique et psychodynamique du travail au cours des années 1990 ont clairement contribué aux premières formulations du concept.
La souffrance morale-pratique de Joseph Torrente
16En 1999, Joseph Torrente soutient au Cnam, sous la direction de Christophe Dejours, une thèse intitulée La Souffrance au travail entre servitude et soumission (Patrick Pharo figure parmi les membres du jury de soutenance). La thèse de Torrente a le mérite de déplacer explicitement la réflexion morale sur le terrain du travail et de formaliser des problématiques qui « rôdaient » indiscutablement autour des travaux de cette période en psychodynamique du travail (par exemple, Dessors & Torrente, 1997). Dans sa thèse, Torrente s’intéresse à la constitution du sujet moral en prenant pour objet d’étude des situations de travail où les individus sont contraints de transgresser les normes morales. L’objet d’étude annoncé par Torrente est ainsi déjà très proche de ce que l’on entend aujourd’hui par souffrance éthique. Cependant, plutôt que de parler de souffrance éthique, Torrente préfère parler de souffrance morale-pratique, pour mettre l’accent sur le fait que l’origine de cette souffrance est bien l’application pratique des normes morales.
17Dans la clinique sur laquelle prend appui Torrente (un service de réinsertion), les travailleurs tiennent une part active au sein d’une organisation du travail qui est appréhendée comme une source de souffrance pour l’ensemble du personnel. Sans intention mauvaise ou maléfique a priori et quelles que soient leurs raisons, les salariés contribuent activement à un processus dont ils dénoncent par ailleurs les effets. En même temps qu’ils condamnent les conséquences humaines de leurs pratiques, ils se soumettent aux prescriptions managériales qui en sont la cause. Finalement, ils critiquent certaines des prescriptions tout en les réalisant. Compte tenu de cet état de fait, l’auteur s’interroge sur la nature et les conséquences psychiques de cette apparente contradiction : comment font les salariés pour continuer à agir en contradiction avec ce qu’ils estiment juste ou correct de faire ? Torrente révèle que le conflit entre les normes morales énoncées par les sujets et leur action produit une souffrance ambiguë et d’une grande complexité. Il en conclut à l’existence d’un type de souffrance particulier, une souffrance induite par la contribution à des pratiques que pourtant on condamne. La participation, à contrecœur, à des conduites qui méritent le blâme, cause une souffrance qui mérite d’être qualifiée de morale pratique, pour la différencier des formes de souffrance auparavant identifiées par la psychodynamique du travail. La souffrance ainsi générée appelle la mise en place de procédures défensives, seule possibilité de se préserver des effets dévastateurs de cette forme de conflit psychique. Ainsi, la mise en place de stratégies individuelles de défense, ou l’appartenance à un collectif défensif, permet de rester normal, mais, en même temps, contribue à perpétuer l’action immorale.
18Pour appuyer son propos, Torrente fait appel aux travaux de la psychologie sociale expérimentale, notamment aux études de Festinger sur la dissonance cognitive (Festinger, 1957). Il croit apercevoir dans les travaux sur la dissonance cognitive une préfiguration de ce qu’il tente de subsumer sous le concept de souffrance morale-pratique. Dans un vocabulaire distinct, Festinger aurait eu l’intuition visionnaire de percevoir dans la contradiction entre croyances et action une source de tension psychique. Celle-ci donnerait lieu, selon la psychologie sociale expérimentale, à la production de rationalisations secondaires dont le but serait précisément d’apaiser l’état de malaise subjectif. En substance, les situations expliquées par Festinger dans les termes de la dissonance cognitive relèveraient d’une clinique similaire à celle rapportée par Joseph Torrente. Seulement, ce dernier s’y réfère en usant du qualificatif de souffrance morale-pratique, en raison de l’adoption d’un cadre théorique distinct (psychologie clinique et psychodynamique du travail). Toutefois, le recours aux thèses de Festinger permettrait de conforter l’hypothèse avancée par Torrente : le décalage perçu entre l’idéal moral des salariés et leur action réelle entraînerait une souffrance morale-pratique que ceux qui travaillent cherchent à colmater par l’élaboration de défenses collectives. La capacité de surmonter la souffrance morale-pratique, tributaire de l’établissement de systèmes défensifs, permet ainsi de supporter la réalisation de certaines tâches inacceptables, voire d’en devancer la prescription.
19Enfin, dans une réflexion qui n’est pas dépourvue de critiques envers l’analogie proposée par Dejours dans Souffrance en France (1998a) [2], Torrente formule une mise en garde à l’endroit de son propre concept : l’auteur ne juge guère souhaitable de conférer au concept de souffrance morale-pratique un caractère univoque. On ne devrait donc pas l’appliquer de façon indiscriminée, les implications et les effets de l’action tenue pour immorale par les sujets n’étant pas équivalents dans toute situation :
« Néanmoins, l’hétérogénéité des champs explorés et des méthodes employées permet-elle d’affirmer l’homogénéité du concept de souffrance morale-pratique ? Un génocide ne peut pas s’apparenter à une exclusion sociale. De plus, on ne peut pas mettre sur un même plan le projet et des pratiques univoques du génocide, inscrit dans une idéologie antisémite, pratiques qui ont conduit au conflit psychique certains acteurs du génocide, et les contradictions idéologiques, pratiques et psychiques dans lesquelles sont pris ceux qui, dans les cas cliniques présentés dans cet article, cherchent à faire de l’insertion. »
21Torrente soutient donc une nécessaire gradation du concept de souffrance morale-pratique, qui permettrait d’éviter un absolutisme de la pensée morale, dont le risque serait un arasement ou une égalisation des différents niveaux de l’action. Le mal absolu que représente la Shoah ne peut être mis sur le même plan que certains actes perpétrés au nom du travail, actes certes immoraux, mais dont les conséquences ne sont pas pour autant équivalentes de celles d’un génocide [3].
22Somme toute, le concept de souffrance morale-pratique apparaît, dans la formulation proposée par Torrente, très proche du concept dejourien de souffrance éthique. Les deux surgissent d’ailleurs de façon concomitante, véhiculant une conception conflictuelle de la souffrance morale, puisque c’est de l’opposition entre les valeurs morales du sujet et son action réelle sur le monde externe que naît le conflit intrapsychique qui donne origine au mal-être.
Souffrance en France et la « consécration » de la souffrance éthique
23À la fin des années 1990, la thématique de la souffrance éthique revient de façon récurrente dans les travaux en psychodynamique du travail et en particulier dans ceux de Christophe Dejours (cf. sa communication lors des Journées de médecine du travail [Dejours, 1998b], ainsi que l’article paru dans la revue Critique communiste [Dejours, 1998c]). La formulation la plus aboutie du concept figure manifestement dans Souffrance en France (Dejours, 1998a). La version de la souffrance éthique proposée dans cet ouvrage fera office de référence pour les travaux ultérieurs (ce, malgré les ajustements dont elle fera l’objet [cf. infra]). Pour Dejours, les termes de « souffrance éthique » désignent « la souffrance qui résulte non pas d’un mal subi par le sujet, mais celle qu’il peut éprouver de commettre, du fait de son travail, des actes qu’il réprouve moralement. En d’autres termes, il se pourrait que faire le mal, c’est-à-dire infliger à autrui une souffrance indue, occasionne aussi une souffrance à celui qui le fait, dans le cadre de son travail » (Dejours, 1998a, p. 44).
24De plus, Dejours franchira un pas supplémentaire en montrant à travers l’examen des stratégies de défense que la virilité « n’anesthésie » pas seulement la perception de la peur, mais qu’elle contribue également à un retournement du sens moral. L’analyse du « cynisme viril » dans les organisations contemporaines met au jour des formes de rationalisation défensive, en particulier du côté des cadres, qui justifient leur participation à l’injustice sociale. Ce processus de rationalisation consiste, à l’insu de celui qui l’utilise, à attribuer à des jugements, des conduites ou des sentiments reconnus par le sujet lui-même comme invraisemblables, une justification logique mais artificielle. La rationalisation vise à camoufler les vrais motifs de ses comportements, de son vécu ou de ses pensées, puisque ces motifs véritables ne pourraient être reconnus sans produire une vive anxiété.
25Quelques années plus tard, lors d’un débat mené en 2000 dans la Revue de sociologie du travail, Dejours apporte des précisions supplémentaires sur sa conception de la souffrance éthique. Distincte de la souffrance liée à la peur ou au défaut de reconnaissance, la notion de souffrance éthique désigne la peur de perdre sa propre dignité et de trahir son idéal et ses valeurs. En outre, Dejours revient sur les explications proposées par la psychologie sociale expérimentale [4] et met en avant l’importance de la souffrance éthique et de la rationalité pathique dans la compréhension du consentement à la servitude [5]. On apprend en l’occurrence que les termes de « souffrance éthique » sont préférés à ceux de « souffrance morale » pour éviter les confusions avec la tradition psychiatrique, où la souffrance morale désigne un équivalent de la souffrance psychique, c’est-à-dire non physique. La souffrance éthique indique alors une forme de souffrance originale, distincte de l’ennui et de la peur, les deux sources de souffrance traditionnellement considérées par la psychodynamique du travail. La compromission avec une organisation du travail jugée inique, le consentement à apporter sa contribution à des tâches que l’on trouve soi-même réprouvables, entraîne un conflit psychique qui doit être tu par le biais de l’action calfeutrante des stratégies défensives. Celles-ci auraient pour corollaire un renforcement de l’acriticisme de salariés déjà englués dans la spirale du consentement.
26En substance, la version de la souffrance éthique proposée par Dejours dans Souffrance en France (1998a) confère un rôle central à l’injustice et, de surcroît, à la perception des conséquences de cette injustice par ceux qui l’ont perpétrée. Dans cette conception, les salariés souffrent de percevoir les conséquences des injustices dont ils sont les acteurs. La souffrance éthique se joue donc, premièrement, dans un rapport aux victimes de l’action immorale. Ainsi, autrui est convoqué, avant tout, en tant que victime : celui sur qui on commet l’injustice, qui subit les conséquences de conduites réprouvées par ceux-là mêmes qui les agissent. Mais, malgré l’importance accordée au rapport à l’autre dans la genèse de la souffrance éthique, Dejours considère, en dernière instance, que le noyau de la souffrance réside dans la trahison de soi :
« La souffrance qui résulte de cette expérience de la lâcheté et de la soumission, je l’appelle “souffrance éthique”, pour la distinguer de la souffrance morale, cette dernière expression faisant partie depuis des siècles de la terminologie psychopathologique et valant pour synonyme de souffrance psychique […]. La souffrance éthique est grave parce qu’elle touche en plein cœur la question de l’identité, de l’ipséité et du narcissisme que, provisoirement, je mets dans le même panier […]. Le risque que signale la souffrance éthique n’est rien de moins que la perte de l’amour de soi, avec toutes ses conséquences psychopathologiques désastreuses. Rien ne peut être plus grave si l’on admet non seulement que l’amour de soi est l’armature de la santé mentale […]. Le prix à payer pour la souffrance éthique – on le voit souvent depuis quelques années dans le monde du travail –, c’est la haine de soi, le désespoir. C’est ainsi que depuis 5 ans sont apparues des tentatives de suicide et même des suicides réussis jusque sur les lieux du travail. »
28La trahison des valeurs et des idéaux est centrale dans la conception dejourienne de la souffrance éthique. Celle-ci naît des altérations du rapport entre le sujet et ses propres valeurs. Lorsque la morale en acte contrarie l’idéal interne, le capital éthique du sujet en pâtit, instaurant de la sorte une forme particulièrement négative de rapport à soi. Ce faisant, la souffrance éthique atteint essentiellement l’identité éthique ou ipséité. Elle frappe le cœur de l’amour de soi ou, autrement dit, du narcissisme.
29Depuis le moment fondateur que constitue en quelque sorte Souffrance en France, le concept de souffrance éthique a intégré définitivement le corpus théorique de la psychodynamique du travail et suscité de nombreux travaux qui lui ont conféré une enviable épaisseur, travaux qui n’ont pas manqué de « déborder » les strictes frontières de la discipline et de faire grincer le concept d’origine, qui peine manifestement à se stabiliser.
Le « Sale boulot »
30En psychodynamique du travail, la notion de « sale boulot » est habituellement articulée au concept de souffrance éthique. Selon le sociologue américain E. C. Hugues ([1971] 1996) (à qui on doit cette notion), le sale boulot (dirty work) comprend non seulement des métiers (ou des activités complexes) considérés par l’ensemble de la population comme dégoûtantes parce que liés à l’écoulement des humeurs sexuelles ou corporelles, au débarrassage des cadavres ou à l’évacuation des déchets de la vie quotidienne ; mais aussi ce qui, dans toute activité, peut se définir comme ce qu’on cherche à ne pas faire et, si possible, à déléguer à quelqu’un de moins bien placé dans la hiérarchie socioprofessionnelle. Parmi ces tâches désagréables figurent aussi (mais pas exclusivement) des tâches douteuses sur le plan de la morale ordinaire, même si légales ou momentanément couvertes par une loi inique. Le sale boulot, c’est ce qu’on voudrait s’éviter, ce à quoi on ne voudrait pas penser. Le double sens du concept conduit à distinguer boulot sale (salissant et jugé physiquement dégoûtant) et sale boulot (qui laisse les mains propres, mais s’avère moralement discutable) (Molinier et coll., 2010). La deuxième variante renvoie spécifiquement à la souffrance éthique, dans la mesure où elle concerne les activités qui impliquent des contraventions morales, à l’inverse du boulot sale qui n’a trait qu’aux aspects salissants, au sens littéral du terme, du travail.
31Cependant, le rapport entre sale boulot et souffrance éthique est moins linéaire qu’il ne paraît : l’un et l’autre ne marchent pas toujours de concert et le premier n’engendre pas forcément la deuxième. Si les actions considérées comme problématiques par les sujets eux-mêmes sont toujours le prétexte de remaniements subjectifs non négligeables, ces derniers ne sont pas toujours synonymes de souffrance, et encore moins de réflexion morale. Certes, la tension créée par le conflit entre ce qu’on fait effectivement et ce que l’on estime devoir faire entraîne souvent un malaise. Mais, contrairement à ce que l’on pourrait escompter, ledit malaise n’ouvre pas forcément la voie à l’action morale. Ce que révèle, par exemple, un auteur comme Lise Gaignard (2007 ; 2008 ; Gaignard & Charon, 2005). Clinique à l’appui, elle montre que les stratégies défensives échafaudées pour contrer la souffrance éthique scotomisent précisément tout ce qui, du travail, pourrait venir attiser le malaise moral. À l’évidence, c’est l’évitement des questions éthiques qui prédomine dans les modes de défense contre la souffrance éthique. Le processus d’occultation permet de continuer à travailler, en même temps qu’il renforce la participation à des actes qui seraient par ailleurs jugés comme immoraux, si seulement la réflexion éthique n’était pas sous le joug des défenses. Pour désigner l’effet paralysant des défenses sur la capacité de penser, Gaignard parle de « gel de la pensée » (Gaignard, 2002). Pris dans leur propre souffrance, les sujets ne souhaiteraient nullement élucider les causes de celle-ci, le risque de la compréhension étant précisément celui de la maladie mentale. Rendre accessible à la conscience claire la vérité de la compromission conduirait, à terme, à la décompensation. L’enjeu de cohésion de l’ensemble souffrance éthique-défenses contre la souffrance éthique est donc vital. Il en découle que, si l’on se réfère à la rationalité pathique, l’intérêt des sujets n’est pas toujours du côté de la conscience morale, mais plutôt de l’inconscience morale. À tel point que la réflexion éthique ne pourrait se relancer que par le biais d’un effondrement des défenses, effondrement nécessairement assorti d’un cortège de symptômes. La brèche ouverte dans les défenses, ou le déplacement de ces dernières, ne pourrait s’obtenir que dans des conditions très particulières, nommément dans le cadre d’une consultation ou d’un dispositif d’enquête, et encore… En tout état de cause, seul un desserrement des stratégies défensives permettrait à l’interrogation éthique de refaire surface. Par conséquent, à condition de suivre ce que propose Gaignard, le « sale boulot » pourrait se définir d’une part par le caractère problématique de la tâche vis-à-vis des principes éthiques de celui qui la fait ; d’autre part par une annulation, individuelle ou collective, des ressources qui permettraient de problématiser la dimension éthique de l’activité [6]. L’effectuation du « sale boulot » repose donc, en définitive, sur l’éviction des questions éthiques du champ de la pensée. C’est la condition même pour qu’il puisse se dérouler sans déconvenues. Si on pousse ce raisonnement jusqu’à ses dernières conséquences, la souffrance éthique pourrait finalement se concevoir comme un moteur de l’action immorale. De façon à renforcer leurs défenses, à ensevelir la compromission au plus profond de soi, les salariés s’engageraient davantage dans le « sale boulot ». Finalement, à en croire Lise Gaignard, le pouvoir aliénant des défenses fait de chacun d’entre nous un criminel en puissance. Et, désormais, le seul obstacle entre l’homme normal et l’action immorale serait la précarité de ses défenses.
32Le point de vue clinique risque ainsi de briser les théorisations morales des philosophes et des sociologues à l’origine de la réflexion sur la souffrance morale (cf. supra). Ici, l’antinomie semble se jouer entre, d’un côté, la « vérité » clinique de la souffrance éthique, de l’autre l’étonnante « normalité » du sale boulot. Alors que la souffrance éthique met en avant l’incompatibilité entre valeurs morales et activité, elle disparaît facilement dans de nombreuses situations professionnelles où les salariés s’adonnent sans ambages au sale boulot. Ce que rappelle Hughes, en déclarant que le sale boulot est le fait d’honnêtes gens, aussi bons ou aussi mauvais que chacun d’entre nous (Hughes, 1962). C’est sans doute ce qui dérange dans le sale boulot : il n’est pas le fait d’individus d’exception, mais de l’ordinaire de la gente humaine. En fait,
« Le sale boulot, sur son versant plus normatif (celui qui a trait à la division du travail du mal), nourrit plutôt la thèse que tout être humain est par nature capable du pire, une réflexion typiquement après l’Holocauste, celle-ci ayant montré que les marqueurs habituels du développement – l’intelligence et l’éducation – ne font pas obstacle à l’atrocité morale. »
34Force est donc de reconnaître que le travail peut être mis au service du meilleur comme du pire. Ce dernier ne semble pas contenir, en essence, d’horizon éthique propre, et encore moins de tropisme moral intrinsèque.
Souffrance éthique et clinique de l’activité
35Les infléchissements subis par le concept de souffrance éthique ne sont pas uniquement le fait de réévaluations internes à la psychodynamique du travail. Ils sont également liés aux controverses interdisciplinaires dans lesquelles cette discipline s’est engagée. En cela, la discussion et les tentatives de conceptualisation du lien entre travail et morale dépassent largement le périmètre de la seule clinique du travail, voire de la psychologie du travail.
36Il va sans dire que la conceptualisation [7] proposée par la psychodynamique du travail n’est guère consensuelle dans le champ des sciences du travail. Plusieurs auteurs soutiennent aujourd’hui, à partir de points de vue différents, qu’il n’y a pas lieu de convoquer des questions éthiques ou morales dans le débat sur les aléas de l’activité. Les critiques du « moralisme » de la psychodynamique du travail considèrent pour la plupart que la référence à la dimension éthique dans l’analyse de l’activité relève d’un fourvoiement. Pour ces derniers, il n’y aurait pas lieu de faire appel aux ressources de la philosophie morale et éthique dans le champ des sciences du travail, qui doivent s’intéresser exclusivement aux conflits pratiques de l’activité et aux problèmes d’une action dénuée d’axiologie. Ainsi, le déplacement du débat sur le champ des valeurs, plutôt que sur celui de la stricte question de l’activité, constituerait une erreur, les modalités adéquates de l’étude du travail étant celles parvenues à se débarrasser des scories de l’éthique.
37Ce désaccord, formulé par plusieurs auteurs (Clot, 2010 ; Davezies, 2010 ; Piotet, 2011) (que je regroupe ici pour des raisons de facilité d’exposé, mais dont il faudrait détailler les positions), finira par prendre une forme plus structurée grâce au débat persistant entre psychodynamique du travail et clinique de l’activité. Ne devrait-on pas préférer, à vrai dire, la description du malaise ressenti par les salariés en termes de travail empêché ou de conflits sur la qualité (Clot, 2010), plutôt que de les traduire en termes de souffrance « éthique » ? En effet, le « sale boulot » n’est-il pas une autre façon de dire le même, à savoir la qualité empêchée depuis longtemps dénoncée par la clinique de l’activité ?
38À considérer les échanges récents entre les deux courants, cet aspect serait devenu une des sources de controverse majeure entre les tenants de la psychodynamique du travail et ceux de la clinique de l’activité, et ce, bien au-delà des travaux des seuls fondateurs des deux disciplines (Clot, 2010 ; Demaegdt, 2012 ; Molinier, 2011 ; Lhuillier, 2009 ; Demaegdt & Rolo, 2013). Récemment, un des derniers ouvrages d’Yves Clot (2010), suivi du commentaire qu’en a fait Pascale Molinier (2011), a permis à la fois de situer les coordonnées de ce différend et d’en stabiliser les termes, en rendant publiques les positions respectives de ceux qui s’opposent sur ce terrain. Clot considère, au demeurant, que « la question de la qualité du travail déborde de beaucoup l’éthique ». En « traitant la question comme un conflit de “valeurs”, on risque de sous-estimer l’ampleur du problème » (Clot, 2010, p. 119). À l’inverse, Molinier soutient que « la réticence à penser la valeur et l’éthique comme des dimensions ordinaires des préoccupations humaines empêche de penser correctement la souffrance au travail et les formes de décompensations qui en résultent » (2011, p. 18). Se trouve ainsi engagée la discussion sur le rôle de l’axiologie dans l’étiologie de la souffrance et sur l’importance (ou l’insignifiance) de la réflexion éthique pour l’analyse du travail et de ses contradictions. Un des points de désaccord semble tout à fait fondamental, dans la mesure où il touche à l’étiologie de la souffrance au travail. Il influe directement sur la compréhension des troubles psychiques d’origine professionnelle et, ce faisant, sur les pratiques de prévention qu’il convient de développer dans les tentatives de combattre la souffrance au travail.
39L’originalité de la souffrance éthique, ce qui la distingue des autres formes de souffrance identifiées jusqu’alors par la psychodynamique du travail, réside indiscutablement dans le rôle actif qu’elle accorde au sujet souffrant dans la genèse de son propre malheur. Dans la souffrance éthique, le travailleur devient la victime de sa propre conduite, de ce qu’il accepte de faire – quand bien même ce serait à regret – au nom de la raison instrumentale. Dès lors, l’étiologie de la souffrance éthique nous renvoie non pas du côté de ce que les salariés subissent passivement, mais de ce qu’ils finissent par faire. Et c’est bien sur ce point qu’elle se distingue de l’activité empêchée théorisée par la clinique de l’activité, ou en tout cas qu’elle désigne fondamentalement autre chose. En général, dans les situations où il est question de souffrance éthique, les salariés ne souffrent pas exclusivement d’un empêchement d’agir (ne pas pouvoir travailler conformément aux règles de l’art, devoir lésiner sur la qualité du travail, etc.). Ils souffrent d’avoir commis des actes qu’ils réprouvent. En d’autres termes, ils ne souffrent pas seulement de ne pas pouvoir faire, mais d’avoir fait. En somme, ce n’est donc pas uniquement la diminution du pouvoir d’agir qui est en cause dans la souffrance éthique (même si cette source de souffrance n’est évidemment pas exclue), mais la participation active des salariés à un système auquel, pour la plupart, ils sont opposés en esprit.
40Partant de l’opposition ci-dessus résumée, on comprend en quoi le concept de souffrance éthique introduit par la psychodynamique du travail est contraire aux postulats de la clinique de l’activité. Forçons ici le trait, afin de faire ressortir le contraste entre les deux approches : si les travailleurs sont susceptibles de devenir les auteurs de pratiques condamnables à leurs propres yeux (lesquelles, de surcroît, risquent de les faire souffrir), il faut alors reconnaître qu’il y a bien quelque chose qui provient de celui-là même qui travaille qui risque d’entraver le développement de l’activité. La propension à l’autodéveloppement de l’activité – et, corrélativement, de la santé – voulue par la clinique de l’activité se trouve mise à mal, dans la mesure où le concept de souffrance éthique introduit précisément l’idée que toute activité n’a pas pour corollaire automatique son propre développement. Laissée à elle-même, l’activité n’est pas forcément gouvernée par une tendance obstinée à la réalisation de soi.
41Le deuxième point d’achoppement tient, en apparence, à des questions de terminologie. De fait, malgré l’opposition d’Yves Clot à l’usage des termes d’éthique ou de morale, on est en droit de se demander, comme le fait d’ailleurs Pascale Molinier, « si ce n’est pas le mot qui fait la controverse plus que les choses qu’il problématise dans les rapports entre travail et santé mentale » (Molinier, 2011, p. 18) ? Car, quand on parle de conflits de buts ou de controverses sur la qualité, c’est bien d’affrontements concernant la finalité de l’action dont il est question. Que l’on préfère parler de « drames de la conscience professionnelle » (Clot & Gollac, 2014) plutôt que de « souffrance éthique » ne change pas véritablement le contenu de la chose. La controverse conceptuelle ne serait-elle donc pas, au final, que controverse terminologique ? On l’accorderait de bonne volonté, si seulement les conflits de normes, comme les controverses sur la qualité, pouvaient se penser en dehors d’une axiologie de l’activité (Demaegdt & Rolo, 2013). En vérité, le questionnement des fins de l’action est difficilement détachable d’une référence à des valeurs et la question du « bon travail » ou du « travail bien fait » semble intimement liée à la question de l’éthique (Molinier, 2011). Car « bien faire » n’est pas toujours synonyme de « faire le bien » et le premier ne peut s’accorder avec le deuxième sans l’étape de la délibération. Autrement dit, pour devenir action, l’activité suppose une extériorité éthique, conférée par une instance collective. Sur ce point, on souscrit volontiers aux propositions de la clinique de l’activité concernant l’importance des controverses professionnelles et des débats de métier, lieux privilégiés de la délibération et par conséquent de l’activité déontique.
42En réalité, la distance entre les deux approches pourrait se réduire si seulement, comme le suggère Pascale Molinier, par éthique on entendait le souci de ce qui compte, l’importance de l’important, plutôt qu’un ensemble de droits et de devoirs abstraits décrétés de l’extérieur et déconnectés de l’activité. Il faut bien reconnaître que, dans ses descriptions, Yves Clot adopte une démarche qui le rapproche des conceptions dites « particularistes de l’éthique » (notamment les éthiques du care), malgré son rejet de toute référence au vocabulaire de la morale. Dans la façon qu’il a de révéler ce à quoi les travailleurs sont attachés, ce qui compte pour eux, le soin qu’ils portent à tous les détails de l’activité, il rejoint certaines préoccupations caractéristiques des éthiques du care, dont l’objectif est de proposer une nouvelle vision de la morale, rattachée à l’expérience quotidienne des subalternes.
Les éthiques du care et la souffrance éthique
43C’est fondamentalement à Pascale Molinier que l’on doit l’introduction dans les sciences du travail des apports des éthiques du care. Les auteurs qui se réclament de ce courant soutiennent que l’essence de la morale ne se fonde pas sur des principes universels. Elle est à chercher, au contraire, dans les expériences du quotidien et les problèmes moraux de personnes réelles dans leur vie ordinaire, et notamment dans leur rapport au travail. Dans cette perspective, les valeurs morales – conventionnellement corrélées à des impératifs et des devoirs moraux relatifs au bien et au mal – désignent ce qui est investi d’une valeur par chaque individu. La rencontre entre les éthiques du care et la psychodynamique du travail a été (et continue d’être) extrêmement féconde. Elle a permis, entre autres, de faire évoluer considérablement le concept de souffrance éthique dont il est question dans cet article.
44Pour Molinier, on ne peut parler de souffrance éthique sans la combinaison de deux critères : (1) un sujet doté d’un sens moral et (2) réalisant une action allant à l’encontre de ce sens moral. En revanche, le sens moral en question est singulier. Son contenu n’est pas définissable d’emblée. Au contraire, il fait partie de l’énigme à élucider. Première inflexion introduite par Molinier, qui propose une alternative à la conception du sens moral figurant dans Souffrance en France, jugée trop essentialiste et normative. En effet, dans l’ouvrage de Dejours, le sujet agissant semble déjà solidement inscrit dans la voie morale au moment où survient la souffrance éthique. De plus, l’impression qui prédomine à la lecture de l’essai est que la moralité de l’action s’évalue la plupart du temps du point de vue de l’observateur externe, et non pas de celui des acteurs-auteurs de l’injustice. Molinier soutient, à juste titre, que la moralité de l’action ne peut s’apprécier en référence à un sens moral qui serait d’ores et déjà équipé de notions de bien et de mal définies à l’avance, universelles et partagées à la fois par ceux qui agissent et par ceux qui les jugent. La nature et la substance de la conscience morale demandent à être découvertes et comprises dans des contextes singuliers, grâce au récit de sujets dont, au passage, on ne pourra dire qu’ils sont moraux qu’au regard de leurs propres critères. Dans cette perspective, la souffrance éthique surgit lorsque le sujet ne parvient plus à travailler conformément à ses valeurs (on retrouve, en l’occurrence, ce qu’énonçait Dejours) ou quand il éprouve le sentiment d’accomplir un travail indigne ou honteux :
« Ce qui me fait souffrir dans le travail, c’est moi-même dans la situation, ce sont mes propres actions, ce que je fais et avec quoi je suis en désaccord, ce que je ne fais pas et souffre de ne pas pouvoir faire ; mais aussi, et peut-être avant tout : ce que je fais sans savoir vraiment pourquoi je le fais et si je fais bien de le faire. »
46Ici, l’étiologie de la souffrance éthique est rapportée à l’action concrète du sujet, à l’importance des valeurs qui sous-tendent cet agir et au sens subjectif que le travailleur lui-même parvient à conférer à son activité. C’est ainsi que la souffrance éthique sera, à partir de ce moment, intimement liée à la question du « travail bien fait », donc au contenu de l’activité. Molinier met l’accent (plus que Dejours ne l’avait fait, même si l’idée n’est pas totalement absente de son propos) sur ce que les gens font et surtout sur ce qu’ils pensent de ce qu’ils font. Le faire, dans tout ce qu’il a de plus précieux, comme de plus ordinaire, deviendra désormais le lieu privilégié de la souffrance éthique. Bien entendu, ce déplacement n’est pas opéré par hasard. Il est lié à la rencontre entre psychodynamique du travail et éthique du care et à l’importance conférée dans cette théorie morale au souci du particulier :
« Par conflits de valeurs, j’entends donc conflit sur ce qui compte dans le travail pour les sujets qui le font. Toutefois, pour penser ce rapport non moraliste à l’éthique, nous avons besoin d’une autre théorie morale que les théories conventionnelles et d’inventer un nouveau langage de la moralité fondé dans l’expérience ordinaire, une “morale non moralisante”. C’est ce que je suis allée chercher du côté de l’éthique du care et de son articulation avec le tournant particulariste en éthique. Bien que ce ne soit pas le lieu de le développer ici, cette conception différente du rapport ordinaire à l’éthique (“l’importance de l’important”) croise et enrichit la réflexion sur les activités féminisées du soin et du service dans la perspective du care, c’est-à-dire dans une perspective où le genre, les rapports sociaux de sexe/classe/race et la division sociale et sexuelle du travail, occupe une place centrale. »
48Le care déplace le centre de la moralité des raisonnements abstraits et formels propres aux théories classiques, à des jugements de types contextuel et narratif. Il s’agit d’une éthique hétérodoxe, construite à partir de l’expérience des femmes, en particulier l’expérience du travail féminin. La référence au care présente, au demeurant, l’avantage d’enraciner l’éthique dans le travail. Pour Pascale Molinier, « L’originalité du care, comme théorie et comme pratique, est de lier étroitement travail et éthique. Le care est une éthique concrète dont les normes font corps avec les pratiques concrètes, n’en sont pas dissociables. » (2013, p. 12.) De surcroît, le care s’articule à une division sexuelle du travail : la prise en charge de la vulnérabilité des autres est majoritairement déléguée aux dominés. Ce faisant, le care désigne moins une éthique féminine qu’une éthique des subalternes (Dorlin, 2005).
49Assurément, l’introduction d’une dimension politique dans la théorie morale ne fait qu’accroître la pertinence de la référence au care en psychodynamique du travail. À l’évidence, les éthiques du care ont le mérite d’avoir ravi le monopole de la moralité aux philosophes pour le rendre aux gens ordinaires. Du même coup, elles sont parvenues à ouvrir une brèche dans l’exaspérante supériorité morale du raisonnement philosophique, pour conférer une valeur pleine aux jugements moraux du quotidien. Ce faisant, elles ont descendu la morale sur terre, ce dont la psychodynamique du travail avait farouchement besoin. Et, en apparence, les éthiques du care semblent plus opérantes pour rendre compte de l’exercice du sens moral au travail que les théories morales de la justice, du devoir ou de l’obligation. La rencontre entre psychodynamique du travail et éthiques du care représente donc un tournant, qui permet de penser la morale enchâssée dans l’activité.
50Ce tournant a naturellement influencé la façon de penser la souffrance éthique. Le critère de la souffrance éthique ne peut naturellement plus se réduire à l’injustice commise, comme dans Souffrance en France. Il comprend désormais la qualité du travail, inextricablement articulée aux règles dont se dotent les collectifs pour travailler ensemble. À partir de la version inaugurale proposée par Dejours, les travaux de Pascale Molinier ont permis de renouveler la problématisation de la souffrance éthique en psychodynamique du travail. Dès lors, la souffrance éthique se réfère de façon plus accentuée qu’auparavant au contenu de l’activité et au jugement porté par les agents sur leurs propres pratiques. Relativement aux premières formulations du concept, où l’injustice infligée à autrui apparaissait comme un élément capital, Molinier conçoit une souffrance éthique dont l’origine renvoie davantage au rapport entre les valeurs (ce qui compte) du sujet et son activité, entendue comme un mode d’affrontement singulier du réel du travail. Le rapport au faire gagne ici en importance, au détriment du rapport à autrui. En définitive, la souffrance éthique se joue dans un rapport plus direct avec le contenu du travail et les artifices imaginés par les salariés pour faire face au réel. La qualité du travail et le soin (au sens de l’attention et du zèle investis dans la réalisation d’une tâche) remportent le rôle d’acteurs principaux, au détriment du regard d’autrui. Dans cette perspective, pouvoir se reconnaître dans le résultat du travail importe davantage que de voir ce dernier reconnu par les autres.
51Finalement, les amendements proposés par Molinier font du travail non conforme aux valeurs du travail « infidèle », si l’on peut dire, la source essentielle de la souffrance éthique, bien plus que l’injustice agie. Par ailleurs, l’auteur insiste sur l’importance de la prise en compte de la voix morale des sujets, voix morale que les chercheurs ont tendance à occulter en raison de la prédominance accordée à leurs propres idéalisations normatives. En effet, derrière les remaniements du concept de souffrance éthique, on pressent une critique sous-jacente de la théorie de Dejours, tenue pour une théorie morale descendante, ayant pour base les systèmes de pensée des chercheurs, plutôt que les pratiques morales réelles des sujets. Ce faisant, la conception dejourienne de la souffrance éthique reposerait abusivement sur une préconception morale, un devoir-être anticipant injustement sur l’étant. En ce sens, la théorisation de la souffrance éthique dans Souffrance en France renverrait à ce que Feder Kittay (2012) appelle une théorie idéalisée, à savoir une théorie éthique déduite de prémisses rationnelles abstraites et non pas d’un examen minutieux des pratiques concrètes des acteurs [8].
52Ce qui pouvait apparaître certain pour le sujet de Souffrance en France l’est beaucoup moins pour le sujet moral [9] que nous pouvons constituer à partir de cette version de la souffrance éthique : pour ce dernier, les frontières entre le bien et le mal sont floues et volatiles, pas que de temps en temps, mais quasiment toujours. Très probablement, l’expérience morale est dominée par l’incertitude plus que par la conviction morale, voire par ce que Demaegdt appelle « l’inconstance de la faculté de jugement » (Demaegdt, 2006). On rejoint ici, à nouveau, certaines thèses des éthiques du care : les mobiles de la moralité ne sont pas toujours aussi certains qu’on pourrait le souhaiter. Dans la plupart des cas, l’ambivalence, la labilité et l’incertitude morale l’emportent sur l’assurance, laissant les sujets en proie à l’angoisse de l’inconfort moral. De plus, la décision morale n’est que rarement transparente ou parfaite : elle risque de laisser des restes sous forme de doute, de honte ou de culpabilité. Finalement, nous ne pouvons compter avec certitude que sur l’incertitude des contextes dans lesquels s’exerce le jugement moral, qui va de pair avec une inconstance constitutive de la faculté de juger elle-même.
53L’apport de Pascale Molinier a donc durablement marqué la façon de penser les rapports entre travail, souffrance et éthique en clinique du travail. Les changements par elle introduits dans la théorie sont toutefois corrélatifs d’une évolution de sa propre pensée, qui s’est sensiblement déplacée entre le moment des débats avec le Cerses (cf. supra) et son ralliement (critique) aux éthiques du care. En effet, Pascale Molinier est au départ d’une audacieuse extension du concept de souffrance éthique. Elle affirme aujourd’hui que toute souffrance est d’emblée éthique :
« Se sentir écœuré parce qu’on bâcle le travail ou terrassé par la honte d’avoir accepté de nuire à autrui sont des formes de “souffrance éthique”. Plus largement, les affects de la souffrance et du plaisir sont éthiques dans la mesure où ils expriment toujours, sous une forme sensible, affective, émotionnelle, non intellectuelle, une conception de ce qui plaît ou déplaît, c’est-à-dire une conception de la vie bonne. Quand je me sens gagnée par la colère et l’impuissance, face à une employée de service qu’on humilie par exemple, mes affects expriment ma vision morale du respect. »
55On repère dans les propos rapportés ci-dessus une tendance à indexer l’éthique à l’affect, avec identification, voire rabattement, de la première sur le second. Ce que Molinier rappellera en d’autres termes dans la citation suivante « l’affect est l’indice de la valeur d’une tâche » (Molinier, 2011). Elle semble ainsi considérer l’affect comme mesure éthique de l’action : dans cette conception, les valeurs s’actualiseraient dans des pratiques concrètes et il ne saurait y avoir d’activité qui ne soit affectivement et, par conséquent, normativement chargée. Ce serait à travers l’affect que se révéleraient les valeurs éthiques, celui-ci apparaissant dès lors comme le véritable témoin de ces dernières. Toute manifestation affective correspondrait, d’après Molinier, à une vision particulière de la vie bonne, donc à une vision de l’éthique.
56On peut toutefois s’interroger sur certaines conséquences de ce raisonnement, qui se détache, du moins en apparence, des anciennes positions de Molinier. Cela, car cette conceptualisation de la souffrance semble souscrire à un naturalisme pour le moins surprenant. En faisant de la spontanéité affective le garant de l’éthique, c’est la dimension proprement sexuelle – et donc potentiellement amorale – des conduites humaines qui semble mise à l’écart. En effet, l’affect – auquel Molinier veut conférer le rôle de boussole de l’action éthique – s’alimente abondamment de cette source amorale que constitue la sexualité infantile, perverse et polymorphe. À titre d’exemple, la jouissance sadique ou la cruauté appartiennent à la catégorie des affects, à l’instar de la bienveillance ou de la prestance sollicitées par le travail de care. Si les travaux dans ce domaine s’attachent le plus souvent à rendre compte des jugements moraux à l’œuvre dans un rapport aux autres marqué par la sollicitude, en réalité, le souci, ou l’important n’ont pas a priori d’objet spécifique. Il peut porter sur n’importe quel objet et n’importe quel type d’activité. Par conséquent, nous serions alors contraints d’admettre que le plaisir à faire souffrir pourrait, au même titre que la sollicitude, fonder une conception de la vie bonne [10].
57Molinier semble ici affronter les difficultés qu’elle avait autrefois contribué à élucider (Molinier, 2002). En tenant à la fois à l’anthropologie psychanalytique et à l’anthropologie morale des éthiques du care, elle est face à un carrefour qui mène visiblement dans l’impasse, ce qu’elle avait jadis mis en évidence dans le débat avec la sociologie de l’éthique (cf. supra). L’articulation entre la première et la deuxième semble devoir se faire au prix soit d’un affadissement de la sexualité, soit d’un « moralisme » de la morale. On passe tantôt sous silence le caractère démoniaque du sexual à l’œuvre dans l’homme (quid du dégoût, de la haine, voire des accès de violence que suscite chez les caregivers la vision de corps vieillissants, malades, malpropres ?), tantôt l’on semble se priver des ressources nécessaires à la formulation d’une théorie de l’action morale.
58On pourrait logiquement s’attendre à ce que les développements récents sur l’ambiguïté du care (Hirata & Molinier, 2012) s’opposent au naturalisme éthique postulé antérieurement. Cependant, Molinier rappelle ici la représentation anthropologique de Carol Gilligan, qui considère que « l’attention aux autres et la capacité d’entrer en relation sont innées chez les humains. […] le manque d’attention est nécessairement une construction psychosociale secondaire. Nous devenons indifférents. » (Molinier, 2013, p. 63.) L’idée d’une anthropologie qui fait de l’être humain un être caring par nature figurait déjà dans certains de ses écrits antérieurs [11], mais uniquement de façon éparse. Récemment, elle semble avoir pris une autre ampleur. Pour l’instant, on peut y voir une tentative de révision de certaines prémisses qui ont orienté ses travaux antérieurs, ou un flottement épisodique faisant suite aux difficultés de conceptualisation soulevées par la problématique de la souffrance éthique.
59Au risque de figer l’évolution d’une pensée en une série de conclusions temporaires – et donc amenées à changer – autorisons-nous toutefois à formuler quelques remarques. Nonobstant des avantages considérables, l’introduction des éthiques du care au centre de la réflexion sur la morale en psychodynamique du travail paraît soulever au moins deux problèmes :
60– D’une part, faire de l’affect l’étalon de la moralité risque d’entraîner un naturalisme éthique qui fait fi de la dimension perverse polymorphe de la sexualité, conduisant du même pas à une théorie du sujet idéalisée, donc moins réaliste (Feder Kittay, 2012). En effet, comment soutenir l’idée d’une sollicitude première sans renier la radicalité de la découverte freudienne, sans renoncer à la centralité du sexuel et de sa perversité ? Que la théorie éthique ne se formule pas uniquement dans les termes de la raison ou de l’impartialité ; qu’elle mérite d’être affectée par l’expérience sensible, cela n’est point contestable. Nous souscrivons volontiers au projet d’une pensée morale qui accorde une place de choix à la sensibilité et à la voix morale de ceux qui, le plus souvent, sont empêchés de s’exprimer. Cependant, si l’on tient également aux enseignements de la clinique et de la théorie psychanalytique, le care, compris comme disposition innée, donne de la sexualité une version affadie, amenuisée, amputée de sa nature diabolique.
61– D’autre part, si la source de l’éthique est intrinsèquement liée aux particularités de l’activité, on peut concevoir autant de théories de l’éthique que d’activités différentes. Le souci du particulier, l’attention portée à la morale telle qu’elle se fait dans des situations uniques, a le mérite d’accorder du crédit aux visions morales les plus diverses. De ce fait, il revalorise la voix morale de ceux qui, usuellement, sont privés de parole, échafaudant de la sorte des théories morales alternatives à la vision dominante. Les éthiques du care réalisent ce que manquent de faire les approches traditionnelles en philosophie morale, quand elles imposent une théorie morale idéalisée par des chercheurs qui n’ont que faire du point de vue de leurs subalternes. Le particularisme revendiqué par les éthiques du care s’oppose, au demeurant, à l’universalisme défendu par les théories morales classiques. Seulement, dans cette optique, on compte autant de théories morales que de sujets (moraux ?). À l’heure actuelle, les éthiques du care ne semblent donc pas pouvoir offrir autre chose qu’une version, certes réaliste et subversive, de perspectivisme moral.
Conclusion
62Au terme de cette incursion, on s’aperçoit que le concept de souffrance éthique introduit dans Souffrance en France (Dejours, 1998a) a subi des amendements successifs depuis sa création. Ces derniers sont allés dans le sens d’un élargissement considérable et on serait presque tenté de dire que la souffrance éthique n’est plus une mais multiple. Pourtant, plutôt que remises en cause, les intuitions initiales ont surtout été enrichies par les travaux de différents auteurs. Ces derniers ont déjà le mérite d’avoir démontré que l’articulation entre éthique et activité va rarement de soi.
63Dans un premier abord, l’existence même de la souffrance éthique pourrait nous laisser croire à un modèle de l’homme naturellement bon. Un être humain qui, contrarié au niveau de ses aspirations éthiques, tomberait malade. Pourtant, cette version simpliste de l’étiologie de la souffrance éthique (reprise par certains critiques de Dejours) déforme la compréhension des décompensations psychiques dans lesquelles l’aspect éthique est impliqué. Car, la souffrance éthique n’est pas le fait, mécanique, de désagréments imposés à une prétendue « loi du cœur » (Terestchenko, 2007). Nous en tenons pour preuve les nombreux cas où les empêchements éthiques débouchent sur le silence affectif bien plus que sur le trouble de la conscience. À cela il faut ajouter que la souffrance n’est guère le destin le plus fréquent de l’action immorale : soit parce que les défenses contribuent à empêcher la perception de la prétendue immoralité, soit parce que tout simplement le sujet ne voit aucun mal dans une action pourtant condamnée par d’autres. Ce dernier cas de figure permet d’insister sur le fait, essentiel, mais pourtant facilement oublié, qu’il n’y a pas d’universalité de la souffrance éthique. Cette dernière est intimement liée au contenu du sens moral de chacun. Or, il n’y a pas forcément d’équivalence entre êtres humains à ce niveau.
64La clinique du travail représente à l’inverse une sérieuse mise en garde contre toute tentation moralisante : elle fait de nous de potentiels responsables de la réalisation du sale boulot. Elle nous renvoie, d’après la remarquable intuition de Hughes, à « la dangerosité toujours tapie en nous » (Hughes, 1962, p. 22). Ladite dangerosité a certainement trait au potentiel démoniaque du sexuel, sa perversion, son sadisme. Ici, l’introduction des données issues de la psychanalyse permet, dans le dialogue avec la philosophie morale et la psychodynamique du travail, d’épaissir la notion de souffrance éthique pour éviter d’en faire un concept moralisant. Tout, dans l’anthropologie partagée par la psychanalyse et la psychodynamique du travail, nous pousse à penser l’homme comme foncièrement amoral, du fait du sexuel. Dès lors, l’éthique relève forcément d’une conquête, d’un acquis arraché au sexuel par la lutte. De ce point de vue, la question des destins des pulsions, et leur corrélat défensif, devient centrale. Le chaînon des stratégies défensives s’avère alors indispensable pour comprendre les retournements de l’éthique en acte. Seules ces dernières permettent de joindre les deux bouts entre le malheur de la souffrance éthique et la banalité du sale boulot.
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Notes
-
[1]
« La trahison des convictions et des idéaux n’occasionne pas forcément la souffrance morale ou la culpabilité, encore moins la folie. » (Molinier, 1998, p. 65.)
-
[2]
Dans cet ouvrage, Dejours utilise l’exemple des camps de concentration nazis pour analyser les ressorts de la banalisation du mal. Il établit le parallèle, par moments, entre les processus à l’œuvre sous le troisième Reich et ses observations dans le cadre du système néolibéral contemporain.
-
[3]
Dans le même ordre d’idées, Molinier et coll. (2010) écriront, quelques années plus tard : « Cela vaut la peine d’être souligné, car on touche ici à un problème qui affecte toute réflexion qui s’organise à partir du travail des ss : le mal y est si évident (sidérant) qu’il se confond sans contestation avec le “sale boulot”, au risque d’en devenir l’exemple paradigmatique, ce qui appauvrit le concept et en rigidifie les usages. » (P. 15.)
-
[4]
« Comment font-ils donc pour s’arranger avec ces contradictions et cette souffrance éthique ? […] On retrouve ici ce que la psychologie sociale expérimentale a montré avec les théories de la dissonance cognitive. Ce qui me paraît ici devoir être souligné, c’est que c’est toujours au prétexte du travail que le sujet se défausse de sa souffrance éthique et non au prétexte de la morale : suspension de la morale au nom de la raison instrumentale. Dans la conception que je présente dans Souffrance en France, je soutiens donc deux choses : la première, c’est que les gens ordinaires ont un sens moral ; la seconde, c’est que les défenses contre la souffrance éthique parviennent à neutraliser leur sens moral, voire à inverser leurs conduites par rapport à ce qu’indique leur sens moral. » (Ibid., p. 335.)
-
[5]
« Sur quoi pourrait déboucher la notion de souffrance éthique, comment répondre à I. Baszanger ? D’abord sur la théorisation d’un conflit de rationalités : entre rationalité morale d’une part, et rationalité par rapport à la souffrance d’autre part (protection de soi et accomplissement de soi), que j’appelle rationalité “pathique” (pour insister sur l’irréductibilité de l’affectivité comme passivité ou passion radicale – qu’il s’agisse de la souffrance ou du plaisir). La tradition sociologique, depuis Max Weber, traite essentiellement du conflit de rationalités entre rationalité instrumentale et rationalité axiologique. Je pense qu’il est possible d’envisager, au plan théorique, la part qui revient, dans toute action rationnelle, à la rationalité pathique dans la composition des motifs rationnels de l’action. Cela ne va pas sans poser des questions théoriques assez difficiles vis-à-vis de la théorie psychanalytique : la notion même de souffrance éthique, si elle se dégage aisément au plan clinique, je ne sais pas l’articuler avec la théorie psychanalytique de l’inconscient freudien, et j’en suis donc resté, pour l’heure, à poser la question sans formuler de réponse. […] Je soutiens que le consentement à servir ce que l’on réprouve est incompréhensible, si l’on ne reconnaît pas le rôle de la souffrance et des défenses comme clef d’ouverture du verrou moral et du retournement du sens moral. » (Ibid., p. 335-337.)
-
[6]
« Les tâches délétères seraient donc celles qui comporteraient un empêchement de penser les questions éthiques comme condition nécessaire pour obtenir l’engagement des agents. » (Gaignard, 2007, p. 166-167.)
-
[7]
Ne vaudrait-il pas mieux dire « les conceptualisations», puisque cet article vise précisément à montrer la multiplicité des versions existantes depuis le forgeage du concept original de souffrance éthique ? De fait on serait aujourd’hui bien embêtés pour proposer un concept univoque et englobant de souffrance éthique.
-
[8]
À l’inverse, les éthiques du care appartiendraient à la catégorie des éthiques naturalisées : « Un bon candidat pour une théorie éthique naturalisée est une éthique du care. Il s’agit d’une théorie éthique qui se construit à travers un examen critique des pratiques du care. Elle s’oppose en cela aux théories de la justice, qui ont été formulées par les philosophes sous la forme d’une déduction de principes résultant d’une pure contemplation rationnelle, parfois à l’aide d’exemples hypothétiques issus de l’imagination ou en simplifiant grandement les situations susceptibles de surgir. […] Une autre façon d’exprimer cette idée consiste à dire que le care est une éthique naturalisée (c’est-à-dire une éthique que l’on développe en prêtant attention aux activités et interactions réelles et qui conçoit les normes comme inscrites dans le réel), et que les théories de la justice, au contraire, sont idéalisées (c’est-à-dire commencent par adopter ou formuler une norme éthique résultant d’un processus d’idéalisation). » (Feder Kittay, 2012, p. 126-127.)
-
[9]
Dans une certaine mesure, on pourrait qualifier le sujet moral de Souffrance en France d’« intuitionniste », puisqu’il semble équipé d’une conscience lui permettant de discerner intuitivement ce qui est moralement bien ou mal (cf. Canto-Sperber & Ogien, 2004.)
-
[10]
Ces propos sont d’autant plus surprenants que Molinier a régulièrement fait figure de mauvaise conscience auprès des différentes théoriciennes du care, en introduisant le travail, comme la sexualité, au centre du care. Ainsi, elle avertit à plusieurs reprises philosophes, sociologues et autres chercheurs, du risque d’irréalisme anthropologique compris dans une vision irénique du care : « Le care est ambigu. L’intérêt personnel, la volonté de conserver son travail, la peur des clients ou des patients, les motifs pour se soucier des autres, ne sont pas nécessairement à rechercher du côté d’une nature bienveillante ou aimante. […] L’ethos du care se forme comme disposition dans un temps second à son expérience, et encore cette disposition est-elle fragile en fonction des contextes. » (Molinier, 2013, p. 60.) Les travailleurs du care sont, comme le travailleur lambda, mus par une pulsionnalité qui se joue en grande partie de la bonté ou de l’empathie. D’ailleurs, Molinier (2013) a elle-même grandement contribué à démontrer que le travail de care est tout sauf naturel : il est, dans le meilleur des cas, un destin heureux de la lutte contre le dégoût, la répugnance, l’agressivité, qui prévalent dans la première rencontre avec les bénéficiaires du soin. La sollicitude vient après le domptage des motions pulsionnelles. En aucun cas elle ne peut se comprendre comme l’effet d’un instinct de bonté.
-
[11]
« L’éthique du care implique une autonomie morale subjective ou pour le dire autrement la capacité de juger par soi-même sur un terrain incertain où les règles établies ne s’appliquent pas. » (Molinier, 2010a, p. 107.)