Travailler 2017/1 n° 37

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Article de revue

Conclusion

Pages 219 à 226

1Certaines hypothèses formulées par la psychopathologie du travail ont été présentées aux participants du séminaire, hypothèses qui ont, non sans mal, résisté aux critiques. En retour, la psychopathologie du travail a largement profité de ces débats, tant pour l’élaboration de sa méthodologie que pour la théorie. Grâce à cette confrontation, la recherche en psychopathologie du travail pourra s’engager dans des voies qui n’auraient pas été envisagées sans ce travail interdisciplinaire.

2De leur côté, les participants d’autres disciplines ont trouvé, dans ce débat dont la psychopathologie du travail était seulement le prétexte, l’occasion de formuler des questions originales pouvant, à terme, figurer jusque dans la définition des objets de recherche de chacun. À vrai dire ces nouvelles questions ne sont pas empruntées à la psychopathologie du travail. Elles sont inspirées essentiellement par le thème central du séminaire, c’est-à-dire par la question du plaisir et de la souffrance dans le travail. La distinction est importante. Ce qui a fait travailler les différentes disciplines ici, n’est pas le thème de l’intériorité ni du sujet. Et encore moins probablement la théorie psychanalytique de l’inconscient. Plaisir et souffrance mobilisent au contraire directement les disciplines représentées dans le séminaire, sur la dimension affective du travail, dont tous s’accordent à reconnaître qu’elle ne concerne pas qu’une subjectivité singulière intéressant surtout le psychopathologiste, mais qu’elle a des effets sur le travail, sur les rapports sociaux et sur l’économique.

3Paradoxalement, on se rendra compte à la lecture de ces deux volumes que plaisir et souffrance – qu’on s’accordera à envisager conjointement aussi souvent que possible dans les problématiques et les – ont entre eux des rapports qui n’ont pas été élucidés : y a-t-il des liens entre souffrance et plaisir, indépendants des situations ? Y a-t-il des rapports d’exclusion, d’engendrement, de recouvrement, de concurrence directe entre ces deux termes ? Sauf au chapitre 5 du tome I et au chapitre 5 du tome II où la question a été explicitement posée, les débats se sont déroulés sans qu’il soit nécessaire d’éliminer le point d’interrogation !

4Il importe de souligner que la discussion n’a jamais été mobilisée uniquement sur le thème souffrance / plaisir en tant que tel. Ce dont il a toujours été question, c’était du plaisir dans le travail et de la souffrance dans le travail. C’est donc bien entre ces trois termes que s’est joué le débat, et c’est sans doute la raison pour laquelle les rapports internes du plaisir et de la souffrance ont pu rester dans l’ombre, avec peu d’élucidation.

5Au-delà de la méthode de travail adoptée par le séminaire, et de la formulation de son thème, on peut d’emblée annoncer une conclusion. Conclusion est sans doute un terme trop fort, mais il vise à signaler qu’il s’agit ici (et c’est probablement le seul cas) non pas d’une question mais d’une réponse. Le travail humain semble être un opérateur essentiel, tant de la construction sociale que de la construction psychique. Le travail apparaît de plus en plus (dans notre société) comme un médiateur irremplaçable de l’articulation entre ordre individuel et ordre collectif.

Le collectif et l’individuel

6Dans toutes les disciplines concernées par le travail, jusques et y compris la psychopathologie du travail et l’ergonomie, la dimension du collectif s’est avérée essentielle. Les débats qui ont mis la notion de collectif sur le tapis conduisent à un premier accord : pour aucune discipline le collectif ne peut être considéré comme une « entité naturelle ». Davantage : ni comme une « entité », ni comme « naturelle ». Ce point de vue conduit à s’intéresser non pas tant à la définition du collectif qu’à la caractérisation de ses modalités de construction. Le collectif n’est plus considéré comme le résultat logique, voire le reflet ou la conséquence immédiate, des contraintes objectives (qu’elles soient d’ordre économique ou technique). On ne reconnaît aucune naturalité au collectif qui doit, pour exister, se construire et se stabiliser, se défendre et se reconstruire. Les processus en cause dans cette construction sont, quant à eux, caractérisés différemment par chaque discipline. Selon les cas, on insistera sur – ou l’on privilégiera – dans le processus de construction du collectif, ce qui ressortit aux apprentissages collectifs, aux pratiques collectives, aux interactions, aux règles d’usage, aux principes d’équité, ou aux procédures défensives. Mais, dans tous les cas, on s’efforcera de montrer dans quelle pratique s’avère le collectif, et dans quelle situation il se concrétise.

7Si le collectif n’est plus considéré comme relevant d’une naturalité, on mettra aussi en doute qu’il soit une entité dont il faudrait présupposer la permanence. Le collectif se caractériserait plutôt par son instabilité et sa précarité. Et c’est pourquoi on s’intéresse d’abord aux moyens mis en œuvre par les agents pour lui donner valeur fonctionnelle et efficacité au regard des rapports sociaux de travail. À l’inverse, chaque fois que l’on sera dans l’impossibilité de fournir les arguments de son existence fonctionnelle, on parlera plus volontiers de groupe, de groupement (voire de collectivité).

8Si le collectif pose des problèmes de définition et de caractérisation, il en est de même pour l’individu. L’individu est une notion ambiguë. Il se pourrait bien que l’individu doive d’abord son existence à une reconnaissance par le collectif. Cette position du séminaire est donc opposée au point de vue qui traverse la psychosociologie, selon lequel, au contraire, le collectif résulterait plus ou moins naturellement d’un rassemblement d’individus. Aussi opposera-t-on non plus l’individu au collectif, mais cette fois l’individu au sujet. Le sujet se définit, quant à lui, à partir de son histoire singulière depuis sa naissance. Prendre en considération l’histoire passée de chaque sujet pose un problème épineux dans les sciences sociales. Si certains des chercheurs participant au séminaire choisissent de ne pas s’aventurer très loin dans cette direction, compte tenu de l’état d’avancement de la psychopathologie du travail et des disciplines connexes, en revanche tous s’accordent pour admettre qu’il y a lieu de prendre cette question en considération.

9La particularité des débats du séminaire est de mettre en avant le travail comme occasion spécifique et privilégiée pour étudier les rapports du sujet au collectif. S’il y a du sujet dans les « rapports sociaux », il serait avant tout saisissable par ses effectuations concrètes dans les « rapports sociaux de travail ».

10Ce point de vue se traduit du côté des sciences sociales par l’attention accordée à la dimension psychopathologique, à la souffrance et au plaisir engagés dans le travail.

11Du côté de la psychopathologie, ce point de vue se traduit essentiellement par des considérations sur le processus de sublimation, qui sera envisagé comme un processus non purement psychique, mais socialement situé, tant vis-à-vis des rapports de production que vis-à-vis des rapports sociaux de sexe. Et l’on développera dans cette direction la notion de résonance symbolique pour rendre compte du mode d’articulation spécifique entre histoire singulière et rapports sociaux de travail.

La chair des travailleurs

12Si chacun s’engage de façon différente dans la question du sujet, le thème de la souffrance et du plaisir intéresse de façon consensuelle les participants au séminaire. Non pas qu’il y ait accord sur la définition ou sur le contenu même de ces notions, mais plutôt parce que tous admettent que souffrance et plaisir ne sont pas que des abstractions. Ils désignent la dimension affective du travail d’une part, mais surtout ses effets concrets sur la réalité et sur les rapports sociaux de travail. Ils indiquent que le travailleur ne peut pas légitimement être réduit à une définition économique du type force de travail. Les rapports sociaux de travail sont mus par des agents qui les éprouvent. Si l’on distingue en la matière, et la souffrance, et le plaisir, c’est aussi parce qu’il y a une simplification critiquable à ne considérer que la souffrance des ouvriers par exemple ou que le plaisir des cadres. Dans l’un et l’autre cas, il y a à rechercher ce qui produit du plaisir et ce qui cause de la souffrance. Même si plaisir et souffrance ont intrinsèquement partie liée, on aura intérêt à examiner, dans un premier temps, les logiques qui se déploient à partir de la souffrance, séparément de celles qui s’organisent à partir du plaisir, jusque dans leurs effets sur les rapports sociaux de travail eux-mêmes et sur la productivité.

13À l’autre pôle, on s’intéressera spécifiquement aux conséquences singulières et subjectives de la souffrance et du plaisir au travail. Car, en définitive, ce sont bien des hommes et des femmes, en chair et en os, qui ont à souffrir (au sens de supporter) et à éprouver les rapports sociaux de travail. Si l’on envisage des interventions pratiques dans le champ du travail, c’est bien en fin de compte pour que cela profite à ces hommes et à ces femmes. Souffrance et plaisir n’ont pas que des conséquences concrètes en aval, sur les rapports sociaux de travail et sur la productivité. Ils ont aussi des effets concrets en amont, sur la santé de ces hommes et de ces femmes. Même si les liens entre souffrance / plaisir et santé sont avant tout l’affaire des psychopathologistes, cet objet de recherche intéresse aussi les autres disciplines. En effet, la psychopathologie du travail propose un certain nombre d’hypothèses sur la place du travail comme opérateur de la santé elle-même. Si le travail peut occasionner des accidents, des maladies et de la souffrance, il peut aussi donner du plaisir et conférer dans certaines situations un moyen de conquérir, de conserver ou de recouvrer la santé. De sorte qu’on admettra généralement que les rapports sociaux de travail ayant partie liée avec la santé, les sciences sociales ont à se préoccuper à leur tour non seulement du travail comme source de maladies, mais à dégager les conditions, relativement au collectif en particulier, qui peuvent faire du travail un instrument de la santé singulière.

Le dire

14Si, dans le séminaire, on considère que le travail n’est pas qu’un rapport marchand, qu’il n’est pas non plus qu’un rapport social, mais qu’il est aussi un rapport charnel, affectif et vécu, on admettra aussi que l’homme ou la femme travaillant ne sont pas qu’êtres sensibles et vivants. Ils sont aussi des êtres parlants. Chaque discipline procède de près ou de loin à une analyse sur le matériel langagier. À ce niveau apparaissent des difficultés redoutables, car ce matériel n’est pas traité de la même façon par les uns et par les autres. Pour le psychopathologiste, c’est avant tout la parole (et l’effacement de la parole) qui est privilégiée (par opposition au langage). Pour le sociologue de l’interaction, c’est la dimension pragmatique du langage qui prime.

15Mais, d’une façon ou d’une autre, que ce soit en situation ou en différé, voire à travers des transcriptions où s’intercalent déjà des tiers (comme des procès verbaux), chaque discipline puise à la parole des agents. Qu’il s’agisse de l’ergonome, du psychopathologiste, du sociologue ou de l’historien, chacun, en outre, est sensible à la dimension pragmatique du dire.

16Lorsque le sociolinguistique problématise spécifiquement ce « matériel » commun, et qu’il le constitue comme un objet théorique et non seulement comme donnée empirique utilisée par les autres disciplines, lorsqu’il fait apparaître les pratiques langagières elles-mêmes comme pratiques sociales de transformation du réel, il indique qu’elles sont agissantes et participent à la construction même du social. Mais, en même temps, il souligne qu’elles sont contraintes par des règles internes au système linguistique, mais aussi par des règles externes comme celles qui apparaissent dans la construction sociale du sens.

17Il en résulte pour les autres disciplines une interrogation plus exigeante sur la façon dont elles utilisent le langage : il apparaît qu’elles sont parfois désinvoltes et surtout qu’elles n’exploitent pas toujours assez les ressources théoriques des différents courants linguistiques et des courants sociolinguistiques. Il y a, à ce niveau, une série de questions qui ne semble pouvoir être abordée que par le truchement d’enquêtes mieux situées théoriquement qui restent à faire dans la plupart des disciplines concernées.

L’organisation du travail

18S’appuyant au départ sur des travaux de psychopathologie du travail de la fin des années 1970, la discussion portait sur une conception où l’organisation du travail fonctionnait comme extériorité et comme contrainte (technique et économique) sur l’action des individus et des collectifs. Par la suite, on a été amené à diverses remises en cause : l’organisation du travail peut être « négociée », puisqu’elle anticipe les réactions des travailleurs. Tout au moins, elle présuppose une compréhension et une prise en compte comme contrainte, ce qui oblige à penser la « contrainte » ou la domination autrement que comme pure extériorité, pure détermination objective, pure violence objective : elle ne fonctionne qu’après être entrée en composition avec le monde symbolique de l’intercompréhension.

Les sciences du travail

19Eu égard à la position carrefour du travail entre sciences humaines (et médecine) d’une part, sciences de l’ingénieur et sciences sociales d’autre part, on comprendra pourquoi on est tenté de considérer le travail comme un véritable opérateur de la recherche scientifique sur l’homme et la société ; jusques et y compris dans des disciplines comme l’ethnologie et l’anthropologie, où assurément on sous-estime actuellement son importance théorique et pratique dans l’organisation des champs disciplinaires. Car, si le travail est un carrefour, il fonctionne dans les deux sens : il accueille des convergences, mais il autorise aussi un redéploiement en direction des autres disciplines.

20Plus que d’une anthropologie du travail d’ailleurs, on souhaiterait un nouvel essor des « sciences du travail » qui pourraient contribuer de façon significative à faire progresser la description et la connaissance des sociétés.

Un paysage intellectuel de questionnement

21Pour l’heure, l’interdisciplinarité a seulement mis en avant l’intérêt heuristique du travail dans de nombreuses disciplines où, par ailleurs, les chercheurs qui le prennent pour objet se trouvent souvent trop dispersés dans des courants opérant à l’intérieur de chacune des disciplines.

22Les participants du séminaire interdisciplinaire ont trouvé, quant à eux, un terrain d’expérience commun qui les distingue des courants qui ont tendance à considérer surtout la société sous l’éclairage économique, le travail sous l’éclairage technologique et l’homme sous l’éclairage biochimique.

23Le caractère déstabilisateur et transversal du thème plaisir et souffrance n’a pu produire ses effets qu’en rencontrant un certain nombre d’orientations communes aux membres du séminaire. Le lecteur a pu se rendre compte qu’il ne s’agissait pas de communauté théorique ni de communauté épistémologique. Il s’agissait de conceptions ouvertes de la recherche et de la théorie, que l’on peut résumer comme la conjonction de deux exigences heuristiques :

  • pas d’interprétations totalisantes, lourdes et exclusives ;
  • maintien de toutes les exigences propres à chacune des disciplines : l’interdisciplinarité s’est pratiquée par cumul de ressources et d’exigences de chaque discipline, et non par des affaiblissements, des conciliations ou des pseudosynthèses, face aux approches antagoniques.

24Il en est résulté un nouveau paysage intellectuel de questionnement : les confrontations ont permis de dégager de nouveaux angles d’attaque, de nouvelles connexions de questions. Mais les explorations ne se sont pas effectuées au même degré : le paysage comporte des reliefs :

  • l’articulation de l’individuel et du collectif ;
  • des modes de fonctionnement du plaisir et de la souffrance dans le travail ;
  • des possibilités nouvelles d’enquête, reliant des modalités d’intervention scientifique, à des hypothèses sur la construction des collectifs.

25Mais, il comporte aussi des ombres, c’est-à-dire des questions urgentes scientifiquement, sur lesquelles ont été mises en évidence des insuffisances intellectuelles, sans trouver toutefois des angles d’attaque convaincants :

  • la parole dans l’entreprise : il existe un contexte de ressources théoriques très riche, en linguistique et sociolinguistique, mais émiettées et peu compatibles entre elles jusqu’à maintenant ;
  • l’articulation entre l’économique et les constructions de collectifs de travail, avec, en connexité, une remise en cause de la notion d’organisation du travail.

26Si ce paysage est à certains égards nouveau, c’est aussi et peut-être surtout parce qu’il intéresse simultanément des chercheurs venus de disciplines très contrastées, qui, faute d’avoir pu jusque-là cerner un tel paysage, ne parvenaient que bien rarement à mettre leurs réflexions en commun.

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