Notes
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[1]
C’est-à-dire des catégories réunissant des individus présentant une position subjective commune consistant à soutenir une demande (celle d’analyser et de comprendre leur rapport psychique au travail).
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[2]
Bouchard S., Être truckeur (routier), in A. Chanlat et M. Dufour, La Rupture entre l’entreprise et les hommes, Ed. d’Organisation, Paris, 1 vol. (p. 331-359), 1985.
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[3]
Abramowitch J.M., Étude ethnographique du vécu des tâches de couverture dans le Bâtiment, in C. Dejours, C. Veil et A. Wisner, Psychopathologie du Travail, 1 vol., Ed. E.m.e. (p. 102-104), 1985.
1L’enquête en psychopathologie du travail se déroule en plusieurs temps :
La pré-enquête
2Pour pouvoir débuter, une enquête doit partir d’une demande. Cette demande peut émaner d’un groupe de travailleurs non institutionnalisé, de quelques travailleurs au départ isolés, d’un groupe syndical, d’un comité d’entreprise, ou d’un chsct. Nous reviendrons plus loin sur le travail qu’implique la demande elle-même, mais pour l’instant nous nous en tiendrons à ce point qu’une demande ne peut être retenue que si elle émane des travailleurs eux-mêmes ; une demande qui ne serait pas formulée par les intéressés ne serait pas recevable.
3Lorsque la demande est reçue, il faut préparer l’enquête elle-même. Cette préparation demande généralement longtemps, souvent plusieurs mois. Il faut d’abord préciser qui va participer à l’enquête du côté des chercheurs : à savoir qu’en général il y a deux à trois chercheurs, dont l’un au moins n’est pas psychopathologiste : il peut être sociologue, ergonomiste ou économiste.
4Ensuite, il faut préciser, côté travailleurs, qui va participer : quels travailleurs s’engagent dans la recherche, combien sont-ils, et sont-ils prêts à suivre le travail jusqu’au bout ? Car l’enquête passe par un collectif constitué ad hoc et ne peut pas porter sur des individus pris isolément.
5Pendant la préparation de l’enquête plusieurs objectifs doivent être atteints :
61. Il faut réunir des informations sur le procès de travail et sa transformation ou ses mutations. Cela suppose l’accès à des documents à caractères technique, économique et scientifique.
72. Il faut avoir accès à l’entreprise, c’est-à-dire pouvoir la visiter en fonctionnement et avoir une représentation relativement précise des ateliers, des machines et des locaux correspondant aux lieux de travail des opérateurs enquêtés. On peut passer par une visite guidée officielle, organisée par l’employeur; c’est une étape intéressante, mais il faut aussi pouvoir se rendre sur les lieux du travail, guidé cette fois par un travailleur qui participe à l’enquête. Il s’avère qu’entre les deux visites apparaissent des différences considérables : la visite patronale souligne surtout l’aspect technique, la productivité. La sécurité, les innovations technologiques, etc. Tandis que la visite avec les opérateurs souligne surtout les questions de pénibilité, de danger, de contraintes, c’est-à-dire ce qui se passe du point de vue humain.
8Le but du travail documentaire sur le procès de travail et des visites d’entreprises n’est pas d’aboutir à une description objective du rapport homme/travail, comme peut viser à le faire par exemple une investigation ergonomique classique sur l’analyse du travail. L’objectif est plutôt d’acquérir la base concrète nécessaire pour comprendre de quoi parlent les travailleurs participant à l’enquête, et d’avoir à sa disposition une représentation imagée des conditions environnementales de la souffrance. L’environnement sensoriel joue en effet un rôle important dans l’expression de la souffrance et du plaisir au travail.
93. Dans un troisième temps, après le travail de documentation et de visite du site, il s’agit de procéder à une approche de l’organisation du travail. Entendons ici l’organisation réelle du travail, c’est-à-dire non de celle qui est formulée par le service des méthodes, dont cependant nous avons aussi besoin, mais plutôt de celle qui met en scène la dimension des conflits entre travailleurs et encadrement. L’histoire des luttes, des grèves, des incidents, et des situations conflictuelles en général, est importante pour avoir accès à la dimension dynamique, c’est-à-dire aux termes des négociations concrètes sur les cadences, les rythmes de travail, le commandement, la surveillance, les solidarités explicites, les divisions et les contradictions entre travailleurs ou entre groupes syndicaux, etc.
L’enquête proprement dite
10L’enquête à proprement parler se déroule sur un lieu consacré par le travail : salle du comité d’entreprise, local syndical, restaurant d’entreprise, local à vocation culturelle accueillant habituellement les réunions ouvrières etc. Elle rassemble un groupe de travailleurs qui est, donc, au fait du travail préparatoire et du but de la recherche.
- les chercheurs se présentent es-qualité, en annonçant la couleur : psychiatre ou psychanalyste, ou psychopathologiste, ayant à faire avec les malades dans une pratique clinique hospitalière en général, etc., mais présent ici non en tant que psychiatre-traitant ou expert, mais en tant que chercheur sur le lien pouvant exister entre travail et souffrance ;
- le thème de la recherche est lui aussi donné explicitement : il s’agit d’étudier quelles relations on peut éventuellement établir entre organisation du travail d’une part et souffrance psychique d’autre part. Car nous partons toujours d’une reformulation de ce qui a été donné dans la demande contextuelle, qui généralement met en avant les questions de souffrance et rarement celles du plaisir au travail. On demande donc après avoir formulé le thème, aux travailleurs, de donner leurs explications, leurs interprétations des faits qui ont conduit à la demande : quel est votre avis sur ces suicides, quelle est votre opinion sur les circonstances au moment où tels travailleurs ont été conduits à l’hôpital psychiatrique, que pensez-vous de cette affaire d’intoxication alcoolique, quelle est votre interprétation de cette consommation massive d’aspirine ou de témesta parmi les ouvriers, que pensez-vous des insomnies et des troubles du sommeil, que pensez-vous de ces maladies professionnelles ? Etc.
11Ainsi nous insistons d’emblée sur ce qui nous intéresse en psychopathologie du travail : à savoir le commentaire verbal que produisent les travailleurs sur le contenu de leur demande. Cela me permet aussi de préciser d’emblée que l’objectivité des faits ne nous préoccupe pas essentiellement. À cet égard, nous empruntons à l’inspiration psychanalytique qui préconise de s’intéresser avant tout à ce que dit le patient plus qu’à la réalité en règle déformée, de ce qui est rapporté. Par la suite, tout le travail de l’enquête porte précisément sur le repérage des retouches apportées successivement à ce commentaire initial.
12Au fur et à mesure de l’investigation, ce qui est plus particulièrement recensé, c’est le commentaire formulé par le groupe de travail. Peu importe en définitive qui est le locuteur, ce qui est important c’est ce qui fait, sinon l’objet d’un consensus, du moins l’objet d’une discussion contradictoire entre les membres du groupe de travailleurs. Certains commentaires, ou certaines hypothèses explicatives, proposés par un membre du groupe peuvent nous paraître à nous, chercheurs, particulièrement convaincantes, alors même qu’ils ne sont pas repris, discutés par le groupe. La technique consiste alors à repérer ce contraste ou ce paradoxe. Rien n’interdit que l’investigateur reprenne dans un second temps, parfois assez longtemps après, cette hypothèse abandonnée en cours de route. Dans un second temps, parce qu’il faut d’abord s’assurer que le thème ne sera pas repris spontanément par le groupe. Dans le cas, donc, où ce thème n’est pas repris, il est possible de le reformuler et de le retourner au groupe pour voir s’il va, cette fois, être objet de discussion et selon quelle modalité, ou s’il ne retient pas l’attention, une fois de plus malgré cette nouvelle tentative.
13Un effort particulier est fait pendant l’investigation par les chercheurs, pour repérer les liens existant entre les expressions de la souffrance (ou du plaisir), les expressions positives ou les silences activement respectés sur certaines zones, d’une part, et les caractéristiques de l’organisation du travail, d’autre part. Lorsque de tels liens sont repérés, qu’ils ne l’ont pas été par le groupe, il est alors possible de les proposer comme interprétation, à nouveau soumise à la critique.
14La sanction du travail n’est pas tant fournie par la reconnaissance de l’hypothèse ou de l’interprétation par le groupe que par deux ordres de faits :
- L’interprétation juste déclenche l’arrivée d’un nouveau matériel, c’est-à-dire de nouvelles thématiques de discussion, de nouvelles anecdotes, de nouveaux commentaires, qui élargissent le propos, s’enchaînent à l’interprétation (s’associent à l’interprétation), et la reprennent en lui faisant subir des transformations qu’il s’agit justement de repérer ;
- L’interprétation juste entretient la discussion, la relance, et contribue à l’élaboration collective du thème au lieu de provoquer, lorsqu’elle est mal venue, inadéquate ou fausse, un ralentissement, une perte d’intérêt du groupe, ou un arrêt de la discussion.
15Sur ce deuxième point, c’est-à-dire sur la valeur catalysatrice de l’interprétation « juste » par rapport à la continuité de la discussion, il faut faire quelques remarques. La justesse de l’interprétation ne renvoie pas à l’objectivité d’une souffrance ou à l’objectivité d’une réalité cause de souffrance. Elle renvoie plutôt à la vérité d’un rapport des travailleurs à leur travail et d’un rapport au collectif de travail. Une interprétation qui atteindrait une réalité trop brutalement, même si elle est juste en droit, pourra s’avérer inadéquate parce qu’elle paralyse le groupe et la discussion. On touche ici à la question de la déontologie de l’enquête, qui se double d’une question technique et théorique. La déontologie exige d’interpréter les défenses collectives sans pour autant faire acte de violence. Car la mise à nu de la souffrance, et de la dimension subjective de l’exploitation, peut parfois être intolérable et menacer des individus ou le groupe tout entier dans son rapport aux contraintes organisationnelles, et occasionner ensuite de sérieuses difficultés lors du retour à la situation de travail. L’interprétation idéale serait donc celle qui, démontant un système défensif, autorise simultanément la reconstruction d’un nouveau système défensif, ou un déplacement du système défensif existant, en sorte que, pourtant, un lien entre souffrance et travail ait pu être mis en évidence. Cette dimension déontologique se double d’une dimension technique dans la mesure où l’appréciation du risque de l’interprétation, ou du choix d’une formulation, passe par les chercheurs et leurs capacités de saisir les tensions psychiques excessives qui surgissent du fait de l’enquête. La subjectivité du chercheur est donc directement engagée dans la technique de l’enquête. Une des meilleures formations à cette technique semble être la pratique d’intervenants « externes » auprès d’une équipe soignante, qu’il s’agisse d’une équipe psychiatrique ou d’une équipe médico-chirurgicale. (Il s’agit de pratiques destinées à aider une équipe soignante à faire face aux difficultés spécifiques de leur travail : faire face à la folie des malades mentaux, faire face à la mort dans les services de soins intensifs et de réanimation, faire face à la souffrance intolérable des grands brûlés, etc.) Enfin, la question déontologique et technique débouche sur une question théorique : les problématiques psychopathologiques individuelles sont évidemment engagées dans l’enquête. Mais le but de cette enquête n’est ni de mettre à jour ces problématiques ni de les « traiter ». La cible de l’enquête est le rapport du collectif au travail, et les effets d’occultation des systèmes défensifs collectifs sur la souffrance, et au-delà sur le mode d’action de l’organisation du travail et ses effets pervers au regard de la santé psychique. Des interprétations qui feraient éclater au grand jour des problématiques individuelles seraient donc fausses théoriquement, par rapport à l’objet de la recherche. En revanche, si l’on parvient à s’en tenir au niveau des défenses collectives, on peut constater qu’il y a peu d’inconvénients lorsque d’une session à l’autre le groupe qui participe à l’enquête varie un petit peu en raison par exemple des quarts, dans le travail posté, ou des urgences de travail. Il s’avère que les substitutions occasionnelles de personnes ne nuisent pas à la poursuite de l’enquête.
16Pour terminer, j’ajouterai que les positions contradictoires qui apparaissent entre les travailleurs au cours de l’enquête ne sont pas gênantes et ne sont pas combattues par les chercheurs. Il est au contraire tout à fait intéressant de repérer et de respecter ces contradictions, pour les reformuler ensuite en termes de positions ou de postures différenciées qui ont généralement une valeur heuristique au regard des systèmes défensifs. Par exemple, vis-à-vis de la consommation d’alcool sur les chantiers ou dans certains ateliers de fabrication de série, il n’est pas rare d’enregistrer des positions contradictoires qui conduisent finalement à faire apparaître qu’existent des collectifs de défense structurés selon des modalités différentes à l’intérieur d’une même entreprise ou d’un même atelier.
La demande, le groupe homogène et le collectif
17En psychopathologie du travail, l’analyse de la demande est un temps important de l’enquête. Elle conditionne en fait la « faisabilité » de l’enquête. J’ai déjà dit que la source, l’origine de la demande devait être d’emblée éclaircie :
181. Qui demande ? Il faut souligner ici que la demande n’est recevable que si l’enquête doit porter sur ceux qui demandent, et non sur un autre groupe. On ne peut pas faire en psychopathologie du travail ce qui se pratique par exemple en graphologie, où l’on peut faire faire une analyse sur des documents qui appartiennent à celui qui demande, mais qui émanent d’un tiers, éventuellement non informé de ce dont son courrier est l’objet.
192. Que demande-t-on ? Cette question concerne le contenu de la demande. À ce qui est demandé, il est souvent impossible de donner suite : soit que le problème soit posé en des termes inacceptables et non négociables : par exemple lorsqu’on demande aux chercheurs de démontrer que l’usage de boissons alcoolisées ne nuit pas aux travailleurs soumis à des tâches dans des conditions de température élevée. Soit que la réponse soit donnée d’avance aux problèmes posés dans la demande : démontrer par exemple que les suicides ne relèvent pas de problématiques individuelles, mais des mauvaises conditions de travail. Au : quoi ? de la demande il faut garder le point d’interrogation, c’est-à-dire qu’il faut pouvoir être d’accord avec les demandeurs sur le fait que le lien de causalité ou la réalité du pouvoir psychopathogène d’une tâche puissent être formulés en termes d’hypothèse. Soit, enfin, que la demande porte d’emblée sur une réponse pratique : il s’agirait par exemple de trouver une solution concrète aux problèmes de certains comportements aberrants vis-à-vis de l’alcool ou de la sécurité, ou de la violence, ou de la peur, ou des malades travaillant dans le personnel, ou des médicaments et de leurs usages, ou des troubles du sommeil, ou des crises de nerfs, ou des tentatives de suicide à répétition, etc. Ces demandes concrètes « à caractère thérapeutique » ne peuvent être reçues, notre travail en psychopathologie du travail se limitant à l’analyse des situations, tandis que les solutions concrètes appartiennent aux seuls acteurs.
203. Le troisième point important du travail sur la demande concerne l’explicitation des risques qu’implique l’enquête. Ce risque est triple :
- il se peut qu’on ne trouve rien, ce qui ne veut pas dire nécessairement qu’il n’y a rien ;
- il se peut qu’on ne trouve pas du tout ce à quoi on s’attendait, mais autre chose qui pourrait avoir des effets en aval (démobilisation en cas de lutte par exemple) ;
- il y a danger enfin à faire ce type d’enquête, car on peut mettre le doigt sur les choses pénibles voire déstabilisantes au regard des pratiques collectives et des mécanismes de « l’adaptation » à la situation de travail.
214. À qui la demande est-elle adressée ? C’est le quatrième point relatif à la demande. En psychopathologie du travail, la demande ne s’adresse pas à un psychanalyste ni à un psychiatre. Elle ne s’adresse pas non plus à un militant ni à un sympathisant. Elle s’adresse à un chercheur. Du moins, il faut pour que l’enquête soit faisable que ce point soit préalablement clarifié de façon à écarter toute demande personnelle déguisée, de soins, et toute demande qui viendrait à surgir, dans ce registre, en cours d’enquête. De façon aussi à écarter toute connivence ou complaisance à l’égard du point de vue officiel ou syndical de ceux qui formulent la demande. En s’adressant à des chercheurs, et non à des sympathisants, les demandeurs doivent savoir par avance que la rigueur du travail de recherche peut conduire à des résultats faisant apparaître des contradictions avec les positions syndicales officielles. L’indépendance du chercheur est une condition spécifique du travail de l’enquête.
225. Reste le comment de l’enquête, à savoir les questions matérielles. Les chercheurs sont payés pour ce travail, que ce soit par un contrat de recherche ou par un statut de chercheur pour lequel ils sont rétribués. L’origine des rétributions doit être éclaircie même si elle n’a pas à être toujours justifiée.
23Mais, en tout état de cause, il ne s’agit pas d’une œuvre de bienfaisance, et cela doit être clairement énoncé.
24On voit que la demande requiert un travail spécifique d’explicitation. Ce faisant, une partie des questions qui vont faire l’objet de l’investigation est déjà largement mise sur le tapis dans le temps de la pré-enquête. Ce point est important, dans la mesure où le travail sur la demande a déjà des effets en amont et en aval. Pour que la demande soit recevable et travaillable, il faut donc réunir des conditions qui se conjuguent pour aboutir à la formation d’un collectif ad hoc, collectif qui se constitue pour les besoins de l’enquête, mais qui, du fait même de sa formation, induit des effets sur la situation, voire sur les rapports sociaux dans l’entreprise. La recherche est donc toujours, de facto, une « recherche-action ». Par rapport aux enquêtes classiques, notamment en économie, ou en épidémiologie, on voit que le « groupe homogène » n’est pas tant défini par les catégories objectives [1] (âge, sexe, statut social ou professionnel, etc.) que par des catégories subjectives : c’est la demande et son contenu qui définissent le collectif étudié. La limite majeure découlant de cette donnée méthodologique est, sur le plan scientifique, l’impossibilité de procéder à des enquêtes sur un quelconque groupe témoin (qui n’aurait pas de demande).
Le matériel de l’enquête
25Dans la méthodologie de la psychopathologie du travail, la partie la plus difficile sans doute à formuler concerne la définition de ce qui constitue le matériel de l’enquête. Le matériel est le résultat d’une extraction opérée au sein de ce qui a été discuté par le collectif procédant à l’analyse. L’extraction porte dans ce qui est dit, sur ce qui peut être reconnu comme « parole », c’est-à-dire ce qui est formulation originale, vivante, affectée, engagée, subjective, venant du groupe de travailleurs.
26C’est pourquoi nous accordons une valeur absolument spécifique à ce que nous avons déjà donné plus haut sous le nom de « commentaire ». À la différence de la démarche décrite par certains ergonomistes, Catherine Teiger et François Daniellou, nous ne nous intéressons pas principalement à la réalité des faits du travail, ni même à la description donnée par les travailleurs de leur travail. Car notre but n’est pas la mise à nu de la réalité du travail humain, dans ses dimensions physiques et cognitives. Notre recherche porte essentiellement sur le vécu subjectif, de sorte que nous nous intéressons surtout à la dimension du commentaire : commentaire qui inclut des conceptions subjectives, des hypothèses sur le pourquoi et le comment du rapport vécu au travail, les interprétations, voire des remarques à caractère anecdotique, etc.
27Le commentaire est donc le matériel même de saisie de la subjectivité des travailleurs. Qui plus est, ce commentaire est marqué d’une vectorisation relationnelle. Il a une visée explicative, il a un but, celui de convaincre, de renseigner l’autre sur la façon dont le collectif conçoit son rapport au travail.
28Or, le commentaire n’est pas toujours continu, il n’a pas un caractère de permanence absolu. Il tend parfois à se dissoudre dans une description qui se veut objective, opératoire, de la réalité. Le commentaire, ce serait en quelque sorte la formulation de l’activité de penser des travailleurs sur leur situation. Il est en quelque sorte ce qui marque une distanciation par rapport à ce qui est donné de l’extérieur, comme mode opératoire, mode d’emploi, édicté par les ingénieurs, l’encadrement (voire les syndicats).
29Il s’agit donc de repérer ce qui a valeur de commentaire et surtout les commentaires qui font l’objet d’une discussion et de positions contradictoires dans le groupe. Mais, dans un autre mouvement de l’investigation, il s’agit de repérer l’effacement du commentaire subjectif au profit de la description opératoire. À titre d’exemple, on peut citer ce qui se passe lorsqu’on aborde la question du danger du travail. Il est fréquent, alors, d’avoir à faire à une énumération, ou à une description, à un recensement des risques observés dans le travail. Mais, alors, il n’y a plus de commentaire, c’est-à-dire qu’il n’y a pas l’introduction dans la discussion de la dimension subjective du vécu de ces risques. Ce qui est décrit, c’est la situation extérieure, ou schématiquement, ce qu’on pourrait appeler du nom de « contrainte ». En revanche manque un commentaire qui nous indiquerait ce qu’il en est du vécu de ces risques, c’est-à-dire la parole sur l’« astreinte ». Dans un tel cas, nous aurions tendance à reconnaître l’expression d’un investissement privilégié de ce qui est du registre de la réalité extérieure à percevoir. Cette réalité est connue des travailleurs puisqu’elle est restituée dans l’investigation, mais les mots pour le dire ne sont pas des mots subjectifs. Ils sont des mots et des descriptifs peu personnalisés : on y reconnaît soit le discours officiel de la sécurité et de la prévention, soit le discours syndical, soit le discours de l’encadrement, etc., c’est-à-dire un discours standardisé, ou stéréotypé.
30S’il y a donc une connaissance « théorique » des risques, en revanche il n’y a pas le corrélat qu’on pourrait attendre et qui concernerait plus spécifiquement la perception des risques, c’est-à-dire un commentaire sur le danger. Le risque définirait, c’est d’ailleurs le terme consacré par les institutions officielles, les caractéristiques physico-chimiques, mécaniques ou biologiques de la contrainte. Le risque est supposé appartenir à la réalité extérieure objective et, de ce fait, relever de la description scientifique. En revanche, le discours officiel ne fait pas mention du danger qui renverrait davantage au versant humain des effets potentiels du risque sur la santé. La perception, quant à elle, introduit dans le commentaire la problématique du danger. Ainsi, dans ce cas, sommes-nous conduits à l’interprétation en vertu de laquelle existe un clivage entre risque et danger, entre réalité et perception de la réalité, entre description opératoire et commentaire subjectif. C’est à partir de ces données que nous avons postulé précisément qu’il y avait dans le silence du commentaire une position aussi active et spécifique qu’en présence d’un commentaire. En d’autres termes, il nous a semblé que parler du risque en termes impersonnels (officiels) pouvait être rapporté à une position d’occultation du rapport entre réalité du risque et perception du danger. L’attaque collective viserait donc la perception du risque.
31La question qui vient alors inévitablement concerne la tactique utilisée pour lutter contre la perception. On voit qu’un en moins, c’est-à-dire la disparition du commentaire dans la discussion et dans l’expression du groupe, peut avoir une grande valeur si on fait référence à cette donnée fondamentale qui structure toute l’investigation à savoir le rapport souffrance/défense. Si le commentaire s’efface, c’est, postulons-nous, qu’un dispositif défensif est mis en œuvre pour lutter contre la perception, c’est-à-dire contre le pathique, ou la souffrance. De sorte que, lorsqu’on repère cet en moins, on est aussitôt conduit à rechercher ailleurs les signes d’un dispositif défensif. On le retrouve alors facilement sous des formes classiquement reconnues par ailleurs en psychopathologie. Le « déni de perception » se double d’une inversion de la proposition relative à la perception et à la souffrance : mise en avant de toute une série de formations réactionnelles contre la peur : bravade, défi, conjuration, retournement en son contraire, etc. Et on découvre alors la défense collective de métier, qui est immédiatement verbalisée et formulée en réponse à la sollicitation du groupe sur le rapport entre risque et danger. Par exemple sous la forme suivante : la discussion tourne depuis un moment sur les risques (suit une énumération de ce qui a été dit). « Alors ! Quels sont les dangers que physiquement cela fait courir à votre santé ? » Au lieu d’une réponse directe, il peut y avoir, après un moment d’hésitation, un début de commentaire, un mouvement d’ensemble du groupe qui dévie la question posée pour s’arrêter à des considérations sur l’habileté, le savoir-faire, la connaissance, l’expérience, qui sont donnés comme suffisants pour échapper à la dimension du danger et de la peur. Plus ou moins rapidement ensuite, la discussion débouche sur des anecdotes afférentes aux conduites paradoxales et aux conduites dites « dangereuses ». Ici, nous sommes à nouveau dans un discours personnalisé, engagé, affecté, subjectif, qui a valeur de commentaire. Toute la méthodologie sur la recension du matériel consiste donc à faire ressortir le paradoxe, à coupler chaque proposition, chaque commentaire, chaque absence de commentaire, au contexte et à ce qui s’inscrit comme contradiction par rapport au thème premier. Ne tenir compte que du discours direct, ou d’un seul aspect non dialectique de la thématique envisagée, peut conduire à des interprétations trop univoques du type de celles proposées par Bouchard [2] à propos des truckeurs, ou d’Abramowitch [3] à propos des ouvriers du bâtiment (voir rapport de l’Apec pour le ministère de la Construction, et le bref compte-rendu fourni par Abramowitch au Colloque national de psychopathologie du travail). Les opérateurs en question entretiendraient selon ces auteurs, avec le risque, un rapport de plaisir, voire de jouissance, ce qui n’est pas tout à fait pareil. On y reviendra. Où se situe le passage de l’interprétation anthropo-ethnologique à l’interprétation psychopathologique ? En psychopathologie du travail, nous avançons l’hypothèse que le défi au risque est une manœuvre de dérision et de conjuration de la perception du danger et de la peur. Il s’agit donc d’un système défensif. C’est ici qu’il faudrait articuler « défense collective » avec « idéologie défensive ». L’idéologie défensive serait la reprise en positif d’une procédure défensive. C’est-à-dire une opération survenant en dernière instance, qui consiste à ériger ce qui dans le premier temps psychopathologique est une défense, de l’ériger donc en valeur et à la faire fonctionner ensuite comme s’il s’agissait d’une expression de désir. À partir de ce point, la défense se travestit en idéologie, et masque tout le mécanisme intermédiaire. La confrontation au risque se montre sous le jour d’un choix délibéré. Cela est connu en psychopathologie (et je crois en ethnologie) sous le nom de conduite ordalique, littéralement d’après Littré, « épreuve judiciaire par les éléments naturels, jugement de Dieu par l’eau, le feu ». (Littré, p. 1318). C’est cette tendance interprétative qui est à l’œuvre dans l’article sur les truckeurs, me semble-t-il.
32Si, maintenant, nous nous référons à la notion d’ordalie, on comprendra que la confrontation aux risques puisse valoir comme jouissance et non comme plaisir. La jouissance indique ici une dimension de décharge compulsive, davantage sous le primat de la pulsion de mort que sous celui de la pulsion de vie. Cela a particulièrement été argumenté dans le cas des toxicomanies.
33Pour en revenir donc à ce qui constitue le « matériel » de l’investigation en psychopathologie du travail, je dirais pour résumer qu’il est constitué par les commentaires (et les défaillances des commentaires) complétés et rattachés au contexte, en recherchant notamment ce qui vient en quelque sorte les contrebalancer ou les contredire, ces couples de contraires étant interprétés par rapport au binôme souffrance/défense (à bien distinguer du couple souffrance/plaisir).
L’observation clinique
34L’observation clinique est un matériel essentiel à l’élaboration et à la discussion psychopathologiques. Elle ne désigne pas uniquement la description des « faits observés » à l’instar de ce que l’on désigne sous ce terme dans les sciences de la nature. Les faits à observer étant subjectifs, mieux encore intersubjectifs, ce qui nous importe ici, c’est de mettre par écrit ce qui a été repéré par les chercheurs pendant le cours même de l’investigation, des mouvements qui se jouent entre le groupe de travailleurs et les chercheurs. En d’autres termes, il s’agit ici de restituer non seulement les commentaires des travailleurs sur la souffrance, mais de faire figurer et d’articuler au fur et à mesure le commentaire subjectif du chercheur, et de donner accès ainsi à la dynamique propre de l’investigation. La rédaction de l’observation se fait à partir de l’enquête elle-même, mais dans l’après-coup.
35Cette rédaction se fait aussitôt chaque séance d’investigation achevée, essentiellement à partir de la mémoire du chercheur. À l’occasion, pour retrouver la formulation précise d’un participant ou d’un chercheur, on peut se référer aux notes prises pendant l’investigation et exceptionnellement aux bandes magnétiques enregistrées. L’observation clinique n’a rien à voir avec un compte-rendu ou un décryptage des bandes magnétophoniques. L’expérience montre qu’en psychopathologie du travail, le texte littéral de ce qui a été dit ne permet pas un travail très riche d’interprétation ni de discussion. En revanche, le compte-rendu commenté du chercheur est beaucoup plus intéressant pour la discussion. Il s’agit en effet de faire apparaître, au fur et à mesure, les idées, les commentaires, et les interprétations formulées comme celles qui ne l’ont pas été, venant du chercheur qui rédige l’observation. C’est un travail qui consiste à faire ressortir et à expliciter le cheminement de la pensée du chercheur au cours de l’investigation et au contact des travailleurs. Dans l’observation, il y a bien sûr une part substantielle consacrée à la parole des travailleurs. Et ce qui est mis en exergue, c’est le travail psychique de l’investigateur, et ses effets en retour sur le développement des commentaires et de la discussion des travailleurs, au cours de l’investigation. Le but de l’observation est de faire apparaître l’enchaînement, les allers et retours, les « interactions » des protagonistes de la recherche entre eux (c’est-à-dire entre les chercheurs), et les travailleurs ; la circulation, les dérives, les réactions surgissant de part et d’autre. Une observation est d’autant plus intéressante et utilisable qu’elle fait mieux connaître le cheminement du chercheur, in situ.
36Ce compte-rendu « vivant », commenté, subjectif, est d’une nature bien différente d’un compte-rendu visant l’objectivité. L’observation clinique porte donc plus encore que sur les faits observés, sur les instruments subjectifs de l’observation.
37Dans une telle enquête, généralement faite par plusieurs chercheurs, il y a deux façons de procéder : ou bien un seul des chercheurs rédige l’observation qui sera ensuite soumise aux autres investigateurs. Ou bien, chaque chercheur rédige son observation. Le mérite de cette deuxième méthode est de faire apparaître d’emblée les interprétations divergentes qu’il est plus facile de faire travailler ensuite systématiquement les unes contre les autres. Les contradictions demeurant entre diverses versions interprétatives, qu’elles émanent de la multiplicité des observations ou de la discussion d’une observation unique, seront alors consignées dans le « rapport » qui sera remis aux travailleurs ou elles apparaîtront sous la forme de questions. Une des versions pourra faire consensus tandis que les autres seront rejetées. S’il s’avère que plusieurs versions sont soutenues simultanément par le groupe, malgré leur caractère contradictoire, on cherchera alors à savoir s’il n’existe pas au sein du collectif de travailleurs des sous-groupes qui produiraient des rapports différenciés à la situation de travail (c’est-à-dire des formules défensives multiples comme je l’ai déjà indiqué plus haut).
38L’observation clinique a de plus l’avantage de pouvoir être soumise à la discussion de chercheurs qui n’ont pas directement participé à l’enquête. Le matériel de l’interprétation en psychopathologie du travail, c’est donc une observation commentée. On objectera probablement qu’avec ce type de matériel on est loin de la saisie objective de la parole et du vécu des travailleurs. C’est sans doute vrai, mais il faut aussi tenir compte du fait que la souffrance, le plaisir, le vécu, l’affect, et la dimension subjective en général ne peuvent jamais être saisis qu’à travers la subjectivité d’un destinataire du discours. Le travail d’objectivation se trouve ainsi déplacé de l’objectivation du dire des travailleurs, à l’objectivation de l’intersubjectivité.
39Comment se joue alors la contestation scientifique ? L’intersubjectivité implique-t-elle l’unité, l’originalité absolue ? Rend-elle impossible toute argumentation et toute contestation ? Non pas. À la lecture d’une observation, il est possible que naisse l’idée d’une autre interprétation que celle donnée par le rédacteur. Dans ce cas, les interventions du chercheur auprès du groupe investigué paraîtront peut être inadéquates. Si tel est le cas, dans le cadre de la nouvelle interprétation proposée, il devient possible d’argumenter pourquoi l’intervention paraît inadéquate, mais il devient possible aussi de faire ressortir à la lumière de la nouvelle interprétation pourquoi cette intervention a les effets qu’elle a eus sur la dynamique intersubjective. La nouvelle interprétation, pour être retenue, doit avoir une valeur heuristique supérieure à la première et être plus économique que celle-ci. L’intérêt de l’observation est aussi de rendre transparentes les bases sur lesquelles ont été proposées les interprétations. Ce matériel clinique qui porte donc essentiellement sur la relation du groupe avec l’investigateur a l’avantage, donc, de pouvoir être reprise par d’autres chercheurs qui pourront à la lumière de leurs propres enquêtes proposer de nouvelles interprétations de l’observation. Cela est d’ailleurs une pratique fréquente en psychopathologie et pas seulement en psychopathologie du travail. On en connaît d’illustres exemples notamment à propos des observations de Freud avec l’homme aux loups, l’homme aux rats, et le petit Hans, qui continuent d’alimenter la discussion et les interprétations. On notera que, dans ces cas, en effet les objections et les reconstructions ou les ré-interprétations portent toujours et sur le récit littéral donné de la parole du patient par Freud, mais aussi sur l’attitude de Freud et ses réponses ou ses interprétations. Cela n’est pas un travail académique, mais bel et bien un travail d’interprétation, comme en témoigne par exemple la ré-interprétation du cas du petit Hans et de l’homme aux loups par Nicolas Abraham et Maria Torok, ré-interprétation qui conduit à terme à une conception nouvelle des phobies qui, de l’avis de la plupart des psychanalystes actuels, est d’un grand intérêt tant sur le plan de la direction de la cure et de la technique d’interprétation que sur celui de la théorie psychanalytique.
La méthode d’interprétation
40La souffrance et le plaisir étant des données essentiellement subjectives, il serait illusoire de vouloir les objectiver. Ces données passent, tant dans leur description que dans leur repérage et dans leur formulation, par la subjectivité du chercheur. Ce dont il s’agit de rendre compte, c’est de l’écart existant entre parole des travailleurs et expérience du chercheur. Le but est de mettre en forme ici ce qui, pour le chercheur, dans la rencontre avec les travailleurs, lui paraît étonnant, surprenant, incompréhensible, pénible, angoissant, agressant, etc., par rapport à l’expérience qu’il possède par ailleurs et qui procède de sa pratique clinique, individuelle, psychiatrique, psychanalytique, ou en psychopathologie du travail sur d’autres terrains. C’est-à-dire par rapport à l’ensemble du corpus psychopathologique. Il s’agit aussi de rendre compte de cette tension qui surgit subjectivement du fait de l’écart entre la position qu’implique le fait d’être travailleur de telle entreprise, par rapport à la position qu’implique, chez le chercheur, de ne pas être dans une position similaire à celle des travailleurs auprès desquels se fait l’enquête. Cela suppose à notre avis que le chercheur puisse tenir une position stricte de chercheur, c’est-à-dire une position tierce par rapport aux travailleurs qui participent à l’investigation et à l’analyse de la situation. En tout état de cause, le chercheur ne peut se situer que comme interlocuteur et non comme expert. C’est à notre avis cette position tierce qui rend possible l’ouverture à une « parole » sur la souffrance et le plaisir, parole qui soit susceptible d’une écoute, et d’une interprétation. C’est parce qu’il est clair que le chercheur est différent d’eux, qu’un travail de formulation, de verbalisation, d’expression, et d’élaboration, est potentiellement faisable. Si ce travail émanant du collectif de l’enquête est possible, c’est aussi parce que, dans une position différente des travailleurs, le chercheur est quelqu’un qui ne sait pas, auquel on accepte éventuellement de s’adresser pour lui expliquer et lui faire comprendre ce qu’il ignore. Ce mouvement s’avère fécond lorsque les travailleurs s’entendent dire au chercheur des choses qu’ils ne savaient pas de la même façon jusqu’à ce qu’ils les aient dites ainsi à l’intention d’un tiers.
Validation et réfutation
41C’est évidemment la question fondamentale. La validation se fait généralement à deux reprises : d’abord pendant l’enquête elle-même, ainsi que nous l’avons déjà dit à propos du déroulement même de l’investigation ; à savoir que les élaborations, les interprétations, les hypothèses, les thèmes, les commentaires, sont donnés au fur et à mesure de la discussion et qu’ils font déjà l’objet d’un rejet ou d’une reprise (éventuellement élargie par l’apport d’un nouveau matériel d’analyse). Autrement dit, la continuité même de l’investigation, sa poursuite, l’investissement soutenu des parties pendant l’investigation, forment le temps premier de validation des interprétations.
42En général il y a un deuxième temps : à savoir qu’avec les travailleurs qui ont déjà participé à l’enquête, éventuellement avec la participation d’autres travailleurs qui se joignent plus tard au groupe, se tient une autre session spécifiquement organisée pour restituer une synthèse des résultats, des observations et des interprétations, cette fois clairement ramenée au rapport souffrance/organisation du travail. Une nouvelle discussion a lieu éventuellement après remise d’un rapport préalablement fourni aux travailleurs pour analyse critique. Là encore, on peut évaluer les réactions des travailleurs et procéder à des modifications, et des corrections du rapport final.
43Avec un tel processus, on a accès à une validation ou à des invalidations provenant du collectif des travailleurs, ce qui n’est déjà pas rien. Reste la question de la réfutation au niveau strictement scientifique, c’est-à-dire dans la communauté scientifique. Cette réfutation est possible par l’intermédiaire essentiellement de contre-enquête, pouvant produire d’autres interprétations et d’autres résultats, qui ouvrent alors directement sur les débats théoriques internes à la psychopathologie du travail.
44Reste à savoir si une réputation est possible à partir d’autres disciplines, ou à partir d’autres enquêtes émanant de disciplines ou de méthodologies différentes de celles qu’on utilise en psychopathologie du travail. Nous avons de bonnes raisons de penser qu’une critique est possible à partir d’autres disciplines.
45Il semble que la critique peut surtout porter au niveau théorique, et au niveau méthodologique, mais pas souvent sur le matériel clinique directement.
Méthodologie et théorie en psychopathologie du travail
46Il est clair que la psychopathologie du travail s’appuie sur un modèle de l’homme et de la subjectivité qui est emprunté à la psychanalyse. Ce modèle est en permanence sous-jacent dans l’enquête et dans le travail d’interprétation, dans la mesure où ce dernier s’alimente, entre autres, à la mise au jour des contradictions et des anomalies repérées dans la clinique du collectif de travailleurs, par rapport à ce que nous avons comme expérience de l’homme dans la pratique psychiatrique, psychothérapique et psychanalytique. Un des axes est donné précisément par ce qui, du sujet, trouve à se jouer et à s’exprimer sur le théâtre du travail ; et ce qui a contrario semble en être exclu, ou seulement contenu, enserré, étriqué, réprimé. Nous avons pour base l’idée que la souffrance et le plaisir sont, à leur origine, issus d’un rapport singulier à l’inconscient, et que c’est dans le jeu entre préconscient et inconscient que se négocient les rapports de plaisir, de souffrance, de désir, et de santé mentale, voire de santé physique si on se réfère aussi à la psychosomatique.
47L’autre idée qui soutient notre méthodologie, c’est que nous ne connaissons pas de souffrance ni de plaisirs objectifs. Dans l’ordre de l’objectif, nous ne connaissons que des dysrégulations et des retours à l’équilibre, mais ce registre ne nous apprend pas grand-chose du vécu subjectif qualitatif. Notre principe d’investigation, d’analyse et d’interprétation, c’est que ces notions ne peuvent être saisies que dans des relations intersubjectives. La psychopathologie n’est pas, peu ou prou, assimilable à l’éthologie.
48Enfin la parole est le médiateur privilégié de cette relation, et c’est sur elle que travaille la psychopathologie du travail. Cela étant, la parole doit être ici entendue non comme une suite de mots, mais comme un acte. Acte de parole impliquant un acte de penser qu’il faut différencier de l’activité de penser au sens où l’entendent les cognitivistes. À travers l’enquête en psychopathologie du travail ce qui est visé, c’est donc la possibilité des acteurs de penser leur situation, leur rapport au travail, et les conséquences de ce rapport sur le hors-travail, et sur leur vie tout entière, c’est-à-dire de prendre pied dans la dialectique acteur-sujet.
49Ce faisant, ce qu’il s’agit d’étudier, c’est la place des sujets dans le rapport au travail et plus précisément l’espace laissé au sujet pour se servir du travail comme « résonance métaphorique » à la scène de l’angoisse et du désir, ou au contraire les entraves que le travail oppose à cette résonance métaphorique, car c’est, semble-t-il, un élément déterminant du pouvoir structurant ou déstructurant du travail au regard de l’économie psychique des travailleurs.
Notes
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[1]
C’est-à-dire des catégories réunissant des individus présentant une position subjective commune consistant à soutenir une demande (celle d’analyser et de comprendre leur rapport psychique au travail).
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[2]
Bouchard S., Être truckeur (routier), in A. Chanlat et M. Dufour, La Rupture entre l’entreprise et les hommes, Ed. d’Organisation, Paris, 1 vol. (p. 331-359), 1985.
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[3]
Abramowitch J.M., Étude ethnographique du vécu des tâches de couverture dans le Bâtiment, in C. Dejours, C. Veil et A. Wisner, Psychopathologie du Travail, 1 vol., Ed. E.m.e. (p. 102-104), 1985.