1La psychopathologie, vous le savez sans doute, est dans une passe difficile. Elle est sinon menacée du moins très isolée par les autres disciplines. Les contradictions et les critiques qui l’atteignent ne sont pas nouvelles en soi. Mais l’argumentation critique se transforme.
2Du côté des sciences biologiques d’abord qui, à partir de leurs positions déterministes, et parfois réductrices, colonisent plus activement que jamais la sphère des comportements, de la pensée et de la vie psychique, à partir notamment des découvertes récentes des neurosciences, au premier rang desquelles on trouve la neurochimie. En vertu d’un modèle de « l’homme neuronal », une psychiatrie dite « biologique » prend une position dans le champ de la clinique, inquiétante en raison de la négation radicale de toute signification subjective de la maladie mentale, et de la fermeture de toutes les questions que les malades mentaux peuvent poser à l’ordre social, ou à leurs interlocuteurs.
3À l’autre pôle, la psychopathologie est contestée par les sciences sociales, les comportements étant cette fois conçus comme le résultat des rapports de force et de pouvoir, et des rapports sociaux, dont l’intériorisation se ferait à l’insu des individus qui seraient agis par des forces extérieures, plus qu’ils n’agissent à partir de leur volonté, ou de leur désir propre.
4Prise en sandwich entre ces deux types de critique, la psychopathologie n’est certes pas morte, mais elle est gravement isolée, elle n’a plus de relais hors de son territoire propre. La psychopathologie classique n’intéresse même plus les médecins ni les jeunes psychiatres, et la psychanalyse ne bénéficie plus de l’effet de mode qui a contribué, dans les dernières décennies, à susciter l’intérêt des chercheurs d’autres disciplines. La psychopathologie a tendance à se refermer sur elle-même et à s’appauvrir.
5Si ce séminaire a pu être organisé, c’est que certaines personnes influentes au sein du Cnrs et du département des Sciences de l’homme et de la société, nommément Yves Duroux et, au Pirttem, Alain d’Iribarne, ont eu l’idée insolite, par les temps qui courent, de soumettre à des chercheurs appartenant à plusieurs disciplines une approche psychopathologique assez récente qui serait susceptible, éventuellement, d’alimenter une discussion interdisciplinaire, en raison principalement de son champ : l’homme au travail.
6Si vous êtes là aujourd’hui, c’est que vous faites preuve d’un minimum d’indulgence qui rend possible l’ouverture d’un débat. Nos échanges, s’ils se déroulent sans trop de difficulté dans les mois à venir, seront d’une importance cruciale pour cette nouvelle approche, qui est à la recherche de sa légitimation.
7Si la psychopathologie du travail sort sans trop de dommage de ce séminaire, elle aura probablement un avenir scientifique, car elle sera enrichie, alors, des multiples questions qui auront été posées par vous pendant nos réunions. En revanche, si la psychopathologie du travail sort mal en point de ce séminaire, c’est probablement qu’elle est condamnée à la disparition à brève échéance.
8Sur cette invitation à participer à une exécution capitale, je pense que les chercheurs que vous êtes ne pouvez que vous sentir en appétit. J’espère que ce sera un prétexte utile à susciter votre intérêt pour ce séminaire.
9Pour revenir un peu en arrière sur ce que j’ai dit tout à l’heure de l’isolement de la psychopathologie, je nuancerai un peu mon point de vue en disant que, c’est du moins mon impression, en dépit des contradictions sérieuses qui opposent nos investigations, nous partageons peut-être quelques préoccupations communes. À savoir : comment évoluent les rapports sociaux, et dans quelles conditions les travailleurs peuvent-ils intervenir sur cette évolution ?
10Il me semble que nous nous poserons aussi, implicitement du moins, la question de savoir : Dans quel dessein faire évoluer ces rapports sociaux, et pour le bénéfice de qui ? D’une classe, de collectifs, ou d’individus ? Et nous ne pouvons, dans cette perspective, qu’évoquer des questions d’éthique, et j’espère que nous aurons l’occasion de le faire explicitement un peu plus tard. Outre ces deux interrogations, il reste au-delà du pourquoi et du pour qui, à se demander : Qui est en position de faire évoluer les rapports sociaux ? Et, enfin, comment font-ils pour peser sur cette évolution ?
11C’est sur ces deux dernières questions que la psychopathologie du travail a peut-être des réponses propres, qui ne sont certes pas concordantes avec les réponses que vous pouvez proposer à partir de vos disciplines. C’est la raison pour laquelle il pourrait être intéressant de vous les soumettre.
12Ces questions, je suppose qu’elles peuvent vous paraître surprenantes de la part d’un psychopathologiste qui a plutôt tendance à chercher des interlocuteurs dans le champ propre de l’étiologie des maladies mentales.
13C’est qu’en matière de psychopathologie du travail, la démarche est un peu inhabituelle par rapport aux sciences de l’Homme. En effet, le champ propre de la psychopathologie du travail est bien celui de la souffrance, de son contenu, de sa signification, et de ses formes. Mais aussitôt que l’investigation, la description et l’interprétation ont été formulées, les conséquences pratiques ne débouchent pas sur des actes thérapeutiques. À la souffrance que dévoile la psychopathologie du travail il n’y a pas de sanction psychothérapique. Pour autant que la grille de l’interprétation soit fournie par le conflit spécifique qui oppose le fonctionnement psychique à l’organisation du travail, les interventions ne se font pas en direction des individus isolés qu’il s’agirait de soigner, mais en direction de l’organisation du travail qu’il s’agit de transformer.
14En cela je ne fais, pour l’instant, que reprendre le propos d’Yves Duroux dans son exposé introductif au Colloque de psychopathologie du travail de septembre 1984.
15J’ajouterai pour ma part que, dans la perspective des investigations en psychopathologie du travail, la dynamique qui est suggérée s’appuie sur une action de déverrouillage du rapport des hommes à l’organisation du travail, qui vise essentiellement le collectif du travail et non les individus pris un par un.
16La psychopathologie du travail, je l’ai dit tout à l’heure, s’intéresse donc à la souffrance des travailleurs. Mais cette souffrance, ainsi que j’ai essayé de le faire apparaître dans les enquêtes que je vous ai proposées sur le renseignement téléphonique, le bâtiment, et les process pétrochimiques, ne nous est pas livrée directement, telle quelle. C’est que, pour faire face à ces deux souffrances cardinales du travail que sont la peur et l’ennui, les travailleurs élaborent des procédures défensives.
17La souffrance ne peut être saisie qu’au travers des défenses, au point que la psychopathologie du travail s’intéresse finalement davantage aux défenses qu’à la souffrance en tant que telle, sur laquelle cependant je reviendrai plus loin.
18La vocation première de ces défenses, c’est donc de résister psychiquement à l’agression que constituent certaines organisations du travail. Seulement, l’affaire se complique singulièrement du fait que, si ces défenses sont efficaces, elles parviennent à dissimuler, plus ou moins, la souffrance en question, à la conscience des travailleurs.
19Plus même dans certains cas. Les défenses difficilement et savamment élaborées par les travailleurs du bâtiment parviennent à leur faire ignorer la peur. La défense collective de métier, qui peut aller parfois jusqu’à intégrer la consommation collective d’alcool, stabilise le rapport des hommes au danger. Les défenses permettent certes aux ouvriers de résister aux conséquences de la peur, mais en même temps elles sont un système relativement coercitif exercé par le collectif sur ses membres, conduisant parfois à l’exclusion de collègues de travail impénitents.
20Les défenses, dans cette perspective, sont peut-être le relais de ces processus que certains appellent, dans d’autres disciplines, intériorisation.
21Les défenses ont donc potentiellement des effets d’adaptation, pris cette fois au sens péjoratif du terme. En donnant accès à l’adaptation aux risques, les défenses entravent au moins partiellement la prise de conscience des rapports d’exploitation.
22Plus encore, car, ainsi que vous avez pu le lire à propos des industries de process par exemple, les systèmes défensifs peuvent faire l’objet d’une exploitation spécifique par l’organisation du travail. Les idéologies défensives des opérateurs des industries de process conduisent à souder le collectif de travail, à stimuler la coopération ouvrière, et à extorquer des savoir-faire (les ficelles) qui sont directement réinjectées dans le procès de travail et la productivité.
23Ce phénomène de l’exploitation de la souffrance et des défenses au profit de la production est assez répandu. On le retrouve aussi bien dans le process que dans le Bâtiment et les Travaux publics, mais aussi dans les tâches répétitives. L’exaspération des travailleurs ou des opérateurs par l’encadrement conduit, dans certaines limites, à des processus compulsifs d’auto-accélération directement exploitables. Lorsqu’on observe les travailleurs soumis à cadence, on constate que tous, immanquablement, connaissent périodiquement des phases d’auto-accélération. On le voit aussi très bien dans les groupes semi-autonomes, où pourtant on a tenté d’occulter les contraintes de cadences. C’est que, dans ce cas, la somme des opérations recomposées par l’enrichissement ne constitue nullement un nouveau métier. L’enchaînement des gestes est dicté implicitement par la cuisinière ou le moteur qu’il s’agit de monter. Les outils non plus ne sont pas laissés au choix ni à l’adaptation de l’opérateur.
24On note qu’une fois passé le plaisir transitoire de découvrir une nouvelle situation de travail, les ouvriers rompus au montage n’ont plus d’autre espace de liberté pour inventer quelque chose que de chercher des procédures qui leur permettent d’aller plus vite. Ils s’auto-accélèrent, collectivement, et le groupe pris de frénésie exerce bientôt un pouvoir sélectif sur les traînards, « intériorisant » ainsi compulsivement l’injonction organisationnelle, même si cela conduit à l’absurde.
25Là encore la coopération ouvrière, comme d’une façon absolument générale, le procès de construction par les ouvriers de l’organisation réelle du travail, (bien différente comme le montreront F. Daniellou et C. Teiger de l’organisation prescrite), sont dans un rapport étroit avec les procédures défensives contre la souffrance résultant de l’affrontement à l’organisation du travail.
26Nous avons donc l’enchaînement suivant :
- souffrance,
- défense protectrice,
- défense adaptative,
- défense exploitée.
27Vient alors inévitablement la question de l’aliénation. Aliénation par le travail, et par l’organisation du travail. La question est très sérieuse, me semble-t-il, car la souffrance apparaît ainsi comme bivalente. C’est à cause d’elle, du point de vue du psychopathologiste, qu’il y a lieu de transformer l’organisation du travail. Disons que c’est pour « l’alléger ». Connotation éthique implicite. Mais, en même temps, la souffrance peut générer un processus d’aliénation, antitransformation, « conservateur » si l’on peut dire.
28Se trouve ainsi dégagé un triangle : souffrance/défense/aliénation, qui réamorce à son tour la souffrance et la crise d’identité.
29La question est alors posée des conditions d’une action collective sur l’organisation du travail. Car, dans la situation où s’exerce l’exploitation maximale, la souffrance et les défenses ainsi que l’aliénation risquent aussi d’être maximales. Les plus exploités seraient donc dans une situation singulièrement difficile pour élaborer mentalement, voire politiquement, leur rapport à l’organisation du travail. Ce qui conduirait, peut-être, assez souvent, hors la soumission, à des explosions, relayées par des projets portant sur l’organisation du travail, insuffisamment construits et conséquents, contribuant peut-être à faire déraper la négociation sur les salaires plutôt qu’à la maintenir au plus près de l’organisation du travail elle-même.
30L’autre avatar de la souffrance exploitée étant la construction de projets renonçant à l’affrontement direct sur le terrain même de l’entreprise, comme l’ont été les projets utopistes des phalanstères et autres Icarie dont parle Rancière, ainsi que leurs résurgences périodiques au cours de l’Histoire.
31Après ce démontage schématique des avatars de la souffrance dans les organisations du travail restrictives pour la libre articulation de l’organisation mentale (et de ce qu’elle cristallise au regard des histoires singulières), avec l’organisation du travail, après ce démontage, donc, je voudrais maintenant dire quelques mots sur d’autres destins de la souffrance qui semblent échapper à la logique de l’aliénation. Dans le cas des pilotes de chasse, par exemple, l’organisation du travail puise directement à la source du désir et de l’histoire des relations infantiles précoces des pilotes. Le recrutement des pilotes, réalisé par un jeu subtil de sélection – formation-sélection –, dont une bonne part est implicite, vise directement l’inconscient, qui va servir ici de « nerf de la guerre ». Ce qui est important, c’est l’adverbe « directement » qui veut souligner la continuité entre désir inconscient et contenu du travail, c’est-à-dire contenu significatif, à savoir plus encore que l’acte guerrier, la compétence à piloter et à voler. La guerre n’est ici que prétexte à la poursuite d’un jeu d’enfant. Suprême subversion de la violence et de la destructivité par le processus de sublimation qui désexualise la pulsion en lui donnant issue dans le champ social, même et surtout en temps de paix. Le pilote de chasse qui attaque un ennemi volant ne fait pas la guerre, il joue à la guerre ! Proposition pour le moins étonnante, attestée pourtant par la puérilité, et l’innocence relative de ces « chevaliers du ciel » lorsqu’on les rencontre à terre.
32Qu’en est-il ici de la souffrance ? Eh bien, la souffrance c’est avant tout celle qui vient de l’histoire infantile du pilote, nommément de sa maladie d’idéalité, c’est-à-dire de cette relation névrotique assez grave entre la mère et l’enfant qu’il était. Le travail, c’est-à-dire : piloter un avion seul, c’est aménager une autre scène, un autre théâtre, aux fantasmes et aux conflits qui leur ont donné naissance sur la scène intrapsychique. Le champ social est directement investi par l’exigence de travail qu’implique toute pulsion. Le champ social devient lieu privilégié de renégociation par le sujet de son histoire singulière. La souffrance (à partir de son origine intrapsychique) est relayée par les impératifs et les enjeux de la mission aérienne. Dans ce cas, le travail est un instrument de plaisir et d’équilibre psychique, voire somatique, comme je le suggère dans le compte-rendu de l’enquête.
33Ce qui me semble important ici, c’est donc cette articulation en continuité de la souffrance venue du passé, avec la souffrance actuelle venue de la situation de travail. Donc, il y a, comme dans les cas précédents du bâtiment et des travaux publics, du process, ou de la chaîne, de la souffrance dans le rapport au travail. Mais, dans le cas de l’aviation de chasse, la souffrance occasionnée par le travail fait écho [2] à la souffrance conflictuelle, tandis que chez les manœuvres du bâtiment et travaux publics, il n’y a pas de choix vis-à-vis du travail ni de ses enjeux, et la souffrance qui résulte de l’affrontement à l’organisation du travail est désarticulée. Elle s’ajoute à la souffrance intrapsychique, dans le pire des cas elle la redouble, mais ne lui donne qu’un faible espace de négociation (celui qui sépare organisation prescrite et organisation réelle du travail). Dans d’autres cas, elle n’a tout simplement aucun rapport avec la souffrance conflictuelle, mais elle gêne la négociation de cette souffrance dans le champ social. En d’autres termes, elle verrouille les processus de sublimation. Toute invention du pilote de chasse dans son mode opératoire lui est directement profitable : elle améliore son confort, mais aussi sa performance, de sorte qu’elle profite aussi à son avancement. C’est exactement l’inverse dans les autres cas où elle conduit à une opération de récupération, d’exploitation et de domination.
34Donc, ce qui différencie fondamentalement les destins de la souffrance dans les deux cas, c’est que, chez les pilotes de chasse, la défense requise est la sublimation, défense psychique qui ménage des ouvertures nouvelles à la dialectique désir-souffrance, alors que, dans les tâches déqualifiées, les défenses contre la souffrance – répression pulsionnelle, autoaccélération, ou idéologie défensive de métier –, expulsent pour une part le sujet de son désir et favorisent la logique de l’aliénation dans la volonté de l’autre.
35Une question que je souhaiterais donc soumettre consiste précisément à examiner comment la relation entre souffrance et travail, voire entre défense et travail, intervient dans la dynamique de transformation des rapports sociaux.
36À quelles conditions doit répondre la dialectique souffrance-défense pour ouvrir sur une action de transformation de l’organisation du travail ? La sublimation est-elle la seule défense vraiment féconde, ou bien est-elle seulement plus favorable à l’action sur l’organisation du travail ?
37Il me semble que ce qui nous intéresse le plus ici, c’est probablement l’ordre collectif dans l’action sociale. Vous pourriez peut-être penser à partir des exemples que j’ai cités que j’oppose non seulement aliénation et sublimation, mais aussi ordre collectif et ordre individuel.
38C’est que, dans l’enquête sur les pilotes de chasse, je n’ai traité que le rapport individuel d’implication du désir dans le travail. En fait, le travail, là comme partout, engage aussi un collectif. Il s’agit de façon provisoire de la patrouille et de façon plus permanente de l’escadrille et de l’escadre. Le collectif est bel et bien considéré, mais selon une économie différente de celle du bâtiment par exemple. En effet, chez les pilotes, le collectif se constitue par des relations de rivalité, de concurrence, mais aussi de solidarité, et de coopération, jusques et y compris, malgré certaines contradictions avec l’encadrement, sur la question de l’organisation du travail : le chef d’escadrille, le chef de patrouille, l’officier de sécurité, tous coopèrent avec le groupe des pilotes. Il est à noter, de plus, que les fonctions sont interchangeables dans certaines limites, et que chacun peut être chef de patrouille, en fonction de la nature de la mission et des exercices, des effectifs présents ; il en est de même pour l’officier de sécurité qui tourne, etc.
39Cette coopération qui n’exclut donc nullement les contradictions (hiérarchie, rivalités, etc.) est spécifique de ce type de collectif construit à partir de gens de métier. Ce qui est différent par rapport aux autres collectifs, c’est :
- Sa structuration dans un rapport de continuité avec les désirs individuels.
- La dynamique par rapport à l’organisation du travail, qui n’est pas seulement imposée de l’extérieur aux opérateurs, mais qui fait l’objet de négociation, d’adaptation, d’interprétations de la part de ces mêmes opérateurs, avec éventuellement des alternances de fonction, selon les effectifs présents et les aptitudes spécifiques de chacun, donc avec une sorte d’autorégulation, par le collectif, de la division des tâches.
40Il me semble que cela peut être rapproché de l’article de D. Cru sur la langue de métier chez les tailleurs de pierre qui ouvre en la matière des perspectives originales sur l’articulation du désir individuel avec la pratique collective autour des notions qu’il précise de « collectif » et de « métier ».
41Dans certaines conditions, dégagées par D. Cru, le collectif organise les désirs individuels. La langue de métier joue ici un rôle important.
42On voit que ce type de collectif n’est pas réservé aux seules élites, et qu’il peut se structurer dans de nombreuses situations de travail qui ne sont pas forcément exceptionnelles.
43Ainsi donc, il est peut être possible de différencier à partir de deux jeux de défense (la sublimation et la répression des pulsions) deux types de collectif. S’ils ne doivent pas être radicalement opposés, ils présentent cependant des caractéristiques faciles à distinguer.
44La question qui vient ensuite consiste plus précisément à voir si, vis-à-vis des rapports sociaux et de l’organisation du travail, les deux types de collectif ont le même impact et le même pouvoir.
45Vus du côté de la psychopathologie du travail, les collectifs se construisent à partir des défenses contre la souffrance, qu’ils mettent en commun, au point d’aboutir à des systèmes défensifs spécifiques de l’ordre collectif et non assimilables à ce que l’on connaît des défenses dans l’ordre mental individuel.
46Les désirs quant à eux ne sont, selon cette approche, pas collectivisables : mais les défenses le sont.
47Si les collectifs issus de la défense par la sublimation entretiennent, peut-on dire, un rapport de relative continuité avec le désir, les collectifs issus des défenses strictement adaptatives ont plutôt tendance à briser l’expression du désir.
48C’est que la sublimation, à la différence des autres défenses, assure, vis-à-vis de la souffrance une issue pulsionnelle, non délabrante pour le fonctionnement psychique et somatique, alors que la répression est limitante pour le jeu pulsionnel. De sorte que si le collectif de métier, tel que le décrit D. Cru chez les tailleurs de pierre dans les manœuvres de bardage par exemple, respecte au moins partiellement les sujets du collectif, il n’en est pas toujours de même dans les collectifs voués à la seule lutte contre l’organisation du travail.
49Dans ces derniers cas, au contraire, le collectif organise la répression des désirs. Le passage de l’un des fonctionnements à l’autre semble pouvoir être saisi en psychopathologie du travail, par un dérapage souvent mal perçu et pourtant crucial qui consiste en une sorte d’imposture : faire passer la défense pour le désir. La défense vouée au départ à la protection des individus, est érigée en but, et se fait passer pour les désirs dont elle n’est précisément pas héritière puisqu’elle est au départ en lutte avec eux.
50Risque alors de s’inaugurer une logique de combats successifs qui vont d’aliénation en aliénation, en sollicitant toujours la souffrance (comme le fait d’ailleurs l’organisation du travail qui l’exploite dans les cas que nous avons examinés) en lieu et place du désir. L’action collective devient alors tautologique et ne puise aux désirs individuels que leur « énergie », mais pas leur contenu qualitatif. L’action est une action qui, sans le savoir, prélève au désir sa quantité, son énergie pour l’affaiblir.
51Cela soulage vraisemblablement le travailleur, mais n’aide guère les désirs à se concrétiser.
52Serait ainsi favorisé un clivage entre le collectif, voire les pratiques collectives, chargées surtout de promouvoir des contenus et des mots d’ordre à caractère défensif et le désir. Quant au désir, il ne trouverait pas beaucoup d’espace pour s’y jouer. Le désir est même souvent, dans ces conditions, considéré comme une affaire privée, plus ou moins coupable et indigne de figurer dans la langue des luttes sociales sauf sous des formes allusives, idéales, et parfois poétiques. Ce clivage donc favoriserait aussi le pouvoir du discours dit « individualiste – petit-bourgeois » qui, de fait, se trouve en meilleure position pour parler du désir, même de celui des travailleurs. De ce clivage, C. Le Gall du Tertre parlera mieux que moi, pour en apprécier les implications dans le champ de l’expérimentation politique.
53De sorte qu’au terme de ce parcours évidemment schématique, on peut se demander si une place ne revient pas de droit au désir, ou plus précisément aux sujets de désir, dans la transformation des rapports sociaux et de l’organisation du travail.
54Ou, pour le dire autrement, que signifie le fait de faire l’économie du détour par le désir, le sujet et l’inconscient, dans l’analyse des rapports sociaux ? Lorsque, par exemple – je pense ici aussi bien aux travaux de P. Pharo, que d’A. Cottereau, et à ceux de J. Boutet et de D. Kergoat –, on cherche un niveau d’intelligibilité qui dans le premier cas serait produit in situ, dans l’autre cas serait produit à partir des rapports de classe, est-ce que cela revient inévitablement à vouer le sujet aux gémonies ou bien s’agit-il d’approches plus économiques, au sens où elles vont droit au but, sans pour autant exclure des branchements, en dérivation en quelque sorte, du type de ceux que propose la psychopathologie du travail ?
55Pour en finir avec cette question, c’est-à-dire celle de la psychopathologie, les propositions que je fais en demandant s’il y a une place légitime pour le sujet et pour l’Inconscient dans les rapports sociaux, je dirais que je pense important d’avoir maintenant, mais aussi de façon plus étoffée par la suite, le point de vue de A. Fernandez-Zoïla qui, en prenant appui sur la phénoménologie fait peut être, quant à lui, l’économie aussi de la référence au sujet.
56Dans la question du « qui ? » est à l’origine d’une action significative sur les rapports sociaux, on répondrait à partir de la psychopathologie du travail : les sujets du désir et les collectifs qui sont issus de la défense par la sublimation, de préférence aux seuls collectifs de défense (de défense des intérêts par exemple).
57À la question du « comment », vous comprenez aussi, aisément, pourquoi, toujours à partir de la psychopathologie du travail, on est tenté d’accorder une place de choix au collectif de travail. En effet, le travail est le seul médiateur efficace possible du désir dans le champ social, ou si vous préférez ce serait l’intermédiaire irremplaçable entre inconscient et champ social.
58Enfin, toujours au chapitre « comment ? », il faudrait faire une place importante à la parole, en tant qu’elle est, elle aussi, unique comme moyen de déverrouillage des défenses aliénantes. Mais je reporte la discussion de ce point à la prochaine réunion sur la pratique de l’enquête en psychopathologie du travail et sur la relation chercheurs-travailleurs où il faudra l’articuler à la question de la demande ouvrière en psychopathologie du travail.
Mots-clés éditeurs : stratégies de défense, aliénation, psychopathologie, sublimation
Date de mise en ligne : 01/03/2017
https://doi.org/10.3917/trav.035.0017