Notes
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[1]
Organisme professionnel de prévention du bâtiment et des travaux publics.
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[2]
Centre de formation des apprentis.
-
[3]
Cru D. & Bellaguet J., 1986, Des silos sécurisés, Les Cahiers des Comités, n° 5 : 12-15.
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[4]
Cru D., 1995, « La parole créatrice d’idées », Travail et Sécurité, Manutentions manuelles et mécaniques, 1-95 : 57-63.
Cru D., 1996, « Prévention : valoriser les savoirs collectifs », Mensuel Page deux, n° 7 : 34-41, Lausanne. -
[5]
Selon Damien Cru (Le Risque et la règle, 2014, p. 176-177, Toulouse, Érès), l’intelligence ouvrière chez Christophe Dejours serait réduite au sensori-moteur, au corporel, comme vidée des acquis culturels, de l’intériorisation d’une culture, des productions de la langue de métier, des transmissions des savoir-faire. Par ailleurs, la clinique de Christophe Dejours, qui semble moins inscrite dans un métier (le bâtiment) que la clinique de Damien Cru, semble mobiliser plus volontiers la notion plus conceptuelle d’intelligence pratique bien qu’il décrive également la proximité des ouvriers avec leurs machines. Cette entrée par l’intelligence pratique, plutôt que par l’intelligence ouvrière, semble un choix qui s’accorde avec la conception de la subjectivité que Christophe Dejours défend.
-
[6]
La chasse, un outil qu’il importe de frapper très franchement avec la massette.
-
[7]
Cru D., 1985, « Langue de métier et organisation du travail », in Actes du colloque « Le travail en chantier », 16 et 17 nov. 1983, Plan Construction et Habitat, Paris, p. 147-158. Texte repris dans, Revue de médecine du travail, tome xiv, p. 171-178, 1987.
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[8]
Association pour l’ouverture du champ d’investigation psychopathologique.
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[9]
Voir par exemple ce que décrit Stephen Blundell, 2011, La Supraconductivité, 100 ans après, Belin.
-
[10]
Risques psychosociaux.
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[11]
Distinctivité, un néologisme utilisé par Jean Oury pour désigner cette fonction du collectif qui fait advenir l’altérité.
-
[12]
Cet épisode n’est pas relaté dans Le Risque et la règle.
1Dans son livre intitulé Le Risque et la règle, Damien Cru revient sur des questionnements qui l’ont accompagné en tant qu’ouvrier tailleur de pierre, préventeur puis intervenant en psychopathologie du travail. Il s’attache à rendre compte de ce qui, selon lui, différencie les approches participatives de la prévention des approches usuelles basées sur l’expertise et le savoir scientifico-technique. Partant des idéologies défensives de métier introduites par Christophe Dejours, Damien Cru mène des controverses sur des questions majeures de la clinique du travail – les savoir-faire professionnels, la conception du sujet / de la subjectivité, le langage, les règles de métier, les collectifs de travail, l’intelligence pratique,... – avec des auteurs importants de ce champ. Ces controverses – avec l’ergonomie, la linguistique, la sociologie, mais aussi avec la psychodynamique du travail – lui permettent alors de décrire la coupure entre les savoirs pratiques des professionnels et les savoirs scientifico-techniques des experts. Pour autant, il reste alors à comprendre comment peuvent coexister – dans les actions de prévention, de transformation, mais plus largement dans le travail – des points de vue antagonistes et des savoirs présentés comme hétérogènes. Le parcours de Damien Cru – hier ouvrier du bâtiment et aujourd’hui consultant en prévention des risques professionnels et chercheur associé au Laboratoire d’ergonomie et d’épidémiologie de la santé – comme les questions que soulève Le Risque et la règle servent de point de départ pour mener cette discussion. Il est intéressant, alors que les enjeux de transformation sociale semblent s’accompagner de la remise au goût du jour des vertus de la participation, de revenir sur les obstacles rencontrés par les approches participatives. Elles sont en effet autant de tentatives d’émancipation face à des organisations de travail qui sapent les fondements mêmes de la participation de ceux qui y travaillent. Au cours de cet entretien, nous abordons la place des différentes formes de savoirs, et au-delà celle de la recherche scientifique, ainsi que diverses modalités de production de règles par les collectifs de travail.
2Marc Guyon : Bonjour, Damien, cela tombe particulièrement bien que tu aies accepté cet entretien à propos de ton livre, Le Risque et la règle. Non seulement c’est un texte important dans la communauté de la clinique du travail, mais c’est aussi un texte rafraîchissant, parce qu’il est écrit avec rigueur et simplicité, qui traite de questions essentielles concernant l’intervention et la prévention. Ce sont des questions anciennes qui restent d’actualité. Des dispositifs récents visent, avec les réserves que chacun d’entre nous peut avoir, à prévenir la souffrance au travail ou à relancer le dialogue social, voire la participation des travailleurs. Tu montres assez largement quelque chose que l’on passe sous silence comme l’absence de consensus sur le risque et la prévention. Il y a des dissensions entre les dirigeants, les cadres, les employés, les ouvriers, les préventeurs, les chercheurs… Tu as une expérience particulière, car tu as été confronté aux logiques de la prévention participative intégrale et de la prévention usuelle. Tu as occupé différentes places : ouvrier, préventeur, chercheur, intervenant… Tu as côtoyé les dirigeants, au moins leurs logiques, à propos desquels tu es critique, mais relativement optimiste. C’est ce que je crois à partir de ton appréciation de l’œuvre de Pierre Caloni ou de ton commentaire sur les résistances des employées qui seraient plus importantes que celles des dirigeants… Quels sont au fond d’après toi les obstacles principaux sur lesquels butent cette démarche de prévention intégrale et les approches participatives en général ? Quels seraient au vu de ton expérience les espoirs pour avancer sur cette voie-là ?
3Damien Cru : J’ai essayé de rendre compte de ces obstacles à la prévention dans Le Risque et la règle en retraçant mon arrivée à l’Oppbtp [1]. Il y a une vraie difficulté dans le changement de statut, d’ouvrier du bâtiment à délégué à l’Oppbtp. Paradoxalement, ce sont deux univers pris dans le prolongement l’un de l’autre, puisque les délégués sont recrutés parmi les gens de chantier. Cependant, ces univers sont disjoints. On a l’impression que passer d’un univers à l’autre c’est une valorisation sociale. Du coup, tout se passe comme s’il fallait acquiescer à la dévalorisation de l’univers précédent. Passer de l’univers du chantier – physiquement exigeant et exposé aux risques d’accident, au froid, au chaud, à la poussière – à celui de professeur de cfa [2] ou de lycée technique, de préventeur à l’Oppbtp ou de permanent syndical… Ouf ! On a échappé à la poussière, au bruit, au froid, voilà… Il y a alors une espèce de disqualification de l’univers précédent qui se fait très facilement de la part des collègues, tout en affirmant ne pas oublier. Mais ils vont tout de même oublier la manière dont ils étaient impliqués dans le travail, dans l’élaboration des astuces, dans les jeux… C’est très énigmatique pour moi. Le début de ce livre quand je retrace cette formation initiale à l’Oppbtp faite par des ingénieurs peut paraître anecdotique. Un ingénieur venait expliquer à des couvreurs leur métier, comment il fallait poser la sécurité, sans jamais utiliser les connaissances et l’expérience des collègues anciens couvreurs ! Je trouvais que c’était un paradoxe assez extraordinaire, voire une situation choquante. Dans le même temps, l’absence de critique de la part des collègues était très curieuse. Ils trouvaient intéressant que l’ingénieur leur explique leur boulot. Ce n’était pas complètement ridicule, car les ingénieurs disaient aussi des choses importantes pour expliquer le contreventement d’un échafaudage, la décomposition des forces.
4M. G. : Ils amenaient quelque chose ?
5D. C. : Ils amenaient quelque chose. C’est-là où tu as raison quand tu dis il y a des connaissances théoriques, une logique, une « techno-logie » dont on ne peut pas faire abstraction en prévention comme dans la conduite d’un chantier. Mais les deux univers de la technologie et de l’expérience de métier restaient comme étrangers l’un à l’autre… Cela coupe court à toute critique, alors c’est très compliqué de rabouter les deux moments de l’existence. Pour moi, cela a été très compliqué. Je suis passé par une phase où j’ai eu un discours très hostile aux ingénieurs. Je pourrais même rendre hommage aux ingénieurs avec qui j’ai travaillé et qui m’ont supporté. J’ai trouvé cette position-là aussi chez les professeurs de l’enseignement technique. Ils avaient travaillé sur le chantier. Maintenant, ils avaient une autre responsabilité sociale, avec d’autres interlocuteurs… C’était très différent ! Prenons par exemple la question des interlocuteurs. Quand tu étais ouvrier du bâtiment, l’architecte ne t’adressait pas la parole ! Mais quand il y avait des erreurs sur la conception de l’échafaudage… (il fallait le rehausser). Au Sénat, mon patron n’osait pas le demander. J’ai osé interpeller l’architecte au bout de plusieurs semaines devant mon patron. Et cela ne se faisait pas ! Alors, une fois rentré à l’Oppbtp comme préventeur, tout d’un coup tu as le droit, le devoir même, de parler au chef d’entreprise, à l’architecte…
6M. G. : En changeant de travail, tu obtiens (le droit à) la parole sur le travail.
7D. C. : Exactement, ce n’est pas simplement échapper au froid. C’est accéder à un autre statut social. Mais la question est bien au nom de quoi, au nom de qui parler ? Du travail ou de la sécurité abstraite ? « Il faut avoir des biscuits ». C’est ce qui se disait à l’Oppbtp, on va rencontrer des chefs d’entreprise, il faut savoir vendre la sécurité. Mais, si l’on veut partir des situations concrètes de travail, on est loin d’un discours mâché, préfabriqué, de la réserve de biscuits… Alors, qu’est-ce qui fait obstacle à l’intégration de la sécurité dans le travail ? Beaucoup de choses font obstacle. Il y a le travail, l’expérience du travail de chantier refoulée et négligée… On voit le même phénomène dans la conduite de projet. Pour le chef de projet, les autres membres du projet doivent tous adhérer sans écart à mon projet. Nous allons élaborer le projet dans le groupe projet. Nous allons l’expliquer. Mais, à la fin, tout le monde doit y participer sans réserve. Celui qui vient émettre une critique au nom de son expérience et de ses compétences contrarie le déroulement du projet. Il est considéré de fait comme quelqu’un qui n’a pas compris. On va lui expliquer une deuxième fois. Si, vraiment, il n’a pas compris, alors on le laissera de côté. Il faut avancer quoi ! Or, j’ai vu nombre de projets, à l’Oppbtp comme dans d’autres univers, qui se sont cassé la figure faute d’avoir tenu compte de l’expérience de ceux qui devaient y contribuer.
8M. G. : Il me semble aussi que le nombre de projets qui échouent est important !
9D. C. : Oui. Il y a une autre manière de conduire un projet. Construire un cadre participatif offre aux participants du groupe projet l’occasion de construire leur expérience, de la formuler. Mettre en mots avec les mots des participants eux-mêmes. Ce ne sont pas les mots officiels de la prévention. Pour moi, c’est le fondement de toute intervention en prévention ou en formation.
10M. G. : Je reviens sur le refoulement dont tu parlais tout à l’heure, c’est un vocabulaire qui est plutôt du côté de la psychologie, mais ce sont plutôt des dynamiques sociales auxquelles tu fais allusion.
11D. C. : C’est bien d’une disqualification sociale qu’il s’agit. Mais une disqualification à laquelle nous pouvons contribuer si nous ne sommes pas vigilants. Hier, j’entendais une émission de radio sur l’apprentissage. Il est disqualifié en France. En Suisse ou en Allemagne, des dirigeants de grandes entreprises ont, paraît-il, commencé comme apprentis. En France, le même patron a commencé par Polytechnique… Le refoulement n’est pas ici qu’un processus psychologique, même si cela a un sens d’utiliser ce terme aussi dans un sens psychologique. Ce sont avant tout des dynamiques sociales dont je parle. Alors, à l’Oppbtp, on était un petit groupe à travailler cela, des militants et d’autres non-militants.
12M. G. : Tu opposes la démarche participative à celle issue de la conception usuelle de la prévention. Comment penses-tu pouvoir convaincre les dirigeants et les employés ? Si le consensus de la prévention n’a pas de réalité comment établir le dialogue dans un cadre qui ne sera pas, dès le départ, celui d’une intervention en groupe de travail ? Ne peut-on envisager une hybridation, une articulation entre les deux approches, comme le travail prescrit et le travail réalisé, qui, tout en étant différents, ne peuvent être déconnectés complètement ? Ton parcours est un exemple, tu as vécu une forme d’hybridation lorsque tu es passé du côté de la prévention.
13D. C. : Ma position est que ces approches, souvent présentées comme antagonistes, sont complémentaires, mais elles restent conflictuelles : on a besoin de l’une et de l’autre… On a besoin des ouvriers et des ingénieurs comme on a besoin des médecins du travail… Mais il importe qu’une logique, celle de la technique, n’écrabouille pas celle de l’expérience et des métiers. En même temps, c’est difficile de confier un organisme de prévention comme l’Oppbtp ou les services de prévention de la sécurité sociale uniquement à des ingénieurs, à des médecins ou à des experts syndicaux. Par exemple, pour les ingénieurs c’est leur faire une place qu’ils ont du mal à occuper autrement qu’en surinvestissant ou en neutralisant quelque chose qui viendrait du monde du travail. Mais il faut savoir, pour répondre complètement à la question, que les entreprises mettent déjà en œuvre ces démarches-là de confrontation de logiques, d’expérience et de responsabilité. Elles le font sans forcément le reconnaître et sans le valoriser.
14M. G. : Elles ne le reconnaissent pas !
15D. C. : Elles le reconnaissent lorsqu’on pointe pour elles la richesse de leur démarche. Mais elles ne communiquent pas là-dessus. Elles ne capitalisent pas non plus. Mon premier papier à l’Oppbtp [3] a porté sur un cas précis. Quand je rencontre l’ingénieur sécurité de l’entreprise, je vois sur son bureau un drôle d’objet. Je lui demande ce que c’est. Il me répond : « C’est un silo de chantier sécurisé. » Je lui demande alors comment l’entreprise en était arrivée là ! Et il m’explique le problème du levage et du transport de ces cylindres métalliques de grande hauteur que le bureau des méthodes n’arrivait pas à résoudre. Au bout d’un moment, à la suite d’un incident qui aurait pu mal se terminer, il a demandé aux chefs de chantier d’expérimenter. Cette initiative va à l’encontre de l’organisation du travail dans laquelle le chantier ne modifie pas le matériel. Une solution a été proposée et expérimentée, avec des tâtonnements. Ensuite, il y a eu des tensions dans l’entreprise… la direction, avec intelligence, a dit « on arrête toutes ces querelles, on travaille sur les propositions des chantiers ». Le bureau des méthodes a repris l’idée du chantier, a apporté sa compétence dans le calcul des élingues, des dispositifs, pour éviter leur usure et ça a marché… Et c’est toujours avec plaisir que, des décennies plus tard, je vois la généralisation de ces dispositions. Elles ont été reprises par un grand fabricant et d’autres entreprises. Les idées sont venues du chantier. Pour un peu, tout le monde l’oublierait. Ça fait partie aussi de la disqualification que de se focaliser sur le résultat, d’oublier le travail pour y parvenir. Cela devrait être une fonction du syndicat par exemple, ou du préventeur, de veiller à la reconnaissance du travail.
16M. G. : Le syndicat pourrait être dans ce rôle ?
17D. C. : Oui, il pourrait reprendre avec ses mots l’intelligence ouvrière. Les ingénieurs n’ont pas toujours raison et cela nous a fait perdre du temps de le croire… Des histoires sur les trouvailles de chantier, j’en ai des dizaines [4]. C’est important de le dire. Il faut encourager la circulation de tels récits de décloisonnement au sein des entreprises et des organismes de prévention, du ministère qui accrédite l’idée que seuls les fabricants peuvent toucher au matériel.
18M. G. : Cela se fait dans l’ombre ?
19D. C. : Dans l’ombre, car cela met en défaut la division du travail selon laquelle les uns conçoivent et les autres exécutent. Heureusement que cela existe sinon le travail ne se ferait pas !
20M. G. : Tu illustres aussi, me semble-t-il, ce décloisonnement dans ton livre. Tu es allé croiser le fer avec différentes disciplines. Il y a bien une coupure entre elles. Par ailleurs, il y a cette coupure entre théorie et pratique. Il me semble que c’est de cela qu’il s’agit quand tu discutes Christophe Dejours à propos de sa conception de l’intelligence pratique [5]. D’ailleurs, tu forces le trait, en insistant sur une conception qui serait du côté du sensori-moteur, et ne tiendrait pas compte que ces savoir-faire incorporent énormément d’acquis, de culture, de savoirs abstraits… quelque chose qui est du côté de l’abstraction… J’ai trouvé cela très intéressant, car je me suis demandé si, finalement en clinique du travail, nous n’avons pas par principe une position qui amplifie cette césure entre théorie et pratique en se plaçant facilement du côté des savoirs pratiques. Cela n’est peut-être pas très utile au fond de ne pas assumer cette césure.
21D. C. : Les disciplines scientifiques ont des approches segmentées, mais, ça, c’est le jeu de la science. On ne peut pas le reprocher aux scientifiques. Quand on est physicien, on n’est pas biologiste. On a intérêt à aller voir ce qui se passe à côté même si la nature est une, mais cela se travaille… Dans notre champ de l’intervention en prévention, c’est quand même beaucoup plus compliqué. On n’est pas justement d’un côté ou de l’autre, on parle technique et sécurité avec des gens. Les résistances à la prévention sont d’emblée forcément dans du psychologique et dans du social, mais cela dépend de la conception du sujet que l’on a. Chez Christophe Dejours, le sujet est un. Il est déjà là au sortir de l’œdipe. Oui, c’est vrai, et en même temps cela n’est pas vrai, sinon ce serait à désespérer de l’humanité. Il y a une conception chez Christophe Dejours qui est due à sa formation, à ses travaux en psychosomatique. Les savoir-faire, les savoir-faire de prudence, les habiletés manuelles, sont de l’acquis. On ne sait pas manier une touche de piano ou une massette naturellement. C’est le fruit d’un travail considérable qui n’est pas un travail solitaire bien que l’on soit engagé individuellement et subjectivement. Cela reste le fruit d’un apprentissage avec d’autres, pour d’autres… Pour moi, c’est cela la dimension symbolique au travail, cette dimension de la circulation à la fois des images, des apprentissages, des imitations, et puis de la projection… Le sujet s’y construit dans cette dimension symbolique ou s’y perd si elle disparaît. Aujourd’hui, on parle beaucoup de souffrance. La souffrance résulte d’une absence de projection dans le futur. Le sujet reste bloqué dans l’épreuve sans représentation d’une sortie possible, il régresse… Par exemple, l’apprentissage du métier de tailleur de pierre est douloureux. Quand on est droitier, on se tape sur la main gauche pendant des mois : « Ça fait très mal. » Et puis quand on s’est tapé une fois là, on se retape une autre fois là… On ne va pas pleurer ! Quand on parle de courage viril, il est là aussi ! Il y a une façon de se dire qu’on va s’en sortir. Forcément, on est obligé de passer par là. On ne peut pas en faire l’économie. Mais cette affaire-là est une affaire éminemment sociale, car d’autres sont passés par là et s’en sont sortis. On a un maître d’apprentissage. On a des représentations qui nous tiennent, y compris des représentations du schéma corporel, de soi-même, de sa tête, de ses mains…
22M. G. : C’est un corps qui a beaucoup d’acquis et qui structure pour partie ces savoir-faire et ces habiletés…
23D. C. : Ces habiletés, ces possibilités de développement et d’acquisitions, passent par la langue de métier, les histoires de chantier, la dimension symbolique que véhicule un métier. Des choses que l’on n’arrivait pas à faire et, tac, on arrive à faire… On s’aperçoit que l’on arrive à frapper la chasse [6] et à donner des bons coups dessus sans se taper sur les doigts… Si on commence à penser que l’on va se taper dessus, on va se les donner les coups de massette. Et là, on retrouve des phénomènes d’idéologie défensive. Le phénomène d’idéologie défensive, il se présente aussi dans les petits apprentissages.
24M. G. : Ce que je comprends à t’écouter, c’est que tu resitues ces savoir-faire pas uniquement du côté des compétences manuelles au sens péjoratif du terme. On en parle souvent de façon péjorative. Le savoir manuel, c’est autre chose que ce que l’on peut en dire quand on en parle de façon péjorative.
25D. C. : Tout à fait. Les maîtres d’apprentissage se plaignent de la mauvaise qualité des apprentis qui ont du mal à apprendre. Ce n’est pas uniquement parce qu’ils ont été mal orientés ou que l’on a orienté les plus mauvais dans le bâtiment. C’est peut-être qu’ils ont une mauvaise image sociale de leur travail. L’image sociale péjorative les frappe plus durement que la massette. Là, on retrouve des histoires de Marcel Mauss. La façon de marcher, de se tenir, ce n’est pas uniquement une question de physiologie…
26M. G. : L’intelligence pratique, c’est un apprentissage préalable qui commence tout de suite et nourrit cette intelligence pratique.
27D. C. : Mais ce n’est pas qu’une question d’intelligence ! C’est aussi une question de plaisir. Le plaisir d’être, là, à ce que l’on fait, à participer à la construction ou la restauration de ce bâtiment. Le plaisir que l’on tire aussi d’arriver à dresser une face droite ou à retourner une face d’équerre. Il y a maîtrise de la matière et de soi par rapport à la matière. C’est un jeu à plusieurs, avec la pierre, le bois, la ferraille, et le regard des copains, de la famille… En fin de compte, on y arrive. La première fois qu’il a fallu dresser une surface plane, il y avait des bosses et des creux… C’est un apprentissage dans une dimension sociale et un jeu avec la matière. Il y a un résultat tangible. La planéité se vérifie. L’apprentissage se fait en même temps sous le regard des autres et avec la perception du résultat.
28M. G. : Il n’y a pas qu’une question de sensibilité. Il me semble que Christophe Dejours est sur une position radicale qui aboutit à séparer d’un côté l’intelligence pratique et de l’autre les concepts.
29D. C. : La mètis des Grecs, par exemple, c’est toute une histoire qui ramène ce que nous disions d’un mode d’intelligence rusée en usage au chantier et non reconnue par l’organisation du travail et in fine par les ouvriers eux-mêmes ! Roger Cornut m’avait fait venir, en 1987 je crois, à Nantes présenter le texte sur la langue de métier [7], au laboratoire d’anthropologie. Là, il me dit, « mais ce que tu retrouves c’est du Vernant, t’as jamais lu la mètis ? » J’en parle à l’Aocip [8]. La mètis de Vernant est une modalité de l’intelligence. Il n’est pas question du « sensori-moteur », elle s’oppose à la rationalité qui va apparaître et devenir dominante à partir du ve siècle avant J.-C. Cette rationalité a besoin de se construire contre la mètis, d’éliminer la mètis. De même que les ingénieurs, dans la division actuelle du travail, ont besoin de se construire contre le savoir-faire ouvrier, d’éliminer ainsi les ouvriers de la conception des systèmes de travail.
30M. G. : On en oublie que les ingénieurs sont des anciens ouvriers, si on remonte dans l’histoire des professions.
31D. C. : Oui, tout à fait. Il faudrait retracer l’histoire de la géométrie descriptive. Monge, en l’enseignant à l’école polytechnique dès la révolution, reprend et théorise les vieux traités de coupe des pierres, de stéréotomie, qui eux-mêmes formalisaient les pratiques de chantier. Les ingénieurs usent aussi de la mètis comme tout le monde, mais elle est refoulée. Dans la science moderne, c’est flagrant. On n’a jamais tant parlé de sérendipité ! Il y a des domaines, on n’y comprend rien, mais on fait des tas de découvertes. Dans certains laboratoires, on ne comprend pas comment ils obtiennent de tels résultats, car ils ne sont pas les mieux placés [9]… Quand même, socialement c’est peu dit, ce n’est pas enseigné dans les études dans les écoles ou à l’université.
32M. G. : Ce que tu montres là, c’est que non seulement on disqualifie les savoirs ouvriers qui sont nourris de concepts, mais on oublie de noter que les personnes qui justement travaillent avec les concepts ont une intelligence pratique, une mètis eux aussi.
33D. C. : Oui, mais Bachelard le disait en 1936 dans La Formation de l’esprit scientifique.
34M. G. : Bachelard écrit à la fois sur le surrationalisme et sur la psychanalyse des éléments. Dans la même personne coexistent à la fois le rationalisme le plus rigoureux et la rêverie, c’est une référence intéressante qui pose le paradoxe.
35D. C. : Oui, parce que Bachelard montre comment, pour les scientifiques, les images font obstacle à la recherche. Le langage et l’imaginaire qu’il véhicule font obstacle. Quand on dit que le bouchon flotte et le caillou tombe, on ne peut pas voir qu’ils sont soumis à la même loi, la poussée d’Archimède. Les mots font obstacle, les images font obstacle. C’est intéressant, nous sommes en plein dedans quand nous parlons de harcèlement moral ou de rps [10]. Est-ce que ces mots-là représentent une avancée en prévention ? Ces mots reflètent une réalité et simultanément la masquent. Le voile est un peu levé et, en même temps, cela fait obstacle au travail. La pensée de Bachelard est structurante. Alors, quels mots utiliser ? Il ne faut pas se priver d’utiliser les mots, le stress, les risques psychosociaux et, en même temps, il ne faut pas en être dupe. Alors, parfois, je dis les risques dits psychosociaux.
36M. G. : Faire le clin d’œil au bon moment.
37D. C. : Faire le clin d’œil pour dire : de quoi parlons-nous ?
38M. G. : Nous utilisons par convention ces mots pour être compris par tout le monde, mais nous savons bien que…
39D. C. : Oui, il faut les discuter.
40M. G. : On sait bien qu’on parle d’autre chose. J’utilise ces mots-là, mais au fond la réalité est plus complexe.
41D. C. : Voilà, la réalité telle qu’elle se présente immédiatement est toujours à déconstruire, à démonter, à relativiser. En fait, il faut analyser les situations concrètes, avec un peu de méthode, c’est cela qui va nous intéresser et, pour cela, il faut un petit bagage.
42M. G. : C’est là où le concept est utile et, en même temps, il fait écran.
43D. C. : Il fait écran à un moment donné, puis il peut permettre des avancées. Ou, au contraire, il débloque la perception d’une situation ! Une discussion sur la reconnaissance peut faire écran si l’on reste dans le jeu en miroir du donnant-donnant, mais elle peut débloquer une situation et ouvrir le débat sur le travail et sa dimension symbolique. C’est une façon d’interroger les interlocuteurs, de sortir de ces pièges-là : alors qu’est-ce que vous entendez par là ? Est-ce que tout le monde est bien d’accord avec ce qu’il vient de dire ?
44M. G. : Ce que tu dis par rapport à cette césure, c’est un bel exemple. Elle est toujours là, mais on peut la dépasser. Comme elle est là, il est possible de dire que nos positions vis-à-vis de cette césure sont différentes. Dans ton livre, tu parlais aussi de chercheurs dont les points de vue diffèrent, et des controverses que tu peux avoir avec les uns et les autres. Vous parlez à partir d’expériences qui ne sont pas les mêmes, et vous ne pouvez pas avoir les mêmes points de vue. Je pense que c’est bien de le reconnaître parce que, peut-être, les controverses seront moins passionnées, au sens de moins passionnelles. L’auteur que tu discutes le plus, me semble-t-il, c’est Christophe Dejours. Pour toi, c’est une rencontre importante.
45D. C. : Oui.
46M. G. : Mutuellement importante à mon avis, parce que ce que tu relates par rapport au concept d’idéologie défensive de métier montre bien comment il y a pu avoir une fécondation mutuelle autour de ce concept-là, qui est en définitive primordial pour comprendre quelque chose aux situations de travail.
47D. C. : En effet, bien sûr.
48M. G. : Cela change quand même la lunette si je puis dire. Au-delà, il y a des divergences que tu pointes notamment autour de la notion de règle de métier et celle de collectif. Je les mets ensemble, car j’ai un peu de mal à les séparer. Par contre, il me semble que tu sépares clairement la notion de collectif de celle de groupe ou de réunion qui sont alors des notions assez disjointes. Tu mobilises le point de vue de la psychothérapie institutionnelle de Jean Oury pour avancer sur la notion de collectif. Je pense que le point de vue de Christophe Dejours n’est clairement pas celui-là ! Il y a aussi Dominique Lhuilier qui à mon avis est critique. Je m’avance un peu, mais je pense que, pour faire court, elle est critique sur l’hégémonie du collectif. Je pense qu’elle souhaiterait que l’on tienne mieux compte des études sur les groupes. Yves Clot aussi a un point de vue, très restrictif, sur le collectif de métier. Est-ce que tu voudrais bien préciser ce qui, pour toi, est important dans cette notion de collectif, qui est peut-être mal, ou différemment pris en compte par ces auteurs ? Nous voyons bien que la notion de collectif est importante pour les sciences du travail.
49D. C. : Il faut toujours faire un petit pas en arrière sur cette histoire de mots et de concepts. Ce qui va être important dans l’intervention, et aussi peut-être dans la recherche, c’est d’accueillir ce qui vient. Il ne faut surtout pas se poser en censeur, « dire le stress, ce n’est pas bien, oh quel vilain mot » et de faire tout un discours autour du stress qui n’a aucun intérêt pour nos interlocuteurs si on leur fait la leçon. L’important, c’est permettre que nos interlocuteurs s’engagent, avec une parole un peu risquée, dans un débat sur les questions qu’ils soulèvent, mais c’est tout le travail de l’intervention… Maintenant pour les controverses dont tu parles, bien sûr je discute certains points de la pensée de Christophe Dejours, car c’est la plus proche. Mais aussi on trouve dans le livre la controverse avec Pierre Falzon à propos du langage opératif. Elle est intéressante, car je ne serai pas allé voir de moi-même. C’est Annie Weill-Fassina qui m’a dit « tu devrais regarder le livre de Pierre Falzon ». Cette lecture m’a aidé à comprendre ce que je faisais, à comprendre que je ne parlais pas de la même chose que Pierre Falzon. Il s’intéresse au langage opératif qui a son intérêt, mais aussi ses limites. Il écarte tous les échanges conviviaux par exemple. Quant à moi, je m’intéresse à la dimension symbolique du travail, à la langue dans toute son ampleur, aux jeux… Je m’intéresse à tout ce qui, apparemment laissé de côté dans le langage opératif, est pourtant très important dans la construction de l’identité… Il y a aussi des désaccords avec Gilbert de Terssac et avec d’autres sur la conception de la règle. Mais la lecture de Travail : usure mentale de Christophe Dejours et de l’idéologie défensive de métier a été une vraie révélation. Comment n’y ai-je pas pensé moi-même, se dit-on après coup ? C’est quand même assez extraordinaire ! Tout d’un coup, il y avait pour moi rencontre entre un champ, celui de la psychanalyse, et un autre champ, celui du travail. La lecture puis le travail avec Christophe Dejours et l’Aocip les ont unifiés si je puis dire.
50M. G. : Il a établi une connexion qui avant n’existait pas.
51D. C. : Une connexion que je n’avais jamais formulée, qui n’était pas là pour moi. Que d’autres avaient travaillée également, mais je l’ignorais. Ce n’est pas rien comme connexion, cette idéologie défensive de métier. Elle regroupe les individus. Elle fait groupe. Elle fait une solidarité qui doit être sans failles et recueille l’adhésion de tous au risque de l’exclusion.
52M. G. : Oui, mais là on n’est plus vraiment dans le collectif !
53D. C. : Là, on est dans le groupe. Plus précisément, on est dans le groupal. La dimension groupale de l’équipe c’est : « tout le monde pareil ». Tout le monde est pareil avec des normes vestimentaires, des tics langagiers, éventuellement des rôles attribués. Il peut y avoir le leader, le rigolo, le souffre-douleur… Dominique Lhuilier a raison, car dans les équipes on rencontre d’abord du groupal. Mais on peut avoir la dimension groupale et la dimension collective plus ou moins élaborées dans la même équipe. Quelle est cette dimension collective ? Elle introduit de la distinctivité [11] dans le groupe. Faire en sorte qu’on soit tous d’accord pour ne pas parler de la peur et en même temps reconnaître les différences, « toi tu n’es pas moi. La manière dont tu travailles se distingue de la mienne. » À l’un, « toi tu es reconnu bon “échafaudeur” ». À un autre « quand il y aura un travail très fin, on te le donnera ». Introduire de la distinctivité dans la façon de parler comme dans la façon de travailler. Il y a d’un côté l’idéologie défensive de métier, le groupe, des individus, cette identification massive. Sur ce terreau-là, il peut y avoir quelque chose qui relève de la règle, qui introduit de l’altérité. Ce quelque chose fait qu’il y a du sujet qui advient à l’intérieur, y compris de ce groupe, et qui greffe la dimension collective. Dans le groupe il y a du groupal, il y a du collectif, il y a du sujet qui advient, il y a de la règle qui se défend et se travaille. Il y a coexistence des deux motions contradictoires. En intervention, je fais l’hypothèse qu’il y a toujours ces deux dimensions même quand la dimension collective est assez écrabouillée. Il y a toujours de la coopération, aussi minime soit-elle, aussi déniée soit-elle. Quand j’entends qu’il n’y a plus de collectif, je prends souvent les gens à rebrousse-poil. « Mais qu’est-ce qui vous permet de dire ça, ils ne s’entendent plus, ils s’engueulent, il faut aller voir. » Cela ne veut pas dire que la dimension collective n’est pas malmenée. La dimension groupale aussi peut être malmenée, mais ce n’est pas pareil. Il peut y avoir des clans qui ne se causent plus. Avec le harcèlement moral, on connaît cela. C’est pour cela que le collectif, en reprenant l’expression de Jean Oury, est un opérateur abstrait. Le collectif n’existe pas et, en même temps, il se manifeste. Un groupe c’est concret. On peut le délimiter. Ce qui m’intéresse, c’est la coexistence des deux, le groupal et le collectif. Je crois vraiment que l’apport de la psychopathologie consiste en la coexistence de motions contradictoires. On peut être en même temps dans la dénégation du risque – je ne dis plus déni du risque – et participer à l’élaboration des savoir-faire de prudence.
54M. G. : Pourquoi tu ne dis plus déni du risque ?
55D. C. : Pour moi, « déni » au sens strict veut dire déni de perception. Cela voudrait dire que les ouvriers ne voient plus le risque. Or, les ouvriers perçoivent les dangers. On n’est pas vraiment dans la méconnaissance, on est plutôt dans l’ignorance.
56M. G. : Une ignorance voulue ?
57D. C. : Une ignorance plus ou moins feinte. Je connais bien mon voisin de palier, mais on s’ignore, on ne se parle pas. Je sais qu’il est grand, blond, on se dit bonjour, mais on ne se fréquente pas. Il peut y avoir de la méconnaissance des risques chimiques chez les ouvriers du bâtiment ou des rayonnements électromagnétiques. Mais tous les humains savent que, s’ils tombent de dix mètres, ils vont se faire mal. Cette ignorance ressort quelque part. On peut tenter une analogie grossière. Elle ressort comme une sorte de retour du refoulé au sein des savoir-faire de prudence, mais sous les fourches caudines de l’idéologie défensive de métier. Ils ne sont pas reconnus comme des savoir-faire de prudence, « c’est le métier, c’est le boulot c’est tout » ! Une espèce de banalisation, de naturalisation de la créativité ouvrière.
58M. G. : Une banalisation ?
59D. C. : C’est pareil pour les contrôleurs de bus, par exemple. « C’est naturel, vous auriez été avec nous vous auriez fait pareil ! » Eux aussi ont des expressions qui montrent bien que leurs savoir-faire sont socialement acquis, transmis, modifiés, « il y a du saumon dans la voiture ». C’est vraiment important la distinction entre groupal et collectif.
60M. G. : Et pour toi il y a toujours du collectif ?
61D. C. : C’est une hypothèse de travail. Quand j’arrive quelque part, je pose toujours qu’il y a du collectif, même s’il est abrasé ou disqualifié.
62M. G. : Je vais reprendre ton exemple des roulants de la Sncf que tu développes dans Le Risque et la règle. Je ne dis pas que tu te contredis, mais au départ tu nous dis que les règles de métier ne sont pas le règlement. Puis, avec l’exemple des roulants, tu découvres que le règlement a aussi cette fonction. Le règlement est alors partie prenante des règles de métier. Il ne peut être oublié dans la régulation des rapports sociaux au sein du collectif. C’est un objet, on peut le voir comme cela, un objet de l’organisation du travail. La direction a clairement la main, probablement partiellement, non pas sur le règlement, mais sur certaines de ses évolutions. Or, l’intervention montre, me semble-t-il, le caractère ambivalent du règlement vu des roulants. Il peut même être considéré comme un objet persécutant. Cela pointe bien que le collectif intègre l’organisation du travail, les objets de l’organisation du travail et la matérialité de l’affrontement au monde dans le métier. Cela peut paraître évident, mais il me semble que c’est souvent oublié dans les débats. Et la controverse entre groupe et collectif procède de cette occultation du métier, de l’organisation, des objets du travail, de la matérialité du monde. On n’est pas que dans une intersubjectivité, on n’est pas que dans une subjectivité.
63D. C. : Oui, tout à fait, c’est ce que je te disais de la matière dans les apprentissages. Celui qui travaille le bois ou la pierre sait bien que l’on n’est pas que dans l’intersubjectivité. Il y a bien quelque chose qui vient témoigner ! « J’y arrive, je n’y arrive pas, c’est facile, ce n’est pas facile. » C’était pour moi très mystérieux la Sncf. Mais il faut dire aussi que ce petit bagage – idéologie défensive, langue de métier, savoir-faire de prudence – peut poser beaucoup de problèmes. Les roulants [12] n’arrêtent pas de parler de la peur ! Ce n’est pas de la machine dont ils ont peur ! Une hypothèse qu’il aurait fallu retravailler. Ces petites peurs étaient peut-être distillées comme cela pour calmer une angoisse beaucoup plus forte. L’angoisse d’être tout seul dans la machine sur un réseau où on ne domine rien ? Qu’est-ce qui peut calmer l’angoisse ? C’est le règlement, le respect du règlement. Mais, alors, il ne faut pas que le règlement soit manipulé par la direction. Les roulants disent « nous on est pour le respect, et en même temps, dès qu’il y a un problème, la direction rajoute trois articles, ça va pas cette affaire-là ! ». On retrouve effectivement l’ambivalence du règlement. Je ne sais pas comment ils ont résolu ce problème, mais, à mon avis, à la Sncf ils ont dû « travailler le règlement ». C’est un sujet inépuisable d’ailleurs. La dimension collective quant à elle est paradoxale, car les roulants étaient isolés dans leurs machines. Ils se retrouvaient « à la feuille » le matin ou dans les foyers. La dimension collective tenait à partir du règlement et d’une certaine conception partagée du service public. C’est grâce à la dimension collective, aux règles de métier, que l’équipe tenait debout. Les roulants ne se tiraient pas dans les pattes. Ils ne perdaient pas leur temps en querelles. Il y avait une certaine harmonie. Bien sûr, il y avait des conflits, il y avait des controverses, mais elles n’envahissaient pas toute la place. Les règles de métier, le règlement chez les roulants, ont cette fonction-là. Ils permettent que tout le monde s’y retrouve, qu’on puisse travailler avec peu d’inquiétude. En même temps, le règlement augmente tout le temps. On en ajoute toujours une couche.
64M. G. : Et, puis, il n’y a pas cette souplesse qu’on entend dans « règle » et que l’on n’entend pas dans « règlement » !
65D.C. : « Règle » et « règlement », ce n’est pas la même chose bien que la Sncf y ait mis de la souplesse. Il y a bien des cas où il est admis que l’on peut outrepasser le règlement. Il y a des endroits, il y a des cas où on ne va pas s’arrêter même s’il faudrait le faire si on suivait le règlement… Tout le monde est d’accord, l’encadrement, la direction, les roulants, on dégage. Il n’est pas question de s’arrêter là. Le règlement dit qu’il faudrait s’arrêter, eh bien on ne le fait pas. On déroge, on module le règlement, disent les roulants… Même à la Sncf, on admet un peu de souplesse.
66M. G. : Il y a un accord implicite.
67D. C. : J’aime dire qu’il y a une lecture professionnelle du règlement comme il y a une lecture professionnelle du code du travail par les médecins du travail. S’il s’enferme ou si l’administration l’enferme dans une lecture juridique du code du travail, c’est foutu ! Le médecin du travail ne peut plus travailler.
68M. G. : Une lecture professionnelle pas au sens d’un métier il me semble, mais une lecture professionnelle au sens où elle implique des collectifs et plusieurs professions en réseau, c’est peut-être ça la puissance d’un règlement.
69D. C. : Il n’y a pas que les roulants. Il y a la régulation qui intervient, qui pousse à redémarrer. Si tu bloques une voie, tu bloques celle d’à côté pour descendre vérifier la boîte chaude. On reporte l’obligation de s’arrêter en prenant sur soi pour ne pas bloquer toutes les circulations de Saint-Lazare, à cinq heures du soir au Pont Cardinet. Enfin, c’est tout ça qui est intégré de manière plus ou moins explicite dans la décision de l’agent de conduite. Cette intervention à la Sncf posait – par rapport au monde du bâtiment – un certain nombre de questions qui sont toujours d’actualité. On voit bien qu’avec la réforme de la Sncf et l’ouverture à la concurrence des trains de voyageurs, c’est bien de cela qu’il s’agit. Demain quand un train de la compagnie x sera en retard pour la correspondance, est-ce qu’on la fera ?
70M. G. : Il y avait une coopération, alors que maintenant il y a des modifications de l’organisation du travail du fait des réformes qui rendent la situation plus complexe.
71D. C. : … avec des questions de responsabilité. Il va y avoir du retard. À qui on impute le retard maintenant ? Au transport ? À l’entretien ? Cela peut être fait intelligemment. Cela peut être facteur de progrès, mais cela doit être fait avec différentes catégories du personnel qui n’ont pas forcément les mêmes intérêts.
72M. G. : J’aimerais revenir sur les controverses dont tu as parlé dans Le Risque et la règle. Tu discutes assez précisément Christophe Dejours sur la conception du sujet, du collectif, des règles… L’approche technicienne que tu abordes évacue l’humain, mais aussi le sujet. Au fond, pour toi quel est ce sujet ? Est-ce qu’il est individuel ? Est-ce qu’il est collectif ? Il n’est pas réductible au langage d’après ce que j’en entends même si tu abordes le sujet du langage. Mais le langage sans les conditions sociales, sans le travail, est-ce qu’il soutient un sujet ? Quel lien tu établis entre ce sujet et la langue de métier sur laquelle tu es revenu ? On parlait de Pierre Falzon tout à l’heure. On voit bien que le langage opératif est assez pauvre d’un certain point de vue. Il a une certaine efficacité, mais il est relativement pauvre du point de vue symboligène comme tu le faisais remarquer. Finalement quelle est ta conception du sujet ?
73D. C. : Je reviens sur la langue de métier. On voit bien que Pierre Falzon élimine ce qui n’est pas opératoire. Mais cela existe ! Le langage opérationnel est probablement nécessaire aux pilotes d’avion dont il parle. On voit bien que, quelquefois, il faut aller vite, ne pas être dans l’ambiguïté de la langue naturelle. Mais, en même temps, on voit bien qu’il n’est pas suffisant pour les relations entre la tour et les pilotes puisqu’ils se parlent d’autres choses et autrement. Mais, cela, Pierre Falzon l’élimine. Ce n’est pas son thème, c’est un choix. Quant à moi, ce qui m’intéresse, c’est l’ensemble des rapports au sein de la langue de métier. Il y a aussi de l’opérationnel dans la langue de métier, mais ce qui m’intéresse c’est la dimension symbolique. Ce qui m’intéresse, c’est que, nous autres humains, nous sommes dans le monde où la dimension symbolique est ce qu’elle est. Elle est plus ou moins abrasée selon le monde de chacun, mais elle existe. Il n’y a pas de sujet en dehors des rapports sociaux. Il n’y a pas d’inconscient qui se promène. Mon inconscient s’est construit dans le rapport à autrui. Ce rapport à autrui n’est jamais achevé. Il y a des possibilités de pouvoir faire avec ce qu’on est pour plus ou moins arriver à vivre. Notre problème est de ne pas être bloqué dans nos épreuves, traverser des épreuves que l’on traverse de la naissance à la mort, que l’humanité traverse : l’amitié trahie, les amours contrariées, le travail qui nous intéresse et le travail qui nous intéresse moins. En même temps, il s’agit de traverser ces épreuves et de s’en sortir grandi, d’en tirer quelque chose. Là, il s’agit d’être sujet à son histoire, pas seulement sujet de l’inconscient. Comment est-on pris par quelque chose dans son histoire ? Et, en plus, on y est pour quelque chose dans ce qui nous arrive. On ne se laisse pas simplement balloter. Cela passe par quelque chose qui est du sujet à l’énonciation. Comment est-on susceptible de parler de ce que l’on a vécu, de ce qu’on éprouve, de ce qu’on souhaite ? C’est là où la dimension collective a son importance au travail, mais aussi dans la famille. La famille peut être un étouffoir assez extraordinaire – où on ne peut parler ni des sentiments ni des éprouvés – comme elle peut être l’inverse, un lieu où l’on exprime sa tristesse, sa colère… Ainsi, passer du vécu à l’expérience nécessite certes un travail individuel, mais en groupe. Le groupe est nécessaire pour construire de l’expérience. La dimension collective est là. Ce n’est pas du groupal, c’est le groupe dans toutes ses dimensions. Le travail individuel en groupe, c’est quelque chose que je dois d’abord au psychodrame analytique et à la question de la règle. Tout n’est pas possible, il faut des règles dans le groupe pour pouvoir travailler.
74La question du sujet pour moi est très importante. Le sujet n’est jamais achevé même si on peut voir de la constance. Je souhaite travailler plus ces points-là, ce sont aussi des choses qui pourraient être reprises du côté de la psychodynamique du travail pour les clarifier. Il y a des désaccords sur la question du sujet, mais il faudrait les élaborer un peu plus. Il y a des désaccords sur le groupe, sur le collectif de travail, sur la règle ou la fonction de la règle… Je me réfère beaucoup au métier de tailleur de pierre, même si j’ai pu ensuite être décalé par d’autres métiers, par exemple, lors de ce travail avec la Sncf que tu rappelais. D’autres collègues n’ont pas ces références et vont pouvoir élaborer différemment. C’est l’intérêt de travailler à plusieurs.
75M. G. : Travailler à plusieurs avec des points de vue différents.
76D. C. : Tout à fait, même s’il n’y a pas unanimité, surtout s’il n’y a pas unanimité ! Cela aide à préciser. Je n’ai pas parlé des rps dans ce livre même si je n’ai pas mal écrit sur la question. Je le ferai peut-être dans un prochain volume. Comment vont se jouer toutes ces différences dans l’approche des rps ? Je reviens sur mes expériences, mais aussi sur une théorisation de l’approche que nous avons mise au point pour proposer un travail individuel en groupe. Nous l’avons appelé « la chronique des évènements ». Dans une perspective de prévention, c’est intéressant de tirer des enseignements pour que le drame ne se reproduise pas non en cherchant des coupables, mais en recherchant la façon dont les évènements ont pu être vécus dans la pluralité et dans une épaisseur historique. Là, on peut voir qu’il y a du sujet, du groupe et de l’organisation. On est alors dans l’intersubjectivité si le travail, son contenu, son organisation, sa gestion, n’assurent plus de médiation. La difficulté c’est bien de ramener les objets du travail, sinon le travail restera le grand absent des rps.
77M. G. : Tu as travaillé ce dispositif dans le cadre de la psychopathologie du travail ?
78D. C. : Non, avec des gens assez éloignés.
79M. G. : Avec des règles similaires ?
80D. C. : On a des références théoriques assez éloignées, mais on a des règles communes. Ce serait intéressant de reprendre des expériences concrètes et de voir ce qui a bien marché et ce qui a mal tourné. On apprend souvent de ce qui fait échec, mais des fois l’échec est relatif, car il faut des mois, peut-être six mois pour avoir un retour intéressant.
81M. G. : Tu montres l’exemple d’une recherche, véritable et exigeante, probablement trop modeste. De ton expérience de chercheur, du réel de ce travail, qu’est-ce qui embarrasse pour la compréhension du travail réel des professionnels ? Les chercheurs ont un métier et leurs savoirs les aident et les embarrassent aussi beaucoup ?
82D. C. : Je vais être radical ! Quand on est dans l’intervention dans l’entreprise, on n’est pas dans le champ de la connaissance. Pour paraphraser Lacan, la connaissance vient de surcroît ! Si on est là pour valider une théorie, montrer que ma méthode est bonne, cela ne va pas aller. Je ne sais pas ce que je vais proposer avant de commencer. Il faut accepter d’être disponible pour nos interlocuteurs. Accepter qu’ils nous parlent de choses qui nous sont très hermétiques et qui nous énervent. Il faut accepter qu’ils soient très savants, qu’ils citent les grands auteurs, les laisser venir et les aider à travailler le « pourquoi ils nous emmènent là ».
83M. G. : Oui, tu parlais de cet embarras-là !
84D. C. : Oui, on est encombrés par les théorisations savantes, on sait déjà, on a tous les mémos de l’Inrs et du ministère qui disent comment il faut faire. Récemment lors de la préparation d’une intervention dans un chsct – avec la direction, le médecin du travail et deux représentants de l’inspection du travail – les deux représentants de l’inspection du travail savaient ce qu’il fallait pour l’entreprise mieux que les gens de l’entreprise ! Ils me cherchaient querelle sur les références, le groupe de pilotage… C’est vraiment très problématique d’intervenir dans ces conditions-là ! Bien sûr, ils se sentent garants du bon fonctionnement de l’ensemble. Ils veulent aider l’entreprise à choisir les bons intervenants et à bien se situer. À l’arrivée, on est très embêtés par les postures de ces institutions-là. Elles empêchent d’innover et une partie du problème vient des théorisations savantes, d’un éclectisme où il faut tout concilier, une espèce de choucroute mal préparée. Avant tout, il y a cette approche positiviste, où il faudrait d’abord connaître avant de faire quelque chose. Or, pour connaître, il faut agir, transformer. Le précepte scientiste qui réclame un diagnostic, puis un plan d’action, puis la mise en œuvre du plan d’action, puis une évaluation, stérilise beaucoup les choses. Beaucoup d’entreprises réclament ce type d’intervention et restent coincées à la mise en œuvre. Le passage du diagnostic à l’action ne marche pas ! Même les consultants s’en rendent compte, mais continuent massivement sur ce modèle dominant. On revient à la conception des ingénieurs. Elle continue de dominer dans les organismes de prévention. Il manque tout l’apport des sciences sociales dans ce schéma. Si un consultant ne la reprend pas, il est disqualifié aux yeux des pouvoirs en place. On arrive quand même à vivre et à faire avec. Mais je pense que, là, la force de ce courant ici, au Cnam, pourrait interpeller plus ouvertement ces instances dominantes !
Notes
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[1]
Organisme professionnel de prévention du bâtiment et des travaux publics.
-
[2]
Centre de formation des apprentis.
-
[3]
Cru D. & Bellaguet J., 1986, Des silos sécurisés, Les Cahiers des Comités, n° 5 : 12-15.
-
[4]
Cru D., 1995, « La parole créatrice d’idées », Travail et Sécurité, Manutentions manuelles et mécaniques, 1-95 : 57-63.
Cru D., 1996, « Prévention : valoriser les savoirs collectifs », Mensuel Page deux, n° 7 : 34-41, Lausanne. -
[5]
Selon Damien Cru (Le Risque et la règle, 2014, p. 176-177, Toulouse, Érès), l’intelligence ouvrière chez Christophe Dejours serait réduite au sensori-moteur, au corporel, comme vidée des acquis culturels, de l’intériorisation d’une culture, des productions de la langue de métier, des transmissions des savoir-faire. Par ailleurs, la clinique de Christophe Dejours, qui semble moins inscrite dans un métier (le bâtiment) que la clinique de Damien Cru, semble mobiliser plus volontiers la notion plus conceptuelle d’intelligence pratique bien qu’il décrive également la proximité des ouvriers avec leurs machines. Cette entrée par l’intelligence pratique, plutôt que par l’intelligence ouvrière, semble un choix qui s’accorde avec la conception de la subjectivité que Christophe Dejours défend.
-
[6]
La chasse, un outil qu’il importe de frapper très franchement avec la massette.
-
[7]
Cru D., 1985, « Langue de métier et organisation du travail », in Actes du colloque « Le travail en chantier », 16 et 17 nov. 1983, Plan Construction et Habitat, Paris, p. 147-158. Texte repris dans, Revue de médecine du travail, tome xiv, p. 171-178, 1987.
-
[8]
Association pour l’ouverture du champ d’investigation psychopathologique.
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[9]
Voir par exemple ce que décrit Stephen Blundell, 2011, La Supraconductivité, 100 ans après, Belin.
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[10]
Risques psychosociaux.
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[11]
Distinctivité, un néologisme utilisé par Jean Oury pour désigner cette fonction du collectif qui fait advenir l’altérité.
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[12]
Cet épisode n’est pas relaté dans Le Risque et la règle.