Travailler 2015/1 n° 33

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Article de revue

Notes de lecture

Pages 121 à 139

Notes

  • [1]
    Philosophe socialiste et marxiste (1847 - 1922) qui a inspiré des mouvements révolutionnaires, mais également Mussolini et Schmitt avec notamment ses Réflexions sur la violence.
  • [2]
    Dejours C., 2009, Travail vivant : travail et émancipation, Tome 2, Paris, Payot.
  • [3]
    Notons que des philosophes comme Emmanuel Renault ou Jean-Philippe Deranty ont entrepris une somme de recherches importantes pour combler ce déficit.
  • [4]
    Cox Rosie, 1999, “The Role of Ethnicity in Shaping the Domestic Employment Sector in Britain”, in Janet Henshall Momsen (coord.), Gender, migration and domestic service, Routledge, London, pp. 131-144
  • [5]
    Catarino Christine et Laura Oso, 2000, “La inmigración femenina en Madrid y Lisboa : hacia una etnización del servicio doméstico y de las empresas de limpieza”, Papers 60, pp. 183-207.
  • [6]
    Durin Séverine, 2014, « Le visage indien de la domesticité. Service domestique interne et ethnicité à Monterrey, Mexique », Revue Tiers Monde, n° 217 : 163-179.
  • [7]
    Comaroff, John y Jean Comaroff (2006) “Sobre totemismo y etnicidad”, in Las ideas detrás de la etnicidad. Una selección de textos para el debate. Manuela Camus (ed). Cirma, Antigua (1re édition en anglais : 1992).
  • [8]
    Séverine Durin est docteure en anthropologie, professeure et chercheure au Centro de Investigaciones y Estudios Superiores en Antropología Social (Ciesas), Monterrey, Mexique.
  • [9]
    Gilbert Simondon est nommé maître de conférences à la Sorbonne en 1963 et professeur de Psychologie en 1965. Puis, à l’université Paris-v, il dirige l’enseignement de psychologie générale et fonde le Laboratoire de psychologie générale et technologie (1963-1983).

Émancipation, les métamorphoses de la critique sociale. Sous la direction d’Alexis Cukier, Fabien Delmotte et Cécile Lavergne, Éditions du croquant, Avril 2013, 396 pages

1Cet ouvrage collectif a pour objectif d’aborder la grande question de l’émancipation et traite des mutations contemporaines dans le champ de la critique sociale. C’est par la contribution d’onze chercheur-e-s, philosophes et sociologues que ces thèmes sont développés. L’ensemble des textes proposés oriente une réflexion résolument tournée vers des perspectives d’actions concrètes et vers la construction d’un projet de transformation sociale.

Tensions entre critique sociale et projets d’émancipation

2La première partie du livre porte sur les tensions entre critique sociale et projets d’émancipation. Elle s’engage par un entretien avec le sociologue Luc Boltanski, auteur de plusieurs ouvrages majeurs remaniant les apports de la sociologie à la critique du capitalisme contemporain.

3Dans ce chapitre, il évoque la liberté qui habitait les sciences sociales et les pratiques culturelles après les évènements de 1968 dans la faculté de formuler une contestation sociale et par la suite leur intégration progressive dans, ce qu’il nomme, « l’appareil d’État » (p. 32).

4Il explique que, peu à peu, pris dans les organisations étatiques, les artistes et intellectuel-e-s n’ont pu échapper au pouvoir implicite, intériorisé, suscité par toute organisation. Il rappelle également les velléités de contrôle du pouvoir d’État sur les instances universitaires qui ont débuté dès le début des années soixante et qui trouvent aujourd’hui leur continuité dans la loi lru.

5On voit Boltanski s’inscrire ainsi dans le courant philosophique de la critique libertaire et il enjoint les chercheurs à renouveler la perspective de l’émancipation en réinvestissant une capacité d’interprétation et de discussion des règles. L’auteur indexe très directement l’acte d’émancipation à la possibilité d’apporter son concours à l’interprétation des normes sociales et surtout à l’aptitude de tous à défendre et à soutenir dans le monde commun son interprétation face aux autres.

6À la fin de son entretien, il émet une idée importante, celle de l’existence d’une rupture entre les pensées critiques actuelles et leur impact sur les mouvements sociaux. La critique sociale serait, à l’heure actuelle, devenue une discipline universitaire sans développement dans le registre de l’action. Il invite donc à une réarticulation « entre la pratique et le concept » (p. 59), à une refondation de la relation entre intellectuels et militants.

7En suivant, Irène Pereira, sociologue et philosophe, tente de mettre en lumière les tensions entre critique et émancipation à travers une réflexion autour de l’épistémologie en sociologie (perspective critique vs perspective pragmatique). Pour l’auteure, l’analyse approfondie des rapports de domination que soutient la théorie critique créerait, en quelque sorte, des freins à l’émancipation. Par la prise de conscience du poids des déterminations sociales, elle provoquerait une sorte d’écrasement de la capacité des acteurs d’agir.

8Elle ancre son développement à partir de la perspective pragmatique qui se consacre à la description des actions concrètes de résistances immanentes. Cette description viserait à rendre compte de l’action, des actes d’émancipation des individus et masquerait ainsi l’oppression sociale qui les enferme. Selon elle, le but serait de rompre avec « les illusions de la conscience » (p. 65) dans l’analyse des faits de société. Ainsi, à partir de cette approche que l’on pourrait qualifier d’antirationaliste et d’anti-intellectualiste, elle entame un dialogue avec une partie de l’œuvre de Georges Sorel [1]. L’œuvre de ce dernier lui permettrait de se dégager du « scientisme » de la conception marxiste pour se concentrer sur l’analyse des mouvements révolutionnaires existants.

9Dans le troisième chapitre, Fabien Delmotte, doctorant en philosophie, travaille l’idée d’émancipation en la confrontant à deux de ses significations, le sens qu’elle prend dans une perspective démocratique d’une part, et le sens adopté dans sa dimension « néolibérale » d’autre part. Le philosophe nous aide à clarifier les fondements idéologiques de ces deux formes d’émancipation. En s’appuyant sur une analyse des évènements historiques du xviie siècle en Angleterre, il dégage deux points qui constituent la logique émancipatrice du néolibéralisme, « l’individualisme possessif » et la libération du domaine économique vis-à-vis du domaine politique.

10La critique de cette conception pendant le siècle des Lumières offrira une autre idée de l’émancipation. La forme d’émancipation que l’auteur défend s’appuie sur la pensée de Montesquieu et celle de Rousseau. Leurs critiques des principes de représentation et de délégation de pouvoir, ainsi que la prise en compte de la lutte contre les inégalités ont permis d’opposer à la conception « néolibérale » une conception « démocratique » de l’émancipation. Dans ce cadre, il s’agirait non pas de libérer l’économie de la détermination du politique, mais plutôt d’inscrire une subordination de la sphère économique aux institutions démocratiques qui exprimeraient l’intérêt commun par la participation de tous à la construction de cet intérêt.

L’émancipation sociale aujourd’hui : enjeux critiques et politiques

11La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée aux enjeux critiques et politiques de l’émancipation sociale aujourd’hui. Cette partie s’ouvre sur un entretien avec le philosophe Jacques Rancière, où il décrit sa conception de l’émancipation, en analysant le mouvement révolutionnaire de 1830 en France. Pour lui, l’émancipation sociale est l’acte qui conduit des individus à vivre le monde d’une autre manière. C’est une sorte de rupture dans le processus collectif de vie qui n’est possible qu’à partir du moment où se pose ce qu’il nomme « l’égalité des intelligences ». C’est-à-dire le moment où des individus se constituent comme appartenant à un monde d’égaux, de semblables.

12Dans un deuxième temps, Rancière évoque le rapport que les sciences sociales entretiennent à l’action. Il explique que le dévoilement des rapports de domination qu’offrent ces sciences n’apporte pas d’accroissement des capacités de mobilisation dans l’optique d’une émancipation sociale. Il explique très simplement son positionnement : « […] savoir comment la société fonctionne n’a jamais libéré les gens » (p. 144). On retrouve là aussi le discours antirationaliste, qui définit les sciences sociales comme des interprétations d’interprétations qui n’ont aucun impact sur les instruments de l’action. L’émancipation sociale passerait plutôt par un mouvement de « ne pas savoir toutes les raisons pour lesquelles on est inégaux » (p. 145), car la conscience des raisons de l’exploitation et de la domination serait plutôt porteuse d’une inhibition chez les individus, d’un écrasement de la volonté collective.

13Dans la dernière partie de son entretien, l’auteur développe ce qui pour lui peut permettre la levée de cette inhibition, ce qui en quelque sorte est à la racine de l’action. Dans une perspective communiste, il pose comme fondement à l’action émancipatrice « l’hypothèse de confiance ». Il entend par « hypothèse de confiance » la prémisse selon laquelle il existe une capacité de tous de faire collectivement. Le point de départ à la pensée émancipatrice est donc, selon Rancière, le partage de l’hypothèse qu’il est possible « de décider et d’agir ensemble » (p. 158).

14Le deuxième chapitre de la partie est l’œuvre de Stéphane Haber, professeur de philosophie politique, dans lequel il défend l’idée qu’un projet théorique et pratique d’émancipation du capitalisme est possible et souhaitable.

15Pour démontrer la cohérence d’une théorie sociale et politique qui aurait comme ligne de mire « le dépassement du capitalisme » (p. 163), il discute trois arguments fondamentaux qui s’opposent à une telle optique : l’argument anti-essentialiste (le capitalisme n’existe pas), l’argument anti-utopiste (une autre société que le capitalisme n’est pas possible) et l’argument anti-historiciste (la sortie du capitalisme ne résoudra pas les problèmes fondamentaux de l’humanité).

16La réponse d’Haber à ces objections nous permet de découvrir un édifice théorique mettant en avant la pertinence politique, sociale et historique d’une émancipation du capitalisme aujourd’hui.

17Dans le troisième chapitre, Alexis Cukier défend la thèse de la centralité politique du travail sur les questions liées à l’émancipation sociale. Nous présenterons par la suite plus profondément son travail.

Renouveau de la critique sociale et émancipation : l’identité, la culture et la violence en question

18Cette partie débute par un entretien avec Elsa Dorlin, professeure de philosophie politique et sociale à l’Université de Paris-viii dans lequel elle interroge la place que peut occuper la violence dans l’acte d’émancipation.

19Au cœur de son interrogation se situe l’œuvre de Frantz Fanon et l’idée que la violence peut constituer une forme de praxis libératrice. Plus clairement, elle montre comment la libération (concept qu’elle préfère à celui d’émancipation) advient par une mise en mouvement du corps, un mouvement qui nous projette hors de nous-même : la violence. La violence, dit-elle, n’est pas qu’hétéro-agressive, elle est d’abord une « violence contre soi » (p. 236), contre l’attachement du moi à l’oppresseur. Pour l’auteure, la violence est une praxis libératrice, car elle permet de re-sentir son corps, de se le réapproprier dans le mouvement, de conjurer sa tétanie liée à la peur. Ici, la violence peut être entendue dans sa perspective fanonienne comme étant un processus de subjectivation. La philosophe nous invite donc à penser la violence, à la travailler, à l’expérimenter pour pouvoir la dépasser en évitant les apories du moralisme et les dangers extrêmes de sa romantisation. À partir de l’expérience de son engagement féministe, Dorlin explique que :

20

« […] le problème dans le mouvement des femmes c’est qu’il est désormais travaillé par un interdit pour nous empêcher de penser, pratiquer, interroger la violence et que cet interdit fait bon ménage avec un certain mécanisme d’intériorisation de la violence ».
(p. 249)

21Dans le chapitre suivant, Olivier Voirol, sociologue et philosophe, pose la question du lien existant entre culture et émancipation. Pour cela, il met en discussion la conception de la culture comme émancipation chez Schiller avec celle d’Horkheimer et Adorno qui la considère dans sa dimension oppressive au sein de l’industrie culturelle capitaliste.

22Dans le premier temps de son article, l’auteur décrit l’idée de la culture héritée des lumières allemandes en présentant une partie de l’œuvre de Schiller. Pour ce dernier, « l’être cultivé » est celui qui « parvient à associer sensibilité et raison » (p. 293). Ainsi, la culture est ce qui permet au sujet d’être « en contact avec le monde sensible » et dans le même temps ce qui lui permet « d’affirmer son autonomie face aux déterminations exogènes et de développer sa personnalité » (p. 294). Pour Voirol, Schiller « incarne à merveille [l’] articulation entre émancipation et culture » (p. 299) qui donne la possibilité de penser encore aujourd’hui le projet culturel moderne dans sa dimension libératrice.

23Dans un deuxième temps, l’auteur présente l’analyse de Max Horkheimer et Theodor Adorno qui déconstruisent la promesse émancipatrice de la culture dans le contexte de l’après Seconde Guerre mondiale. L’expérience concrète de la barbarie les a confrontés à un constat cinglant : la culture n’a pas empêché la guerre et ses massacres. Alors, les auteurs expliquent comment la culture, insérée dans une industrie capitaliste de production et de diffusion, a « cultivé » des instincts régressifs chez ses destinataires. « Elle a encouragé non pas le geste de culture de soi, mais la régression » (p. 302).

24En conclusion de son travail, Voirol prend position en indiquant que le lien entre culture et émancipation, bien qu’il ait « perdu de son mordant » (p. 309), ne peut être enterré pour autant. L’auteur désigne une tâche urgente : celle de reconstruire à partir des aspects libérateurs et des formes nouvelles de domination un concept de culture qui permette d’ouvrir un horizon émancipateur commun.

Critiques, émancipation et luttes sociales

25Pour terminer, la quatrième partie du livre est composée de deux chapitres qui traitent du rapport que les luttes sociales entretiennent aux théories critiques et vice versa.

26Le premier chapitre est un entretien avec le sociologue Razmig Keucheyan dans lequel il présente, dans le sillage de son ouvrage Hémisphère gauche, la nécessité de réaliser une cartographie critique des théories et des luttes pour comprendre où se situent les luttes sociales aujourd’hui. L’exposé de cette cartographie amène l’auteur à présenter la complexité et la fragmentation des mouvements sociaux et politiques en France. Il désigne alors une tâche importante pour les intellectuel-e-s et militant-e-s qui est celle de réduire cette fragmentation, d’unifier les luttes.

27À la fin de l’entretien, il défend, sans ambiguïté, un point de vue marxiste conjugué aux concepts de l’écologie politique. Selon Keucheyan, ce couplage théorique est une priorité pour penser une action émancipatrice cohérente et plus homogène.

28Le second chapitre est l’œuvre du professeur de sociologie, Christian Laval, qui traite des capacités de mobilisation des classes populaires. Il évoque le « glissement du vote à droite et à l’extrême droite d’une fraction des ouvriers et des employés » (p. 352) qui conduit, selon l’auteur, à « une ethnicisation croissante des rapports sociaux » (p. 354). Ce glissement serait le fruit d’une perte nette de la confiance dans la politique et d’une crise de la délégation des partis ouvriers traditionnels. Pour l’auteur, « la capacité politique des classes populaires a considérablement faibli à mesure de l’éloignement des représentants de ceux qu’ils sont censés représenter » (p. 360). Cet éloignement a été rendu possible par « la déconstruction de la classe ouvrière » (p. 363) qui a empêché les classes populaires de se constituer en une entité à part entière, en un « nous ». Dès lors, il s’agit pour Laval de revenir aux racines « historiques de la classe ouvrière » pour comprendre comment elle avait réussi à s’auto-engendrer. À partir de là, il invite les intellectuel-e-s critiques à ouvrir des espaces pour qu’une subjectivation anticapitaliste reprenne forme dans les classes populaires. C’est-à-dire ouvrir des lieux de « réflexion et de délibération » (p. 376) pour re-construire une culture de masse anticapitaliste dans l’expérience de sa condition populaire.

Travail et émancipation : les perspectives proposées par l’ouvrage

29Comme nous venons de le voir, le présent ouvrage présente un éventail assez large des positions théoriques contemporaines dans le champ de la critique sociale. Assez classiquement, le travail n’occupe qu’une place subalterne, périphérique, dans leur manière de concevoir l’émancipation sociale. Cependant, il existe dans ce recueil un article qui confère au travail une place déterminante dans le renouveau de la critique sociale.

Travail, critique et émancipation : l’enjeu du pouvoir

30C’est la contribution d’Alexis Cukier, doctorant en philosophie, qui tente de mettre le travail au centre des préoccupations théoriques et pratiques sur l’émancipation sociale. Dans ce chapitre, il postule qu’il existe un enjeu commun de l’émancipation et du travail : « celui de la réappropriation de l’exercice et du partage du pouvoir dans la société » (p. 188). Il appuie son point de vue à l’aune du concept de pouvoir qu’il définit comme « la manière dont les actions des individus et des collectifs sont pratiquement organisées et contrôlées » (p. 188).

31Pour l’auteur, ce n’est pas ailleurs que dans le travail que se conquiert l’émancipation sociale. Le travail est donc le premier lieu de l’activité politique, c’est-à-dire qu’il occupe une fonction centrale dans le partage du pouvoir et le changement de la société.

32Pour mieux comprendre les processus au travail qui peuvent conduire à une dépossession (aliénation) ou une appropriation du pouvoir (émancipation), Cukier introduit certains apports de la psychodynamique du travail et de la sociologie des rapports sociaux de sexe au travail à son analyse.

33De la psychodynamique du travail, il présente l’analyse des nouvelles formes d’organisation du travail pour décrire certains processus en œuvre aujourd’hui dans le monde du travail, qui mènent à une transformation de la domination et à l’aboutissement des formes contemporaines d’aliénation fondées sur « le déni du réel » (p. 196).

34De la sociologie des rapports sociaux de sexe au travail, il se sert de la mise en évidence du potentiel subversif du rapport des femmes au travail qui réside dans les dimensions positives que peut recouvrir l’activité professionnelle pour elles. C’est-à-dire que, même chez les travailleuses les moins qualifiées, le sentiment d’être utiles et productives peut émerger de l’expérience du travail et conduire malgré une situation aliénée à des voies d’émancipation. Également, l’auteur utilise les travaux de Pascale Molinier qui montrent à partir des apports de la psychodynamique du travail comment la reconnaissance du travail du care peut constituer un enjeu politique majeur en vue de l’émancipation de tous et pas uniquement des femmes.

35Au final, la mise en discussion de ces disciplines permet à l’auteur de resituer le travail au cœur de l’arène où s’expérimente la lutte pour l’émancipation. Dans l’entreprise philosophique de Cukier, la psychodynamique du travail et la sociologie des rapports sociaux de sexe au travail lui apportent des éléments décisifs pour soutenir la thèse de la « centralité politique du travail » (p. 202).

36Il nous semble cependant qu’aborder la question de l’émancipation à partir du concept de pouvoir peut engendrer quelques dissonances et incompréhensions si l’on se réfère aux travaux en psychodynamique du travail. En effet, on ne peut réduire la question de l’émancipation en psychodynamique du travail à un accroissement du pouvoir d’agir ou à « l’exercice politique commun du pouvoir » (p. 227). C’est pourquoi, il nous semble, qu’un travail théorique reste encore à accomplir pour définir, à l’aune du concept de pouvoir, ce que la psychodynamique du travail peut apporter à la question de l’émancipation. Nous savons, tout de même, que ce travail théorique ne pourra pas s’épargner un examen minutieux et rigoureux de la « dimension politique du travail vivant [2] ».

Le travail : encore un objet secondaire pour la théorie sociale et la philosophie politique

37Malgré quelques approximations qui nécessiteraient une discussion plus étendue, Alexis Cukier entreprend un travail original et riche dans la reconsidération de la question du travail en philosophie politique et pour la théorie critique. Il appelle de ses vœux à « continuer [dans le travail théorique] à préciser, de défendre, et promouvoir la dimension politique de la thèse de la centralité du travail » (p. 227).

38Son travail est d’autant plus indispensable que les recherches philosophiques sur le travail sont assez faibles. Actuellement, cette faiblesse marque un déficit important de théorisation de la centralité du travail dans la communauté philosophique [3]. Cukier invite donc à prendre la mesure de la contribution des sciences du travail (sociologie, psychodynamique du travail) au débat sur l’émancipation. D’autres disciplines comme l’ergonomie ou la psychologie du travail ont également concouru à ce débat. Cependant, beaucoup de ces disciplines ont travaillé pour ainsi dire dans leur coin et nous voici aujourd’hui en face d’un concept de travail morcelé qui rend d’autant plus difficile la tâche de construction philosophique de l’idée de centralité du travail. C’est pourquoi nous avons aujourd’hui besoin du travail des philosophes pour bâtir l’édifice théorique qui fera émerger une vision liée, unifiée du travail, qui permettra de reconnaître sa centralité.

39Antoine Duarte

40antoine_duarte@hotmail.fr

Genre, migrations et emplois domestiques en France et en Italie. Construction de la non-qualification et de l’altérité ethnique, Francesca Scrinzi, Éditions Petra, Paris, 2013

41Dans Genre, migrations et emplois domestiques en France et en Italie. Construction de la non-qualification et de l’altérité ethnique, Francesca Scrinzi pose la question de savoir dans quelle mesure les rapports sociaux de sexe, de classe et de race, structurent les emplois d’assistance aux personnes âgées en France et en Italie, deux pays où les modalités de mise au travail des femmes migrantes auprès des personnes aidées sont différentes.

42Cette étude se situe dans le contexte plus général des recherches sur les emplois domestiques, c’est-à-dire des « emplois où le travail domestique ou de reproduction sociale est externalisé par les familles et accompli de façon rémunérée au domicile des personnes qui en bénéficient. Les employées domestiques accomplissent donc dans l’espace privé des tâches auparavant effectuées gratuitement par des femmes de la famille, et destinées à la consommation d’une famille autre que celle de l’employée » (2013 :11). Ces emplois ont connu un développement croissant dans la deuxième moitié du xxe siècle, lié à l’entrée massive des femmes dans le salariat, l’augmentation des familles monoparentales et au vieillissement de la population, ainsi qu’à la restructuration de l’État social. L’externalisation des tâches domestiques, en relation avec les besoins de garde d’enfants et d’aide aux personnes âgées, a créé un besoin d’emplois non qualifiés et flexibles auquel répondent des migrant.e.s, dont l’insertion varie en fonction des systèmes d’État Providence. Ainsi, alors que les femmes des pays du Nord recourent à l’externalisation du travail domestique pour faire face au conflit autour de son partage, celles des pays du Sud et de l’Est émigrent en raison de l’aggravation de la pauvreté, et intègrent un salariat mineur et féminisé au Nord, de sorte que l’on observe à la fois une dualisation de l’emploi féminin et une division internationale du travail domestique. Par l’action des politiques d’immigration, les rapports de classe sont renforcés et la condition des travailleuses précarisée. Les inégalités qui en résultent sont naturalisées, ainsi que les rapports sociaux de sexe et de race, justifiant ainsi la non-qualification des emplois domestiques en termes de qualités féminines ou raciales. Alors que la racisation indique la concentration de personnes migrantes – ou issues de l’immigration – dans certains emplois, et l’assignation de certaines tâches à ces salariés, elle est expliquée au travers de représentations qui hiérarchisent les capacités des migrant.e.s. Afin d’observer les mécanismes à l’œuvre, Scrinzi se propose d’analyser comment, en France et en Italie, les intermédiaires du marché des emplois domestiques contribuent à reproduire les stéréotypes racistes au moment de les aiguiller dans leur recherche d’emploi. Elle montre que les formatrices françaises du pôle emploi, comme les bénévoles italiennes, participent à la construction de catégories ethniques et à la naturalisation des inégalités.

43Le premier chapitre « les emplois domestiques à l’articulation des rapports sociaux de sexe, de classe et de race » met en évidence l’importance des États, au travers de leurs politiques publiques d’emploi et de régulation des migrations, dans la structuration de la division sexuelle du travail domestique, de la production de l’altérité ethnique et de la hiérarchisation des migrant.e.s en « bonnes, mauvaises ou utiles », et dans l’invisibilisation du travail émotionnel que les travailleuses domestiques effectuent.

44Dans le second chapitre intitulé « L’organisation des emplois domestiques d’aide aux personnes âgées en lien avec les migrations en France et en Italie », Scrinzi analyse la façon différenciée qu’ont la France et l’Italie de répondre à la tendance à déplacer l’offre de services d’aide aux personnes âgées vers le marché et le domicile. Alors qu’en France c’est le secteur associatif qui se charge de l’aide à domicile aux personnes âgées, dans le cadre de politiques d’insertion des demandeurs d’emplois, en Italie prédomine l’emploi direct, non déclaré et à demeure, un secteur au sein duquel les intermédiaires catholiques qui prêtent assistance aux populations migrantes jouent un rôle de premier plan. Alors qu’en France la mise au travail des aides à domicile migrantes est définie par le travail partiel contraint, en Italie elle est caractérisée par la disponibilité des travailleuses migrantes à demeure.

45L’analyse de la « Formation et placement des employées de maison en Italie » (chapitre 3) met en évidence l’importance des réseaux informels et catholiques dans le placement, et la valorisation positive des populations sud-américaines comme aides à domicile, en raison du caractère traditionnel – voire prémoderne – qui est attribuée à leur culture. On leur demande de faire appel à leurs « qualités féminines » pour effectuer ce travail émotionnel, notamment pour être à l’écoute des besoins des personnes âgées, mais aussi pour savoir rester à l’écart de la vie familiale, alors qu’elles vivent au foyer des personnes aidées. Les bénévoles catholiques, lors du placement, établissent des relations de maternage avec ces femmes, et anticipent par ailleurs les demandes racistes des employeurs qui les contactent. Elles savent que, pour la garde d’enfants, ils les préfèrent italiennes, et qu’une hiérarchie des nationalités est opérée en fonction des emplois. Elles partagent aussi certaines idées avec les employeurs, par exemple, elles sont soupçonneuses envers celles qui revendiquent des droits et préfèrent celles qui « savent se contenter de ce qu’il y a », contribuant à construire la non-qualification de ces emplois de services aux personnes âgées.

46Le chapitre 4 sur la « Formation et recrutement des aides à domicile en France » met l’accent sur l’injonction d’intégration qui traverse les pratiques et les discours des agents de formation professionnelle. L’analyse des mises en situation, lors de stages de formation, met en évidence l’insistante des formatrices pour passer d’une logique du don à celle du salariat, de l’émotionnel vers le rationnel, en quelque sorte, de la tradition vers la modernité au travers d’une opération de transformation de soi afin de devenir « employable ». Par cette opération, ces femmes sont rendues responsables de leur réussite sur le marché du travail, et les inégalités de genre et de race à l’œuvre en sont rendues invisibles. Or, c’est bien le racisme qui explique les constructions essentialistes relatives aux qualités attribuées aux femmes africaines pour s’occuper de personnes âgées.

47Dans le dernier chapitre, sur la « Construction de la non-qualification et racisation dans les emplois domestiques : une analyse comparative France/Italie », Scrinzi montre que dans ces deux pays l’usage des « qualités féminines » est bien différente : alors qu’elles sont valorisées en Italie au sujet des Sud-Américaines, en France on demande aux femmes de les déconstruire afin de mieux s’adapter au contexte et de valoriser leurs savoirs domestiques. Alors que ces femmes racisées sont présentées comme des travailleuses en « difficulté » ou « inemployables », et reçoivent l’injonction de s’intégrer culturellement pour s’insérer professionnellement, en France le racisme à l’œuvre dans les emplois domestiques est nié. En Italie, la racisation se fonde sur l’idéalisation des vertus domestiques et féminines des Sud-Américaines, et l’emploi domestique est également présenté comme une opportunité d’intégration pour les migrantes. Ainsi, l’universalisme républicain français et le différencialisme en Italie constituent deux faces de la racisation, qui oscille entre négation et valorisation. Notons que ces intermédiaires du placement jouent un rôle ambigu, à la charnière des intérêts des employeurs et des travailleuses, et ne sont que trop rarement migrantes – ou issues de la migration –, ce qui explique aussi leurs attitudes paternalistes.

48En conclusion, c’est la racisation de ces femmes qui explique la construction de la non-qualification des salariées migrantes et de l’invisibilisation de leur travail. Par ailleurs, cette racisation passe par la construction de modèles sexués opposés à ceux du groupe majoritaire. D’un pays à l’autre, par le mécanisme de racisation, on construit des « bons » et des « mauvais » migrants, à partir de différents registres nationaux.

Discussion

49Dans les dernières années, des travaux réalisés en Angleterre [4], en Espagne [5], ou au Mexique [6], entre autres, ont mis en évidence les stéréotypes racistes et les hiérarchies ethniques à l’œuvre dans les emplois domestiques, au sujet de populations allogènes et migrantes qui travaillent dans ce secteur. L’analyse systématique réalisée par Francesca Scrinzi fait de cet ouvrage un apport majeur dans le champ d’étude des relations entre travail, genre et ethnicité, au-delà du seul travail domestique.

50Une certaine vision de l’ethnicité et de la race coïncide dans ce livre, où la race est conçue comme une catégorie relationnelle, et met l’accent sur l’analyse de la naturalisation des inégalités à l’œuvre dans les mécanismes de racisation des femmes migrantes. En ce sens, l’approche de Scrinzi dialogue avec la proposition théorique de John y Jean Comarroff [7] qui soulignent que l’ethnicité, bien que résultant de processus historiques, tend à adopter l’aspect naturel d’un principe autonome capable de déterminer le cours de la vie sociale. Lorsque cette naturalisation a lieu, l’explication des inégalités sociales est alors attribuée aux qualités intrinsèques des groupes ethniques. C’est bien ce principe de naturalisation des inégalités raciales et genrées à l’œuvre dans les services d’assistance aux personnes âgées qu’analyse Scrinzi, en s’appuyant sur des matériaux ethnographiques, et de façon comparative. Elle montre ainsi que ce ne sont ni le caractère personnel des relations à l’œuvre dans les soins aux personnes ni le caractère non régulé de cet emploi, qui expliquent la non-qualification, mais bien la racisation des travailleuses, avec la complicité de l’État, du tiers secteur et du marché. Derrière les discours paternalistes et d’insertion des intermédiaires prospèrent des représentations racistes qui infériorisent les populations migrantes, dévalorisent les emplois qu’elles exercent, renforcent les inégalités globales et de genre, et favorisent l’incompréhension de ces Autres « venus d’ailleurs ».

51Séverine Durin

52Ciesas[8]

53durin@ciesas.edu.mx

Sur la technique, Gilbert Simondon, Puf, janvier 2014, 460 pages

54Sur la technique est un volume qui rassemble des textes écrits entre 1953 et 1983 par Gilbert Simondon (1924-1989). Publié aux Presses universitaires de France, il fait partie d’une série d’autres volumes qui visent à achever la publication de l’œuvre simondonienne chez cet éditeur. Disons tout de suite que le lecteur néophyte (dont je suis) ne trouvera pas ce recueil aisé à lire, et cela pour trois raisons. Premièrement, dans la note éditoriale on y annonce que les textes ici publiés s’appuient sur les deux thèses de Simondon (1958) et « qu’ils n’en redonnent pas explicitement les analyses fondamentales » (p. vi). Il n’est donc pas étonnant de se retrouver réorienté, au cours de la lecture, vers tel ou tel chapitre de Du mode d’existence des objets techniques ou de L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information. Deuxièmement, l’ouvrage est divisé en 4 parties : cours, articles et conférences, fragments et notes, entretiens. Déjà parues ou inédites, ces contributions sont de valeur et d’intérêt très inégaux, ce qui exige de ne pas s’avancer trop vite dans la lecture. Le risque, c’est de se perdre et de ne pas s’apercevoir qu’on passe de textes achevés et publiés sur des revues de psychologie ou de philosophie, à des textes dactylographiés et conservés dans les archives personnelles de l’auteur, pour revenir à des entretiens. Troisièmement, on a parfois l’impression que le non-spécialiste n’est pas le bienvenu chez Simondon : on est vite confronté à des termes fort inhabituels comme ceux de « cryptotechnicité » et « phanérotechnicité » (j’y reviendrai), ou à des descriptions d’ouvrages exceptionnels tels que le viaduc de Garabit ou le couvent de L’Arbresle.

55Mais ces points – les renvois constants à d’autres travaux et thèmes, la présentation de textes achevés ou non, des termes inhabituels – ne décourageront pas le lecteur néophyte s’il reste centré sur ce de quoi il est question dans ce recueil. Simondon propose de surmonter l’irrésistible tendance de voir, d’un côté, la culture (l’action de l’homme sur l’homme), de l’autre, la technique (l’action de l’homme sur le milieu). Si conflit il y a entre technique et culture, dit l’auteur, c’est plutôt entre deux niveaux techniques : le niveau préindustriel qui conçoit les techniques comme des enchaînements de moyens au service de fins intra-culturelles, et le niveau industriel qui modifie, par les techniques, la relation entre l’être humain et son milieu (p. 323).

56Dans ce recueil, Gilbert Simondon ne s’enferme pas dans une définition disciplinaire de ce qu’est la technique ; il ouvre sans cesse son argumentation en explorant les liens entre la technique et l’alchimie, l’esthétique et la sacralité, la perception et l’éducation. Il ne s’appuie ni sur la rhétorique des citations savantes, ni sur l’érudition du spécialiste ou du technicien. Il préfère plutôt développer des exemples issus de l’histoire et de l’expérience des métiers. Et, pourquoi pas, de son expérience personnelle. Comme celle où, en tant que professeur du lycée de garçons de Tours, il se charge d’animer l’initiation technique des élèves. Si aucune affiliation disciplinaire ou académique n’est invoquée pour argumenter ces expériences ou pour utiliser telle ou telle notion, cela devient bien plus clair lorsqu’il traite du « psychosocial [9] ». À ce propos, Simondon ne se contente pas d’affirmer que la vieille dualité entre l’individu et la collectivité ne tient pas du tout. Cette affirmation serait, encore une fois, issue d’un langage disciplinaire ou de l’opération d’une spécialisation inutilement savante. L’originalité de sa pensée est ailleurs : introduire un troisième terme dans cette dualité, un intermédiaire qui permet à l’humain d’être dans un rapport à la fois concret et symbolique avec la nature : les objets techniques. Car c’est par ces objets qu’on peut, dit Simondon, retrouver l’agencement entre le corps de l’opérateur et les choses sur lesquelles celui-ci agit. On ne s’étonnera donc pas si l’un des plaisirs intellectuels les plus intenses que le néophyte éprouvera au cours de la lecture de ce livre, c’est de se promener entre une variété étonnante de métiers (le cordonnier, le bourrelier, le verrier, l’agriculteur, le sculpteur, le potier, le jardinier, l’antiquaire, le forgeron, l’étalagiste), de matériaux (cuir, béton, bois, fer), d’objets techniques (navires, avions, montres de précision, moteurs, téléphone, radar) ou des techniques à proprement parler (perçage, polissage, découpage). Ce n’est pas la variété en soi qui est à l’origine de ce plaisir, mais l’expérience qui dérive de la découverte d’un point qui unit une masse d’entités à première vue déconnectées. Comment Simondon accompagne-t-il cette découverte ?

57Une opération conceptuelle de sa démarche consiste à mobiliser les schèmes cognitifs qui, dans l’histoire des sciences et des idées, ont considéré les vivants comme des objets techniques et vice versa. À ce propos, il revient sur la conception cartésienne de la connaissance qui conçoit l’esprit et le raisonnement en les rapprochant d’une machine simple (p. 102). Comme celle-ci se construit avec des longues chaînes d’engrenage qui opèrent un transfert de causalité avec conservation du mouvement, le raisonnement se construit selon la méthode de l’enchaînement causal qui vise à constituer des longues chaînes de raison. Puis, par le schème du « transfert sans pertes » du machinisme cartésien, le fonctionnement d’une machine se rapproche de celui du raisonnement. À partir d’un point d’ancrage solide considéré comme « l’équivalent du roc sous l’édifice » (p. 298), chaque pièce du raisonnement doit assurer, par l’enchaînement de sous-éléments et la division des difficultés du raisonnement, le passage des prémisses jusqu’à la conclusion. Mais l’objet technique, chez Simondon, se rapproche aussi du corps humain. Il est, en effet, constitué de parties intérieures, intimes, presque complètement dépourvues d’éléments culturels, alors que les éléments extérieurs sont la partie la plus purement culturelle, comme une sorte de vêtement pour un organisme ou comme les accessoires utilisés pour personnaliser une automobile. Comme l’être humain, les parties des objets techniques sont frappées également par des phénomènes d’ostracisme. L’un parmi ces phénomènes « est l’obligation de porter un voile ou un déguisement ». Il s’agit comme d’une « pudeur obligatoire » (p. 38) à laquelle sont soumises certaines parties des objets techniques : la capote cache le moteur et la calandre le radiateur. Dans ce phénomène, le choix de construction et, parfois, la relative régression du degré d’achèvement ou du soin de construction des pièces peuvent différencier les machines : celles « phanérotechniques », souvent considérées comme utilitaires (certains tracteurs ou motos pompes, par exemple) où les parties sont visibles, et celles « cryptotechniques » où les éléments techniques sont bien cachés.

58Une autre opération conceptuelle qui prolonge le parallélisme entre objet technique et l’être humain consiste à rapprocher l’objet industriel de l’esclavage. Ce rapprochement, dit Simondon, se produit lorsque la production en série est esclave des normes et des exigences extratechniques. Celles-ci visent à rendre le produit préférable selon les normes esthétiques sociales, en poussant ainsi les producteurs à créer assez fréquemment des modèles nouveaux, et à fractionner ou différer les applications et le progrès réel de technicité. De plus, dans la production industrielle, la condition d’aliénation va toucher l’objet technique lorsque celui-ci n’est pas vendu ou acheté. Le travail qu’il concrétise sera donc évacué et deviendra nul en restant à l’état virtuel. Le choix et la place de l’acheteur sont donc centraux pour la vie de l’objet technique, étant donné qu’il n’est pas seulement un élément tangible de la réalité, mais le dépositaire du travail exigé pour sa production, un moyen pour insérer le passé dans le présent.

59Des rapprochements ultérieurs sont opérés dans le recueil, entre la technique et des domaines culturellement différents de celle-ci comme la sacralité ou la publicité. En ce qui concerne la première, Simondon aborde comme un anthropologue les chevauchements passés et actuels entre sacré et technique. Il rappelle, par exemple, qu’un grand nombre d’actes techniques primitifs ont été ritualisés et sacralisés : la fusion des métaux, les techniques de l’agriculture, les récoltes offertes aux divinités. Même sacralisation aussi pour des points clés temporels comme les naissances, les morts, les fêtes instituées et les épreuves que les communautés de techniciens et d’artisans imposaient (et imposent) aux membres qui souhaitaient s’y introduire. Concernant les rituels actuels où sacralité et technicité se croisent, l’auteur cite les baptêmes des navires et des paquebots, les bateaux de pêche qui prennent comme patron sacré la Vierge Marie ou les rites de bénédiction des machines agricoles et des automobiles. Quant à la publicité, elle est abordée, car les phénomènes d’appréciation ou de dépréciation des objets sont ici considérés comme des cas particuliers de la relation entre l’homme et l’objet technique. Dans cette considération, le comportement d’achat est vu comme l’établissement d’une participation ou d’une forme de fidélité entre l’utilisateur et le constructeur. C’est dans la participation que Simondon avance la notion d’« effet de halo » : des modèles implicites – comme celui de « la précision suisse » (p. 284) – expliquant la diffusion ou la dispersion de liens d’appartenance ou de différence. Pour argumenter cette notion, il utilise métaphoriquement le phénomène du rayonnement de la lumière. Dans le cas de la publicité, une marque d’automobile devient « une force productrice de modèles » qui valorise en même temps l’huile pour moteur, les compétitions, les accessoires et les pneumatiques. L’objet technique engage ainsi à la participation et « laisse rayonner autour de lui une lumière qui dépasse sa réalité propre et se répand sur l’entourage » (p. 283).

60Un dernier fil conducteur à souligner est la dynamique ouverture/fermeture qui investit plusieurs thèmes de l’ouvrage. Cette dynamique joue, selon Simondon, un rôle primordial, par exemple, dans la genèse des techniques et de la technologie, car elle permet de transformer la relation entre l’homme et la nature. Si l’on considère les techniques primitives de pêche ou de cueillette, elles sont définies comme larges et ouvertes, car le pouvoir générateur est à la nature. C’est elle qui produit en suivant cycles, saisons et rythmes, alors qu’à l’homme il ne reste qu’à se soumettre aux lois naturelles en recueillant les fruits de ce pouvoir au bon moment et au bon endroit. En revanche, par les techniques fermées, comme l’élevage domestique ou l’irrigation artificielle, l’homme vise à assurer la continuité de son travail et à maîtriser, dans les limites du possible, la spontanéité et les cycles de la nature. Le pouvoir producteur de la nature est ainsi enveloppé par le travail humain. Cette fermeture des techniques s’opère dans l’histoire, lorsque l’on veut multiplier les occasions de rencontre entre l’homme et la nature afin de produire de manière régulière ce de quoi l’homme a besoin. L’alchimie, dit Simondon, contribue à appliquer cette fermeture à tous les domaines, car l’homme cherche, par ses pratiques, à diminuer sa dépendance à l’égard de la nature par la domestication des substances naturelles ou l’obtention d’une substance par transmutation d’une autre. Le laboratoire de l’alchimiste est ainsi l’ancêtre de l’atelier de l’artisan ou du laboratoire industriel. Dans ces deux environnements, l’homme réussit à assurer la liaison entre lui et ce qui ne dépend pas de lui, par la progressive spécialisation des techniques.

61La dynamique ouverture/fermeture investit également les techniques de travail réversibles ou irréversibles permettant d’établir une différence entre objets ouverts et objets fermés ainsi qu’entre travail artisanal et travail industriel. À ce propos, Simondon donne des exemples de cette dynamique appliquée au travail : le chevillage, le boulonnage, le serrage (p. 63), assurent la possibilité de démonter l’objet dans ses pièces constitutives pour le réparer ou l’améliorer ; alors que la soudure, le collage, les rivetages (p. 64), établissent une fois pour toutes le caractère d’unité de l’objet qui devient ainsi indivisible. À partir de ces actes, l’ouverture assure à l’objet technique les caractéristiques d’être démonté et réparé, pièce par pièce ; alors que la fermeture permet d’atteindre un produit comme une unité indissociable en lui-même, indivisible et non réparable. C’est dans la production artisanale ou industrielle « évoluée et élaborée » (p. 62) qu’on remplit les conditions d’ouverture des objets : la première prévoit la concentration en un seul homme des fonctions de production et d’utilisation, la seconde fournit des pièces détachées (p. 67) servant à constituer des objets. L’élément qui permet l’ouverture au niveau de la production en série c’est la pièce interchangeable, car elle améliore, répare, renouvelle, l’objet dans ses parties en prolongeant l’attachement entre celui-ci et son utilisateur. Mais les pièces de rechange doivent également avoir une autre qualité pour assurer la condition d’ouverture, celle de représenter le constructeur sur tout le territoire d’utilisation. L’ouverture doit donc supposer un réseau de technicité, car c’est à ce niveau qu’on peut retrouver, dans la production en série, le rapprochement entre constructeur et utilisateur. Ce lien est fondamental pour assurer la condition d’ouverture des objets, car, pour une bonne utilisation ou l’entretien d’une machine, il faut un certain niveau de compétence que seulement un échange avec le constructeur ou l’un de ses représentants sur le territoire peut favoriser.

62Contrairement à ces deux cas, le prototype de l’objet technique fermé est l’objet qui est tout entier constitué au moment de la vente. En effet, la fermeture de l’objet industriel exige une conception préalable de l’objet en conduisant à un ensemble qui ne peut pas être corrigé, continué, repris. Puis, il se peut qu’aux fermetures matérielles, comme la soudure (p. 65), s’en ajoute une plus aliénante, celle où l’objet industriel n’est plus perçu comme le résultat d’une opération de construction. C’est dans ces termes que la publicité opère un effet de masquage qui accentue la disjonction entre l’acte de création et l’acte d’utilisation. Cela amène l’utilisateur à traiter l’objet technique comme un esclave mécanique, il ne cherche plus à comprendre son langage, mais seulement à obtenir de lui un service déterminé. Ainsi, l’objet technique fermé est indéchiffrable et devient « un étranger comme une langue étrangère » (p. 66).

63Fabio Marcodoppido

64fabio.marcodoppido@uvsq.fr


Date de mise en ligne : 23/09/2015

https://doi.org/10.3917/trav.033.0121

Notes

  • [1]
    Philosophe socialiste et marxiste (1847 - 1922) qui a inspiré des mouvements révolutionnaires, mais également Mussolini et Schmitt avec notamment ses Réflexions sur la violence.
  • [2]
    Dejours C., 2009, Travail vivant : travail et émancipation, Tome 2, Paris, Payot.
  • [3]
    Notons que des philosophes comme Emmanuel Renault ou Jean-Philippe Deranty ont entrepris une somme de recherches importantes pour combler ce déficit.
  • [4]
    Cox Rosie, 1999, “The Role of Ethnicity in Shaping the Domestic Employment Sector in Britain”, in Janet Henshall Momsen (coord.), Gender, migration and domestic service, Routledge, London, pp. 131-144
  • [5]
    Catarino Christine et Laura Oso, 2000, “La inmigración femenina en Madrid y Lisboa : hacia una etnización del servicio doméstico y de las empresas de limpieza”, Papers 60, pp. 183-207.
  • [6]
    Durin Séverine, 2014, « Le visage indien de la domesticité. Service domestique interne et ethnicité à Monterrey, Mexique », Revue Tiers Monde, n° 217 : 163-179.
  • [7]
    Comaroff, John y Jean Comaroff (2006) “Sobre totemismo y etnicidad”, in Las ideas detrás de la etnicidad. Una selección de textos para el debate. Manuela Camus (ed). Cirma, Antigua (1re édition en anglais : 1992).
  • [8]
    Séverine Durin est docteure en anthropologie, professeure et chercheure au Centro de Investigaciones y Estudios Superiores en Antropología Social (Ciesas), Monterrey, Mexique.
  • [9]
    Gilbert Simondon est nommé maître de conférences à la Sorbonne en 1963 et professeur de Psychologie en 1965. Puis, à l’université Paris-v, il dirige l’enseignement de psychologie générale et fonde le Laboratoire de psychologie générale et technologie (1963-1983).

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