Notes
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[1]
Jusqu’à présent, la question du corps au travail a été surtout analysée par les psychologues, voir par exemple Christophe Dejours, Travail usure mentale. De la psychopathologie à la psychodynamique du travail, Paris Bayard, 1980.
-
[2]
La limitation de la période au xxe siècle tient à la difficulté d’interprétation des textes du xixe (pourtant fort nombreux), pour un « non-historien ». Sur ce point, et les aspects méthodologiques de l’analyse des récits, voir Thierry Pillon, Le Corps à l’ouvrage, Paris, Stock, 2011.
-
[3]
Robert Linhart, L’Établi, Paris, Éditions de Minuit, 1975.
-
[4]
Voir, sur ce courant de la médecine, C. Moriceau, Les Douleurs de l’industrie. L’hygiénisme industriel en France, 1860-1914, Paris, Ehess, 2010.
-
[5]
Sur cette question trop brièvement résumée ici, voir, par exemple, Yves Clot (éd.), Les Histoires de la psychologie du travail, Toulouse, Octarès, 1996.
-
[6]
La grande thèse de G. Friedmann – Problèmes humains du machinisme industriel, Paris, Gallimard, 1945 –, offrait pourtant des outils pour une approche sociologique de l’expérience ouvrière et singulièrement celle du corps au travail.
-
[7]
C’est néanmoins Y. Schwartz qui, le premier, en tire toute les leçons pour une analyse du travail, voir Expérience et connaissance du travail, Paris Éditions sociales, 1988. Pour une synthèse récente, voir A. Bidet, L’Engagement dans le travail. Qu’est-ce que le vrai boulot, Paris, Puf, 2011. Ce n’est là néanmoins qu’un aspect d’un mouvement plus général de renouvellement des questions, des objets, des thèmes de la sociologie du travail. Deux synthèses récentes sur ces évolutions, M. Lallement, Le Travail. Une sociologie contemporaine, Paris, Gallimard, 2007 ; T. Pillon, F. Vatin, Traité de sociologie du travail, Toulouse, Octarès, 2e éd., 2007.
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[8]
Léon Bourgeois, L’Ascension (1925), Éditions Plein Chant, 1980, p. 108.
-
[9]
Bourgeois, Ibid., p. 104.
-
[10]
Bourgeois, Ibid., p. 125.
-
[11]
Alfred Pacini, Dominique Pons, Docker à Marseille, Paris, Payot, 1996, p. 64.
-
[12]
Alfred Pacini, ibid., p. 134.
-
[13]
Daniel Martinez, Carnets d’un intérimaire, Agone, 2003, p. 54.
-
[14]
Georges Friedmann, Le Travail en miettes, Paris Gallimard, 1956.
-
[15]
Simone Weil, La Condition ouvrière, Paris, Gallimard, 1951, p. 149.
-
[16]
Constant Malva, Ma nuit au jour le jour (1937), Paris, Maspero, 1978, p. 105.
-
[17]
Michelle Aumont, Monde ouvrier méconnu. Carnet d’usine, Paris, Éditions Spes, 1953, p. 195.
-
[18]
Robert Linhart, L’Établi, Paris, Éditions de Minuit, 1978, p. 21.
-
[19]
Thierry Pillon, « Virilité ouvrière », in Alain Corbin, Jean Jacques Courtine, Georges Vigarello, Histoire de la virilité, T. 3, Paris, Le Seuil, 2011, p. 303-325.
-
[20]
Georges Navel, Travaux, Paris, (1945), Paris, Gallimard, 1994, p. 49.
-
[21]
René Michaud, J’avais vingt ans, Paris, Éditions syndicales, 1967, p. 71.
-
[22]
Maurice Aline, Quand j’étais ouvrier… 1930-1948, Rennes, Éditions Ouest-France, 2007.
-
[23]
Entretien avec « M. P. » conducteur de rotative dans l’imprimerie parisienne.
-
[24]
Louis Lengrand et Maria Craipeau, Louis Lengrand mineur du Nord, Paris, Le Seuil, 1974, p. 61.
-
[25]
René Michaud, op. cit., p. 71-72.
-
[26]
Christophe Dejours, op. cit.
-
[27]
Constant Malva, op. cit., p. 33.
-
[28]
Léon Bourgeois, L’Ascension (1925), Éditions Plein Chant, 1980, p. 109.
-
[29]
Constant Malva, op. cit., p. 70.
-
[30]
Constant Malva, op. cit., p. 90.
-
[31]
Henri Keller, Amélie I. Chronique d’un mineur de Potasse (1976), Paris, L’harmattan, 1997, p. 40.
-
[32]
Jean-Pierre Levaray, Putain d’usine, Paris, Agone, 2002, p. 16.
-
[33]
Marcelle Capy, Avec les travailleuses de France, Paris, Édité par l’auteur, 1937, p. 71.
-
[34]
Christiane Peyre, Une société anonyme, Paris, Julliard, 1962, p. 33.
-
[35]
Sylviane Rosière, Ouvrière d’usine. Petits bruits d’un quotidien prolétaire, Les Éditions libertaires, 2010, p. 75.
-
[36]
Simone Weil, La Condition ouvrière, Paris, Gallimard, 1951, p. 68.
-
[37]
Georges Friedmann, Problèmes humains du machinisme industriel, Paris, Gallimard, 1945.
-
[38]
Thierry Metz, Le Journal d’un manœuvre, Paris, Gallimard, 1990, p. 85.
-
[39]
Par exemple, Charly Boyadjian, La Nuit des machines, Paris, Les presses d’aujourd’hui, 1978.
-
[40]
Christiane Peyre, op. cit., p. 36-37.
-
[41]
Albert Soulillou, Elie ou le Ford 580, Paris, Gallimard, 1933, p. 41.
-
[42]
Miklos Haraszti, Salaire aux pièces, ouvrier dans un pays de l’Est (1975), Paris, Le Seuil, 1976, p. 108.
-
[43]
Marie-France Bied-Charreton, Usine de femmes (1979), Paris, L’Harmattan, 2003, p. 71 ; p. 203.
-
[44]
Georges Navel, Travaux, Paris, (1945), Paris, Gallimard, 1994, p. 102.
-
[45]
Michelle Aumont, op. cit., p. 47.
-
[46]
Christiane Peyre, op. cit., p. 163.
-
[47]
Charly Boyadjian, op. cit., Paris, p. 35.
-
[48]
Marie-France Bied-Charreton, op. cit., p. 162.
-
[49]
Jean-Pierre Levaray, Tranches de chagrin, Montreuil, L’insomniaque, 2006, p. 101.
-
[50]
Roger Déliat, Vingt ans O. S. chez Renault. L’évolution d’un enfant du peuple prêtre-ouvrier, Paris, Éditions ouvrières, 1973, p. 44.
-
[51]
Michelle Aumont, Femmes en usine. Les ouvrières de la métallurgie parisienne, Paris, Éditions Spes, 1953, p. 68.
-
[52]
Aurélie, Journal d’une O. S., Paris, Éditions ouvrière, 1979, p. 68.
-
[53]
Stéphane Buzzi, Jean-Claude Devinck, Paul-André Rosental, La Santé au travail. 1880-2006, Paris, La Découverte, 2006.
-
[54]
Voir, par exemple, Nicolas Dubost, Flins sans fins…, Paris, Maspéro, 1979 ; Robert Linhart, L’Établi, Paris, Éditions de Minuit, 1978 ; Jean-Pierre Levaray, Putain d’usine, Marseille, Agone, 2005.
-
[55]
Marcelle Capy, Avec les travailleuses de France, Paris, Chez l’auteur, 1937, p. 65.
-
[56]
Sylviane Rosière, Ouvrière d’usine. Petits bruits d’un quotidien prolétaire, Les Éditions libertaires, 2010, p. 7-8.
-
[57]
Monique Piton, Mémoires libres, Paris, Éditions Syllepse, 2010, p. 23. Monique Piton deviendra l’une des animatrices du conflit de l’usine Lip à Besançon, au cours des années 1973-1974.
1Travailler, c’est mettre le corps en mouvement. C’est le confronter aux objets, aux environnements et, bien entendu, aux autres. Or, si le travail est aujourd’hui l’objet de nombreux discours, il en est peu qui se centre sur le corps. En effet, se donner le corps comme objet d’étude, c’est s’intéresser à une dimension apparemment mineure du travail. Sa part sensible, celle des sensations, des perceptions, des émotions. Peu visible, parce que peu décrite et peu exprimée par les intéressés, cette dimension n’en est pas moins décisive dans la compréhension des évolutions du travail, des points de vue technique et organisationnel, comme du point de vue des représentations et des imaginaires. Le corps n’est pas une entité fermée, une pure fonctionnalité ; il est également affectivité et principe d’identité. Et on ne saurait séparer ces différentes dimensions que par commodité de langage [1]. C’est dans cet esprit qu’on plaidera ici pour une prise en compte de la part sensible du travail telle qu’elle s’exprime à travers les expériences corporelles.
2Si l’on veut tenter de s’approcher de ce qui est vécu, subjectivement, également de ce qui constitue le fonds commun d’une expérience collective, il faut s’attacher aux expressions singulières de l’implication du corps dans la pratique quotidienne. Pour cela, nous nous sommes appuyés sur des témoignages. Des textes récents, s’étalant sur tout le xxe siècle [2], écrits par des ouvriers, soit sous forme de journal soit sous forme de récits autobiographiques, plus rarement sous forme d’expériences romancées. Suivre l’expérience sensible du travail, exprimée à travers des récits à la première personne, permet alors de dessiner à grands traits les contours de l’évolution du travail manuel au cours du siècle précédent. Mais aborder le travail à partir de l’expérience vécue n’est pas sans soulever de nombreuses difficultés. La première étant bien sûr la diversité des expériences et leur difficile comparaison. À la multiplicité des métiers, des activités, des situations particulières, s’ajoute en effet le particularisme des sensibilités. Les sensations, les émotions, les perceptions mobilisées au cours de l’activité dessinent un paysage infini, émietté, décourageant a priori toute synthèse. Une même activité, celle du mineur par exemple, selon qu’elle se déroule dans l’Est de la France ou bien dans le Nord, et qu’elle concerne un jeune apprenti ou un ouvrier expérimenté, renvoie à des usages parfois différents des gestes et des sens. On peut en dire autant de l’industrie automobile, précisément là où il semble que les méthodes tayloriennes ont figé les gestes dans une répétition uniforme. Le récit bien connu de Robert Linhart montre suffisamment que l’occupation d’un poste en chaîne pour un intellectuel inexpérimenté est une entrée violente, et sans transition, dans un domaine d’expériences physiques inédites [3]. Expérience pour le moins différente de celle de ses compagnons ouvriers « de métier ».
3Autre difficulté, et non des moindres, les sources requises pour atteindre cette expérience sensible du travail. La sociologie utilise traditionnellement la méthode des observations, des entretiens, voire de la participation directe, pour tenter de circonscrire et de décrire son objet. Dans ces recherches, parmi les plus récentes, l’expérience du corps au travail fait parfois irruption à travers la souffrance physique, l’accident, les tours de main, mais c’est rarement l’objet premier de l’enquête. Celle-ci rencontre la part sensible du travail sur un chemin qui vise autre chose : l’organisation, les rôles, les statuts, les moyens techniques mis en œuvre. À cette relative absence, il y a sans doute plusieurs explications. La première tient tout simplement au peu d’intérêt que la tradition sociologique a accordé au corps engagé dans les activités productives. Situation pour le moins paradoxale. Car la considération du corps dans les analyses du travail est très ancienne.
4Le thème apparaît d’abord dans la littérature médicale et d’hygiène industrielle dès la fin du xixe siècle. Il s’agissait avant tout de décrire et de dénoncer les maux du travail ouvrier dans une perspective de contrôle, de réforme et de production réglementaire [4]. Par ailleurs, à travers les multiples travaux sur la fatigue dès la fin du xixe siècle et entre les deux guerres, la psychophysiologie, puis la « psychologie industrielle » se sont emparées de la question dans un souci de correction et d’adaptation des hommes aux machines puis des machines aux hommes. L’ergonomie est en grande partie issue de cette histoire [5]. La sociologie du travail a suivi une autre orientation. Au cours des années 1950, les recherches ont été largement consacrées à l’organisation du travail ou aux changements techniques dans les grandes entreprises industrielles. Elles traduisaient le lien que cette jeune discipline entretenait avec la commande publique ou avec le monde syndical. Elles étaient traversées par un certain déterminisme technique dont le fondement était en grande partie politique, lié à la référence au marxisme ou à une forme d’optimisme technologique. Dans ce cadre, la question du corps du travailleur, de l’ouvrier par exemple, devenait secondaire car désocialisée, ou dépolitisée. Une approche sociologique de l’expérience du travail pouvait apparaître comme une régression subjectiviste [6]. Sans doute y a-t-il ici un effet de conjoncture liés aux conditions sociales dans lesquelles la sociologie du travail s’est construite au sortir de la guerre. Car les œuvres de Leroi-Gourhan ou de Marcel Mauss, dont Friedmann était proche, offraient des outils pour analyser le corps au travail, les gestes, les postures, les qualités motrices, les sensibilités et leurs significations sociales. Dans ces travaux, le corps y apparaît comme un objet privilégié pour déconstruire les processus sociaux d’intégration des normes. Une sorte de division s’est pourtant instituée dès les années 1960 entre une sociologie des changements techniques, des modèles d’organisation du travail, des relations professionnelles, des professions et de l’emploi, et une anthropologie technique. Ce n’est que récemment, dans le cadre des analyses de l’activité, que les œuvres de Mauss et de Leroi-Gourhan ou bien celles de Haudricourt ont été remobilisées [7].
5Mais il y a sans doute une seconde explication à cette relative absence de témoignages sur le geste, la sensibilité ou l’émotion. C’est que le corps a tendance à se cantonner au silence. Limitation que l’on peut qualifier de « naturelle ». Domaine de l’efficacité avant tout, les gestes, les habitudes posturales, les dynamiques physiques résistent à une description « de l’intérieur ». La réalisation d’un geste, même très simple, passe nécessairement par l’épreuve individuelle de sa réussite ou de son échec, au-delà des mots ; son récit tend ensuite à appauvrir ce qui s’éprouve dans la continuité des automatismes incorporés. Dans le cadre plus étroit du travail ouvrier, cette difficulté est redoublée par des obstacles culturels et symboliques qui tendent à favoriser une forme de réserve et maintiennent à distance un discours sur soi dont l’apitoiement représente le risque principal. C’est pourquoi parler de son corps ou de celui des autres revient le plus souvent à se limiter aux mêmes thèmes récurrents : la force, la puissance, la bravoure.
6Un passage en revue des principaux thèmes émergents de ces témoignages doit néanmoins tenir compte de l’ambivalence foncière de l’usage du corps dans, et par, le travail. Ainsi, la dextérité se mêle à la force, et celle-ci prend, au-delà de la fonctionnalité du geste, un sens moral pour le groupe ouvrier masculin. De son côté, le travail féminin n’échappe pas à l’impératif de l’effort physique dont la fatigue en est une des plus constantes et communes expressions. Considérer le corps au travail, c’est aussi découvrir la puissance de transformation qu’induisent les gestes productifs, les milieux, les habitudes ; et c’est en faire apparaître le caractère proprement culturel.
La force
7Un regard rétrospectif sur le travail ouvrier au cours du xxe siècle ne peut donc manquer de remarquer la place qu’y occupe la question de la force. Elle est d’abord un trait marquant de nombreuses activités, dans la mine, sur les ports, dans les usines. Le travail ouvrier s’est d’ailleurs longtemps identifié à la dépense physique. Au long du siècle, pourtant, les évolutions techniques ont contribué à l’atténuation de ces efforts. La mise en place d’outils de levage, la mécanisation de nombreuses tâches, la simplification de certaines activités, ont fait reculer le recours unique à la puissance physique des hommes. Dès lors, ce qui pouvait apparaître comme une valeur distinctive, un signe d’appartenance et d’identité, a été en partie dévalué.
8Les ouvriers, surtout les moins qualifiés, ont longtemps fait des efforts qui nous paraissent aujourd’hui difficilement imaginables. Au début du xxe siècle, Léon Bourgeois, ouvrier pauvre, sans qualification, cherchant, de métier en métier, une improbable stabilité, décrit les hommes tirant les cordages des chalands sur le bord du canal de l’Ourc. « Leurs maigres corps arc-boutés en une grappe lamentable » renvoient à des images d’un autre temps [8]. Dans une usine proche, il est contraint aux mêmes efforts. Le travail consiste à étirer des écheveaux de fils de fer pour les rendre droits. L’élongation est manuelle, une pince saisissant le fil pour le tirer à la force des bras et du corps, « courbés en deux, écrit Bourgeois, on eût dit, alors, que nous hâlions un bateau sur un fleuve [9] ». Et lorsqu’il attachera des wagons « au chemin de fer », c’est un même geste de tirage, cette fois des « grands soufflets de cuir », des « barres d’accouplement », des « freins », « des chaînes ». Homme de tous les expédients, la misère le pousse à accepter un des plus pauvres métiers du temps, tireur de voiture à bras « pour le compte d’un quincaillier », « là encore, dit-il, je dus demander grâce ; on me chargeait autant qu’une bête de somme [10] ». La comparaison avec l’animal n’est pas rare dans les récits des ouvriers. Elle ne sert pas seulement de métaphore pour souligner le peu de cas que leur souffrance inspire, mais tout d’abord pour caractériser l’effort si rude auquel ils sont soumis.
9S’il est un métier de force, c’est bien celui de docker. Avant que l’usage des containers et des engins de levage ne déleste les hommes des plus grands efforts, le corps sera mis à rude épreuve. Sacs, brouettes, remorques ou marchandises en vrac sont le plus souvent manipulés à la main. Les dockers au fond des cales entassaient les sacs, les caisses ou les ballots sur des palanquées (sorte de chariots), ou dans des filets élevés ensuite par une grue et déposés sur le quai. D’autres dockers déchargeaient vers des camions ou des hangars de stockage. Des sacs de cent kilogrammes maniés toute une journée, ou bien portés sur le dos ; des caisses d’oranges, de tomates ou d’artichauts, pesant de vingt à vingt-cinq kilogrammes ; des brouettes « à deux roues cerclées de fer qui vous brisaient les reins quand il fallait les pousser sur les pavés » ont fait le quotidien d’Alfred Pacini, docker à Marseille dans les années 1950 [11]. La force physique est mobilisée au mépris des exigences physiologiques et anatomiques. Alfred Pacini en donne un exemple très précis :
« Pour soulever et porter tout ça, il aurait fallu s’accroupir et se relever à la verticale, travailler droit, sur les cuisses, pas sur les reins. Mais on n’a jamais le temps d’y penser et de se tenir comme il faut. Alors on se courbe, on ramasse le sac ou la caisse et on se lève en se redressant. Et puis on marche. […] On prend, on porte, on pose et on recommence. Ça vous casse le dos, ça vous brise les vertèbres, ça fait mal, et l’habitude n’y fait rien. Un docker a mal au dos toute sa vie. [12] »
11Autre métier de force, celui de mineur. Il aura concerné des milliers d’ouvriers, marqué des régions entières, puis disparaîtra en quelques décennies. On retient surtout de la mine l’effroyable maladie, la silicose, qu’entraîne l’inhalation de la poussière de charbon. Mais, la mine, c’est également l’effort dans des conditions qui comptent parmi les plus difficiles pour la physiologie humaine. Sur le travail des mineurs, les récits sont nombreux, depuis le début du xxe siècle jusqu’aux années 1970. Sur près d’un siècle, les conditions ont incontestablement changé. La mécanisation, là aussi, a diminué les contraintes physiques. Mais elle ne les a pas supprimées. Tous les récits de mineurs témoignent de l’extraordinaire énergie que demande le travail souterrain. L’usage d’outils encore élémentaires au début du siècle et jusqu’à la Seconde Guerre parfois, la pelle, la hache, le pic, puis les marteaux piqueurs de près de 10 kg tenus à bout de bras pour percer le rocher. Aujourd’hui, l’effort physique n’a pas disparu pour les ouvriers. Les manœuvres dans le bâtiment, les intérimaires sur les chantiers par exemple, sont corvéables et réalisent des tâches que l’on croit disparues, mais qui font pourtant le quotidien de nombreux ouvriers précaires. La manipulation de radiateurs de fonte, que décrit Daniel Martinez, rappelle celle que réalisaient les ouvriers de l’entre-deux-guerres, « tâches dégradantes et stupides » écrit-il, et qui le laisse aussi épuisé que pouvait l’être Léon Bourgeois [13].
Dextérité
12Mais l’effort n’est pas séparable de l’agilité et de la dextérité. Observé de près, le geste le plus simple présente toujours des caractéristiques de complexité peu visibles au premier abord. Georges Friedmann a décrit la difficulté que rencontre Georges Navel, homme de tous les métiers, pour utiliser sa pelle de terrassier à Paris dans les années 1930, et l’admiration que lui inspire le geste souple et coulée des professionnels lorsque la terre glisse sans effort [14]. Mais il n’est pas de métier qui ne donne lieu à de tels perfectionnements. L’usage répandu au cours de la première partie du xxe siècle de ces outils élémentaires comme la pelle, le marteau ou la faux, exige des apprentissages qui ont en partie disparu et dont on a oublié la difficulté. Pour en parler, des mots semblables reviennent sous la plume des ouvriers : trouver le bon rythme, s’accorder à l’outil, le manier avec économie ; tout un vocabulaire de la légèreté en apparente contradiction avec l’effort demandé : « glisser », jeter », « virevolter ». À côté de l’effort donc, en continuité même avec lui, la maîtrise technique des mouvements impose sa condition. Elle permet le dosage de la volonté, l’économie du temps et des forces. Elle entraîne une forme de rapport presque instinctif aux outils, comme cet ouvrier régleur dont Simone Weil dit qu’il « sent la chose au bout des doigts [15] », tant la réaction de la machine est, si l’on peut dire, intégrée à sa sensibilité. Une sensibilité également investie dans l’interprétation permanente de l’environnement. La mine, bien sûr, en est l’exemple paradigmatique. Écouter le charbon, déceler des craquements ou des odeurs, participent autant à la compétence professionnelle que le déploiement de forces considérables. On travaille autant « de la tête que des bras » écrit le mineur Constant Malva [16]. Une précision lente à acquérir, et que l’on retrouve sous d’autres formes dans les métiers d’usine, ceux de la mécanique par exemple, ceux des ouvriers postés devant une petite machine ou sur les chaînes. Les gestes y sont plus modestes, moins forcés, mais leur répétition n’en impose pas moins une grande vigilance. Le coup de main du tourneur, du fraiseur devant une machine dangereuse, demande un contrôle ferme du geste pour tenir la cadence. Même exigence sur les chaînes, ou les yeux anticipent les mouvements successifs de la main, à la recherche d’une coordination parfaite. Michelle Aumont, dans les usines de mécanique à Paris après la Seconde Guerre, le dit bien : on est en « alerte continuelle » et on finit par « faire corps avec sa machine [17] ». La maladresse de Robert Linhart témoigne de la même nécessité lorsqu’il « s’embrouille dans l’ordre des opérations » et finit par paniquer de ne pas parvenir à ces gestes coulés pourtant si simples lorsqu’ils sont exécutés par un ouvrier expérimenté [18]. Ainsi, à ne voir que la force et la puissance musculaire déployée dans des mouvements parfois spectaculaires, on risque d’oublier une des conditions de cet effort : la compétence tactile, posturale, l’habileté, la sensibilité, la capacité d’anticipation dont la lente acquisition seule permet le mouvement économe. Reste que la force possède un versant performatif dont la signification est à rapporter à l’appartenance de genre ; une séparation identitaire dont le groupe ouvrier s’est nourri depuis le début du xxe siècle, et bien sûr au cours du xixe siècle.
Virilisme
13La mise en jeu de la force physique étaye une représentation virile du corps qui a longtemps prévalu comme norme dans le monde ouvrier. Dès la fin du xixe siècle, l’iconographie révolutionnaire a associé l’image de l’ouvrier à celle de la puissance physique. Sculptures et peintures ont donné à voir un homme au torse toujours nu, les muscles proéminents, triomphant avec vaillance des conditions matérielles et des évènements politiques. Le monde soviétique a repris ces figures, puis la tradition syndicale en France [19]. Les récits des ouvriers retrouvent cette même valorisation du corps musclé. Les bras comme ceux d’un « hercule » ; la solidité du corps, sa robustesse, la puissance mise en action dans le travail, impressionnent les plus jeunes. Georges Navel se souvient du regard qu’il portait, enfant, sur le corps de son frère Lucien, « il avait la robustesse qu’il faut aux ouvriers de fonderie, grand, solide, un peu voûté [20] ». Décrire le corps, c’est ici en souligner la physionomie, insister sur les formes, les détails de la remarquable vigueur masculine. On parlera ainsi des « muscles saillants », du « torse puissant » d’un terrassier, de ses « hanches souples [21] ». Dans l’action, le muscle montre son efficacité. L’homme fort se distingue de ses camarades. On admire les « super cracks », comme le dit Maurice Alline ouvrier chez Renault avant la Seconde Guerre [22]. Même admiration dans les années 2000 lorsqu’un ouvrier d’imprimerie décrit ainsi un camarade : « Il était capable de déchirer un bottin avec les mains comme toi une feuille de papier, j’ai jamais vu un type aussi fort [23]. » À plus de soixante ans d’écart, c’est la même révérence. L’admiration vient encore de la résistance dont il convient de faire preuve dans l’effort et devant la souffrance. Nombre de témoignages minimisent l’accident mineur, la blessure qui n’arrête pas le travail, les simples « bobos » que l’on soigne d’un chiffon serré autour de sa main ensanglantée. Gestes notables, récurrents depuis le début du xxe siècle, et qui contribuent à faire de la résistance du corps un des facteurs de cohésion du groupe.
14La virilité s’affirme aussi par la force opposée à l’adversaire. Ne pas plier devant la menace, savoir faire face et se battre, constituent, plus que tout, la manière noble d’exister parmi les autres. Ce dont témoignent les ouvriers de la période de l’entre-deux-guerres, c’est du recours à la violence physique comme moyen ordinaire de régler les conflits. Nombre de récits détaillent ces scènes de défi. Souvent le combat n’a pas lieu, mais la détermination à s’y engager fixe les hiérarchies. Louis Lengrand raconte ainsi un épisode au fond d’un puits de mine au cours duquel il se dote d’une arme de fortune, une boîte de fer fixée à une lanière de cuir, prêt à frapper son chef provocateur. L’affrontement est stoppé, mais la résolution de Lengrand aura définitivement assis sa réputation [24]. La distinction se nourrit d’autres occasions. Par exemple, dans le courage dont certains font preuve au cours d’affrontements politiques, devant les crs lors des manifestations. La lutte ici est semblable à celle qui oppose les camarades de travail. Son caractère collectif n’interdit pas que certains s’y distinguent, et s’inscrivent par là même dans la mémoire du groupe. À plus de soixante ans de distance, on retrouve une même valorisation de ces luttes frontales. D’abord dans le récit de René Michaud à propos de son cousin : « Henri, le jeune, rappelait avec fierté le jour où un flic s’étant aventuré un peu imprudemment dans un groupe qui échangeait des coups, il se trouva soudain seul, face à face avec ce grand drille déchaîné. Et sa voix vibrait en racontant le moment pathétique où, de deux directs bien placés, il l’avait envoyé rouler dans les gravats [25]. » Ensuite, dans la mise en scène de la lutte des ouvriers imprimeurs dans les années 1970, lorsque la Cgt édite un calendrier sur lequel chaque mois est présenté le portrait photographique d’un ouvrier, le visage marqué d’hématomes. Signe de la violence policière et de la bravoure du combattant. Les faits valent d’autant plus qu’ils sont mis en images ou en récits, et s’inscrivent pour longtemps dans la mémoire du groupe.
15Le virilisme, on le sait, prend aussi le sens d’une stratégie défensive devant les conditions de travail et les risques qu’encourent les ouvriers. Une expression récurrente de cette protection psychologique est celle de l’indifférence. Tout d’abord devant le danger, en affirmant une bravoure ostentatoire qui pousse à ignorer les mesures de sécurité. Le mécanisme a été très précisément analysé [26]. Il est constant, on le retrouve dans les premiers témoignages du xxe siècle jusqu’à aujourd’hui. Indifférence manifeste également devant les accidents, y compris les plus graves. Nombre de témoignages parmi les plus anciens soulignent cette distance presque cynique devant l’horreur de la mort. « Tragique accident […] sans être aucunement impressionné j’ai tourné la page » écrit Constant Malva mineur dans les années 1930 [27] ; il parle de « fatalisme » comme d’autres d’insensibilité [28]. Le récit accentue sans nul doute l’expression d’une distance appuyée vis-à-vis des sentiments qu’engendre la disparition d’un camarade. Malva parle ainsi de « banalité » devant la mort d’un mineur, le corps sectionné par l’ascenseur [29]. Reste la nécessité qu’impose le travail, l’emploi, pour des ouvriers à la limite de la pauvreté. Nécessité qui n’est pas sans provoquer une culpabilité très souvent exprimée, y compris dans les textes les plus anciens : « je suis un lâche » note Constant Malva à propos de son indifférence [30]. L’ambivalence est au cœur de ces situations. « Paresse morale », « insensibilité », côtoient l’expression des bouleversements que le drame entraîne. Henry Keller mineur en Alsace au cours des années 1950 note, après un accident : « cette inquiétude agaçante ressemblait à un sentiment de culpabilité. […] On se réfugiait chez soi pour y chercher une délivrance, une rédemption [31] ». Dans les récits contemporains, le même abattement s’exprime, moins filtré sans doute par l’affirmation d’un virilisme d’une autre époque. En écho à ceux de Keller, les récits de Jean-Pierre Levaray soulignent la difficulté d’affronter l’horreur de l’accident. Un camarade, témoin de l’effondrement d’un échafaudage au cours duquel un ouvrier se brise le bassin, ne parvient pas à surmonter le choc et démissionne ; après une explosion mortelle, Levaray ne peut retenir ses larmes ; un collègue reste assis « le regard vide » ; les pompiers font « les gestes mécaniquement, mais je vois leurs visages – écrit-il – : ils souffrent également [32] ». Cette expression de la souffrance psychique devant le spectacle de la mort et son risque quotidien témoignent d’une prise de distance avec les formes les plus traditionnelles de l’affirmation masculine ; sans doute traduit-elle aussi une sensibilité plus expressive devant les douleurs physiques et morales. Mais cela témoigne aussi d’un affaiblissement de la protection et du soutien que représentait le collectif des camarades quand il fallait « faire face ». L’individualisation des relations de travail et la baisse de la syndicalisation accentuent ces sentiments d’isolement ressentis lors des drames dont parle, par exemple, Jean-Pierre Levaray.
L’effort des femmes
16Ce virilisme a eu tendance aussi à minorer les travaux de force réalisés par les femmes. Pourtant leurs témoignages donnent à voir des efforts répétés et, pour la première partie du xxe siècle, le plus souvent sans soutien mécanique. Ainsi Marcelle Capy, un temps ouvrière dans une usine de colle de la région parisienne entre les deux guerres, soulève à la main des plaques de pâte collante posées sur des claies de bois, puis empile celles-ci les unes sur les autres, « jusqu’à hauteur d’homme » ; enfin, « à bout de bras » dispose les claies dans un ascenseur. Après un tel travail de manœuvre, elle écrit : « J’avais les reins, les jambes et les bras brisés. Je m’assis sur une pile de claies et je refusais de continuer. Au diable la colle. J’étais à bout de force [33]. » Même exercice longuement décrit par Christiane Peyre dans les années 1950 avec des plaques de sucre : « Les plaques que je prends par douzaines sont lourdes, et il faut pour les engager dans la machine exécuter une torsion des poignets qui se traduit en élancement de plus en plus douloureux [34]. » Enfin, dans une usine de mécanique, au cours des années 2010, Sylvianne Rosière décrit encore ce déploiement de force : ne parvenant pas à dévisser une pièce de sa machine, elle demande de l’aide à un collègue masculin qui lui répond : « T’es folle ! Je ne veux pas me casser le dos. » Elle fait, seule, l’effort : « Je m’échine donc dessus, à m’en péter les phalanges [35]. » Ces quelques exemples suffisent à dire à quel point le travail de force que réalisent les femmes a accompagné celui des hommes. Il apparaît souvent moins spectaculaire, ce n’est pas celui des dockers ou des mineurs, mais il s’inscrit comme condition de réalisation du travail sur les chaînes de production, dans les activités de nettoyage, de rangement. La part de la manipulation régulière d’objets lourds ne doit pas être minoré dans l’analyse du travail féminin. Certes, la capacité de supporter de tels efforts ne prend pas la forme d’une inversion positive, d’une transformation en valeur collective, comme pour les hommes. Elle reste pourtant discriminante dans la possibilité même de réaliser son travail quotidien. Simone Weil décrit clairement cette nécessité à propos d’un travail dans une usine automobile avant la Seconde Guerre. Ce qu’elle dit vaut autant pour les femmes que pour les hommes : « Je ne suis pas loin de conclure que le salut de l’âme d’un ouvrier dépende d’abord de sa constitution physique. Je ne vois pas comment ceux qui ne sont pas des costauds peuvent éviter de tomber dans une forme quelconque de désespoir [36]. »
Fatigue
17Contrepoint de l’effort et des chocs que provoquent les accidents, la fatigue s’impose comme thème essentiel dans la description du travail ouvrier. Elle est au cœur des récits les plus anciens, comme des plus récents. Aucune activité n’y échappe, aucune période non plus. Mais, si la description des efforts est toujours associée au prix que le corps doit consentir, les formes de cette fatigue sont diverses. Au déploiement de la force, dans les mines, sur les chantiers, dans les usines correspond une fatigue qui prend la forme de l’épuisement, de l’abattement. Les conditions de travail au début du xxe siècle en accentuent les effets. De nombreux témoignages soulignent le peu de cas accordé aux exigences de récupération physique. Au même titre que l’animal, nous l’avons dit, le corps des hommes et des femmes est poussé aux limites, sans modération, seul l’épuisement semble sonner la fin de l’effort. Il faut noter la proximité de ces expériences avec l’esprit du taylorisme. Indépendamment des techniques d’organisation du travail et en particulier du chronométrage, l’idée que l’épuisement puisse être le terme naturel de l’effort est caractéristique de l’approche que Taylor pouvait avoir de la physiologie humaine. Cette position a été très tôt mise en cause par le travail des psycho-physiologistes et par Georges Friedmann [37]. Le quotidien des ouvriers, depuis le début du xxe siècle, est fait de ces fatigues répétées dont l’usure conduit parfois à la mort, comme dans le cas romancé des ouvrières de la couture décrit par Marguerite Audoux. Après de très longues journées et nuits de travail, le patron de l’atelier, puis sa femme, meurent d’épuisement. Cas extrême sans nul doute, que Marguerite Audoux met en scène, mais qu’elle a vécu, autant que les mineurs épuisés et usés avant l’heure par le travail du fond depuis le plus jeune âge. Les mots de ces fatigues sont souvent les mêmes : « abrutis », « écrasés » « éreintés ». Ils sont ceux des plus anciens, comme ceux des ouvriers d’usine des années 1970 et des intérimaires d’aujourd’hui. Cette fatigue extrême dont la caractéristique est de réduire à néant l’énergie physique, se manifeste par un besoin constant de sommeil. Dans son Journal d’un manœuvre, Thierry Metz écrit à la fin des années 1980 : « […] impossible de cacher le dormeur qui s’accroche à nous [38] ». La remarque fait écho à celle des mineurs épuisés, et des ouvriers d’usine, en fin de nuit, entraînés dans une lutte perdue d’avance contre le sommeil [39].
18À ces fatigues des gestes de force, des grands efforts, s’ajoute, mais elle est en réalité indissociable, la fatigue de la répétition. Le travail aux pièces, sur une chaîne, entraîne une fatigue spécifique. La vitesse et la répétition se conjuguent et conduisent à un état d’hébétement dans lequel le corps semble absent à lui-même, dans « un hallucinant présent […], une éternité vide […], une effroyable monotonie [40] » qui abolit la relation au temps, et d’abord au temps du corps, à ses rythmes, à son économie propre. Albert Soulillou ouvrier de l’automobile entre les deux guerres se met lui même en scène dans un texte romanesque. Le personnage, Elie, est le double authentique de l’auteur et vit ce que Soulillou a connu chez Ford en 1933. Le témoignage est précieux, car il en existe peu sur les grandes chaînes de montage automobile pour cette période. En quelques phrases, il résume la complexité de la fatigue, tout autant physique que psychique et morale : « Ce corps est de moins en moins le sien. Il ne reconnaît plus son système moteur ; il appartient à une autre humanité. Il est plus lourd, plus ferme, plus dense. Il s’est rapproché de la machine. Il se sent humilié. De plus, il sent toute sa fatigue. Il est effrayé de voir à quel point il est non pas “fatigué”, mais un “homme fatigué”. Il remue avec peine les articulations. Il s’assied sur une chaise et y reste, il ne sait combien de temps, les bras le long du corps ; comme si sa substance cérébrale avait, elle aussi, subi le contrecoup de cet épuisement [41]. »
19La fatigue prend alors le sens d’une absence à soi-même, comme le dit Miklos Haraszti, ouvrier fraiseur en Hongrie, à propos du travail aux pièces : « Les sentiments et les pensées ne disparaissent pas, ils se transforment : ce qui disparaît, c’est la relation directe qui les unit à moi, c’est notre identité [42]. » À la même époque, dans les années 1970, chez Citroën, Robert Linhart est anesthésié, et Marie-France Bied-Charreton, dans une usine de plastique, se sent comme un « robot [43] ». Nombre de témoignages soulignent l’impossibilité de se défaire de l’usine et de son emprise ; elle « m’était rentrée dedans » note Georges Navel après son expérience chez Citröen avant la Seconde Guerre [44]. À la présence insidieuse de la fatigue que les temps de repos ne parviennent pas à faire disparaître se mêlent des sentiments d’angoisse, de découragement, d’accablement, provoqués par la répétition continuelle des automatismes. Simone Weil a longuement décrit les manifestations physiques de son épuisement : migraine, nausées, vomissement, écœurement. Les mots sont les mêmes dans les propos d’une ouvrière d’usine, rapportés par Michelle Aumont dans les années 1950 : « […] indigestion de rondelles, écœurement de trous en série [45] ». Cette fatigue de la répétition n’est pas exclusive d’un épuisement dû aux trop grands efforts. Christiane Peyre, par exemple, souffre tout autant des efforts physiques que de la répétition du travail posté. Comme d’autres, elle dit son épuisante expérience de la dépossession : « […] mon corps se coule dans la vie des machines », et la souffrance de ses bras et de ses jambes [46].
20Au début du xxe siècle, cette fatigue a reçu le nom de « fatigue industrielle » : pour la distinguer des épuisements traditionnels, ceux du travail agricole, ou des simples activités de manœuvre, et pour souligner la dimension nerveuse de ses effets. Mais, dans les fatigues ouvrières, cette part « nerveuse » est constamment présente. Les témoignages sont nombreux. Ils culminent dans le récit des crises de nerfs qui emportent les ouvriers, les hommes autant que les femmes. Crise de larmes, de violence, de tétanie sur la chaîne de montage, ou devant sa machine. Expression d’une fatigue sourde qui ne permet plus au corps ni au psychisme de faire face devant l’incident ou la remarque du chef. La violence est souvent dirigée contre les objets : « L’autre jour énervé, j’ai arraché un délivreur. C’est résistant pourtant » dit un ouvrier d’une usine textile dans les années 1970 [47]. Dans une usine de plastique, une ouvrière « se met soudain à hurler et jette avec violence fer, platine, composants. Tout voltige [48] » ; dans une usine chimique automatisée, un ouvrier « envoie les outils contre les tableaux de contrôle, sur les instruments de régulation, sur les écrans d’ordinateur [49] ». Mais ces violences se retournent aussi contre soi. Roger Déliat, prêtre ouvrier dans l’automobile au cours des années 1950, raconte le suicide d’un ouvrier que les tracas du travail avaient poussé à bout [50]. Tout se mêle dans ces gestes, la fatigue physique et nerveuse, l’impossibilité de la récupération véritable et, pour la période récente, la tension supplémentaire qu’entraîne l’instabilité de l’emploi.
Marques
21Le corps ouvrier est un corps marqué. Par les fatigues dont on vient de parler, par l’accident et la maladie dont les traces sont définitives, et par l’environnement dans lequel le travail se réalise. C’est un trait constant de ces récits que de noter l’empreinte du travail sur le corps. Un thème revient souvent, celui des mains. Il est vrai que l’iconographie politique et syndicale a amplement usé de cette image. Poing tendu comme signe révolutionnaire, mains fermées sur l’outil, ou liées à celles des camarades en signe de solidarité. La main, premier outil de l’ouvrier, est aussi le plus touché, offrant les traces les plus visibles. Le travail masculin ne les épargne pas : écrasement ou coupures sont les accidents les plus fréquents, sur les docks, dans les mines, à l’usine. La manipulation de métal coupant, par exemple, met les mains en danger permanent. Là encore, on insiste rarement sur les dégâts que subissent les femmes affectées aux petites machines mécaniques. Michelle Aumont décrit ces accidents terribles chez les ouvrières de la mécanique dans les années 1950. Rendues moins attentives par la fatigue, une ouvrière ne retient pas sa main qui « heurte la fraise » ; elle perd « un bout de l’index droit [51] ». Ce n’est pas une exception sur ces machines : « Un doigt sur deux d’enlevé, un pouce écrasé, un doigt raccourci, un morceau de phalange en moins, etc. » Les presses également sont redoutables. Au cours des années 1970, dans une usine de sous-traitance automobile, une ouvrière, Odette, laisse sa main un instant de trop sous la presse : le regard horrifié, « elle tient son bras droit, sa main a été écrasée [52] ». Transpercée également par les petites machines à piquer, à sertir, munies d’aiguilles, de pointes, d’agrafes, et dont le geste de commande est rendu hésitant et imprécis par la fatigue, la main des femmes comme celle des hommes garde plus que tout le stigmate du travail ouvrier. C’est pourquoi elle en est aussi le signe politique.
22L’environnement affecte autrement le corps, en le pénétrant profondément. L’exemple le plus tragique est celui des mineurs rongés par la silicose. La respiration impossible, les déplacements limités, les forces disparues. La vie du mineur a longtemps été vouée à ce destin de malade. Dans l’espace traditionnel des communautés ouvrières, dans les corons, les vieux se reconnaissent à leurs gestes ralentis, et bientôt immobiles ; les plus jeunes y entrevoient leur avenir. L’ouvrier malade de son travail n’appartient pourtant pas au passé. Que l’on songe aux maladies provoquées par l’amiante et dont la reconnaissance par les pouvoirs publics, comme ce fut le cas pour la silicose, est plus que laborieuse [53]. Si elle n’est pas toujours aussi terrible, l’empreinte du travail n’en est pas moins notable. Ainsi la peinture en nuage pénètre les bronches des peintres de l’automobile, comme les diluants dans la mécanique et la chimie, source des maladies respiratoires et d’allergies tenaces [54]. Les matières travaillées entament aussi la peau. Le sucre que manipule Christiane Peyre met ses doigts à vif, comme le sel dans les mines de potasse alsaciennes. Deux mondes opposés, mais deux atteintes semblables et dont les traces persistent. Comme celles que laisse la graisse imprégnée dans le repli des mains, sous les ongles : « On plonge les mains dans l’huile, écrit Marcelle Capy entre les deux guerres. On en a les doigts qui dégoulinent comme les feuilles après la pluie. L’huile clapote. Elle mouille nos bras, nous saute au visage et nous envahit [55]. » Le repli noir des mains, les ongles toujours sales, « en deuil » disent les ouvriers, deviennent un signe de reconnaissance dans l’espace public. Son odeur aussi distingue l’ouvrier. En 2010, Sylviane Rosière est agressée sur sa machine par l’huile de coupe dont elle ne parvient pas à se défaire et qui persiste au plus profond, « demain je ferai des cacas très puants, avec une horrible odeur métallique [56] ». Dans les années 1960, lorsque Monique Piton, alors ouvrière dans une tannerie, croise dans la rue une de ces amies, c’est l’odeur qui la frappe et l’inquiète : « Colette sentait très fort le chocolat. Elle travaillait à la chocolaterie, aussi la poussière de cacao s’infiltrait-elle dans ses cheveux, dans ses vêtements. On la plaisantait parfois […], moi je me méfiais des relents de peaux de chèvre tannées. J’avais pris soin de me laver le visage, les mains, les bras avant de quitter l’usine pour chasser ces émanations. N’empêche… [57] »
Conclusion
23Les gestes, les habitudes et les capacités perceptives acquises au contact de certains environnements, mais surtout la transmission de ces capacités, tout comme leur valorisation par le groupe, contribuent à créer ce que l’on peut appeler une « culture corporelle ». Celle-ci apparaît dans les rapprochements que nous avons opérés entre des expériences éloignées dans le temps et l’espace. Elle apparaît à travers des savoir-faire communs à des métiers différents. Elle apparaît aussi dans l’expression des expériences intimes relatées dans les récits. Cette « culture corporelle » a un caractère historique. Tel qu’il apparaît dans les témoignages, le corps ouvrier est un corps mis à l’épreuve. De sa relation constante avec les outils, les matières, les machines, il garde une indéfectible trace. Or, celle-ci a longtemps permis de distinguer les ouvriers des autres catégories de travailleurs, les employés par exemple. Dans l’espace public non seulement l’habit, mais le corps et ses stigmates, sa forme, ses mouvements, permettaient de reconnaître ceux qui vivent « du travail de leurs mains ». Plusieurs témoignages font d’ailleurs état de ce caractère distinctif. Cette reconnaissance par le corps, si elle pouvait parfois être discriminante, permettait aussi pour chacun une identification au groupe, un sentiment du collectif immédiat, en deçà des mots. Cette reconnaissance a largement disparu. Les changements techniques, ceux du marché du travail et de l’emploi, les transformations politiques, les systèmes de transmission, l’isolement et l’éclatement du groupe ouvrier n’autorisent plus aujourd’hui ce retournement positif du stigmate. Et sans doute faut-il voir dans la relative disparition publique d’une « culture du corps » propre au travail ouvrier, de même que la disparition conjointe des habitudes qui la soutiennent, un évènement politique et historique d’importance. Le sens du geste, de la fatigue, la valeur, comme le plaisir et la joie de la dextérité, la violence de l’accident se vivent désormais en grande partie à l’écart des échos collectifs.
Notes
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[1]
Jusqu’à présent, la question du corps au travail a été surtout analysée par les psychologues, voir par exemple Christophe Dejours, Travail usure mentale. De la psychopathologie à la psychodynamique du travail, Paris Bayard, 1980.
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[2]
La limitation de la période au xxe siècle tient à la difficulté d’interprétation des textes du xixe (pourtant fort nombreux), pour un « non-historien ». Sur ce point, et les aspects méthodologiques de l’analyse des récits, voir Thierry Pillon, Le Corps à l’ouvrage, Paris, Stock, 2011.
-
[3]
Robert Linhart, L’Établi, Paris, Éditions de Minuit, 1975.
-
[4]
Voir, sur ce courant de la médecine, C. Moriceau, Les Douleurs de l’industrie. L’hygiénisme industriel en France, 1860-1914, Paris, Ehess, 2010.
-
[5]
Sur cette question trop brièvement résumée ici, voir, par exemple, Yves Clot (éd.), Les Histoires de la psychologie du travail, Toulouse, Octarès, 1996.
-
[6]
La grande thèse de G. Friedmann – Problèmes humains du machinisme industriel, Paris, Gallimard, 1945 –, offrait pourtant des outils pour une approche sociologique de l’expérience ouvrière et singulièrement celle du corps au travail.
-
[7]
C’est néanmoins Y. Schwartz qui, le premier, en tire toute les leçons pour une analyse du travail, voir Expérience et connaissance du travail, Paris Éditions sociales, 1988. Pour une synthèse récente, voir A. Bidet, L’Engagement dans le travail. Qu’est-ce que le vrai boulot, Paris, Puf, 2011. Ce n’est là néanmoins qu’un aspect d’un mouvement plus général de renouvellement des questions, des objets, des thèmes de la sociologie du travail. Deux synthèses récentes sur ces évolutions, M. Lallement, Le Travail. Une sociologie contemporaine, Paris, Gallimard, 2007 ; T. Pillon, F. Vatin, Traité de sociologie du travail, Toulouse, Octarès, 2e éd., 2007.
-
[8]
Léon Bourgeois, L’Ascension (1925), Éditions Plein Chant, 1980, p. 108.
-
[9]
Bourgeois, Ibid., p. 104.
-
[10]
Bourgeois, Ibid., p. 125.
-
[11]
Alfred Pacini, Dominique Pons, Docker à Marseille, Paris, Payot, 1996, p. 64.
-
[12]
Alfred Pacini, ibid., p. 134.
-
[13]
Daniel Martinez, Carnets d’un intérimaire, Agone, 2003, p. 54.
-
[14]
Georges Friedmann, Le Travail en miettes, Paris Gallimard, 1956.
-
[15]
Simone Weil, La Condition ouvrière, Paris, Gallimard, 1951, p. 149.
-
[16]
Constant Malva, Ma nuit au jour le jour (1937), Paris, Maspero, 1978, p. 105.
-
[17]
Michelle Aumont, Monde ouvrier méconnu. Carnet d’usine, Paris, Éditions Spes, 1953, p. 195.
-
[18]
Robert Linhart, L’Établi, Paris, Éditions de Minuit, 1978, p. 21.
-
[19]
Thierry Pillon, « Virilité ouvrière », in Alain Corbin, Jean Jacques Courtine, Georges Vigarello, Histoire de la virilité, T. 3, Paris, Le Seuil, 2011, p. 303-325.
-
[20]
Georges Navel, Travaux, Paris, (1945), Paris, Gallimard, 1994, p. 49.
-
[21]
René Michaud, J’avais vingt ans, Paris, Éditions syndicales, 1967, p. 71.
-
[22]
Maurice Aline, Quand j’étais ouvrier… 1930-1948, Rennes, Éditions Ouest-France, 2007.
-
[23]
Entretien avec « M. P. » conducteur de rotative dans l’imprimerie parisienne.
-
[24]
Louis Lengrand et Maria Craipeau, Louis Lengrand mineur du Nord, Paris, Le Seuil, 1974, p. 61.
-
[25]
René Michaud, op. cit., p. 71-72.
-
[26]
Christophe Dejours, op. cit.
-
[27]
Constant Malva, op. cit., p. 33.
-
[28]
Léon Bourgeois, L’Ascension (1925), Éditions Plein Chant, 1980, p. 109.
-
[29]
Constant Malva, op. cit., p. 70.
-
[30]
Constant Malva, op. cit., p. 90.
-
[31]
Henri Keller, Amélie I. Chronique d’un mineur de Potasse (1976), Paris, L’harmattan, 1997, p. 40.
-
[32]
Jean-Pierre Levaray, Putain d’usine, Paris, Agone, 2002, p. 16.
-
[33]
Marcelle Capy, Avec les travailleuses de France, Paris, Édité par l’auteur, 1937, p. 71.
-
[34]
Christiane Peyre, Une société anonyme, Paris, Julliard, 1962, p. 33.
-
[35]
Sylviane Rosière, Ouvrière d’usine. Petits bruits d’un quotidien prolétaire, Les Éditions libertaires, 2010, p. 75.
-
[36]
Simone Weil, La Condition ouvrière, Paris, Gallimard, 1951, p. 68.
-
[37]
Georges Friedmann, Problèmes humains du machinisme industriel, Paris, Gallimard, 1945.
-
[38]
Thierry Metz, Le Journal d’un manœuvre, Paris, Gallimard, 1990, p. 85.
-
[39]
Par exemple, Charly Boyadjian, La Nuit des machines, Paris, Les presses d’aujourd’hui, 1978.
-
[40]
Christiane Peyre, op. cit., p. 36-37.
-
[41]
Albert Soulillou, Elie ou le Ford 580, Paris, Gallimard, 1933, p. 41.
-
[42]
Miklos Haraszti, Salaire aux pièces, ouvrier dans un pays de l’Est (1975), Paris, Le Seuil, 1976, p. 108.
-
[43]
Marie-France Bied-Charreton, Usine de femmes (1979), Paris, L’Harmattan, 2003, p. 71 ; p. 203.
-
[44]
Georges Navel, Travaux, Paris, (1945), Paris, Gallimard, 1994, p. 102.
-
[45]
Michelle Aumont, op. cit., p. 47.
-
[46]
Christiane Peyre, op. cit., p. 163.
-
[47]
Charly Boyadjian, op. cit., Paris, p. 35.
-
[48]
Marie-France Bied-Charreton, op. cit., p. 162.
-
[49]
Jean-Pierre Levaray, Tranches de chagrin, Montreuil, L’insomniaque, 2006, p. 101.
-
[50]
Roger Déliat, Vingt ans O. S. chez Renault. L’évolution d’un enfant du peuple prêtre-ouvrier, Paris, Éditions ouvrières, 1973, p. 44.
-
[51]
Michelle Aumont, Femmes en usine. Les ouvrières de la métallurgie parisienne, Paris, Éditions Spes, 1953, p. 68.
-
[52]
Aurélie, Journal d’une O. S., Paris, Éditions ouvrière, 1979, p. 68.
-
[53]
Stéphane Buzzi, Jean-Claude Devinck, Paul-André Rosental, La Santé au travail. 1880-2006, Paris, La Découverte, 2006.
-
[54]
Voir, par exemple, Nicolas Dubost, Flins sans fins…, Paris, Maspéro, 1979 ; Robert Linhart, L’Établi, Paris, Éditions de Minuit, 1978 ; Jean-Pierre Levaray, Putain d’usine, Marseille, Agone, 2005.
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[55]
Marcelle Capy, Avec les travailleuses de France, Paris, Chez l’auteur, 1937, p. 65.
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[56]
Sylviane Rosière, Ouvrière d’usine. Petits bruits d’un quotidien prolétaire, Les Éditions libertaires, 2010, p. 7-8.
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[57]
Monique Piton, Mémoires libres, Paris, Éditions Syllepse, 2010, p. 23. Monique Piton deviendra l’une des animatrices du conflit de l’usine Lip à Besançon, au cours des années 1973-1974.