Notes
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[1]
Cette théorie est particulièrement prégnante s’agissant du rapport entre médias et violence.
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[2]
Suivant le principe formulé par la théorie fonctionnaliste des usages et gratifications.
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[3]
Chalvon-Demersay (2003 : 504).
-
[4]
Boczkowski (2010 : 481).
-
[5]
Respectivement : Lyons (1997 : 397) ; Boczkowski (2010) ; Boullier (1991).
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[6]
Collovald, Neveu (2004 : 282).
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[7]
Chalvon-Demersay (1999, 2003).
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[8]
Dubar (2004).
-
[9]
Suivant le constat établi par Eric Macé à partir d’un corpus constitué des programmes (tous genres confondus) diffusés par les principales chaînes de télévision sur une journée témoin (2006 : 31).
-
[10]
Politanski (2009).
-
[11]
Macé (2006) ; Eyraud, Lambert (2009).
-
[12]
Le Saulnier (à paraître).
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[13]
Beylot (2004).
-
[14]
Tisseron (2005).
-
[15]
Entretien avec un commissaire (38 ans).
-
[16]
Entretien avec un gardien de la paix (30 ans).
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[17]
Entretien avec un gardien de la paix (30 ans).
-
[18]
Entretien avec un gardien de la paix (30 ans).
-
[19]
Buckner, Christie, Fattah (1974).
-
[20]
Monjardet (1996 : 186).
-
[21]
Goffman (1975 : 371). Leur statut de « déviant intégré » autorise une analogie entre les policiers et les groupes sociaux confrontés à une répression symbolique, à l’instar des individus stigmatisés étudiés par Erving Goffman, ou des minorités non blanches devant leur image télévisuelle (Malonga, 2007).
-
[22]
Dubar (2004 : 114-115).
-
[23]
Entretien avec une capitaine (37 ans).
-
[24]
Macé (2001 : 224). Si la proportion de policiers en tenue engagés dans la création fictionnelle reste difficile à évaluer, les enquêtés témoignent de la présence dans les rangs de la police de « recruteurs » officieux chargés de « distribuer les bons plans ». Voir également : « Les fl ics se déshabillent à la télé », Le Canard Enchaîné, 20 février 2008.
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[25]
Monjardet (1996).
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[26]
Hoggart (1970 : 138).
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[27]
Dehée (2005) ; Philippe (1999).
-
[28]
Jost (2004).
-
[29]
Cette homogénéité des goûts est confirmée par un sondage effectué en 2007 auprès de 1 000 fonctionnaires de la préfecture de police de Paris : non seulement les mêmes préférences apparaissent, mais en outre les résultats sont « étonnamment cohérents » au regard de « la diversité des profils » interrogés (« Grand sondage Liaisons. Les Césars de la PP », Liaisons, n° 91, janvier-février 2008, p. 24).
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[30]
Jauss (1978).
-
[31]
Collovald, Neveu (2004).
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[32]
Entretien avec un gardien de la paix (28 ans).
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[33]
Entretien avec un gardien de la paix (35 ans).
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[34]
Hughes (1996 : 99-106) définit par cette expression la connaissance de l’interdit ou de l’inavouable développée dans certaines professions.
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[35]
Entretien avec une policière spécialisée en police technique et scientifique (43 ans).
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[36]
Pruvost (2007) ; Le Saulnier (2011).
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[37]
Entretien avec un gardien de la paix (30 ans).
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[38]
Entretien avec une policière spécialisée en police technique et scientifique (43 ans).
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[39]
Entretien avec un adjoint de sécurité (19 ans).
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[40]
Entretien avec un brigadier (34 ans).
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[41]
Entretien avec un brigadier-chef (54 ans).
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[42]
Chalvon-Demersay (2003 : 519).
-
[43]
Hughes (1996).
« Ce n’est pas le cinéma qui observe le monde du crime pour s’inspirer des comportements les plus marquants, mais précisément le contraire. [...] Les camorristes doivent se forger une image criminelle que souvent ils n’ont pas et qu’ils trouvent au cinéma. En revêtant un masque hollywoodien facilement reconnaissable, ils prennent une sorte de raccourci qui fait d’eux un personnage immédiatement menaçant. L’inspiration cinématographique peut même conditionner certains choix techniques, comme la façon de tenir une arme ou de tirer. [...] Le cinéma, et en premier lieu le cinéma américain, n’est pas vu comme un territoire lointain où se produisent des faits insensés, ce n’est pas le lieu où l’impossible devient possible mais au contraire ce qu’il y a de plus proche. »
1L’exergue qui introduit le présent article, extrait d’un docu-roman sur l’organisation et le fonctionnement d’une mafia italienne, témoigne des effets d’objectivation ou performatifs engendrés par le cinéma. Dans certains cas, la fiction se loge dans les expériences vécues et irrigue les représentations et les pratiques, et ce, jusque dans la sphère du travail. Un tel renversement du rapport entre réalité et imaginaire revient à considérer le cinéma, et plus largement la fiction, comme une ressource mobilisable pour élaborer une personnalité au travail. Pour en exploiter le potentiel heuristique, encore faut-il s’interdire de rabattre un tel usage sur une théorie mécanique des effets des médias [1] : leur influence ne réside pas dans le « pouvoir » mystificateur, mais dans les logiques d’appropriation des contenus. Cette influence trouve son principe dans la réception effectuée par les publics, entendue comme un travail interprétatif (devant les médias) éventuellement redoublé par un usage pratique (dans le monde vécu). À cette condition, il devient possible de s’interroger sur « ce que les gens font des médias [2] » et ce que ça leur fait, au regard de leur situation professionnelle.
2Cette question relève d’une sociologie de la réception attentive au travail interprétatif, mais aussi aux usages sociaux dont les récits fictionnels sont le support. Ce champ disciplinaire a démontré que la réception des médias dépend des contextes situés, ainsi que des propriétés sociales et des conditions d’existence des publics. C’est dire que cette activité nous renseigne moins sur le contenu et la valeur des œuvres que sur les catégories de perception et de jugement des spectateurs, elles-mêmes déterminées par leurs appartenances sociales. Mais les récits fictionnels sont également mobilisés dans le sens élaboré et partagé sur ces mêmes appartenances : ils fonctionnent comme « un opérateur de constitution du rapport à soi, à autrui et au monde [3] », notamment dans les rapports de classe, de genre, générationnels, culturels ou ethniques. En revanche, malgré la centralité du travail dans la société contemporaine et dans la tradition sociologique, le rôle et la place des médias dans la socialisation secondaire et les identités professionnelles restent largement inexplorés.
3Hormis quelques travaux pionniers, ce point aveugle des études de réception tient à la sélection des paramètres étudiés dans le rapport aux médias : à l’effacement des professions sous la catégorie macro-sociale de classe a succédé leur relégation sous l’effet d’une diversification des niveaux d’analyse, notamment au profit des rapports de genre et des identités postcoloniales. Il procède également de la dissociation habituelle entre travail et loisir, suivant un rapport d’exclusion. Or, la prolifération des médias et la miniaturisation des appareils bousculent « les frontières rigides et statiques [4] » érigées entre l’un et l’autre. Depuis la lecture à voix haute dans les ateliers du xixe siècle jusqu’à la consommation des informations en ligne dans les bureaux, en passant par la « conversation télé » entre associés, on constate une interpénétration entre la sphère du travail et les pratiques de loisir [5]. Plus encore, les enquêtes qualitatives consacrées aux usages sociaux de la lecture insistent sur le poids des expériences vécues dans la génération et la consolidation des pratiques culturelles : le roman remplit notamment une fonction d’échappatoire ou de « défrustration [6] », par un oubli provisoire ou une rationalisation a posteriori des désillusions professionnelles. De même, dans son travail programmatique sur la réception des séries médicales et scolaires par les membres et les clients des professions concernées, Sabine Chalvon-Demersay démontre que la fiction fonctionne comme une médiation (parmi d’autres) pour se définir socialement, mais aussi comme une référence normative pour évaluer le monde réel et imaginer ce qu’il pourrait ou devrait être [7].
4Pour explorer plus avant les interactions entre travail et loisir, on s’attachera à penser les médias du côté des groupes professionnels, en combinant les théories de la réception avec la sociologie des professions. Au carrefour de ces deux disciplines, on fait l’hypothèse que la réception, par les membres d’une profession, des récits médiatiques mettant en scène leur métier représente une entrée pertinente pour observer la constitution des identités au travail. C’est-à-dire pour étudier un processus conflictuel, défini par une tension structurelle entre « identité pour soi » (élaborée subjectivement en fonction des expériences et des aspirations professionnelles) et « identité pour autrui » (attribuée par les autres ou par les institutions [8]). Sur cette base, on interrogera le rôle et la place des fictions télévisuelles et cinématographiques dans les relations de travail : comment et dans quelle mesure la fiction se loge-t-elle dans les expériences professionnelles ? Plus précisément, influence-t-elle les formes d’identification au travail ? Contribue-t-elle au processus de socialisation secondaire ?
5Ce questionnement présente un double intérêt. Il prend acte de la médiatisation croissante des professions, à commencer par les métiers de la sécurité (police et gendarmerie), de la justice (juges et avocats), de la médecine et de l’enseignement. Ce phénomène résulte de facteurs exogènes et endogènes. D’abord, les médias (de masse et de connexion confondus) occupent une place centrale dans la construction des représentations sociales et la mobilisation de l’attention publique, notamment sur les groupes professionnels. Ensuite, le travail représente un problème public prioritaire (en termes d’accès à l’emploi ou de conditions de travail) dans le registre informatif, et un ressort narratif et esthétique largement exploité dans le registre fictionnel [9]. Cette visibilité tient aussi à la généralisation et à la professionnalisation de la communication (communication externe et interne, relations presse, marketing et publicité), entendue comme une activité spécialisée. Enfin, avec les dispositifs d’autopublication et de diffusion horizontale de l’Internet 2.0, on assiste à l’affirmation d’une parole professionnelle constituée en marge des instances traditionnelles de représentation (décideurs et syndicats). Par exemple, on mentionnera la multiplication des blogs tenus par des policiers (« Police et cetera », « Que fait la police ? »), des avocats (« Maître Eolas », « Maître Mô »), ou des enseignants [10], pour relater des expériences vécues, mais aussi pour prendre position dans le débat public.
6Surtout, ce questionnement ouvre la voie à une analyse complémentaire par rapport aux travaux consacrés à la représentation médiatique du travail ou des professions. Ceux-ci ont le mérite de dévoiler les formes d’énonciation et les imaginaires sociaux et, partant, la manière dont une société se raconte à elle-même les relations de travail [11]. Mais, en règle générale, ce niveau d’analyse n’échappe pas à l’écueil du média-centrisme : en restant « collé » aux récits médiatiques, c’est-à-dire focalisé sur les modes de représentation, il élude le point de vue des publics, et notamment celui des professionnels confrontés à la médiatisation de leur métier.
7Dans cet article, on examinera la réception par les policiers des fictions mettant en scène leur profession. Pour cela, on s’appuiera sur une enquête ethnographique de trois mois, effectuée en 2008 au moyen d’un stage « en immersion » (selon les termes officiels) dans les services actifs de la police urbaine. Cette enquête comprend 120 questionnaires (sur un effectif de 240 individus répartis dans deux commissariats) et 46 entretiens individuels, outre de nombreuses observations situées. Elle interroge la manière dont les fonctionnaires de police perçoivent, évaluent, et utilisent les fictions policières. Par cette étude de cas, on démontrera l’existence d’un lien étroit mais ambivalent entre la réception des médias (dans le registre fictionnel) et la constitution des identités professionnelles. D’un côté, la fiction est vécue par les policiers comme un stéréotypage réducteur, qui bouscule leurs prétentions statutaires et identitaires ; de l’autre, par sa puissance évocatrice, elle fonctionne comme une ressource à part entière pour le bricolage subjectif des identités au travail.
Un rapport agonistique : l’identité menacée par la fiction
8La passation des questionnaires permet de renseigner précisément la consommation des enquêtés dans le registre fictionnel. La majorité d’entre eux déclare regarder les séries et les films policiers, de façon régulière (respectivement 41,7 % et 26,7 %) ou occasionnelle (35,8 % et 54,2 %). Dans les deux cas, le genre policier est le plus regardé mais aussi le plus apprécié, loin devant les autres modalités proposées (« comédie », « fantastique / aventure », « dramatique », « sentimental »). Si l’information est davantage discutée que la fiction, celle-ci est évoquée dans le contexte professionnel par plus du tiers des enquêtés (35 %). Des romans et des films policiers sont parfois échangés à l’intérieur de sous-groupes cohésifs. Surtout, de nombreux bureaux accessibles aux clients sont décorés par des affiches de polars, le plus souvent en grand format (L.627, 36 quai des Orfèvres, Jackie Brown).
9Si l’enquête par questionnaire indique que les policiers sont spectateurs et même amateurs du genre policier, ces scores élevés ne signifient nullement un plébiscite. Les entretiens compréhensifs permettent de restituer les univers de sens élaborés et partagés sur la fiction. Celle-ci est la cible d’un jugement réprobateur largement partagé, et exprimé dans des termes remarquablement similaires. Par son caractère extensif et homogène, ce jugement permet d’objectiver un regard collectif, ou l’intériorisation d’un schème de perception au cours de la socialisation professionnelle. Il s’inscrit dans une attitude critique généralisée envers la médiatisation de la force publique, à commencer par le registre informatif et la publicité donnée aux violences policières [12]. Plus précisément, cette critique est dirigée contre une constellation de figures stéréotypées, qui agrège les récits journalistiques et les situations ou les personnages fictifs.
Des griefs partagés contre la fiction
10Les reproches adressés à la fiction ont deux fondements. Le premier procède d’une lecture « référentielle [13] » : en lieu et place d’une lecture formaliste fondée sur des critères esthétiques, les enquêtés évaluent la fiction en référence à la réalité vécue et à des normes intériorisées dans la sphère du travail. Ils campent sur une attente sinon une exigence de réalisme, au nom de la connaissance experte et de l’expérience intime du métier. Cette modalité de réception freine ou empêche l’immersion fictionnelle, consistant à « suspendre son incrédulité » pour se prendre au jeu de la fiction [14]. Elle revient à opposer terme à terme la réalité « pure et dure » et les récits imaginaires. Les policiers sont souvent obnubilés, parfois malgré eux, par les raccourcis, les maladresses, voire les aberrations dans la représentation fictionnelle de leur métier (« on voit tous les défauts ! »). Dès lors, la fiction est désignée comme « un ramassis de bêtise », « à côté de la plaque ». C’est tout particulièrement le cas pour les séries policières françaises, censées se rapprocher du quotidien des enquêtés : quand elles ne déclenchent pas une défection instantanée (« oh, une série française… je zappe ! »), leur consommation est associée à une épreuve intenable (« je ne tiens pas plus de cinq minutes »).
11Le second fondement de cette attitude critique réside dans une croyance partagée quant aux effets directs et puissants des médias. Ceux-ci sont dotés d’une forte influence sur l’idée que le grand public se fait de la police (« les gens prennent ça pour argent comptant », « c’est parole d’Évangile »). Cette influence est présentée comme évidente et négative par la grande majorité des enquêtés, à l’instar d’un chef de service :
« Pensez-vous que les fictions policières ont une influence sur l’idée que le public se fait de la police ? // C’est plus qu’une influence, (avec insistance) elles constituent à 95 % l’opinion des gens envers la police. Si les gens sont si désagréables, c’est parce qu’ils pensent que derrière chaque casquette il y a un Pinot qui n’a pas bossé à l’école [en référence au héros tragi-comique incarné par Gérard Jugnot dans le filmPinot simple flic]. Et inversement, quand ils voient des officiers, ils pensent qu’ils ont le pouvoir. [15] »
13Dans ce sens, la fiction est le foyer d’une mystification à grande échelle sur l’organisation et le fonctionnement de la force publique, et plus largement du système pénal. Par sa prégnance, ce tropisme des effets est une clé essentielle pour comprendre l’attitude critique des policiers. Ceux-ci insistent tout particulièrement sur trois griefs.
14D’abord, la fiction est accusée de semer la confusion auprès du grand public sur la division du travail policier. Les enquêtés s’irritent de voir la police urbaine traiter des affaires criminelles, des commissaires transformés en hommes de terrain, des magistrats toujours coopératifs sinon au garde-à-vous devant les policiers, ou encore l’usage du terme « inspecteur » (disparu depuis la réforme « des corps et carrières » de 1995) pour désigner les officiers. Ce mélange des genres occulte le degré élevé de hiérarchisation et de spécialisation en vigueur dans l’institution. Surtout, il engendre des malentendus et des vexations répétés avec les clients de la profession :
« C’est comme les séries télévisées, je veux dire Navarro, Julie Lescaut, ça reste toujours… Quand vous voyez un commissaire qui sort, qui fait des grandes affaires, j’ai jamais vu ça moi, un patron c’est un patron, il chapote tout le monde, il a autre chose à faire que d’aller interpeller. […] On voit toujours des lieutenants, on voit toujours des policiers en civil. Moi je suis gardien de la paix, je suis en civil. Par contre, dans une série télévisée, vous verrez jamais un gardien en civil. C’est le bon gardien de la paix qui est en tenue, et qui passe vraiment pour le blaireau de base – alors nous effectivement, derrière, on est un blaireau de base. […] Les gens, ils voient tout par rapport à ça. Donc pour eux, le gars en bleu, c’est une… excusez du terme, mais c’est une bite. Par contre, le gars qui est en civil, moi, des fois, on m’appelle : (imitant) “inspecteur…”, alors que je suis gardien de la paix. Pourquoi ? Parce qu’ils se réfèrent tous aux séries. // Parce que vous êtes en civil ? // Pour eux, ils pensent que je suis inspecteur, ou que je suis lieutenant et tout, alors que, quand je leur dis : “je suis gardien de la paix”, (imitant avec un air dédaigneux) ils me regardent… [16] »
16Ainsi, un deuxième grief tient à la dévalorisation dont procède la représentation fictionnelle de la police. Au prétexte d’une recherche de réalisme, elle montre une profession majoritairement peuplée de policiers déviants, qu’il s’agisse de la brutalité des « cow-boys », de la corruption des « ripoux », des héros alcooliques, dépressifs ou débauchés. En outre, par une curieuse inversion, elle fait la part belle à la police criminelle, et relègue au second plan la police urbaine, alors même que cette dernière compte le plus grand nombre d’effectifs et d’interventions. De même, les héros en civil accaparent le beau rôle et les « belles affaires », tandis que les policiers en tenue sont tournés en ridicule et condamnés à jouer les faire-valoir, quand ils ne sont pas inexistants. Cette disqualification est dénoncée avec d’autant plus d’insistance qu’elle explicite à sa manière la position subalterne qui échoit aux policiers en tenue du « service général », dans une profession hautement segmentée :
« Les séries françaises, c’est catastrophique ! On ne voit jamais un patron sur le terrain. Ce que je ne supporte pas, dans Navarro, c’est les mulets ! Ils font le café, ils ont encore la tenue à la Pinot, il y a le mulet qui ne sert à rien, qui est juste là pour faire le café, je crois qu’il est brigadier. Après ça, comment tu veux qu’on se fasse respecter ? C’est pareil, on voit un stagiaire avec deux jours de boîte, il se fait mieux respecter qu’un brigadier en tenue ! [17] »
18En matière de cinéma, les films de Luc Besson sont évoqués à plusieurs reprises pour illustrer cet acharnement supposé envers les porteurs d’uniforme ; et ce, jusque dans le film de science-fiction Le Cinquième Élément, situé littéralement « à des années-lumière » du monde réel :
« Tu ne trouveras aucun flic qui pourra piffrer Luc Besson. S’il est en face de moi, je lui colle un pain, enfin je lui mets un timbre-amende ! Il est antiflic ! Taxi, c’est un film profondément antiflic. Il nous tourne en dérision là-dedans. Même Le Cinquième Elément, il nous tourne en dérision. // Le Cinquième Élément ? // Oui, dans la course-poursuite du début avec Bruce Willis, les flics sont cinquante et ils le perdent, c’est n’importe quoi ! [18] »
20Enfin, la plupart des enquêtés établissent un lien entre le succès du genre policier et le discrédit des policiers en tenue. Suivant un rapport de causalité directe, la dévalorisation dont ils sont la cible dans les médias compromet leur capacité de gagner le respect et d’imposer une relation d’autorité dans le monde réel. Cet effet de discrédit est dénoncé avec d’autant plus d’énergie que l’exercice de l’autorité permet précisément d’éviter le recours à la force. La critique des médias va de pair avec l’évocation nostalgique du respect sinon de « la peur de l’uniforme ».
Assignation identitaire et contre-stéréotypage
21Deux explications se font concurrence pour interpréter cette attitude critique. La première rapporte celle-ci à la culture professionnelle des policiers, caractérisée par le secret et le repli sur soi et, partant, par une méfiance instituée envers toute espèce de publicité [19]. Contestant l’existence d’une culture commune dans une profession à ce point hétérogène et segmentée, la deuxième insiste sur le partage d’une « condition policière », entendue comme un « destin social imposé [20] » : à tous les étages, les policiers éprouvent le sentiment d’appartenir à une profession « malaimée » et soupçonnée en permanence de mauvais agissements ; par cette identité défensive, constituée en réaction à une extériorité menaçante, ils se conçoivent volontiers comme « une communauté unique qu’il revient à ses membres de défendre [21] », notamment au contact des médias.
22En complément, on avancera une troisième explication, centrée sur l’élaboration et la validation des identités au travail. Suivant le cadre d’analyse de Claude Dubar, celles-ci résultent d’une « transaction » entre un processus biographique (« identité pour soi »), par incorporation des trajectoires vécues, et un processus relationnel (« identité pour autrui »), par confrontation avec les regards et les jugements extérieurs dans un système d’action. Dans les deux cas, elles se constituent en référence à des « types identitaires » ou « modèles sociaux d’identification [22] », à savoir des catégories préexistantes et mobilisables pour se définir socialement (par exemple, les titres scolaires ou les habilitations officielles). Or, pour les policiers, les représentations véhiculées par les médias fonctionnent comme des références « pertinentes » (c’est-à-dire couramment utilisées) pour identifier leur profession. À ce titre, elles constituent une instance sui generis pour le travail de définition de leur métier, et de ses différents segments.
23Au demeurant, ces représentations médiatiques peuvent sembler anecdotiques au regard des catégories produites par les institutions légitimes. Pourtant, elles sont prises au sérieux par les policiers, en vertu de leur influence supposée sur le grand public. C’est dire que les fictions policières donnent matière à des formes d’identification vécues sur le mode de l’assignation. À un premier niveau, les policiers se trouvent enchaînés à des figures stéréotypées diffusées à grande échelle et actualisées en permanence par les industries culturelles, à commencer par le « benêt », le « cow-boy », le « tortionnaire », le « ripou », l’« ivrogne », ou inversement le « super-héros » au-dessus des lois. À un degré supérieur, les types identitaires véhiculés par la fiction constituent non seulement un préjudice symbolique, mais aussi un problème pratique : pour les policiers, ils engendrent des attentes sociales totalement incongrues ou sans commune mesure avec les moyens à leur disposition ; en particulier, l’image idéalisée d’une police omnipotente masque les contraintes matérielles et juridiques qui freinent l’action policière, tandis que celle du flic dévoué qui résout tous les maux de la société entretient l’amalgame avec la figure repoussoir du « travailleur social ». Ce faisant, la déconstruction des clichés médiatiques s’intègre au travail de justification auprès des clients, consistant à expliquer à longueur de temps la nature et les modalités de l’action policière :
« J’aime beaucoup Les Experts Las Vegas, alors que j’aime pas les autres déclinaisons. […] Je trouve que bizarrement on apprend des trucs. C’est une des premières séries où je trouve qu’on apprend des choses : le lumino, le cyano, les trucs du slpt [service local de police technique]. Le problème maintenant, c’est que les gens pensent que tout est centralisé : (imitant) “vous avez qu’à taper sur l’ordinateur !”, je suis obligé de leur dire : “primo, je ne suis pas assistante sociale, et deusio, on n’est pas dans Les Experts !” Il faut recadrer des fois. [23] »
25Ce travail de contre-stéréotypage se déroule dans les interactions en coprésence, mais aussi sur la scène médiatique. Pour en attester, on évoquera une observation participante d’une semaine, effectuée sur le tournage d’un épisode de la série française Commissaire Cordier. Chaque jour, entre trois et cinq policiers en tenue participent au tournage en qualité de figurant. Pour la plupart d’entre eux, ce travail de figuration succède à des expériences similaires sur le tournage d’autres séries télévisées policières. Ils justifient cette activité par des motivations financières (« bassement pécuniaires »), sachant que la société de production leur octroie une rémunération bonifiée (dite « indemnité costume ») au titre de l’uniforme. Ils invoquent également la satisfaction de passer de l’autre côté du miroir pour découvrir les modalités de fabrication des fictions télévisées. Cela dit, la moitié d’entre eux entend profiter de cette visibilité exceptionnelle pour faire voir et valoir le professionnalisme des gardiens de la paix, à commencer par la « vraie gestuelle » du policier, c’est-à-dire les « gestes techniques professionnels d’intervention » (désarmer, faire une clé de bras, menotter, etc.). Puisqu’elle se constitue précisément en réaction à une image médiatique jugée désastreuse pour les policiers en tenue, on peut interpréter cette volonté comme « une manière d’affirmation identitaire [24] » par le détour de la fiction.
26Ce cadre d’analyse présente l’avantage de replacer le rapport aux médias dans le « fl ou » (ou l’indétermination) qui caractérise l’identité de la profession. Celle-ci est moins stabilisée que controversée : non seulement les policiers s’opposent entre eux sur la définition de leur rôle et de leur travail [25], mais en outre ils se plaignent à l’unisson d’être sollicités par les clients pour « tout et n’importe quoi ». Dans ce contexte, l’imposition de rôle imputée à la fiction heurte de front leurs prétentions statutaires, et elle compromet leur capacité de se constituer comme une profession à part entière, définie par un ensemble circonscrit de compétences et d’activités.
Un rapport affinitaire : l’identité réaffirmée par la fiction
27Malgré les tensions identitaires engendrées par la fiction, la réception des séries ou des films policiers par les membres de la profession est irréductible à un rapport agonistique. Sous certaines conditions, la lecture référentielle au fondement de leur attitude critique cède le pas à une immersion de plain-pied dans l’imaginaire. À un degré supérieur, les significations produites devant la fiction irriguent les schèmes de perception du monde réel. Dès lors, la fiction passe du statut de récit imaginaire à celui de point d’ancrage pour comprendre et évaluer la réalité ; sa fonction ludique se double d’une vertu pédagogique. Par l’instauration d’un échange confidentiel et vidé de tout jugement de valeur, l’entretien compréhensif fournit un contexte particulièrement propice pour expliciter ces effets de réflexivité biographique.
De la lecture référentielle à la lecture réaliste
28De prime abord, on l’a vu, les enquêtés constituent un public réfractaire au genre policier. Arc-boutés sur un « réalisme agressif [26] », ils réduisent les séries et les films policiers à une imitation en carton-pâte du monde réel, et l’immersion fictionnelle à une confusion naïve entre réalité et imaginaire. Cette lecture référentielle tatillonne s’accompagne d’un refus offusqué envers toute identification devant la fiction : ce phénomène passe pour du bovarysme (« je n’ai pas besoin de vivre par procuration ») ou, pis encore, pour un idéalisme dangereux (« parce qu’on dit toujours : un bon policier, c’est celui qui ne se prend pas pour un héros »). À cette aune, la prééminence du genre policier dans les fictions consommées exprime moins un goût positif qu’un choix par défaut ; à plus forte raison avec la centralité des séries policières dans les stratégies de programmation des chaînes de télévision, et avec le dynamisme des films policiers dans l’offre cinématographique [27]. Le genre policier représente un divertissement comme un autre, permettant de se ménager un temps de repos, de s’évader du monde réel et notamment de la sphère du travail (« sortir la tête du bocal »), ou d’atténuer la solitude des policiers séparés de leurs attaches locales par une affectation en Île-de-France.
29Cependant, le rapport au genre policier se complexifie et s’enrichit sensiblement dès lors qu’on interroge les enquêtés non plus sur leur consommation ordinaire, mais sur leur fictions préférées. L’enquête par questionnaire démontre la grande variété des fictions policières consommées, et inversement la forte homogénéité des préférences exprimées. Celles-ci se concentrent sur un nombre restreint de séries (Les Experts, NCIS) et de films (36 quai des Orfèvres, Le Petit Lieutenant, L.627). Surtout, elles se caractérisent par des propriétés similaires, en termes d’origines géographiques, de construction du récit, et de segments policiers mis en scène. Les enquêtés affichent une nette prédilection pour les séries nord-américaines et les films français, qui revendiquent un récit « authentifiant [28] », c’est-à-dire une recherche de réalisme voire une rigueur documentaire, et ancrés dans la police criminelle (par opposition aux services secrets, à la police urbaine, ou aux détectives privés [29]).
30Ces constats empiriques permettent d’objectiver un « horizon d’attentes [30] », entendu comme une définition commune des conventions narratives et esthétiques constitutives du « bon » récit policier. Partant, il est possible d’identifier les conditions de possibilité de l’immersion fictionnelle, à savoir le réalisme et l’exotisme. D’une part, les policiers plébiscitent les œuvres indexées sur une recherche de crédibilité, et dont les situations et les personnages se rapprochent peu ou prou de leurs expériences vécues ; c’est-à-dire les récits imaginaires où le vraisemblable se conjugue avec le semblable. D’autre part, ils privilégient les fictions situées dans une réalité lointaine, en termes de contexte national et-ou de segment policier ; cette distanciation permet de suspendre le regard expert ou initié au fondement de leur attitude critique et d’accepter la fiction comme un monde possible, faute de connaître suffisamment le système pénal nord-américain ou la police criminelle française (« c’est peut-être exagéré mais on sait jamais »).
31À cette double condition, la distance de rigueur devant la fiction cède le pas à une « lecture réaliste [31] », qui consiste à établir une correspondance voire une équivalence entre la réalité et l’imaginaire. Les enquêtés insistent sur le réalisme des situations et des personnages fictifs, pour opérer un rapprochement avec le monde réel (« ça se rapproche de ce qu’on fait, même si c’est romancé et même si c’est des grosses affaires, il y a une part de vérité »). Dans ce sens, les séries nord-américaines peuvent revêtir une fonction didactique : elles permettent de se renseigner sur les techniques d’enquête de la police technique et scientifique (Les Experts), mais aussi sur le fonctionnement du système pénal aux États-Unis (New York Police judiciaire), et plus largement sur la psychologie des criminels. De même, les films français peuvent témoigner avec justesse des conditions de travail et d’existence des policiers :
« Le Petit Lieutenant, c’est un film que j’adore, je l’ai acheté en dvd – je fais ça seulement pour les films que j’adore. Tu vois la vraie police. Je suis avec des collègues qui fument : dans Le Petit Lieutenant, tu as cette scène où il fume un joint avec Nathalie Baye. Ça retrace vraiment la naïveté du jeune stagiaire : le mec qui vient de commencer, qui ne sait pas, qui voit que ce qu’il a appris c’est niet, le jour où tu fais des erreurs ça peut finir tragiquement. Moi je ferais le même filmpour dénoncer les flics que j’appelle les “vieux de la vieille” : c’est-à-dire ceux qui laissent couler, qui sont trop dans la routine. Dès qu’il est sorti, je l’ai acheté à mes parents, je leur ai dit : “Regardez, c’est ça la police, c’est pas Navarro !” [32] »
33La présence au générique de policiers (anciens ou actuels) renforce la puissance évocatrice des films français, et justifie la consécration de leur valeur testimoniale. Les films réalisés par Olivier Marchal (ancien membre de la police judiciaire), par leur réalisme poisseux et leurs héros abîmés, sont souvent désignés comme une illustration exagérée mais pertinente des difficultés du métier policier :
« Dans MR73, on voit le policier pas que sur les enquêtes, on voit le rapport avec les autres collègues, la difficulté de la vie de famille dans 36 [quai des Orfèvres], est-ce que tu viens à l’anniversaire du père ou du gamin ? […] Dans 36, après trois quarts d’heure de film, c’est plus des acteurs c’est des collègues, là c’est réussi ! J’aurais fait les mêmes choix qu’eux à l’enterrement de leur collègue, (mimant la scène) quand ils tournent le dos à Gérard Depardieu. Pour moi c’était plus du cinéma, c’est là que c’est réussi. Ça se conçoit. Quand il y a eu les manifestations de policiers en 2001, on en était là. Mes proches ont vu 36, ils ont passé un bon moment, mais pas pareil que moi. // Pourquoi pas pareil ? // Devant un film, je regarde le moindre détail, la moindre parole ou geste, je vous dis que je suis policier 24 heures sur 24, donc même devant la télévision. [33] »
35Puisque la plupart des enquêtés considèrent que les journalistes ne relatent pas suffisamment les difficultés du métier, la fiction constitue autant, sinon plus, que l’information un révélateur de la condition policière. Par son statut à mi-chemin entre la réalité et l’imaginaire, elle représente une médiation idéale pour partager un « savoir coupable [34] » sur la violence des rapports sociaux, et plus spécifiquement sur les dysfonctionnements du système pénal :
« 36 [quai des Orfèvres] et MR73, ce sont des films criants de vérité. Quand je suis sortie de MR73, j’ai dit : “y’a rien à dire, c’est tellement vrai, celui qui n’est pas policier ne peut pas imaginer comme c’est vrai !”. Même la femme de X [prénom du chef de service de l’enquêtée] pouvait pas penser que c’est comme ça. Dans notre métier, on voit la pourriture du monde, on voit comment fonctionne le système, les petits paient pour les grands. Je ne suis pas sûre que tout le monde comprenne ce que voient les policiers. 36 montre bien l’ancienne police, et le pouvoir qui prend le dessus. Ces films montrent bien la déchéance dans laquelle peut tomber le flic, ils montrent que la vie des flics est loin d’être simple. [35] »
Les entrelacs entre expérience biographique et récit fictionnel
37Pour 19 enquêtés sur 46, ce certificat de « vérité » décerné à la fiction autorise et encourage un aller-retour entre les situations concrètes et les récits imaginaires, ou encore une fusion des données entre leur expérience biographique et leurs fictions préférées. Les policiers réels peuvent trouver dans leurs homologues fictifs un support de réflexivité non seulement pour déchiffrer le monde réel, mais aussi pour s’interpréter eux-mêmes. C’est dire que la réception du genre policier est irréductible à une fonction ludique ou à une lecture esthète : suivant un rapport éthico-pratique, la fiction est parfois enrôlée dans le bricolage subjectif des identités professionnelles ; elle fournit des ressources morales et pratiques pour définir (et si besoin réorganiser) le rapport à soi et à autrui dans la sphère du travail. Deux enquêtes par entretien biographique démontrent le poids des imaginaires médiatiques dans les choix de carrière des policiers, en termes de conversion professionnelle, mais aussi de remaniements identitaires induits par une mobilité désirée ou imposée [36]. De façon complémentaire, on se concentrera sur l’usage de la fiction comme référence normative pour produire et justifier une définition du rôle et du travail policiers. Plus précisément, les enquêtés prennent appui sur leurs fictions préférées pour réaffirmer une identité de métier menacée par un changement managérial et des contraintes organisationnelles.
38Deux composantes de cette identité retiennent particulièrement leur attention. En premier lieu, les policiers trouvent dans la fiction une image idéalisée mais « parlante » des relations de travail dans la profession, en termes de camaraderie et de paternalisme. Cette représentation fictionnelle du mythe de la « grande famille » policière favorise l’attachement aux situations et aux personnages fictifs, et à ce titre elle justifie un goût pour les séries françaises PJ et Central Nuit :
« Qu’est-ce qui te plaît dans le métier policier ? // J’apprécie l’esprit de famille, limite on est un clan. J’ai remarqué que c’est dans ce métier qu’il y a le plus de repas ou de sorties entre collègues. C’est pareil pour le conjoint : si tu dois trouver quelqu’un pour vivre au quotidien, autant que ce soit quelqu’un qui va te comprendre. […] C’est comme les séries du vendredi soir sur France 2, elles sont assez réalistes, elles se rapprochent de ce qu’on fait. // Par moments, tu t’y retrouves ? // Ouais. Et aussi dans l’ambiance qu’ils ont entre eux, ils sont très soudés, ils se voient en dehors du travail, ça c’est vrai ! […] // Qu’est-ce qui te plaît dans la série Central Nuit ? // (En riant) Les locaux vétustes – je plaisante, quoique… C’est une série où ils communiquent beaucoup entre eux – bon, ils ont beaucoup trop de problèmes personnels – et il y a plus de relations entre les personnages : ceux qui s’aiment, ceux qui ne s’aiment pas, les coucheries, voilà, les relations entre policiers. // Le côté famille dont tu parlais ? // Oui c’est ça. Ce côté-là je le retrouve dans aucun des boulots que j’ai faits. Dans la police on est soudé. [37] »
40Dans ce sens, les chefs de service qui incarnent le paternalisme comptent parmi les personnages désignés comme les plus marquants. Pour les jeunes recrues, ce leadership idéalisé occasionne des comparaisons envieuses (« putain, si j’avais un chef comme ça ! »). Non seulement elles évaluent la réalité à l’aune de la fiction, mais en outre elles y puisent des éléments directifs pour définir le profil du « bon » chef de service, en termes de compétence, d’intégrité, et de lien affectif à l’égard des subordonnés. Pour les policiers expérimentés ou en fin de carrière (« les dinosaures »), la fiction sert de point d’ancrage pour critiquer l’extension d’une culture gestionnaire de la performance, au détriment de l’autonomie et de la solidarité autrefois en vigueur. C’est le cas notamment pour une policière de 43 ans, qui occupe une position subalterne en police technique et scientifique (« je nous autodéfinis comme des petits dans l’institution, je veux dire en termes de grade, de salaire, de reconnaissance »). Elle retrouve dans les séries PJ et Central Nuit les relations de travail telles qu’elle les a connues sinon idéalisées. Cette réminiscence heureuse au contact de la fiction se double d’une protestation contre « la pression des stat’ et la culture du résultat », qui assigne le chef de service à une fonction de « gestionnaire » en lieu et place de son rôle de « collègue » et d’« âme » :
« Vous regardez des séries télévisées policières ? // J’aime bien PJ, ça montre bien un petit commissariat de quartier. J’adore Central Nuit, c’est vraiment au plus près du réel, mais les mentalités changent. Cette série montre la police des années 80 ou 90, c’est-à-dire les flics qui ont connu le travail de policier à la base, plus près de l’habitant, plus les mains dans le cambouis. Aujourd’hui, c’est pas la même mentalité, il y a une différence entre les anciens flics et les flics d’aujourd’hui : l’ancien flic, c’est pas un fonctionnaire, c’est un flic avant tout, alors qu’aujourd’hui c’est l’inverse, il y a des opportunistes qui veulent pas se salir les mains. Et puis, il y a moins cette solidarité entre collègues. On a la pression des statistiques. […] J’adore Central Nuit, ils font un bon travail, on voit que les troupes se soutiennent, le travail en équipe marche bien. Moi et X [prénom du chef de service de l’enquêtée] on est deux vieilles bêtes dans la police, on a eu la chance de connaître ça. […] Dans PJ, j’aime bien aussi le chef de service, c’est un vieux loup au plus près de ses troupes, à l’ancienne, alors que la hiérarchie aujourd’hui, (mimant un serrage de vis brutal) c’est… [38] »
42En second lieu, la fiction fournit aux policiers un support idéal pour renouer avec la teneur vocationnelle de leur métier. Par son insistance sur les aspects exaltants de la profession, elle leur permet de ré-enchanter un travail généralement répétitif et peu gratifiant. Les enquêtés ont plaisir à se glisser dans la peau des personnages fictifs, « non pas pour leur ressembler, mais pour vivre ce qu’ils vivent [39] » : ils permettent d’éprouver par procuration les moments d’adrénaline, le travail d’enquête mené tambour battant, « le fantasme de la belle affaire » ou du « gros coup ». De même, la résolution des affaires ou les dénouements heureux peuvent procurer un réconfort illusoire, face aux désillusions professionnelles (« quand tu connais le métier, tu as toujours besoin de regarder ailleurs, où c’est toujours mieux, où c’est plus beau, plus grand […] tu es fier qu’eux arrivent au bout de leurs enquêtes »).
43À un degré supérieur, les enquêtés utilisent la fiction pour promouvoir une définition du « vrai » travail policier, en réaction aux tâches indues (les « servitudes ») et aux contraintes administratives et juridiques (« la paperasse »). Le témoignage d’un brigadier de 34 ans est emblématique de cette réaffirmation identitaire au moyen des imaginaires médiatiques. Cet amateur de cinéma plébiscite les polars français de facture réaliste (L.627, 36 quai des Orfèvres) mais aussi les films à grand spectacle avec Jean-Paul Belmondo (Peur sur la ville, Le Magnifique, Le Professionnel). Cette fascination pour un héros policier agissant en marge des tutelles hiérarchique et judicaire trouve son principe dans une éthique professionnelle contrariée sinon frustrée. L’enquêté place la réparation judiciaire des victimes au premier rang de ses principes d’action ; cependant, l’essentiel de son activité est absorbé par les procédures administratives et judiciaires, au détriment du travail d’enquête proprement dit. Il s’appuie sur le caractère frondeur et désinvolte des personnages incarnés par Jean-Paul Belmondo pour illustrer ce que devrait être le travail policier, et pour formuler des attentes normatives :
« Vous aimez le filmPeur sur la ville ? // C’est l’image du policier comme on voudrait être, avec le pétard à la ceinture, qui n’écrit jamais, qui fait des super coups, qui est beau gosse, et qui est à la fois flic et voyou – un autre filmavec Belmondo. C’est le flic comme on l’aime. […] // Qu’est-ce qui vous plaît dans ces films ? // Le côté facile, invincible… // Facile, c’est-à-dire ? // L’aisance, plus que la facilité. La maîtrise de son métier. Et j’aime bien le côté relationnel : il bécane pas [s’agissant du travail d’écriture sur micro-ordinateur], parce qu’il est dans le relationnel, les indics, les victimes, il fait tout avec le relationnel. Et aussi, j’aime bien le côté, pas au-dessus des lois, mais le côté il y a l’essentiel et le futile. Ce que moi je suis de temps en temps. Pour lui, la procédure faut pas l’emmerder avec ça, il est sur le terrain, la hiérarchie il l’envoie balader, moi c’est un truc que j’admire. Moi je gueule parfois, parce que je sais ce que ma hiérarchie ou le procureur attendent dans tout ce qui est périphérique à la procédure, par exemple les extensions de compétence territoriale quand je vais interpeller dans le 77, je veux pas qu’on m’emmerde avec ça. [40] »
45Les tensions normatives et morales engendrées par le métier policier constituent un ressort essentiel du rapport affinitaire noué entre les policiers réels et leurs homologues fictifs. Les premiers trouvent dans les seconds des cas jurisprudentiels pour produire un jugement sur le fonctionnement du système pénal, mais aussi pour justifier une conduite personnelle. C’est le cas tout particulièrement quand ils agissent en marge de la procédure pénale ou de la tutelle hiérarchique. Par exemple, un chef de brigade de 54 ans, syndiqué à gauche et hostile à la « politique du chiffre », ne fait pas mystère de l’obligation parfois éprouvée de contourner les consignes prescrites précisément pour bien faire son travail. En résonance étroite avec ces dilemmes professionnels, il puise dans le filmAdieu poulet des ressources interprétatives pour rationaliser ou sublimer ces arrangements avec la loi :
« Est-ce que certains personnages retiennent particulièrement votre attention ? // Il y a un filmqui m’a marqué, avec Lino Ventura et Patrick Dewaere, c’est Adieu poulet. Pour faire correctement son métier, Lino Ventura explique qu’il a dû faire des entorses au règlement. […] Ce policier dit à son lieutenant : (imitant) “Il va falloir que je vous raconte un jour tout ce que j’ai dû inventer pour bien faire mon travail.” Là je me retrouve dans ça ! // Vous connaissez ce dialogue par cœur ? // C’est un filmque j’ai vu une vingtaine de fois. Donc il fait des entorses pour ne pas être muté à Montpellier et pour continuer son enquête principale. C’est notre travail à nous, faire des entorses au règlement pour bien faire le travail. […] Mais attention : ce n’est pas un pourri, il n’a pas touché d’argent, s’il contourne le règlement c’est pour pouvoir rester sur place et bien faire son boulot. [41] »
Conclusion
47Cette ethnographie des relations entre la police et les médias démontre le rôle significatif joué par la fiction dans l’élaboration et la validation des identités au travail. D’un côté, les policiers regardent les fictions policières en ayant à l’esprit le grand public supposé influençable de la télévision et du cinéma. Le succès du genre policier n’est pas vécu comme une consécration, mais bien plutôt comme un stéréotypage réducteur. Non seulement il confirme leur statut de « mal-aimés » ou de bouc émissaire du corps social, mais en outre il engendre un malentendu généralisé sur le rôle et le travail policiers. De l’autre, les policiers sont spectateurs et même amateurs du genre policier, quand il satisfait une double attente de réalisme et d’exotisme. Le cas échéant, leur réception fait écho à des préoccupations ou à des aspirations concrètes. Loin de se réduire à une mythologie rédhibitoire, la fiction fonctionne comme un témoignage de la condition policière, et plus encore comme « une imagination créatrice du monde dans lequel [ils voudraient] vivre [42] ». C’est dire qu’il existe un rapport non pas exclusif mais dialectique entre la dureté des rapports de production et la plasticité des imaginaires médiatiques.
48Au-delà des propriétés distinctives de la force publique, à commencer par le couplage entre une identité défensive et une médiatisation intensive, cette étude de cas recouvre une valeur programmatique. Elle ouvre la voie à une investigation sociologique sur la médiatisation des professions, tout particulièrement pour les métiers placés à la fois au contact du public et sur le devant de la scène médiatique. Ce phénomène ne se réduit ni au problème juridique du secret, comme condition de possibilité de leur autonomie fonctionnelle, ni au problème économique de la réputation, en termes de notoriété et d’image. En effet, il engage également la constitution des identités professionnelles, dans la tension permanente entre définition pour soi et définition par autrui. Quand ils s’intercalent dans les interactions entre les membres et les clients d’une profession, les imaginaires médiatiques risquent d’exacerber les tensions normatives et morales constitutives du « drame social du travail [43] ». Dans le même temps, ils peuvent fournir aux groupes professionnels un support de réflexivité pour se définir socialement.
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Mots-clés éditeurs : médias, identité, profession, réception, police
Date de mise en ligne : 27/04/2012
https://doi.org/10.3917/trav.027.0017Notes
-
[1]
Cette théorie est particulièrement prégnante s’agissant du rapport entre médias et violence.
-
[2]
Suivant le principe formulé par la théorie fonctionnaliste des usages et gratifications.
-
[3]
Chalvon-Demersay (2003 : 504).
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[4]
Boczkowski (2010 : 481).
-
[5]
Respectivement : Lyons (1997 : 397) ; Boczkowski (2010) ; Boullier (1991).
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[6]
Collovald, Neveu (2004 : 282).
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[7]
Chalvon-Demersay (1999, 2003).
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[8]
Dubar (2004).
-
[9]
Suivant le constat établi par Eric Macé à partir d’un corpus constitué des programmes (tous genres confondus) diffusés par les principales chaînes de télévision sur une journée témoin (2006 : 31).
-
[10]
Politanski (2009).
-
[11]
Macé (2006) ; Eyraud, Lambert (2009).
-
[12]
Le Saulnier (à paraître).
-
[13]
Beylot (2004).
-
[14]
Tisseron (2005).
-
[15]
Entretien avec un commissaire (38 ans).
-
[16]
Entretien avec un gardien de la paix (30 ans).
-
[17]
Entretien avec un gardien de la paix (30 ans).
-
[18]
Entretien avec un gardien de la paix (30 ans).
-
[19]
Buckner, Christie, Fattah (1974).
-
[20]
Monjardet (1996 : 186).
-
[21]
Goffman (1975 : 371). Leur statut de « déviant intégré » autorise une analogie entre les policiers et les groupes sociaux confrontés à une répression symbolique, à l’instar des individus stigmatisés étudiés par Erving Goffman, ou des minorités non blanches devant leur image télévisuelle (Malonga, 2007).
-
[22]
Dubar (2004 : 114-115).
-
[23]
Entretien avec une capitaine (37 ans).
-
[24]
Macé (2001 : 224). Si la proportion de policiers en tenue engagés dans la création fictionnelle reste difficile à évaluer, les enquêtés témoignent de la présence dans les rangs de la police de « recruteurs » officieux chargés de « distribuer les bons plans ». Voir également : « Les fl ics se déshabillent à la télé », Le Canard Enchaîné, 20 février 2008.
-
[25]
Monjardet (1996).
-
[26]
Hoggart (1970 : 138).
-
[27]
Dehée (2005) ; Philippe (1999).
-
[28]
Jost (2004).
-
[29]
Cette homogénéité des goûts est confirmée par un sondage effectué en 2007 auprès de 1 000 fonctionnaires de la préfecture de police de Paris : non seulement les mêmes préférences apparaissent, mais en outre les résultats sont « étonnamment cohérents » au regard de « la diversité des profils » interrogés (« Grand sondage Liaisons. Les Césars de la PP », Liaisons, n° 91, janvier-février 2008, p. 24).
-
[30]
Jauss (1978).
-
[31]
Collovald, Neveu (2004).
-
[32]
Entretien avec un gardien de la paix (28 ans).
-
[33]
Entretien avec un gardien de la paix (35 ans).
-
[34]
Hughes (1996 : 99-106) définit par cette expression la connaissance de l’interdit ou de l’inavouable développée dans certaines professions.
-
[35]
Entretien avec une policière spécialisée en police technique et scientifique (43 ans).
-
[36]
Pruvost (2007) ; Le Saulnier (2011).
-
[37]
Entretien avec un gardien de la paix (30 ans).
-
[38]
Entretien avec une policière spécialisée en police technique et scientifique (43 ans).
-
[39]
Entretien avec un adjoint de sécurité (19 ans).
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[40]
Entretien avec un brigadier (34 ans).
-
[41]
Entretien avec un brigadier-chef (54 ans).
-
[42]
Chalvon-Demersay (2003 : 519).
-
[43]
Hughes (1996).