Notes
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Soigner la folie. Une vie au service de la clinique est le titre de l’ouvrage publié en même temps par les Éditions Campagne Première, qui, après une brève biographie, rassemble d’autres « paroles » d’Hélène Chaigneau.2. En référence à un article intitulé « Ce qui suffit », qui est reproduit dans l’ouvrage de Campagne Première.
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En référence à un article intitulé « Ce qui suffit », qui est reproduit dans l’ouvrage de Campagne Première.
Paroles d’Hélène Chaigneau, Hors-Série de la revue Institutions, Collection « La Boîte à outils » (Collection dirigée par Pierre Delion et Jean Oury), janvier 2011. Site http://www.revue-institutions.com/
1La simplicité de son titre est une juste présentation de ce recueil, qui retranscrit des « paroles » prononcées durant quarante ans par Hélène Chaigneau, à l’occasion de rencontres entre professionnels de la psychiatrie. Hélène Chaigneau (1919-2010), médecin-chef des hôpitaux publics de 1951 à 1987, est une grande figure de la politique de secteur et du mouvement de la psychothérapie institutionnelle. Mais n’allez surtout pas croire que ces textes s’adressent aux seuls spécialistes du soin en psychiatrie ; moi qui ne le suis pas, je parierai volontiers qu’aucun lecteur ne finira cette lecture identique à ce qu’il était en l’entamant, tant ces paroles sont d’une actuelle et émouvante singularité.
2Je ne résumerai pas cette succession de variations sur des thèmes imposés par les circonstances. Comme elle le dit elle-même, l’essentiel est de se laisser emporter par le mouvement des mots, d’être, au dépourvu, touché, sollicité, mais aussi « dé-contenancé », pour reprendre un terme cher à Hélène Chaigneau. « Le regard que je porte sur les mots dans la vie […] est en quête d’invisible, d’imprévisible, de certitudes occultes attachées aux mots qui s’énoncent et volent dans cet espace sans dimension, car c’est par les mots que va s’inventer la distance, créant ainsi l’aire du jeu de la vie. Ce regard est discret, humble, au plus près de la terre, soustrait par surprise aux catégories, préservé de façon précaire des envoûtements hiérarchiques. Ce regard est pudeur, extasié des nudités humaines. » (P. 14.)
3Je tenterai seulement de vous faire percevoir ce qui a fait pour moi de cette lecture un évènement, une rencontre avec une psychiatre animée par son désir de soigner [1], avec une artiste du travail quotidien.
Une confiance indéfectible dans l’humanité des personnes souffrantes
4« Je ne dirais même pas des “schizophrènes” mais des personnes schizophrènes, ce n’est pas la même chose quand même. Ce qui m’intéresse ce sont les personnes schizophrènes et ce que ça représente concernant la vie et donc les deux : la vie et la mort. […] Il y a une seule chose qui compte, le respect des personnes souffrantes et la confiance dans leur humanité, c’est-à-dire le parti pris, s’il y en a un à avoir, de réciprocité dans la relation avec les patients. Rien que le vocabulaire qu’on utilise à l’heure actuelle, si on y prêtait attention, nous apprendrait beaucoup sur la manière dont nous fonctionnons avec eux : “il faut leur donner… il faut leur faire… il faut les placer… ” Qu’est-ce que c’est que cette position dominant-dominé permanente avec les personnes à la souffrance de qui on a quelque chose à voir ? » (p. 30-31).
5Dans ces quelques phrases simples, tout est dit de sa conception du travail en psychiatrie. Mais si l’on prend la peine d’entendre, ces mots n’ouvrent-ils pas une interrogation redoutable pour toutes les pratiques de soin, y compris celles des maux du travail, car on n’en a jamais fini avec cette position de dominant-dominé…
6De fait, sous de multiples angles, les textes ne parlent que de cette lutte sans cesse à recommencer pour traquer l’altérisation. Mais il ne s’agit ni d’envolées théoriques ni de prescriptions moralisantes, les paroles d’Hélène Chaigneau nous touchent d’autant plus qu’elles restent toujours au plus près de la vie quotidienne. Elle use ainsi abondamment de références valorisant les activités domestiques, les travaux artisanaux. Un exemple (p. 13) de ces images si finement parlantes : Choisir la méthode pour faire un texte « s’accommode mieux de la métaphore culinaire : savoir qu’il ne suffit pas d’énumérer tous les “ingrédients”, de les disposer “à portée”. Tout reste à dire. C’est l’ambiance, l’entour du mot qui le dynamise. À cet égard il y a des différences entre écrire à, écrire pour quelqu’un et tenir conversation. Dans chaque position le métier n’est pas le même. Bien que ce soit toujours le métier qui tisse. »
7Position de « genre » sans doute, conviction surtout que c’est au ras des activités ordinaires que se joue le soin, et même que l’essentiel n’est pas dans ce que l’on « fait ». Elle parle (p. 70) de l’effort « pour s’aviser de la substitution du volontarisme des uns ? de tous les hommes de bonne volonté bien entendu, et des femmes pareil ? à l’existence de l’autre ». Et raconte [2] l’histoire du patient venu remercier le médecin : « Merci de quoi ? On n’a rien fait ! Et l’autre de répondre : “eh bien… justement c’est de ça que je viens vous remercier”. Mais je le souligne bien, on ne faisait rien et il le savait. »
8Qu’on n’imagine cependant pas Hélène Chaigneau en femme confite dans l’empathie et la tolérance fade. Le texte (p. 19), évoquant un débat en Chsct à propos d’une moquette à remplacer, montre qu’elle pouvait avoir la colère dure. Soucieuse de défaire les tenants de l’hygiène et de la commodité d’entretien, et de défendre les avantages de ce revêtement pour le confort des malades, elle utilise une ironie ravageuse contre la technocratie démagogique, qui se décharge de la responsabilité du jugement. Et elle termine par cette conclusion sans fioritures. « Le peuple n’a jamais gouverné. Mais il y a deux sortes de gouvernements particulièrement peu respectueux des souhaits des critiques et des avis du peuple : ce sont les tyrans et les soliveaux. » Tenir, devant Hélène Chaigneau, un autre point de vue que celui des malades devait être un sport à haut risque…
9Aucun détail n’échappe à cette énergie foudroyante contre le manque de respect de la personne des malades, les inattentions vis-à-vis de leurs conditions de vie ou les gênes administratives apportées au travail des soignants du quotidien. Ainsi (p. 31) elle se « révolte contre les prétendus questionnaires, les prétendues évaluations sur la “qualité de vie”. Qu’est-ce que la qualité de vie telle qu’on la conçoit à la place des personnes schizophrènes, plutôt que d’essayer de voir quelle place ils occupent, de quelle place ils disposent et quel art de vie ils pratiquent, qui n’est pas forcément un art génial, qui n’est jamais un art facile […] »
10Sa passion pulvérise toute recherche de consensus et ne craint pas de prendre parti contre les dogmatismes : elle fustige sans ménagement « cette fausse religion des prétendus lacaniens » (p. 27), affirme que « la psychothérapie institutionnelle ça ne se lit pas, ça se pratique », car « une expérience institutionnelle est unique et non reproductible » (p. 30). C’est aussi la fermeté de cette position qui lui permet de nous faire mesurer l’écart entre défendre « la continuité des soins ou la continuité du sujet » et d’en tirer des recommandations pratiques décisives (p. 139 et ss).
11Hélène Chaigneau parle de son propre travail avec la même lucidité : « Je n’ai jamais bien pu faire ce que je voulais avec les schizophrènes » avoue-t-elle simplement (p. 125). Et après avoir évoqué l’appétit de guérir parfois limité des personnes malades, elle répond à une question sur ce qu’elle fait du sien. « Il faut que je m’en arrange. Ce que je fais constitue souvent des mésusages de mon propre appétit. » (P. 128.)
12Deux passages surtout permettent de sentir « la texture » (pour reprendre une de ses expressions) du métier d’Hélène Chaigneau. Le premier (p. 144 et ss) est le récit, plein d’humour et de finesse pratique, des vicissitudes de l’accueil de « quelqu’un-qui-n’est-pas-une-indication », dont plusieurs services se disputent la non-prise en charge. Le deuxième (p. 134 et ss), particulièrement émouvant, est l’évocation de la séparation d’Hélène Chaigneau d’avec les schizophrènes « pour lesquels j’avais, j’ai de l’affection » au moment de son départ à la retraite : « […] la manière dont je les ai quittés m’a appris pas mal de choses, ce qui ne veut pas dire que ce fut tellement agréable à supporter ». « Après tant d’années, la souffrance du schizophrène me reste énigmatique et mystérieuse » dit-elle en parlant des suicides qui ne lui apparaissent certes pas comme des réussites, mais pas non plus comme l’effet de l’échec des soignants, « c’est plus complexe que ça ».
13Mais si, pour Hélène Chaigneau, la seule chose qui compte est le respect de l’humanité des personnes souffrantes, elle tient cette position avec autant de fermeté vis-à-vis des patients qu’entre les soignants. Elle apparaît là comme une étonnante conteuse du travail, sapant les stéréotypes de nos discours habituels.
Des paroles « qui renouvellent notre manière de voir le monde… »
14« Fin du binaire : nous (les bons) eux (les méchants), début de l’inconfort, du rugueux qui permet de ne pas glisser » dit avec pertinence Lise Gaignard dans son avant-propos (p. 5).
15Qu’il s’agisse des conditions matérielles, des stratégies gestionnaires ou des intérêts individuels, le moins qu’on en puisse dire est qu’Hélène Chaigneau ne se fait pas d’illusions sur le contexte dans lequel elle travaille (et cela aussi bien dans les premiers textes que dans les derniers, comme quoi les difficultés organisationnelles ne datent pas d’aujourd’hui).
16« Je crois que le nerf de la psychothérapie institutionnelle, c’est bien certes cette tendance anticonsensuelle, cette absence de peur des conflits pour laisser s’installer et triompher paisiblement l’attitude qui consiste à regarder le conflit en face, et voir ce qu’on peut en faire, et arriver par une analyse tous ensemble à distinguer compromis inévitable et compromission condamnable. Or, chaque fois que nous ne faisons pas ce travail, je crois que nous sommes complices de la compromission qui nous est constamment proposée. » (P. 62.)
17Un des premiers textes donne à voir comment elle met en œuvre ce paisible regard sur les conflits (p. 24). « Moi, pendant toute ma carrière de médecin-chef à Paris, je reposais chaque année la question aux infirmiers : “il suffit que vous me disiez à l’unanimité que vous souhaitez que je ne vous note pas et je ne vous noterai pas. Si vous ne me le dites pas à l’unanimité, je ne le ferai pas”. » Cette écoute de ceux qui disaient avoir besoin d’une notation pour leur carrière, cet « intérêt pour la manière dont ils voyaient les choses et non pas comme je les voyais moi seule » n’est pas seulement un respect plus pragmatique des travailleurs concernés que les positions rigoureuses de refus de noter. N’est-ce pas aussi une dérision plus subtilement subversive de l’évaluation, que la critique des « mauvaises » évaluations, qui laisse entière la survalorisation délétère de cette prétendue reconnaissance du travail ? C’est en tout cas un bel exemple de compromis démocratique, concret et révisable, qui n’est une compromission périlleuse pour personne.
18N’attendez pas de trouver dans ces textes une dénonciation des « organisations du travail maltraitantes » : son respect de l’humanité des travailleurs se manifeste bien plutôt dans une valorisation de la « responsabilité » de chaque équipe dans son travail quotidien. Et n’attendez pas non plus une idéalisation des régulations collectives, ou de l’attachement spontané de chacun à la qualité de son travail. Si l’essentiel est la confiance dans l’humanité, il s’agit d’une humanité fondamentalement complexe, ambivalente, partagée…
19Un texte majeur sur ce que nous nommerions aujourd’hui le management ou l’organisation du travail s’intitule : « Hiérarchie, ségrégation et psychothérapie institutionnelle » (p. 40 et ss). Hélène Chaigneau commence par rappeler que la hiérarchie suppose un ordre, alors que l’articulation qui met en contact et en mouvement est sans notion d’ordre. Elle affirme logiquement que la psychothérapie institutionnelle est nécessairement liée à un combat contre la hiérarchie dans les rapports entre soignants et soignés, autant que dans les rapports entre soignants. Mais, ensuite, elle reconnaît qu’« il existe non seulement une hiérarchie, mais plusieurs chaînes de pouvoirs hiérarchiques, dans lesquelles un même individu peut occuper plusieurs places ou expérimenter des subordinations contradictoires et subir ou exercer des pressions en rapport ». On est aussi loin de l’utopie que de l’accusation binaire de l’autre, ou du système…
20Dans ce contexte donc « l’égalité de parole dans une équipe est un pari ». L’équipe « peut, de son propre mouvement, se constituer ou non sur un modèle préférentiellement hiérarchique ou égalitaire »… « Cela n’a rien à voir avec un nivellement mais avec une solidarité complexe entre infirmiers et médecins. » Une solidarité qui ne relève pas de la morale ou d’une spontanéité altruiste, mais d’une logique de travail, car, affirme-t-elle, « plus les malades sont au centre des préoccupations professionnelles qui nous rassemblent […] moins le système hiérarchique dans sa rigidité nous importe ». Mais ajoute-t-elle, « dans un fonctionnement moins hiérarchique, les infirmiers vont devoir imaginer une organisation de leur travail qui permette de “tenir” et d’offrir une disponibilité fidèle. […] s’atteler à la tâche de découvrir quelle peut être leur place et à quoi servent les voisins, dans une lutte commune contre la solitude, la désespérance, la peur, la maladie, devant l’inéluctabilité de la mort qui n’est pas affaire de “soin” mais qui sans cesse l’enlace ».
21Hélène Chaigneau insiste, « ce retournement est le fruit du travail de ceux qui, appartenant à une même équipe, trouvent finalement dans cette appartenance de quoi conforter estime de soi, liberté et disponibilité. De telles valeurs n’ont rien à voir avec les barreaux de l’échelle hiérarchique. Si l’on veut travailler, fût-ce pour des prunes encore sur le prunier, c’est à l’homme de prendre l’échelle, non à l’échelle de capter l’homme ».
22Bien sûr, Hélène Chaigneau parle là du travail en psychiatrie en 1981, mais comment ne pas se sentir concerné lorsqu’elle traque ces expressions par où se laissent voir nos évitements à penser nos embarras (p. 35) « le mot “institution” [est] devenu, dans le langage contemporain un mot à tout faire et à ne rien dire, mais non pas à ne rien signifier […] “C’est l’institution qui a fait, qui a dit, qui a produit, qui a rendu…”. Dans tous les cas, en parlant ainsi, je me place “hors de l’institution” que je dénonce ou incrimine, je m’érige en interlocuteur éventuel de l’institution, quand je ne me pose pas en sa victime. Ainsi utilisé, le mot devient un mot-masque, qui dispense de l’analyse institutionnelle […] pratique transformante à laquelle nous n’aurons jamais fini de nous exercer »…. Remplacez « institution » par « organisation du travail » et le propos devient d’une décapante actualité.
23Et quand elle nous dit (p. 37) que « nous sommes des propriétaires terrorisés à l’idée de voir notre pouvoir saccagé par le pouvoir ». Et que « pour travailler nous avons à nous exproprier, […] d’une expropriation intérieure, interne, ouvrant la place à l’interlocuteur ». Elle nous laisse abasourdis, mais pas paralysés. Car ses paroles montrent pour ce travail des voies tenant compte de la sensibilité de nos plantes de pieds, de la complexité de nos peurs et de nos désirs, des voies fondées non sur quelque « idolâtrie » trompeuse, mais sur le pari possible de la réciprocité.
24Anne Flottes
25Consultante indépendante
2649, rue de l’Université – 69007 Lyon
Elisabeth Weissman, La désobéissance éthique. Éditions Stock, avril 2010, 355 pages
28Elisabeth Weissman, dans ce livre construit comme un abécédaire, à mi-chemin entre essai et enquête de terrain, partage avec son lecteur les témoignages bouleversants d’hommes et de femmes pris dans la tourmente du saccage de leur travail de service public. Refusant de faire « le sale boulot » que leur imposent la politique actuelle et la course au chiffre et au rendement, ils tombent en résistance à travers de multiples stratégies : désobéissance collective proclamée, opposition souterraine, insoumission, freinage subversif.
La désobéissance civile, une forme d’action non violente
29Au chapitre de la lettre D, l’auteur définit la désobéissance civile comme une alternative aux formes de lutte classiques, une forme d’action non violente par laquelle les citoyens, ouvertement et délibérément, transgressent de manière concertée une ou plusieurs lois. Il s’agit d’exercer une pression visant la modification de la loi transgressée, donc de faire progresser la démocratie en agissant comme des avertisseurs publics. La désobéissance revendique une forme de contrôle démocratique.
30Ces luttes portent en elles le souci de l’autre, avec « une haute valeur humaine ajoutée ». La résistance ne se manifeste pas seulement à travers les mots, mais par les actes, par des modes d’action ludiques et inédits, en bousculant l’ordre classique de la contestation.
E comme Éthique de la responsabilité
31L’auteur distingue la désobéissance civile, individuelle et la désobéissance civique qui se décline collectivement.
32Alors que, dans la désobéissance civile, un individu isolé se dresse au nom de sa conscience contre un état d’oppression dont il est seul à juger le caractère asservissant, se fondant sur une morale de conviction (par exemple dans l’objection de conscience), la désobéissance civique s’appuie sur des combats collectifs, sur une solidarité assumée entre militants, visant à un changement politique dans la société. C’est au nom d’une éthique de la responsabilité que les résistants exercent une désobéissance éthique.
33Les désobéissants se sentent héritiers des valeurs de la Résistance. Ils s’indignent de la manière dont le pouvoir politique s’accapare cette mémoire, par exemple, quand le président de la République intervient sur le plateau de Glières et « honore la Résistance par-devant alors qu’il liquide son héritage social par-derrière » (p. 264).
34Une distinction sémantique subtile est faite entre désobéisseurs, citoyens qui désobéissent à la loi pour faire prévaloir la justice, et désobéissants, qui se dérobent à leur devoir de citoyen par un acte délinquant. Le désobéisseur agit ouvertement en assumant toutes les conséquences de ses actes. Ce mode d’action n’est pas criminel et se différencie de la délinquance, anonyme. La légitimité démocratique de la désobéissance tient à la non-violence, c’est en quelque sorte une manière civilisée de désobéir.
35L’appui sur la morale est complété parfois par l’argument juridique, par exemple la contradiction aux principes constitutionnels d’égalité et de fraternité, dans le cas de la suppression de la carte scolaire ou de la publication des évaluations aux fins de classement des écoles.
M comme Missions de service public
36La finalité du service public est de donner accès à des biens et des services collectifs que seule la puissance publique peut garantir dans l’intérêt général, sans obéir aux lois du marché. Sur le mode de l’égalité, de la continuité et de la neutralité, le service public donne un sens au travail de tous ces professionnels qui se sentent investis d’une mission (p. 15).
37L’ouverture à la concurrence des services publics est une négation de leur mission. La désorganisation des services et le discrédit des fonctionnaires induits par les réformes initiées actuellement vident de sens le travail des personnes qui ont choisi ces métiers pour leur mission d’intérêt général.
38Le livre est construit autour de ces multiples exemples, puisque c’est sur la défense de l’éthique du métier que se développe la résistance aux objectifs assignés « me refuser le temps d’échanger quelques mots avec les patients » (une aide soignante), « me reprocher de sourire aux clients » (un postier), c’est déshumaniser mon métier.
S comme Sanctions
39Dans la démarche de désobéissance civile, la répression n’est pas un échec, mais une reconnaissance : la résistance a vocation à se collectiviser, pour créer des convergences entre les différents mouvements.
40Pourtant, la désobéissance est sanctionnée au prix fort, pour stigmatiser et isoler les désobéisseurs. L’objectif des sanctions est de frapper fort pour donner un caractère d’exemplarité à haute valeur dissuasive, en requérant même par moments police et justice pour renforcer le dispositif d’intimidation (p. 238).
Lutter contre les dérives du dogme libéral
41Les situations relatées dans cet ouvrage mettent en exergue les croyances qui fondent la pensée libérale et infiltrent le nouveau management public, en mettant à mal le rapport subjectif au travail, et en rejetant les valeurs qui forment le socle du service public.
Il n’y a pas de performance sans évaluation
42La pensée néolibérale veut tout contrôler, et le nouveau management public reprend la course aux résultats, la mise en concurrence, l’individualisation des parcours et des rémunérations, la mise en cause des solidarités collectives dans une forme de management où l’humain a disparu (p. 15). Les agents publics expriment leur désarroi à travers la perte de leur métier et de la dimension humaine qui l’anime. « Des agents paniqués à l’idée de ne pas pouvoir honorer leurs objectifs, empêchés d’exercer leur sens du discernement et du dévouement dans la relation à l’autre, ou indignés par l’instrumentalisation à des fins répressives dont leur fonction fait l’objet. » La prime censée, dans l’Éducation nationale, reconnaître l’investissement des professeurs des écoles dans l’évaluation des enfants est vécue comme une insulte à leur engagement.
Moderniser le service public, c’est le privatiser
43« Cette suspicion de “ringardisation” jetée sur les services publics relève en fait de cette posture dogmatique néolibérale, à savoir que tout ce qui échappe à la concurrence est soupçonné d’immobilisme et que la seule logique qui vaille est la logique concurrentielle » (p. 199), ce qui se traduit immédiatement en marchandisation de la relation à l’usager (devenu client), en mise en concurrence systématique, voire sauvage dans certains cas, et croyance que modifier constamment les organisations et les outils de travail sans se préoccuper de la dimension humaine est une preuve de modernité.
La marchandisation du rapport à l’usager
44« À la poste, nous avons l’obligation de proposer la formule la plus chère » (p. 115), la direction reproche à l’agent qui sourit et se soucie des gens de faire entrave à la modernisation de la poste ! Marc, le postier désobéit et fait de l’entraide clandestine auprès des clients non rentables qui n’intéressent plus personne. Il déplore que, faute de collectif qui relaye ces conflits de valeurs, ce soit en solitaire qu’il conduise sa résistance.
45À Edf, les agents désobéissent pour sauver le droit pour tous à l’énergie, à travers des actions de rétablissement du courant aux plus démunis (opération Robin des Bois) (p. 166). Leur but est d’inscrire dans la loi le droit à l’énergie, en luttant contre la contamination de l’entreprise par le marché « si on a le malheur de conseiller le client, on risque une menace pour atteinte à la libre concurrence » (p. 159).
46L’entreprise a toujours eu pour objectif de faire des bénéfices, mais, jusqu’à une période récente, le compromis était possible entre la nécessité d’être rentable et celle de bien travailler. Aujourd’hui, l’aberration des ventes forcées, vendre à des personnes des prestations dont elles n’ont pas besoin, et l’empêchement de faire appel à son discernement et son sens de l’humain par exemple pour apprécier le délai de paiement mettent les agents dans l’incapacité de bien faire leur métier. Les désobéisseurs « retrouvent des solidarités et une inventivité dans l’action tout à fait inédites, même si ce sont des actions illégales » (p. 170), mais les sanctions sont à la mesure de la peur que ce type d’action ne fasse tache d’huile : plus de cinquante blâmes, dix-huit conseils de discipline et six licenciements requis à Edf.
La concurrence, ce poison qui isole
47Les comparaisons sont parfois organisées de façon rampante, par exemple en mettant en concurrence les enfants (les familles) et les écoles. « L’évaluation, appliquée aux enfants, en distinguant les gagnants des perdants devient un outil de désagrégation sociale qui maintient, voire renforce les inégalités. » (P. 100.)
48Le projet éducatif lui-même est modifié : l’apprentissage est utilitariste et les savoirs rigoureux ou le développement de l’esprit critique reculent au profit d’exigences comportementales. Les compétences sont évaluées en permanence pour assurer l’adaptabilité et la flexibilité de l’individu, qui ne sera plus animé que par le moteur de la concurrence, concevant les rapports aux autres en termes de transaction marchande (p. 98).
Des organisations de travail instables et déshumanisées
49À Pôle Emploi, l’organisation du travail paraît absurde : changements constants de bureaux, de logiciels, de règles de prises en charge, et d’acronymes qui déstabilisent tout le monde, les agents mais aussi les demandeurs d’emploi « une technique de la bougeotte pour ne pas laisser les liens humains se nouer » (p. 143).
50À Edf, l’irrespect du client va de pair avec l’infantilisation des salariés « le système peut rappeler le mode d’organisation nazie : ceux qui donnent les ordres en haut ne voient pas ce qui se passe en bas » (p. 163). Le turn-over des dirigeants et l’éloignement du terrain conduisent à un déficit d’incarnation de l’autorité.
51À l’Onf, les dirigeants, dans leurs choix gestionnaires et leur organisation, semblent avoir perdu la vocation de la forêt. « Je pense qu’ils sont dans le déni de la réalité, pour durer, ils sont dissociés… ils sont tellement pris sous la pression. Du coup, ils sont totalement désengagés émotionnellement, affectivement et refusent de voir le malaise social qu’ils créent. » (p. 187).
L’instrumentalisation de la fonction à des fins répressives
52Les agents publics perdent ce qui fait le sens de leur métier, mais se révoltent d’autant plus que les ordres imposés parfois aux fonctionnaires tiennent plus de l’idéologie d’État que d’une mission de service public.
53La direction de Pôle Emploi demande à ses agents de contrôler les identités des demandeurs d’emploi, à leur insu, en authentifiant les pièces sous une lampe à uv. Une résistance collective s’est organisée pour refuser « d’appliquer un acte qui n’est pas justifiable professionnellement » (p. 153), en regrettant le manque de soutien des syndicats « plus concentrés sur les questions de statut que sur ces questions éthiques ». Pour eux, il n’était pas question d’entrer en conflit avec la direction, mais d’affirmer des valeurs. « On a une vraie colère, avec cette fusion, ils coulent l’essence même de notre métier et attendent qu’on fasse le sale boulot. » (P. 155.)
Quelques modes d’action
54Les exemples repris illustrent de multiples modes d’action qui révèlent toute la créativité qu’une personne est capable de déployer quand elle se sent menacée dans son ipséité. En voici quelques-uns :
Enrayer la machine en n’appliquant pas les mesures décidées en haut lieu
55À la police nationale, ce sera par exemple dénoncer la politique du chiffre et refuser de « faire des familles » (cueillir des familles à 4 h du matin pour les reconduire à la frontière, c’est bon pour les statistiques) : Roland le policier les prévenait la veille, c’était sa manière à lui de résister (p. 131). Bien que protégé par son mandat syndical, sa dénonciation publique des comportements inhumains des expulsions l’a écarté prématurément de ses fonctions.
56À l’Onf, les directives imposent de couper le maximum d’arbres pour engendrer le plus possible de recettes, en contradiction avec le métier des forestiers qui est de « donner à la forêt la possibilité de se développer et de se régénérer » (p. 175). Ainsi, le martelage (le geste ancestral pour marquer les arbres destinés à la coupe) qui a pour les gens de la forêt une valeur symbolique très forte est devenu un outil de résistance. Alors, ils freinent les martelages ou choisissent les moins rémunérateurs, font la rétention des fiches de martelage pour bloquer les ventes de bois.
Désobéir à l’interprétation de la loi
57Le syndicat de la magistrature propose une stratégie de désobéissance subtile visant à empêcher le pouvoir politique d’instrumentaliser leur pratique judiciaire, puisque le système de la peine plancher conteste leur liberté d’appréciation au cas par cas, et juge l’acte en oubliant l’être humain. Le souci est de résister à la déshumanisation de la justice, « la résistance est un humanisme » (p. 205). Ne pas céder aux injonctions d’utilisation de visioconférences pour les procès « un procès, c’est aussi une relation qui s’instaure, fondée sur une double reconnaissance d’humanité – celle du justiciable et du juge – qui seule permet l’écoute réciproque et la prise de décision pleinement assumée » (p. 209). Leur désobéissance ne s’exerce pas à l’égard de la loi, mais du politique (p. 206).
Attirer l’attention des médias
58Les chercheurs ont voulu attirer l’attention, par exemple à travers la Ronde des obstinés, lancinante force de protestation silencieuse. Mais la force de la contestation n’a pas réussi à stopper le pilotage de la recherche voulu par les pouvoirs publics, totalement contreproductif en créant structurellement du conformisme scientifique à travers les agences d’évaluation aux mains d’experts nommés par le pouvoir.
La liberté de dire non
59Dans son avant-propos, l’auteur donne la parole aux veuves des salariés qui se sont suicidés, « des actes quasi sacrificiels, faute d’avoir pu résister à la dévastation professionnelle, identitaire, existentielle que les réformes avaient infligée, faute d’avoir pu collectiviser la lutte » et aborde ainsi les ressorts subjectifs de la résistance.
60« En conscience, ils refusent d’obéir » (p. 63), la désobéissance est l’expression d’un sujet qui est plus indigné que héros : le livre est d’ailleurs préfacé par Stéphane Hessel. Le travailleur est découragé de devoir travailler dans le non-sens « à force de travailler dans le non-sens, le risque, c’est de démissionner psychiquement, de devenir un agent décervelé », ou craint que « l’obéissance imposée par l’Éducation nationale altère ma conscience et ne détruise ce qui fait de moi un être humain, en tant qu’être pensant » (p. 59).
61« Même assumée en groupe, il y a toujours un moment où la posture du refus vous met à nu et vous isole dans un corps à corps solitaire et déroutant » (p. 283). L’estime de soi vient en récompense de l’embarras qu’il y a à prendre et à tenir la décision de résistance. « En défendant l’humanité qui est en moi, je défends celle des autres » : l’individuel et l’universel se rejoignent (p. 284).
62Agir à visage découvert n’est pas à la portée de tous. Qu’en est-il des autres, les non-résistants ? Où l’on retrouve la servitude volontaire qui consiste à adhérer faute de ne pas résister, mais aussi l’armature psychique personnelle qui permet de s’engager dans le risque, le conflit et l’insécurité que la désobéissance entraîne. Est-ce que le fait qu’un fonctionnaire soit attendu sur le respect de la norme, de la loi et du règlement, lui rend plus difficile « le conflit de loyauté qui pourrait surgir entre le sentiment d’exécuter une tâche qu’on réprouve et le fait pourtant de s’y résigner » (p. 286) ?
63Au-delà des stratégies de défense qui, faute de pouvoir canaliser le refus du travail assigné dans une résistance individuelle ou syndicale, consistent à pouvoir demeurer le « nez sur le guidon », la résistance, ça se travaille. Il s’agit de s’autoriser à reconnaître le vécu de la souffrance, et les conflits de loyauté et de réussir à transformer cette souffrance en action. C’est possible dans l’échange, la discussion, voire la confrontation en particulier dans les collectifs de travail. Il faut donc « trouver ces étayages individuels, mais surtout collectifs qui permettent de découvrir qu’on peut faire autrement que subir et consentir » (p. 292).
Où sont les syndicats ?
64La question récurrente est pour les syndicats d’adapter le logiciel de lutte à la violence de la machine libérale. Les salariés, de leur côté, disent leur sentiment de solitude quand ils sont confrontés à l’impossibilité de trouver dans un collectif un écho à leur sentiment de désespérance. Pour preuve de l’embarras des syndicats, le fait qu’ils ne trouvent rien à redire quand le traitement de la souffrance au travail est confié à des cellules de crise, psychologues ou autres experts de service, dans une approche strictement individualisée sans questionner l’organisation de travail et le management.
65Les syndicats désapprouvent l’action individuelle et pensent que la désobéissance n’est pas républicaine. Les syndicats, dont le cœur de l’action a été la défense des salaires et de l’emploi, ont quelque difficulté à prendre en compte la dimension subjective du travail et son contenu même.
À suivre…
66Policiers, soignants, électriciens, postiers, même combat ? Quand la rationalisation produit les mêmes effets : des missions vidées de leur substance et la lutte de tous les instants avec rage pour conserver l’intelligence du métier et son humanité (p. 134).
67L’avenir, les désobéisseurs le voient dans la convergence de toutes les résistances. « Avant, les forestiers ne se mélangeaient pas aux autres, aujourd’hui ils font le lien avec tous les autres : services vétérinaires, statisticiens, archéologie préventive… » (P. 179.)
Z comme les Zélés
68La question du zèle, de cette ferveur à appliquer des directives ou à exécuter des besognes que d’aucuns qualifieraient de basses, est reprise par Alexis Spire qui s’est fait embaucher pendant un an aux guichets de l’immigration, et qui a repéré « ce sentiment de participer à cette grande cause qu’est la défense de l’identité nationale et de l’État » (p. 293). Le livre se termine sur une salve très agressive contre le système politique actuel, la cour autour du président de la République, fabricant de postures d’allégeances, où règne « un absolu anéantissement de tout état de résistance, puisque c’est la servilité qui nous est offerte » (p. 297), rappelant que pour La Boétie « le tyran tient son pouvoir et sa force de l’obéissance servile de ses sujets ».
69Ce livre trouve toute sa dimension dans l’analyse des métiers dans le secteur public. La logique libérale et comptable y est un paradoxe, à la fois par rapport au contenu même des missions qui mettent l’intérêt général au-dessus de tout intérêt particulier et par rapport aux métiers où l’humain est au cœur de la relation à l’usager et des valeurs de solidarité. La désobéissance y apparaît comme une stratégie d’action qui libère le sujet du conflit de loyauté dans lequel il se trouve pris. Néanmoins, si ce n’est la redondance des causes à la désobéissance qui produit à la lecture une vraie prise de conscience pour le lecteur non averti, le style descriptif et journalistique dans sa forme peut apparaître anecdotique. Il manque, par exemple, une estimation du nombre d’agents « en résistance » (à l’Éducation nationale, au printemps 2009, ils étaient 3 000), qui permettrait d’évaluer « le poids » qu’ils ont dans leurs administrations ou entreprises. Si les conséquences des actions engagées sont parfois mentionnées, si la parole est donnée aux désobéisseurs pour qu’ils expliquent leurs motivations, l’analyse de leur investissement subjectif n’est pas réellement approfondie.
70Catherine Mieg
7118, rue du Square Carpeaux – 75018 Paris
Josiane Boutet, Le pouvoir des mots. Paris, La Dispute, 2010.
73Dans un essai destiné à un large public, Josiane Boutet examine le pouvoir des mots « aussi bien dans l’économie psychique des sujets que dans les luttes sociales ». Existe-t-il une puissance propre du langage ? Le pouvoir des mots viendrait-il plutôt de la position sociale de ceux qui les énoncent et des institutions qui les autorisent à les prononcer ? À cette question, qui forme un fil conducteur de son ouvrage, la réponse de l’auteur est claire : elle se rattache à la première conception du langage, sans pour autant négliger une critique de la domination sociale s’exerçant à travers les mots. À partir d’exemples précis et rendus particulièrement vivants, elle s’attache à montrer que les mots ont une puissance propre (une force performative) dans de très nombreuses situations sociales.
74Adoptant une posture « plus descriptive que théorique », elle donne à voir que le langage n’a pas seulement une portée d’information ou une fonction référentielle : les mots permettent d’exercer une pression, influencer des conduites, faire agir autrui, le convaincre, le persuader, l’enrôler, le nommer, etc. Non seulement le langage dit le monde, mais il le façonne. C’est avant tout une praxis. Sa puissance sociale a pour corollaire son appropriation et sa « confiscation » politiques, et ce sera une constante dans l’ouvrage d’attirer l’attention sur les enjeux symboliques que constituent les mots dans des luttes entre groupes sociaux. Le souligner est d’autant plus important que « l’expression de la conflictualité sociale tend à ne plus être dite, les protagonistes à ne plus être nommés comme tels » (p. 143).
75J. Boutet invite les lecteurs à réfléchir sur leur propre expérience « politique comme quotidienne » du pouvoir des mots, mettant au centre de son propos les emplois des langues en situation et non pas les formes linguistiques décontextualisées. Son projet, écrit-elle, n’est pas de proposer un livre de linguistique, mais un livre politique de linguiste (p. 21).
76Elle se place dès lors en faux contre toutes les réductions technocratiques et instrumentales du langage à un simple « outil » de « transmission d’informations », neutre et « indifférent aux rapports sociaux » (p. 12). Des modèles simplistes de la communication prolifèrent dans les entreprises et envahissent toutes les sphères de la société, modèles sourds aux malentendus qui constituent les échanges linguistiques et aveugles à l’obscur des engagements humains.
77Comme l’avance l’écrivain Nicole Malinconi, un discours imbibé de valeurs de performance et de rapidité fait « comme si la langue ne devait plus que servir, devenait outil d’efficacité, sans plus de place pour que prenne corps l’idée de ce que l’on dit, sans plus de temps pour la laisser advenir, sans même plus d’espace entre les mots ; vide maintenant bouché qui pourtant fait la langue ». L’apport de J. Boutet à cet égard est salutaire et d’autant plus fructueux qu’il est écrit dans une forme limpide.
78L’ouvrage est structuré en onze chapitres, chacun introduit par le récit d’un événement percutant dans lequel le pouvoir des mots est convoqué. Les chapitres portent sur des actes renvoyant à des situations institutionnelles (Ensorceler, Jurer, Ordonner, Nommer, Se nommer, etc.) analysées en détail, mais sans jargon ni références spécialisées. Les appuis analytiques de l’ouvrage, issus principalement de la pragmatique linguistique anglo-saxonne et de la sociologie bourdieusienne, sont toujours introduits judicieusement à partir des exemples initiaux.
79Cela en fait un outil particulièrement didactique, susceptible de sensibiliser un public non spécialisé aux « usages et mésusages des mots et des discours ». J’en fais actuellement l’expérience avec de jeunes étudiants en sciences économiques et de gestion. À une époque où les mots sont utilisés pour interposer un « écran de bruit bavard entre les êtres » (C. Roy), prendre soin du langage devient un impératif éthique que cet ouvrage aide à ne pas perdre de vue.
80On saura gré à J. Boutet d’avoir ouvert son parcours par un premier chapitre consacré à l’inconscient, rappelant que le langage humain est fait de polysémie et d’ambiguïté, ce qui permet des jeux délibérés ou à son insu avec les signifiants. L’auteur réaffirme que nous ne maîtrisons pas tout de notre énonciation. Soumis au langage, « ça parle en nous ». Insister sur « l’autonomie relative » des signifiants est nécessaire pour résister aux approches managériales qui refusent de faire place au fuyant, à l’équivoque, au négatif, au clair-obscur.
81Les chapitres suivants concernent les effets du langage dans le réel à travers ce que Levi-Strauss avait appelé son « efficacité symbolique ». Ils peuvent être appréhendés à travers la théorie des performatifs d’Austin. C’est le cas du serment, illustré par la prestation de B. Obama devant le président de la Cour suprême, que J. Boutet aborde comme une « speech situation » constituée d’un seul acte de parole, le serment lui-même. C’est le cas du commandement par lequel on oblige autrui à agir d’une certaine façon « par des mots et non par des moyens physiques » (p. 68). C’est aussi le cas des pratiques de sorcellerie dans lesquelles se vérifie le pouvoir qu’ont les mots de nouer les corps, ainsi que l’ont montré les belles études de E. Evans-Pritchard et J. Favret-Saada.
82La sorcellerie permet d’aborder les paramètres décisifs de la situation énonciative et de son système de places. Elle est aussi une occasion de soulever la question de la croyance – y compris au cœur de nos sociétés « rationalisées » – dans ses liens à l’adhésion et à l’usage « politique » des mots, sans écarter le problème de la position énonciative du chercheur-intervenant lui-même. Autant de thèmes, on en conviendra, qui intéressent de près toute clinique du travail.
83Deux chapitres incisifs décryptent ensuite les liens entre la violence et les mots, dans la pratique de l’injure et dans celle des joutes oratoires, violence ouverte et banalisée dans un cas, ritualisée et canalisée dans l’autre. Après avoir analysé l’injure proférée par Nicolas Sarkozy au Salon de l’agriculture, l’auteur consacre quelques développements à la performativité des injures sur les lieux de travail. Celles-ci apparaissent comme le symptôme d’une informalisation des relations sociales ; elles peuvent finir par devenir un « élément constitutif du métier » pour les salariés qui sont aux prises quotidiennes avec elles, « sans que cette routinisation diminue pour autant la souffrance psychique » qu’elles leur causent (p. 95).
84Comme le serment ou l’injure, les actes de commandement ouvrent également la question des langages d’autorité et du rapport à l’institution. J. Boutet avance à ce propos une affirmation qui concerne directement la clinique du travail : nos sociétés contemporaines évitent de plus en plus l’expression directe de l’ordre et du commandement, elles préfèrent l’indirection et les euphémisations en effaçant l’ordre, à l’instar de ces messages utilisés dans les bus – « Pour faciliter la montée, veuillez avancer » – pour prévenir les réactions potentielles d’hostilité. Ce qui n’empêche pas le développement de violences verbales au quotidien, indicateurs de transformations sociales importantes dans une société en proie au « délitement du lien social » (p. 94). On aurait aimé, sur cette question cruciale, un développement concernant la manière dont ces transformations, sans doute parallèles à celles qui euphémisent les inégalités entre les salariés et les clients, modifient l’inscription subjective du rapport d’autorité, sans exclure pour autant la haine et la violence des rapports de travail.
85J. Boutet consacre ensuite une large part de son ouvrage à la puissance du langage dans le « monde idéel ». Elle aborde les procédés linguistiques et les techniques de propagande développées dans le domaine des relations publiques et dans celui du marketing pour modifier des conduites, « que ce soit à des fins politiques ou commerciales », en brouillant sciemment les frontières entre stratégies argumentatives et stratégies persuasives (p. 116). L’ouvrage le montre à partir de formules comme « Vive le Québec libre ! » de De Gaulle ou « Votre argent m’intéresse » dans une ancienne publicité de la Bnp.
86Le pouvoir des mots se manifeste aussi dans cette capacité qu’offre le langage de nommer ce qui est et de le faire exister par cette nomination. J. Boutet l’illustre avec le cas des « Canuts », terme controversé pour nommer les ouvriers de la soie à Lyon, au xixe siècle. Elle aborde également « l’impossible nomination » d’événements ou d’individus – comme les « jeunes Français dont les parents sont venus d’ailleurs » – qui tend à les rendre « socialement invisibles » parce qu’ils n’ont plus de « désignation collective disponible » (p. 144). Elle insiste à juste titre sur les luttes symboliques concernant la catégorisation, la stigmatisation et l’autoreprésentation de soi en tant que groupe social.
87Cela l’amène finalement à évoquer les tentatives politiques de contrôle « total » de la langue, comme le nazisme, qui sont passées par un travail sur les mots pour maîtriser la parole publique et ses effets. L’auteur se réfère à ce propos au magnifique ouvrage que V. Klemperer avait consacré à la « langue du Troisième Reich » et au travail que B. Brecht a entrepris pour « lessiver les mots » en révélant leur contenu de classe, la résistance consistant à ne pas se laisser imposer les mots des autres. J. Boutet ne mentionne pas les ateliers de « désintoxication du langage » qui se sont constitués depuis quelque temps au sein de mouvements d’éducation populaire ; il semble qu’ils se ressaisissent de façon assez jubilatoire du même projet.
88Les chapitres sont rédigés de telle sorte qu’ils puissent être lus séparément les uns des autres, autorisant des cheminements variés dans le parcours proposé par l’auteur. La cohérence du propos et la récurrence de questions insistantes m’amènent cependant à pointer deux éléments de discussions parmi bien d’autres possibles.
89Le premier concerne le rapport de l’auteur à la théorie de la domination sociale de P. Bourdieu. Même si l’intention de J. Boutet n’a pas été de produire un ouvrage de discussion théorique, il y a là un point qui mériterait éclaircissement. L’association de la pragmatique linguistique anglo-saxonne avec la sociologie de Bourdieu, qui avait pourtant vivement récusé l’idée d’une puissance propre du langage, comme le rappelle J. Boutet elle-même, ne va pas de soi. Si l’auteur y tient, c’est sans doute pour maintenir une référence solide à une théorie de la domination sociale. Mais celle-ci est discutée et contestée aussi bien par la clinique du travail que par les sociologies pragmatiques, au motif de sa posture surplombante et de son incapacité de faire pleinement droit aux capacités critiques des acteurs. Des perspectives sont ouvertes pour une reconstruction d’une théorie des dominations dans et par le travail, auxquelles la sociolinguistique est appelée sans aucun doute à contribuer.
90Le deuxième élément de discussion concerne l’incidence du langage sur la constitution de soi. Dans ses ouvrages précédents, J. Boutet avait soutenu que la parole (comme le travail) est une praxis qui suppose un bricolage subjectif pour négocier un « vouloir dire expressif » dans des contraintes normatives préexistantes. Le pouvoir des mots s’ouvre sur un chapitre consacré à l’inconscient, ce qui décale l’auteur des positions canoniques de la pragmatique linguistique. Il serait possible d’en tirer certains enseignements sur les voies de la subjectivation du travail. L’être humain, pris dans des relations de dépendance et d’autorité, est assujetti au langage ; les incidences des transformations contemporaines de ces relations sur la constitution de soi constituent un terrain sur lequel de nouvelles rencontres entre la sociolinguistique et la clinique du travail pourraient s’avérer fructueuses.
91Les lecteurs de la revue, qui connaissent bien le travail antérieur de J. Boutet (voir la recension de son ouvrage précédent, La Vie verbale au travail, dans Travailler, n° 21, 2009), retrouveront ici les options fondamentales d’une « sociolinguiste critique » : le souci d’articuler différentes sciences du langage et du travail, le refus de réduire le langage à une conception techniciste de la communication, son inscription dans des « rapports sociaux de domination », l’attention aux conditions matérielles et symboliques de l’énonciation. Toutes ces options sont cette fois mises en jeu dans un livre incisif et accessible, où l’auteur défend avec force l’idée que parler n’est pas neutre.
92Thomas Périlleux
93Université catholique de Louvain –
94Ucl/CriDis
95Place des Doyens, 1 – 1348 Louvain-la-Neuve
Notes
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[1]
Soigner la folie. Une vie au service de la clinique est le titre de l’ouvrage publié en même temps par les Éditions Campagne Première, qui, après une brève biographie, rassemble d’autres « paroles » d’Hélène Chaigneau.2. En référence à un article intitulé « Ce qui suffit », qui est reproduit dans l’ouvrage de Campagne Première.
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[2]
En référence à un article intitulé « Ce qui suffit », qui est reproduit dans l’ouvrage de Campagne Première.