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[2]
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[6]
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[9]
Pour plus de détail sur la mètis : Détienne M., Vernant J.-P., 1974, Les Ruses de l’intelligence. La mètis chez les Grecs, Flammarion, Paris.
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[11]
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1Christophe Dejours, dans son texte intitulé « L’évaluation du travail à l’épreuve du réel » (2003), nous a montré à quel point il est impossible d’évaluer le travail du fait de son invisibilité. Ce qu’il est possible de faire, bien que ce soit extrêmement difficile, c’est d’évaluer les résultats du travail à partir de la prescription, même si cela n’est pas satisfaisant du point de vue de la reconnaissance des efforts. En effet, il n’y a pas de commune mesure entre les résultats du travail et les efforts consentis pour les atteindre, et cet auteur donne plusieurs exemples pour étayer cette idée dans le texte cité.
2À partir de deux enquêtes de psychodynamique du travail menées auprès de deux établissements très distincts : un hôpital et une banque, issus de deux secteurs d’activité très distincts, nous proposons de montrer qu’en dehors des difficultés à évaluer le travail réel en raison de son invisibilité, il existe également une difficulté à prendre en compte, dans le travail évalué, tout un pan du travail prescrit. Ce dernier concerne le travail non valorisable. Dans le contexte actuel de recherche effrénée de la rentabilité, nous avons pu constater, dans ces deux établissements, que le travail non valorisable, car non rentable, n’était pas du tout pris en compte dans les évaluations alors qu’il était pourtant prescrit dans différentes chartes et procédures.
3Pour ce faire, nous reviendrons sur les difficultés de l’évaluation du travail réel telles que C. Dejours les a analysées puis nous repréciserons le contexte et les méthodes mises en œuvre dans les deux établissements concernés pour ensuite décrire succinctement les dispositifs d’évaluation en vigueur et leur incapacité de prendre en compte les activités non valorisables.
Les difficultés de l’évaluation du travail réel
L’évaluation : une problématique hésitante
4Bien que l’évaluation du travail soit jugée généralement comme légitime et souhaitable, et que ceux qui souhaitent s’y soustraire soient considérés comme suspects, C. Dejours considère qu’il y a des raisons d’adopter une position plus circonspecte concernant cette légitimité. L’auteur nous rappelle que la question de l’évaluation du travail est source de controverse depuis le xviiie siècle. Ce débat est même au fondement de l’économie. Pour étayer son argumentation, il cite A. Smith qui déclare que « le travail est la mesure réelle de la valeur échangeable de toutes les marchandises » (La richesse des nations, 1776).
5Cependant de ce constat découle la question : Comment mesurer le travail lui-même pour en faire un étalon ? Marx dans ses écrits philosophiques soutient que le travail n’est pas mesurable, car il procède d’une expérience subjective qui est fondamentalement incommensurable à tout autre chose. C. Dejours constate donc que c’est par défaut que l’on est passé de l’évaluation du travail à l’évaluation du temps de travail en tenant les deux dimensions pour équivalentes.
6L’auteur souligne alors le caractère bancal de ce compromis qui ne mesure que la durée de l’effort et ne restitue rien de son intensité, ni de sa qualité, ni de son contenu. Il souligne en effet que l’intensité de l’effort est pourtant hautement variable pour un même travail, selon qu’il est effectué par un homme, une femme ou un enfant, selon la taille, la corpulence, l’état de santé, l’âge, les conditions de récupération, etc. de chacun. Mais il ajoute que l’intensité n’est pas la seule dimension à prendre en compte conjointement au temps de travail, il y a aussi la dimension qualitative de l’effort, avec, au centre, la souffrance et ses destins dans le travail. Pour le même temps de travail, l’un découvrira la réjouissance en échange de sa souffrance (l’ingénieur par exemple), tandis que l’autre n’aura que de la frustration (l’ouvrier à la pièce par exemple). Cette dimension qualitative de l’effort sur la santé s’avère très contrastée d’un individu à l’autre.
7Ce n’est que dans les années soixante que cette discordance entre l’évaluation du travail et les caractéristiques propres des individus vont être saisies par A. Wisner [1] avec le concept d’évaluation de la charge de travail. La charge de travail connote les caractéristiques individuelles et singulières de l’effort, opposées à la tâche qui connote le résultat matériel de l’effort en termes de production. Mais l’univers dans lequel se développent ces travaux a pour modèle de référence la production industrielle de masse. Avec en son centre la chaîne de montage automobile fordienne.
8Or, avec l’apparition des nouvelles technologies dans les années soixante-dix, le travail se transforme, il consiste à gérer l’imprévu, prévenir les incidents… Qu’est-ce donc que ce travail qu’il s’agit d’évaluer ? C. Dejours souligne l’importance du travail intellectuel et des processus cognitifs engagés dans l’activité qui déstabilisent en profondeur l’équation entre le travail comme effort et le temps de travail. Dans la mesure où la charge physique se double maintenant d’une charge mentale très difficile à caractériser.
Qu’est-ce que travailler ?
9Pour saisir les difficultés de l’évaluation, il faut analyser en quoi consiste cette expérience qu’on appelle « le travailler » en psychodynamique du travail (pdt). Or, la caractéristique majeure du « travailler », c’est que, même si le travail est bien conçu, si l’organisation du travail est rigoureuse…, il est impossible d’atteindre la qualité en respectant scrupuleusement les prescriptions.
10Les situations de travail ordinaires sont grevées d’inattendus provenant aussi bien de la matière, des outils, que des autres avec lesquels ou pour lesquels on travaille (collègues, chefs, clients…). De ce fait, il n’existe pas de travail d’exécution. Il y a toujours un décalage entre le prescrit et le réel, plusieurs auteurs l’ont montré dont Daniellou [2] et Jean-Daniel Reynaud [3] en particulier.
11Ainsi pour le clinicien, le travail se définit-il comme ce que le sujet doit ajouter aux prescriptions pour pouvoir atteindre les objectifs qui lui sont assignés.
12Partant de ce constat, les prescriptions ayant en général un caractère normatif, bien travailler c’est toujours faire des infractions. Si l’organisation tout entière campe sur des positions réglementaires au nom de la sécurité, de la qualité…, on exercera sur ceux qui travaillent une surveillance tatillonne (ex. : conduite de trains, btp, banque…). Travailler convenablement dans ces conditions devient parfois très difficile.
13L’auteur souligne ce paradoxe : pour bien faire, il faut se mettre en infraction. Mais, en cas d’incident, c’est la bonne volonté même de l’agent qui se retourne contre lui, car il sera inévitablement accusé de manquement aux prescriptions. Et l’on ne manquera pas de l’interpréter comme des signes patents d’incompétence, et donc comme une erreur humaine. Bien travailler suppose donc pour l’agent de prendre le risque d’une sanction disciplinaire.
14Pourquoi l’auteur insiste-t-il sur la tricherie inhérente au travail bien fait ?
- Tout d’abord parce que le fait de respecter scrupuleusement les prescriptions, ce n’est rien faire d’autre que faire la grève du zèle. Or, dans ce cas, la production s’arrête. Travailler, au contraire, c’est faire du zèle : chercher les ajustements des prescriptions qui impliquent souvent des tricheries (parfois stabilisées sous la forme de « ficelles » de métier).
- Ensuite, parce que, de ce fait, celui qui n’a pas renoncé à bien travailler apprendra rapidement qu’il a intérêt à exercer son intelligence à l’abri des regards des autres (hiérarchie, pairs, subordonnés…) ou à s’assurer de leur complicité, ce qui n’est pas si simple. Ainsi, pour bien travailler, il faut savoir faire preuve de discrétion. Au-delà, il devra parfois aller jusqu’à la clandestinité. Ainsi, l’essentiel du travail ne se voit pas et ne s’observe pas.
Obstacles qui concourent à l’occultation du travail
15C. Dejours nous rappelle que M. Crozier [4] a montré que les savoir-faire, les trucs, les ficelles de métier, constituent des leviers importants dans la négociation du pouvoir à l’intérieur d’une organisation. En dehors des risques de sanction, l’agent a donc souvent intérêt à garder secrètes ses habiletés pour négocier sa place, sa qualification, son utilité, et donc son salaire et la sécurité de son emploi. Ainsi, le chercheur ou l’évaluateur se heurte à la volonté délibérée de « l’acteur » de camoufler cette partie de son activité. Ce dernier ne lèvera le secret que dans des conditions exceptionnelles de confiance qui passent bien souvent par le secret professionnel. Ainsi, les interventions faites par des praticiens, formés à « l’analyse stratégique », à la demande des directions, sont-elles déontologiquement ambiguës lorsque ces derniers se servent des « confessions » des travailleurs pour renseigner les managers. C. Dejours insiste en effet sur les réserves déontologiques à porter à l’objectivation et à l’évaluation routinière des savoir-faire clandestins.
16Josiane Boutet et Patrick Fiala [5], en particulier, ont également montré que tous ces savoirs nés de la pratique du travail, parce qu’ils sont pour une bonne part clandestins, sont souvent mal relayés par le langage. Les mots pour désigner, décrire, caractériser ces savoir-faire sont chroniquement déficitaires. Ce déficit sémiotique entraîne presque toujours une évaluation déficitaire du travail. Par ailleurs, si le monde ne nous est connaissable que sous une certaine description, selon le concept de la philosophe Anscombe [6], cette description est l’objet d’une concurrence sociale acharnée. La lutte pour imposer une description contre une autre se joue classiquement entre ingénieurs et opérateurs de la base. Ainsi, la description ingénieuriale du travail est-elle imposée, en règle, au détriment des pratiques langagières de métier. Parler du travail impose, bon an mal an, d’en passer par une langue qui n’est jamais neutre, mais qui est structurée par ce qu’on appelle depuis Bourdieu « la domination symbolique ». Or, il s’avère que cet écart entre les deux descriptions, subjective et gestionnaire, tend à se creuser dans la période contemporaine, d’où résulte une authentique perplexité non seulement sur ce qu’il en est de la réalité du travail proprement dit, mais aussi et surtout de sa qualité [7].
17Mais, en pdt, l’habileté professionnelle repose sur une connaissance corporelle du process de travail. L’intelligence au travail elle-même est guidée par une intimité entre le corps et l’objet de travail, la matière, l’outil ou l’objet technique. Michèle Salmona [8] a mis cet aspect du travail en lumière chez les éleveurs et a rattaché ces savoir-faire pressentis, mémorisés et mis en œuvre par le corps à la mètis des Grecs. Mètis aussi connue sous le nom « d’intelligence rusée [9] ». Il est patent que cette connaissance intime du travail, des objets techniques, de la matière à travailler, est très difficile à symboliser et donc à mettre en mots. Le plus insolite, nous dit C. Dejours, c’est que cette intelligence du corps est méconnue par ceux-là mêmes qui, pourtant, la mettent en œuvre constamment. Elle est banalisée et naturalisée : « Oh, ça, ça se fait naturellement » ou « automatiquement » disent-ils au clinicien. Or, c’est le contraire, l’intelligence professionnelle est en avance sur sa connaissance et sa symbolisation. La plupart de ceux qui travaillent sont plus intelligents qu’ils ne le savent eux-mêmes. Cependant, l’auteur admet que l’explicitation de ces savoir-faire est possible, mais qu’elle passe par des méthodes complexes comme celles élaborées par Daniellou (ergonome), déjà cité ou par Y. Clot (clinique de l’activité) [10]. Il nous prévient également que cette intelligence du corps n’est pas utile uniquement aux travailleurs manuels, qu’elle est également indispensable tant aux pilotes de chasse, qu’aux psychiatres ou aux conférenciers qui ne capteront leur auditoire que s’ils savent se servir de leur corps.
18L’auteur rappelle enfin que ce travail occasionne aussi toute une série de souffrances, en raison des contraintes délétères comme les contraintes de cadence ou de qualité, les contraintes sociales de la domination, l’injustice, le mépris, l’humiliation, les exigences des usagers ou des clients, leur violence même, puisque cette dernière est maintenant à l’ordre du jour. Travailler, c’est aussi endurer cette souffrance. Cela fait partie du travail. Pour ce faire, les agents construisent des stratégies collectives et individuelles de défense, qui font bel et bien partie du travail effectif. Mais toutes ces stratégies, même si elles sont coûteuses et patiemment construites par les agents, ont la propriété d’avoir un fonctionnement inconscient.
19C. Dejours ajoute qu’atténuer la souffrance passe le plus souvent par une tentative d’opposer un déni à la perception de ce qui fait souffrir. Pour cette raison, les travailleurs ne parlent jamais directement de ces défenses. Ils s’efforcent, au contraire, de les dissimuler parce qu’elles sont souvent paradoxales, comme la prise de risque ritualisée chez les ouvriers du bâtiment et des travaux publics [11], et qu’elles seraient, de ce fait, condamnables. De surcroît, le déni de perception associé à ces défenses entraîne un affaiblissement de la capacité de penser.
20Ainsi, la clandestinité associée à la tricherie et au zèle, les enjeux stratégiques de pouvoir, le déficit sémiotique et la domination symbolique, la mètis ou la connaissance du travail par corps, ainsi que les stratégies de défense contre la souffrance constituent-ils des obstacles qui concourent à l’occultation d’une partie importante du travail qui échappe de ce fait à l’évaluation objective aussi bien quantitative que qualitative. Les transformations plus récentes de l’organisation du travail n’ont fait qu’accentuer ces difficultés.
21Tous les chercheurs en sciences du travail s’accordent à reconnaître que, dans les pays occidentaux du moins, les tâches de production classique dans l’industrie comme dans l’agriculture voient leur part diminuer dans l’emploi. Le gisement principal d’emploi se situe actuellement dans les activités de services – C. Dejours renvoie en particulier aux travaux de Christian du Tertre [12]. Parmi ces activités, l’auteur considère que la majorité implique ce que l’on appelle une « relation de service », c’est-à-dire une relation directe entre le producteur et le client. Pour l’auteur, toutes ces tâches requièrent une mobilisation subjective du travailleur dans des registres invisibles parce que relationnels, voire intersubjectifs. Il nous rappelle que les économistes parlent à ce propos de « tâches immatérielles », ce qui souligne, d’après lui, l’invisibilité déjà commentée du « travailler » effectif.
22Ainsi, C. Dejours montre-t-il bien les difficultés liées à toute tentative d’évaluation du travail réel. Mais notre expérience de terrain nous a montré que la formulation du travail prescrit et l’évaluation du travail prescrit ne vont pas de soi non plus dans les systèmes d’évaluation actuels.
L’ignorance de tout un pan du travail prescrit : le travail non rentable
23Au-delà de l’analyse des difficultés de l’évaluation du travail réel, deux enquêtes menées en Guadeloupe, l’une dans un centre hospitalier, l’autre dans une banque, ont montré une absence de prise en compte dans les systèmes d’évaluation actuels de tout un pan de l’activité prescrite : l’activité non valorisable car non rentable. Pour le démontrer, nous reviendrons ici sur ces deux enquêtes et sur les failles des systèmes d’évaluation qu’elles ont révélées.
24Nous choisissons de partir de ces deux exemples pour illustrer le fait que les principes qui régissent les systèmes d’évaluation actuels sont les mêmes, que ce soit dans un secteur privé très concurrentiel comme celui de la banque ou dans le secteur public où les services rendus sont des soins aux malades comme le secteur hospitalier.
Présentation du contexte et de la méthodologie des interventions concernées
25L’hôpital est un Centre hospitalier universitaire, la demande vient de la direction (bien qu’elle ait été relayée par les représentants du personnel, les médecins du travail…). Il s’agit pour le directeur et le drh de mieux comprendre les attentes du personnel concernant les évolutions à mettre en œuvre dans l’établissement pour les prochaines années. Cette enquête, qui concerne tout le personnel volontaire (y compris les médecins et les cadres qui ont fait l’objet de groupes séparés), devait permettre d’étayer le projet social et le projet économique et logistique de l’établissement. Sept thèmes avaient été définis par la direction, les représentants du personnel et le comité de pilotage. Les volontaires s’inscrivaient en fonction du thème qu’ils préféraient. Les thèmes étaient les suivants : accueil, coopération intra et inter service, encadrement, évaluation, organisation et temps de travail, reconstruction et conditions de travail. Mais, dans cet article, nous ne traiterons que la question de l’évaluation.
26La banque est une grande banque nationale. La demande vient du médecin du travail qui constate que certains agents vont très mal dans cet établissement (crises d’hypertension, d’angoisse, états dépressifs, insomnies…) et que la situation se dégrade. Elle est relayée par la direction qui souhaite également mieux comprendre, au travers de cette étude, pourquoi les arrêts maladie courts et répétés sont en constante augmentation. Les membres du chsct et les agents souhaitent, quant à eux, éclaircir ces deux points, mais analyser aussi les conditions de sécurité dans les agences et les spécificités du travail en centre commercial notamment.
27La méthode utilisée dans ces deux enquêtes est celle qui est préconisée par la psychodynamique du travail. La seule réserve étant qu’elle a concerné l’ensemble des effectifs de ces deux établissements, y compris les cadres. Tous avaient la possibilité de s’identifier comme volontaire, condition sine qua non pour participer aux enquêtes. Deux intervenants ont mené ces enquêtes qui se sont déroulées sur un volume horaire équivalant à deux jours. La méthode d’intervention a été de type clinique et s’appuyait uniquement sur la demande formalisée au préalable après validation de l’ensemble des partenaires sociaux et des travailleurs concernés, présents aux réunions d’information. Les rapports qui constituent le matériel clinique sur lequel s’appuie cet article ont systématiquement été validés par les participants.
28Les dispositifs d’évaluation révélés par ces enquêtes comportaient de nombreuses failles, nous allons les décrire maintenant.
Des systèmes d’évaluation basés essentiellement sur les résultats chiffrés du travail
29Dans le centre hospitalier, l’évaluation du personnel est conforme aux exigences légales de la fonction publique. Elle ne se fait qu’à partir des critères légaux sans que les attendus du travail soient spécifiés pour telle ou telle fonction, les outils d’évaluation sont les mêmes pour les ouvriers, les agents administratifs et les soignants.
30L’évaluation de l’activité, quant à elle, est réalisée à partir de la comptabilité à l’acte qui répertorie les mouvements des malades et les actes réalisés sur chaque malade. Chaque acte correspond à un tarif et, dorénavant, la « nouvelle gouvernance » considère que les hôpitaux, mais indirectement aussi les pôles et les services ne disposent pour fonctionner que des ressources qu’ils auront « gagnées » par leur activité.
31Ainsi, des tableaux très précis sont tenus par l’établissement sur l’activité de chaque service, les mouvements de malade… La réputation ainsi que l’octroi de moyens humains et matériels sont basés sur cette évaluation de l’activité.
32Dans la banque, il existe un dispositif d’évaluation classique, type fonction publique avec une note sur 4 et une appréciation du supérieur hiérarchique direct et de la direction. De l’aveu des agents et des cadres qui ont participé à l’enquête, ce système n’a pas vraiment de sens, car la note n’a d’incidence apparente ni sur la carrière ni sur les primes distribuées aux salariés. L’appréciation leur semble potentiellement moins dénuée de sens, le fait qu’elle soit rédigée pourrait laisser plus de place à une évaluation qualitative des résultats du travail, mais les participants déplorent qu’elle dépende bien souvent plus de leur soumission à l’autorité que des résultats de leur travail. Le pire étant que la direction n’ajoute, bien souvent, rien à l’appréciation du supérieur hiérarchique direct, si ce n’est la mention « vu ».
33Parallèlement à ce dispositif, il existe un autre système centré sur l’évaluation de la production, en particulier de la production commerciale, pour les agents qui travaillent dans le réseau. Ce système est basé sur des quartiles. Il est d’ailleurs communément désigné par ce dernier terme dans l’entreprise. Dans ce dispositif, les agents sont classés en fonction du pourcentage des objectifs de production qu’ils ont atteints dans 4 quartiles (de 0 à 25 % des objectifs, de 25 à 50 %, de 50 à 75 % et de 75 % à 100 %).
34Cette évaluation revêt une grande importance pour les agents, car elle détermine directement le montant de primes sur les objectifs qui leur seront distribuées.
35Ces enquêtes ne portaient pas spécifiquement sur la question de l’évaluation, mais celle-ci est toujours apparue dans les discussions comme un facteur déterminant de l’absence de reconnaissance vécue par les participants en particulier.
Un sentiment d’injustice né d’une occultation d’une partie du travail dans les évaluations
36Dans le contexte de l’hôpital public, nous avons vu que toute une part du travail est occultée, comme le temps passé à l’accueil des patients et de leur famille, à discuter avec eux en face à face et au téléphone pour les informer sur l’état du malade, sur les actes qu’on va lui faire, à faire les transmissions, les réunions de service, de pôle… La tenue du mouvement des malades et la codification des actes très consommatrices de temps sont également occultées. Ce ne sont que des exemples, les soignants et les médecins passent une grande partie de leur temps à faire autre chose que des actes au sens strict et toute cette part de leur activité est ignorée par l’administration dans ses évaluations de l’activité.
37Il faut souligner que parallèlement, pourtant, un nombre incalculable de chartes (la charte des droits et libertés des usagers, la démarche de soin, guides des bonnes pratiques…) et de protocoles précisent que le relationnel avec les patients est fondamental, qu’ils doivent être informés, écoutés, éduqués… La tenue des mouvements et la codification des actes sont régulièrement présentées par l’administration comme prioritaires, le personnel de terrain se voit régulièrement reprocher de ne pas les faire correctement. Mais, lorsqu’il s’agit d’évaluer l’activité des services, tous ces aspects du travail sont occultés.
38Dans le contexte de la banque, le système de quartile qui débouche sur l’essentiel des primes versées aux salariés ignore aussi totalement toute une partie du travail en agence. Seuls les résultats commerciaux comptent. Ainsi les activités comme celles qui concernent l’accueil des clients, leur accompagnement dans l’utilisation des distributeurs de billet, l’entretien des distributeurs, le traitement des réclamations (cartes « avalées » par exemple), le traitement administratif des ventes… ne sont pas prises en compte. Les travailleurs déplorent l’incohérence entre ce système d’évaluation et le fait que la direction rappelle régulièrement l’importance du relationnel et de l’écoute des clients. Ils constatent également que les slogans commerciaux de leur entreprise valorisent essentiellement la qualité de la relation au client. Parallèlement, ils déclarent que, depuis plusieurs années, l’accent est mis sur ce qui est appelé « la conformité », c’est-à-dire que les vendeurs doivent être très prudents lorsqu’ils vendent des produits bancaires, car toute « non-conformité » dans la démarche ou dans les dossiers constitués peut les exposer, ainsi que leur établissement, à un risque juridique. Pourtant, toute ces activités sont occultées par le système de quartile et très peu prises en compte dans les classements et le calcul des primes des salariés.
39Il est ainsi apparu que les évaluations réalisées dans ces deux établissements faisaient toujours l’impasse sur le travail non rentable, au sens où il ne pouvait se traduire par aucune activité valorisable financièrement. Ce travail concerne notamment l’accueil, la communication avec les usagers en général, le traitement des réclamations et une grande partie du travail administratif.
40Après analyse, il apparaît que la généralisation de la comptabilité analytique par le biais de systèmes informatiques de plus en plus sophistiqués contribue directement à l’absence de prise en compte de ces activités dans les évaluations réalisées. Ces dernières se basent sur les résultats financiers quantifiables et toutes les activités qui ne sont donc ni codifiées ni enregistrées passent inaperçues. Pourtant, elles mobilisent une grande partie du temps et de la subjectivité des travailleurs concernés. Cela contribue directement au sentiment d’injustice et à la souffrance engendrée par ces systèmes d’évaluation. Les travailleurs disent qu’à la fin de la journée, ils ont fréquemment le sentiment de n’avoir rien fait, car ils ont passé une grande partie de leur temps à réaliser ces activités « invisibles » pour l’organisation et ils savent que cela leur sera reproché.
41Ce problème ne concerne pas uniquement l’évaluation du travail mais également l’évaluation de la charge de travail, et donc des moyens matériels et des effectifs nécessaires à la bonne réalisation du travail. Ces derniers ne sont également calculés qu’à partir des activités rentables et cela se traduit sur le terrain par des sous-effectifs chroniques, source de surcharge psychique pour les travailleurs et d’insatisfaction pour les usagers.
42Dans un contexte comme celui-ci, il existe un risque de voir se développer des conduites de production intensive au détriment de la qualité ou de la pertinence des activités produites.
43Ainsi, dans la banque citée en référence, les vendeurs délaissaient les produits qui nécessitaient trop de traitement administratif, comme les crédits à taux 0 ou les prêts étudiants au profit de produits faciles à vendre et à traiter comme les livrets a.
44À l’hôpital, le système actuel d’évaluation de l’activité explique peut-être, en partie, le peu d’intérêt porté par les soignants à tout le travail administratif qu’il entraîne, mais également les nouvelles pratiques dénoncées récemment dans la revue Marianne notamment (« Quand les chirurgiens abusent du bistouri ») qui consiste à multiplier les actes les plus rémunérateurs sans tenir toujours compte des besoins et des attentes réels des patients.
45Avec un tel système, nous avons également pu constater qu’il pouvait exister des contradictions majeures entre les besoins en moyen humain et matériel théorique (calculés à partir des systèmes informatiques) et les besoins réels issus du terrain. Pour l’hôpital, par exemple, si l’activité est mal codifiée du fait de la réticence des soignants et des médecins à faire ce travail, des actes ne seront pas enregistrés (c’était habituel dans l’établissement concerné), les moyens consentis seront insuffisants et ce sont le personnel de terrain et les usagers qui en pâtiront.
Conclusion
46Au travers de ces deux exemples, nous réalisons que les systèmes d’évaluation de l’activité qui fonctionnent dans les entreprises et les établissements, dans le secteur privé, comme dans le secteur public, sont maintenant systématiquement basés sur des systèmes informatiques dans lesquels les agents et les cadres enregistrent leurs activités. Mais ces systèmes, mis au point dans le cadre de la comptabilité analytique, ne tiennent compte que de l’activité quantifiable, valorisable financièrement. Toute l’activité purement relationnelle ou administrative est ainsi ignorée.
47Ce déni des activités non rentables dans les systèmes d’évaluation pousserait les agents à négliger la qualité au profit de la quantité, d’autant plus qu’il contribue à la sous-évaluation de la charge de travail, et donc des moyens humains et matériels nécessaire. Cela crée de nombreux dysfonctionnements, source également d’insatisfaction pour la clientèle et-ou les usagers.
48C. Dejours a bien montré les difficultés de l’évaluation du travail réel. Il a, par la même occasion, défendu l’idée que l’évaluation des résultats du travail était problématique du fait qu’il n’existe pas de commune mesure entre ces derniers et les efforts nécessaires pour les accomplir. Ce que nous ajoutons ici, c’est que toute une partie des résultats du travail est le plus souvent occultée pour ne prendre en compte que des résultats chiffrés du travail de production et-ou des activités rentables.
49Cela explique sans doute, en partie, l’insatisfaction « chronique » des salariés vis-à-vis de ces système d’évaluation et l’incapacité de ces derniers de contribuer, ne serait-ce que superficiellement, à la reconnaissance telle que nous la concevons en pdt. Il serait donc urgent d’imaginer d’autres systèmes qui prennent aussi en compte les résultats du travail non rentable, en passant, par exemple, par l’observation, le recueil des jugements de collègues, des usagers…
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- Boutet J., 1995, « Travail sémiotique dans le dialogue », Communication au Colloque d’analyse des interactions, Aix-en-Provence, septembre 1991 in Boutet J. (sous la direction de), Paroles au travail, L’Harmattan, Paris.
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- Clot Y., Faita D., 2000, « Genre et style en analyse du travail. Concepts, Méthodes », Travailler, 4 : 7-42.
- Crozier M., Friedberg E., 1977, L’Acteur et le système, Éditions du Seuil, Paris.
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Mots-clés éditeurs : travail, évaluation, rentabilité
Date de mise en ligne : 10/03/2011
https://doi.org/10.3917/trav.025.0129Notes
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