Travailler 2010/1 n° 23

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Article de revue

Travailler autrement

Comment le cancer initie un autre rapport au travail ?

Pages 99 à 136

Notes

  • [1]
    Commanditée par l’Institut national du cancer (Inca) et l’Association pour la recherche sur le cancer (Arc), cette étude a été réalisée grâce à leur soutien financier (Convention de recherche entre le Centre d’études de l’emploi, le Centre de recherches et d’études sur l’âge et les populations au travail, l’Arc et l’Inca 07/3D1418/IASH-28-5/NC-NG).
  • [2]
    Invité le 3 mars 2009 à l’Atelier « maladies et travail » organisé par le Centre d’études de l’emploi, Yves Clot a donné une lecture des apports de François Tosquelles et de Georges Canguilhem sur la santé, la maladie et l’environnement. Cet article porte les traces de cette lecture.
  • [3]
    Ce qui ne signifie pas que les personnes possédant une autonomie plus large ne modifient pas leurs gestes.

1Dans le monde du travail, la maladie des travailleurs, quand il ne s’agit pas de maladies professionnelles reconnues, n’est guère pensée dans l’organisation du travail et ne fait pas l’objet de négociation entre les partenaires sociaux alors que le handicap entre dans le champ des négociations. Elle relève de la sphère privée et reste difficile à évaluer autrement que par la somme des jours d’arrêts maladie ou des coûts économiques liés à ces arrêts. Elle est aussi peu prévisible et a des effets très différents sur la capacité de travail selon les individus. Force est de constater que l’entreprise ne parvient pas à gérer les incertitudes liées aux personnes, comme une absence imprévue ou les baisses momentanées ou épisodiques d’une de leur capacité de travail. Le traitement de la maladie est essentiellement juridique (Célerier, 2008) : il définit la suspension du lien au travail et qualifie en incapacité, invalidité ou inaptitude, les (im)possibilités des travailleurs.

2L’approche « compréhensive » adoptée dans notre recherche montre une réalité du traitement de la maladie au travail bien plus contrastée [1]. La loi encourage le processus de reclassement de salariés atteints de maladies chroniques ou autres, ce qui conduit, pour les salariés ne pouvant reprendre leur activité, à les faire changer d’emploi ou de métier. Cette disposition est à la fois encore peu connue et peu utilisée, car elle reste malgré tout plus coûteuse que le recrutement externe d’un travailleur handicapé. En effet, conserver une personne présentant une maladie chronique au sein de l’entreprise en lui offrant un autre poste, éventuellement en la formant, et en maintenant son salaire, apparaît comme l’exception. Par ailleurs, les salariés atteints de cancer peuvent redouter ou refuser l’assimilation avec les personnes handicapées et les effets de la discrimination et de la connotation négative qui y sont largement associés. De plus, toutes les situations n’exigent pas un reclassement, mais plutôt des aménagements de poste, en ce qui concerne les horaires et les tâches prescrites. Mais les horaires et les tâches ne sont aménagés de façon durable et acceptable pour tous qu’avec le concours du salarié « malade », de la hiérarchie et du médecin du travail. Rarement ce concours se présente. Les salariés négocient souvent seuls, directement avec leur supérieur hiérarchique, les conditions de leur retour au travail.

3Le retrait du travail organisé par le droit ne signifie pas l’arrêt du travail. Bien au contraire, ce retrait est une occasion pour grand nombre de personnes interrogées de concevoir, d’initier et d’expérimenter un travail autrement. L’objet de cet article vise précisément à rendre compte de ce changement de rapport au travail des personnes ayant eu un cancer. Ce changement s’apparente à un cheminement où se (re)construit en permanence un équilibre prenant en compte les contraintes du travail, du hors-travail et de la santé. Cette population, longtemps considérée comme anecdotique en raison de ses faibles effectifs, préoccupe davantage les principaux acteurs du monde du travail en raison de la part croissante qu’elle représente au sein de la population active.
En 2005, le nombre de nouveaux cas de cancer en France est estimé à 320 000, tous âges confondus, traduisant une augmentation du nombre de cas de 89 % depuis 1980 (Belot et alii, 2008). Cette explosion de l’incidence des cancers est due à un effet combiné de l’évolution de la population (croissance et vieillissement) qui est responsable d’un peu moins de la moitié de cette augmentation et d’une augmentation du risque d’avoir un cancer diagnostiqué. Toutefois, cette augmentation du risque est pour l’essentiel liée à des diagnostics précoces, notamment dans le cadre du dépistage. Elle est associée à de meilleures chances de survie, ce qui explique que, bien que l’incidence augmente, le risque de décès par cancer (mesuré par le taux de mortalité « standardisé » qui permet de s’affranchir de la structure d’âge de la population) ait diminué de 22 %. Pour estimer au mieux le taux d’actifs souffrant de cancer, on compte la prévalence à cinq ans par classe d’âge et par sexe, connue en 2002, soit 148 200 hommes et 208 100 femmes âgé(e)s de 15 à 64 ans et on les reporte à la population active de 2002 (Colonna et alii, 2008). Ainsi, on estime qu’en 2002, 356 300 personnes en âge de travailler avaient un cancer, soit 1,33 % de la population active (26,7 millions en 2002).

Retour au travail et maintien dans l’emploi après un cancer : des trajectoires professionnelles altérées

4Peu de travaux portent sur les situations professionnelles de salariés atteints d’un cancer, ils sont plus nombreux à traiter des cancers d’origine professionnelle (Thébaud-Mony, 2006). L’enquête menée par la Drees, en 2004, sur les conditions de vie des malades comporte un volet sur les conséquences du cancer sur la vie sociale et professionnelle. Elle représente une importante base de données pour traiter de cette question. Elle établit que 42 % des patients, qui avaient un emploi et moins de cinquante-huit ans au moment du diagnostic, expriment le sentiment que leur cancer les a pénalisés de façon significative dans leur activité professionnelle. Certains font état d’attitudes de rejet ou de discrimination dans leur milieu de travail, d’autres citent des conséquences négatives comme la rétrogradation, une promotion refusée, une perte de responsabilités ou d’avantages acquis. (Le Corroller-Soriano, Malavolti, Mermilliod, 2008). Par la fusion de deux échantillons (enquête Emploi de l’Insee et échantillon de « survivants » au cancer Drees), Eichenbaum-Voline S. et al. (2008) parviennent à montrer une séparation claire entre, d’un côté, l’impact professionnel du cancer et, d’un autre côté, celui lié aux particularités sur le marché de l’emploi de certaines sous-populations étudiées (les ouvriers partent à la retraite plus précocement, par exemple). La méthode permet de distinguer les causes à l’origine des différences systématiques observées entre les catégories socioprofessionnelles (pcs) dans leur propension à retourner à l’emploi, qu’elles soient d’ordre épidémiologique (type de cancer ou qualité du pronostic de vie), ou qu’elles soient liées à la nature de leur emploi (pénibilité). L’écart de taux de retour à l’emploi entre pcs, avec un retour plus faible pour les professions manuelles, peut être expliqué en partie par le pronostic de guérison – significativement plus mauvais pour ces pcs manuelles. Mais il existe une deuxième source d’écart qui ne dépend d’aucune différence épidémiologique : sur une perte d’employabilité de 11 points entre pcs non manuelles et pcs manuelles, 9,6 points (90 %) sont à imputer au type même de l’emploi occupé. Ce dernier chiffre est une mesure nette du handicap relatif des travailleurs manuels à retourner à l’emploi après avoir été atteints d’un cancer (Eichenbaum-Voline et al., 2008).

5Les études qualitatives portant sur la relation entre la santé et le travail s’accordent sur le fait que la révélation d’une pathologie chronique évolutive, dont le cancer, et le traitement altèrent profondément la trajectoire des patients, professionnelle, familiale (Saint-Arnaud, Saint-Jean, Rhéaume, 2003 ; Lhuilier, Amado, Brugeilles, Rolland, 2007). L’objectif de notre recherche, qui prolonge ce type d’investigation, est de comprendre le changement du rapport au travail des malades et plus précisément de leur façon de travailler. La survenue du cancer s’inscrit dans une trajectoire longue des individus. La maladie les amène brusquement à être confrontés à des diminutions de capacité, des pertes de savoirs professionnels, des discriminations. Pour retourner puis tenir au travail, ils doivent pouvoir recréer un environnement leur permettant de compenser ces difficultés par une organisation spécifique de l’activité tout en tenant compte des exigences du travail. Il s’agit ici d’identifier la façon dont ils parviennent à faire tenir ensemble les contraintes du travail, celles de la santé avec ce qui fait leur quotidien et du coût tant psychique, physique ou même économique, que peuvent représenter pour la personne ces adaptations. Leur statut dans la hiérarchie, le type d’emploi, la situation économique de l’entreprise, le type d’activité, les marges de manœuvre, les relations avec la hiérarchie, sont déterminants dans cette possibilité de recréation de conditions de travail.

6De ce fait, la population étudiée se restreint aux personnes salariées ou indépendantes, qui sont actives et qui ont repris une activité après ou pendant les traitements. Par des entretiens biographiques centrés sur le retour au travail après le cancer, nous interrogeons sur ce que change l’épreuve du cancer dans le réel de l’activité de travail ; dans la tenue des objectifs assignés ; dans les rapports avec les collègues et la hiérarchie et en matière de sens du travail. Ces entretiens sont individuels, menés auprès de personnes atteintes d’un cancer, en activité de travail, avec des niveaux de gravité divers, mais aussi aux différents moments de l’histoire du cancer. Le sujet ne cesse de se construire dans les épreuves rencontrées au travail et qui le soumettent sans relâche à la double question du sens et de l’efficience de ses actes (Dodier, 1995). Nous reconnaissons aux personnes interrogées les mêmes capacités que celles des chercheurs : elles agissent aussi en fonction du sens qu’elles confèrent à leurs actions et ont un pouvoir interprétatif de leurs actions et de leur environnement, même si elles n’ont pas le souci de la validité scientifique de leurs interprétations (Boltanski, 1990). La question de la présentation des analyses des trajectoires s’est posée tout au long de notre recherche pluridisciplinaire. Elle se pose encore. Nous choisissons dans cet article de respecter, dans la mesure du possible, le déroulement des faits tel qu’il a été posé dans sa dynamique par les personnes interrogées et sollicitées. Mais comment aller vers une généralité lorsque les comparaisons des caractéristiques individuelles, des liens de causalités énoncées par les personnes interrogées, des rapports sociaux qu’elles décrivent, s’inscrivent dans un contexte, dans une trajectoire ? En imputant les différences observées dans les cas analysés, parfois sous forme d’hypothèse, aux situations de travail, aux liens de subordination, aux organisations spécifiques, nous parvenons à mettre en lumière ce qui fait obstacle ou favorise la reprise du travail, le maintien dans l’emploi, voire la recréation d’un milieu en monde (Tosquelles, 2009).

7Reprendre une activité professionnelle après un cancer est une façon de reprendre le cours de sa vie. Tous ont vécu leur cancer comme une épreuve : un moment dur, fait d’incertitudes et qui reste gravé. Vouloir oublier cette épreuve n’apparaît pas comme quelque chose de favorable. Au contraire. Les traces laissées sur le corps, les séquelles, les troubles plus ou moins invalidants, les angoisses de récidive sont autant de signes qui rappellent cette épreuve et qui posent en clair la question de la préservation de la santé à des âges où elle ne se pose habituellement pas. Cette préoccupation guide pour partie l’engagement de la personne dans l’activité, mais cela ne signifie pas qu’elle parvienne toujours à se préserver. En effet, les personnes mettent en place des stratégies de préservation de soi en lien avec des contraintes issues de la sphère professionnelle : statut, organisation du travail, relations avec les collègues, la hiérarchie…, mais aussi de la sphère familiale et sociale : contraintes financières, avoir des enfants…Se préserver correspond en quelque sorte à un motif, un besoin à satisfaire qui donne une coloration affective au travail, le sens de l’activité. Il s’agit pour les personnes de satisfaire un besoin personnel, notamment celui de se préserver en lien avec l’atteinte des buts fixés par l’extérieur (Davezies, 2006).
Le questionnement sur l’activité, sur les relations de travail dans leur dimension hiérarchique et le rapport salarial, est un moyen de saisir les ressources mobilisées par les personnes pour réguler leur activité et comprendre les stratégies de préservation de leur santé qu’elles mettent en œuvre dans un environnement de travail qui évolue et dans des situations où leurs symptômes ou les effets des traitements se manifestent, s’aggravent, s’estompent. Les personnes découvrent, à la reprise de l’activité professionnelle, une fatigue, des diminutions de capacités (physique, concentration, etc.), des angoisses, qu’elles compensent dans le travail par une organisation spécifique de l’activité. Elles le font en tenant compte des exigences du travail et des contraintes fixées par l’organisation du travail. Il s’agit ici, pour les personnes, de résister à ces contraintes par l’élaboration de compensations, de procédures de défense (Dejours, 1995). Dans cette optique, la santé n’est pas que l’absence de maladie (Canguilhem, 1966). La santé est faite à la fois de composantes objectivables et subjectives. Le travail devient donc un lieu de construction de stratégies défensives pour allier santé et exigences productives. L’Homme se trouve confronté à des rationalités différentes : celle de la santé, de la production et sociale. Ces rationalités peuvent entrer en conflit et se traduisent par la mise en place de compromis au détriment parfois de la santé quand l’organisation du travail ne permet pas d’en tenir compte. Le travail peut donc, dans certains cas, représenter un risque pour la santé des personnes. Mais, quand l’organisation du travail le permet, les personnes peuvent faire preuve d’ingéniosité et se réapproprier les contraintes du travail pour ne pas que les subir, elles réussissent ainsi à se servir du travail pour s’accomplir elles-mêmes. Le travail ici « c’est la santé ». Ces personnes apportent ainsi une contribution à l’organisation réelle du travail, à la transformation du travail. Pour que la construction identitaire soit possible, il faut alors qu’en contrepartie, cette contribution soit reconnue par le collectif : hiérarchie et collègues (Dejours, 1995 ; 1987). Travailler, c’est aussi se sentir reconnu, toute personne a besoin d’un jugement d’utilité, de reconnaissance de la part de ses pairs, d’appartenance à un groupe, de compétences pour une tâche…

8Interroger les ressources mobilisées après un cancer, les comparer avec celles mobilisées avant le diagnostic, permet d’appréhender le rapport au travail réel en ce qu’il est différent ou pas, avant et après la maladie. Il importe alors de mettre en place des méthodes de type historique pour mettre en évidence les dimensions temporelles des relations travail-santé (Laville, 1995). L’enjeu scientifique est autant d’identifier les changements du rapport au travail depuis la maladie que de saisir les situations permettant aux personnes de créer un environnement favorable au développement de leur activité, en conservant leur santé.

9Nous choisissons de présenter quatre trajectoires qui montrent des chemins différents empruntés par les personnes pour parvenir, après leur cancer, à recréer un environnement favorable. Le choix des cas (quatre sur vingt-neuf) s’est établi compte tenu de la qualité des récits appréciée par la précision des éléments factuels et subjectifs sur le retour au travail et le maintien dans l’emploi, sur le rapport aux autres (collègues, hiérarchie, famille, amis) et sur le rapport à l’organisation du travail ou plus généralement au contexte. Les vingt-neuf entretiens réalisés, grâce à une association de patientes de cancer du sein, des médecins du travail ou encore le bouche à oreille, offrent une certaine diversité non seulement par les caractéristiques sociodémographiques des personnes ou par le statut de leur emploi, mais également par leur trajectoire :

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  • Vingt-sept femmes, deux hommes seulement. Cette large distorsion s’explique en grande partie par le biais méthodologique (l’entrée par une association de patientes du cancer du sein). Mais la faible participation des hommes que nous avons sollicités ne serait-elle pas liée au fait qu’ils sont moins enclins que les femmes à évoquer leurs maladies, leurs difficultés professionnelles, leurs involutions de capacités ou leurs handicaps ? Ou est-ce parce qu’ils sont souvent touchés plus gravement que les femmes par le cancer ? par l’obligation sociale de tenir la tête haute y compris lorsqu’ils ne se portent pas bien ? au moment de l’entretien, la personne la plus jeune a trente-quatre ans, soixante-deux ans pour la plus âgée ; huit ont des âges compris entre trente-quatre et quarante-cinq ans ; onze entre quarante-six et cinquante-deux ans et dix entre cinquante-trois et soixante-deux ans. Certains ont été interrogés deux ans après leur cancer, pour d’autres l’écart était plus important (quinze ans, mais les souvenirs restent précis).
  • Le cancer du sein est le plus fréquent : vingt cas ; les ovaires : deux cas ; la maladie d’Hodgkin : deux cas ; puis un cas pour des cancers localisés au : cerveau, colon-rectum, utérus, prostate et thyroïde ;
  • Au moment du diagnostic, treize sont employés ; sept cadres intermédiaires ; six sont cadres supérieurs ; trois sont indépendants et une est exploitante agricole. À la reprise du travail, même si c’est peu fréquent parmi les vingt-neuf cas, certains changent d’emploi ou de statut d’emploi.
  • L’engagement physique dans l’activité est évoqué par sept personnes, des femmes, sur les vingt-neuf. Elles exercent les métiers suivants : menuisier ; vigneron viticulteur ; infirmière (deux cas) ; aide-soignante (deux cas) ; archiviste manutentionnaire.
À l’évidence, notre corpus n’est représentatif ni des types de cancer ni de la structure socioprofessionnelle.
L’annonce du cancer, les modifications du corps et de la perception de son corps consécutives aux traitements de chimiothérapie en particulier, puis l’appréhension d’une récidive sont autant de signaux forts qui donnent à la mort une tangibilité. La rupture, d’autant plus marquée que l’arrêt de travail a été de longue durée, est l’occasion d’une première prise de distance avec le travail. La reprise du travail est l’occasion de prendre la mesure de ce qui a changé, y compris chez les personnes qui ont la possibilité et qui souhaitent poursuivre leur activité d’une manière identique à celle qu’elles connaissaient avant le diagnostic. C’est au cours de la reprise d’activité que le souci de préservation de sa santé se renforce. Il révèle un changement dans le rapport au travail qui replace l’activité de travail, le sens du travail, le statut social qu’il procure dans les autres dimensions de la vie. L’évolution du rapport au travail se manifeste aussi par des actes, des faits, des gestes, etc.
« Guérir, c’est se donner de nouvelles normes de vie, parfois supérieures aux anciennes » conclut Georges Canguilhem dans Le Normal et le pathologique (Canguilhem, 1966). Comment les personnes atteintes de cancers entreprennent-elles, conçoivent-elles, expérimentent-elles de nouvelles normes de vie ?
Les deux premiers cas exposés ci-dessous montrent les étapes du processus de conversion ou de recréation de milieu que l’un et l’autre franchissent dans des échelles de temps et des positions hiérarchiques très différentes.
  • Premier cas : une consultante indépendante. Cette personne bénéficie de marges de manœuvre, le changement radical d’organisation du travail qu’elle entreprend fait suite à une courte période de reprise dans le milieu quitté au moment du diagnostic du cancer. Quelques mois lui suffisent pour qualifier son milieu de travail inapte, dans le sens où il ne lui permet pas de maintenir sa propre norme, et pour initier une recréation des conditions d’exercice professionnel (Canguilhem, 1966).
  • Deuxième cas : un salarié d’une grande entreprise d’informatique affaiblie par la concurrence internationale. Le cancer survient et lui permet de s’affranchir d’une situation de travail bloquée. En revenant après son traitement sur le même poste, toujours bloqué, et bien qu’il parvienne à suivre de nouvelles normes de vie, il échoue dans son travail et les symptômes réapparaissent. Cet échec l’amène à évoluer dans l’entreprise et il devient cadre, ce qui lui permet d’obtenir plus d’autonomie. Mais recréer un environnement n’est pas seulement une question de marges de manœuvre ou de pouvoir hiérarchique.

Travailler autrement dans le temps qui reste : Julie, quarante-cinq ans

11Julie travaille comme consultante informatique indépendante depuis une dizaine d’années. Elle s’est spécialisée dans la mise en œuvre de progiciels de gestion de ressources humaines pour le compte de grandes entreprises. Au moment du diagnostic de son cancer, elle a quarante et un ans et est en mission chez un client. Elle « sent une boule », consulte avant d’être diagnostiquée pour un cancer du sein. Elle dénonce son contrat pour raison médicale. En 1994, lorsqu’elle s’installait comme indépendante, elle avait contracté une assurance et une prévoyance qui lui procurent une indemnisation de 3 000 € par mois durant toute la durée de son congé. Placée en arrêt maladie, elle arrête son activité durant deux ans, mais elle continue d’activer son réseau et réalise quelques missions de conseil durant son arrêt.

12Elle subit une ablation du sein et des ganglions du bras gauche. Puis, elle est traitée par chimiothérapie et radiothérapie. À la reprise du travail, elle commence un traitement d’hormonothérapie qui n’est pas sans effet sur son activité. Enfin, elle se lance dans la reconstruction du sein qui lui occasionne plusieurs infections liées à la cicatrisation, et cela nécessite de nouveaux arrêts de travail après sa reprise.

« Mais à quoi ça sert de s’énerver ? »

13À un moment où elle se sentait suffisamment d’aplomb après la chimiothérapie et la radiothérapie, elle décide de répondre aux appels d’offre publiés par deux agences spécialisées mettant en relation les entreprises et les consultants. Grâce à son réseau, elle est en mesure de choisir sa mission à la reprise :

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« J’ai été contactée par l’entreprise C, aussi par quelqu’un du réseau, et j’ai préféré l’entreprise D parce que D voulait quelqu’un de chez x [maison éditrice du progiciel qu’elle connaît le mieux] ou sous-traitant trois jours par semaine. Donc, je me suis octroyé mon “mi-temps thérapeutique” à moi en disant “est-ce que je suis capable de reprendre un plein temps ?” ».

15Julie possède une relative autonomie dans son travail qui lui permet de mettre en place une stratégie de préservation de soi par le choix de la mission à accomplir.

16À son retour au travail trois jours par semaine, elle parvient à construire une « bulle » et à être « détachée parce que j’avais des priorités qui étaient différentes en me disant que j’étais encore dans la maladie ». Julie fait l’expérience, d’une durée de quelques mois seulement, d’une mise à distance de la « pression ». Mais, très peu de temps après, elle y est à nouveau confrontée :

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« Alors… je me sens [comment lors de la reprise] ? On va dire qu’il y a deux périodes. Il y a les premiers six mois où je fais mon travail, mais euh complètement détachée des petites histoires internes, des trucs hyperpolitiques, bon bref. Complètement détachée de ça. C’est-à-dire, je ne m’énerve jamais. S’il y a un truc, c’est [ton très posé] : je viens, je fais mon travail. Et je trouve ça super bien, parce que, franchement ! [rires].
Q : Alors qu’avant vous aviez tendance…
R : Oui [ton très nerveux] : “faut avancer, il faut ceci, machin. Vous allez pas assez vite, etc.” Bon là [ton très calme], si ça prend un temps énorme, je ne m’énerve pas. Je m’énerve pas. Voilà.
Q : Donc les injonctions, les pressions, vous les sentez mais ça vous passe au-dessus de la tête ?
R : Voilà. C’est les six premiers mois. Je me dis : “ben, quels progrès !!!” [rires]. »

18Julie met en place une défense psychique pour résister à une contrainte de son travail : la pression des clients. Elle prend de la distance avec les demandes de ces clients, elle relativise.

19Lors de cette première période, son objectif est de parvenir à réaliser les tâches durant ses trois jours de présence chez le client. Elle y parvient et note que son pouvoir de concentration est intact, du moins durant trois jours de la semaine :

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« Mon projet, je l’ai fait consciencieusement, je n’ai pas fait n’importe quoi parce que j’étais… non, j’étais là ! [bien présente]. Et c’est pour ça que les trois jours par semaine me permettaient d’être concentrée pendant ces trois jours.
Q : Vous n’auriez pas tenu…
R : Non, j’aurais pas tenu toute la semaine parce que justement je savais que je devais aller voir un toubib ici, un toubib là. Au moins ça c’était clair, quand j’y étais, j’y étais. »

21La réduction du temps de travail via le choix d’une mission appropriée permet à Julie d’allier travail et traitement de la maladie, suivi médical.

22Au retour de ses congés annuels, la bulle éclate.

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« Bon, après je pars en vacances au mois d’août. On reprend en septembre et là… là ça a été…. euh, j’ai eu beaucoup plus de mal à gérer les pressions. J’avais des pressions avec un côté comme avant, ça peut m’énerver, où je dis ce que je pense de la façon de faire, mais avec… en me disant :“mais à quoi ça sert de s’énerver. À quoi ça sert ?” ».
Tant qu’elle travaillait seule sur l’aspect technique du projet, la bulle, sa nouvelle norme de vie, suffisait à la protéger. Mais lorsqu’elle aborde la phase de validation de son travail qui l’amène à échanger avec les personnes impliquées dans le projet – le drh, les équipes rh, les informaticiens, les techniciens et l’assistance à la maîtrise d’ouvrage qui représentent plusieurs dizaines de personnes –, elle ne peut éviter les tensions avec le groupe. Subissant ces tensions qu’elle juge après le cancer nocives pour sa santé, Julie cherche immédiatement une parade pour les éviter et trouve une façon d’exercer son métier différemment. Pour se protéger des risques de l’activité indépendante, elle avait déjà eu, avant le cancer, le projet de se développer en s’associant. La pression qu’elle ressent à son retour la conduit à entreprendre sans tarder ce projet d’association.

Se développer en construisant une position de retrait stable

24Julie a une expertise fonctionnelle reconnue dans le domaine des ressources humaines, un secteur qu’elle juge « porteur », car les grandes entreprises ou les groupes mutualisent leur service de rh et cherchent à intégrer l’ensemble des fonctions (congés, paie, etc.) grâce à des progiciels de gestion. Si les techniques informatiques évoluent encore fin des années 1990, les fonctions de rh sont plus stables. La demande des entreprises est forte et Julie peut, en règle générale, choisir les clients pour lesquels elle souhaite travailler.

25Julie a commencé par travailler pour le compte d’un prestataire. Rapidement, elle s’est constituée un réseau lui fournissant des offres. Elle s’est mise à son compte et a fait l’apprentissage de l’activité indépendante. Au moment où elle cherche à s’associer, elle se rappelle les périodes d’angoisse de ses débuts, notamment à la fin des contrats, nourries par la crainte de ne pas en obtenir de nouveaux, la tentation d’accepter toutes les offres de travail qui se présentaient alors, les périodes de débordement d’activité, les périodes de creux. Les années de pratique d’activité indépendante la conduisent à organiser son temps de travail en consacrant un temps délimité à des tâches qu’elle définit clairement : recherche d’offres, entretien de son réseau de relations, mise à jour de ses connaissances, travail sur le contrat en cours, gestion et administration. Julie constitue également une épargne pour parer à d’éventuels creux dans son activité. Elle a vu son père et sa mère, ostréiculteurs, anticiper ainsi les mauvaises saisons.

26L’épreuve du cancer l’amène à refuser de subir la pression qu’auparavant, elle acceptait :

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« […] j’ai commencé à m’énerver et en me disant : “mais qu’est-ce que je fous là ?” J’ai failli mourir ! J’ai un truc… et qu’est-ce que je fous là ? Avec, entre guillemets dans mes moments d’énervement, ces cons qui sont en train de se battre pour grimper sur l’autre, pour des trucs !… qui s’engueulent ou qui râlent pour des choses qui me paraissaient dérisoires […] aujourd’hui, je suis beaucoup moins patiente à entendre toutes ces petites histoires sur les projets, les trucs politiques, et que j’essaie de faire des coups aux autres, et machin pour prendre le pouvoir et… je supporte plus. Je supporte plus donc le quotidien dans la longueur d’un projet. »

28Pour vivre, se développer, guérir, Julie agit sur son propre corps, mais entreprend également des actions sur son milieu :

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« Je gagne correctement ma vie en indépendant. Maintenant, de me dire que j’ai jusqu’à 65 ans à bosser ?… parce que il n’y a rien à vendre, c’est moi que je vends, j’ai rien à monnayer après. Donc, de monter une structure, de se faire connaître, de développer, bon je me dis que c’est peut-être une possibilité d’arrêter de travailler avant. Alors ça, c’est vraiment lié à la maladie. […] Et toute cette réflexion-là qui m’a fait dire à un moment que, mon métier, il faut que je le fasse autrement. Donc, de monter une structure, d’embaucher des gens qui vont faire le quotidien et moi d’intervenir en expertise, mais de ne plus être en contact avec la clientèle sur une longue période. »

30La maladie lui fait également prendre conscience d’un temps qui reste. La perspective de la mort conduit Julie à réévaluer d’abord son rapport au travail, puis à changer ses normes de vie. Le travail lui apparaît, désormais, moins comme une suite continue d’événements, de missions, d’histoires qui s’imposent à elle, mais davantage comme une activité qu’elle peut stopper, moduler, reconfigurer.

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« […] bon 40 ans ? On a encore plein de temps devant et que le fait d’avoir un cancer à 41 ans, c’est dire que, oui, la vie peut s’arrêter et… on se projette dans la vieillesse, mais on se projette dans le temps qui reste et dans le temps qui ne reste pas, d’ailleurs ».

32La prise de conscience de cette finitude la conduit à se réinterroger sur ce qu’elle aimerait faire compte tenu de son cancer :

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« J’ai un métier que je…. que j’aime, euh, j’ai pas forcément envie de travailler jusqu’à 65 ans, si je peux m’arrêter avant, je m’arrêterai avant parce que j’ai vu que la vie peut être courte ! »

34Le travail n’apparaît plus comme un but en soi, mais remplit désormais une fonction.

35Un an après la reprise de son activité, l’accumulation d’éléments qui auparavant ne pesaient pas, mais qui maintenant pèsent, l’amène à prendre sa décision :

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« Et je pense que c’est toute cette réflexion, de septembre à décembre, parce que c’est en décembre que j’ai contacté les deux autres personnes avec qui je monte la société qui m’ont fait dire que j’avais plus forcément envie de ça, de faire mon métier de la même façon. »

37La fatigue, les contraintes physiques et surtout la tension entre les collègues décident Julie à concevoir son métier en se préservant non pas seulement afin de pouvoir poursuivre son activité professionnelle, mais aussi pour constituer des actifs qu’elle pourrait monnayer le moment voulu afin de conserver une qualité de vie. Pour préserver sa santé, elle agit sur les autres (faire faire plutôt que faire) et sur le système juridico-financier par la création d’actifs (indépendante et seule : « il n’y a rien à vendre, c’est moi que je vends, je n’ai rien à monnayer après »). La création d’actifs passe par son association avec une entreprise dont elle connaît les dirigeants et qui est déjà présente sur le marché de la gestion de la relation client depuis 2002 et à laquelle Julie ajoute l’expertise en termes des fonctionnalités rh. Elle informe ses associés de son cancer. Ils acceptent cette association en connaissance du risque.

38L’expérimentation du travail en réseau et l’impossibilité de faillir, la transparence et la vigilance qu’il suppose conduisent Julie à concevoir l’activité avec ses associés comme une possibilité de partage non seulement du travail, mais également des risques et responsabilités :

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« Je voulais qu’il y ait de l’aide, que ça soit pas tout sur mes épaules quoi. Je n’avais plus envie de tout gérer toute seule.
Q : Vous auriez pu tout monter seule, puis recruter ?
R : Non. Mais là, c’était d’avoir des associés pour… avec des associés qui sont capables de prendre en charge une partie de la gestion de l’entreprise, que toute la gestion de l’entreprise ne repose pas que sur moi. »

40Julie substitue à l’organisation en réseau, qu’elle avait adoptée avant son cancer, une organisation contractuelle en développant une filiale dans une entreprise dans laquelle elle prend 33 % des parts tout en conservant le statut d’indépendante. En effet, le contrat la protège par l’obligation réciproque des associés et les parts de son entreprise représentent un capital qu’elle pourra vendre le moment voulu. Il permet la mutualisation des tâches administratives et protège les personnes (défaillance, retrait partiel) par la continuité de la structure.
En recrutant, elle assure une continuité de l’activité, y compris lorsqu’elle devra s’absenter pour des soins ou pour se reposer. Elle peut ainsi prendre du recul aussi, décider des grandes orientations stratégiques avec ses associés et ne plus être impliquée dans toutes « les microdécisions » chez les clients, car ce sont les juniors qui le feront. Elle découvre les tâches du management (recrutement, encadrement, etc.) et de la formation des jeunes pour laquelle elle s’investit volontiers. Étant moins absorbée dans son travail, elle met à profit cette nouvelle disponibilité pour s’investir ailleurs, dans des associations où elle peut aider grâce à son savoir professionnel et s’ouvre ainsi à d’autres réalités. La santé se construit aussi en dehors du travail.
Devenir indépendant apparaît dans plusieurs cas étudiés dans le corpus de l’étude, notamment des salariés, comme une possibilité d’agir sur leur environnement. Ceux qui bénéficient de cdi hésitent à se lancer dans une activité indépendante, car elle leur ferait prendre des risques à plusieurs niveaux, alors même qu’ils se sentent encore fragilisés par la maladie. En revanche, ceux qui n’ont pas de contrat ou qui ont des contrats de travail précaires hésitent moins, d’autant moins que leur conjoint peut assurer seul les revenus du ménage. Cependant, et l’analyse du chemin parcouru par Malek présentée ci-dessous le montre, si des marges de manœuvre importantes et la possibilité de définir ou contrôler son environnement de travail sont nécessaires pour recréer des normes de vie, encore faut-il que ce contexte soit un contexte de vie autorisant un développement et non un contexte pour vivre en maladie [2].

« Mon boulot me rongeait » : Malek, quarante-six ans

41Lors de notre entretien qu’il a manifestement préparé, Malek, alors âgé de quarante-six ans, met en lumière des éléments de son histoire, de l’enfance à sa vie d’adulte, dont il sent, a posteriori, qu’ils ont des liens avec la maladie. Le récit de la survenue de son cancer diagnostiqué lorsqu’il a trente ans n’apparaît qu’après qu’il eut posé ce qui l’avait conduit au surinvestissement dans son travail.

42Rétrospectivement, et après avoir réussi petit à petit, lorsqu’il devient à quarante-cinq ans professeur de technologie titulaire dans l’enseignement secondaire, soit quinze ans après son cancer, à stabiliser un nouveau rapport au travail dans un contexte de vie qu’il parvient à orienter vers la guérison, il présente et analyse, au cours de notre entretien, le rapport au travail qu’il a eu avant le cancer comme pathogène. Si l’annonce du diagnostic du cancer survient, l’étude du cas de Malek montre que la maladie s’est construite sur une longue période. Le changement radical de métier qu’il connaît à deux reprises marque l’obligation devant laquelle il se trouve après la maladie, s’il veut vivre avec la santé, de faire évoluer sa façon de s’investir dans une activité de travail.

Le surinvestissement qui paie

43Pour expliquer ses choix professionnels, Malek indique qu’il a eu deux problèmes à régler : une dette importante envers ses parents algériens et la question de son identité. Il est élevé comme « un enfant roi » par ses parents qui quittent l’Algérie en 1956 pour la France. Sa mère « se sacrifie » pour lui en effectuant « plus de ménages… et travaillait deux fois plus » afin qu’il puisse bénéficier de la meilleure éducation et du meilleur entourage en France. C’est en l’accompagnant au travail, de l’âge de douze ans à seize ans, qu’elle lui a transmis « la valeur travail. Une valeur au-dessus de tout ». Ainsi, il cultive une croyance anxiogène, qui ne le quitte pas, et qui associe directement le fait de travailler au maximum de ses capacités à la mise à l’abri des besoins matériels de sa famille.

44Il travaillait déjà, avant le baccalauréat, chez un grossiste du bâtiment comme magasinier. Au moment où il forme couple, il décroche un emploi de chauffeur-livreur dans cette même entreprise :

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« Je me levais très tôt le matin […] Je roulais à des vitesses pas possibles […] Je ne mangeais pas, je reprenais une tournée l’après-midi. »

46et il réussit ainsi à terminer deux tournées par jour alors que tous les autres chauffeurs n’en faisaient qu’une. Son salaire est en conséquence : en quelques mois, il passe de 2 000 F à 8 000 F par mois. Sa hantise est de perdre son travail.

47À vingt-deux ans, après trois, quatre ans d’expérience dans cette pme, il réalise qu’avec son bac, il peut faire autre chose, d’autant qu’il ne partage pas la culture du milieu socioprofessionnel dans lequel il était inséré :

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« Je voyais les autres chauffeurs, c’étaient des gars qui avaient un gros ventre, qui avaient des tatouages et qui commençaient à boire le blanc le matin avant le café… »

49Puis, ayant dû changer de prénom, car « devant la clientèle, Malek, ça faisait pas bien, on m’a demandé de porter un deuxième prénom… », il décide de se faire connaître comme Malek et non plus comme Marc. En 1983, il lance des candidatures spontanées, réussit les tests chez A, une multinationale qui conçoit et construit du matériel informatique. Il redevient « Malek », mais doit en payer le prix : une chute de salaire de 50 % (4 000 F par mois).

50En s’investissant « à 200 % dans [son] travail », en prenant en charge sa formation, il parvient en quelques mois à passer de magasinier à coordonnateur magasinier, puis à devenir assistant ingénieur. Plutôt que de saisir l’opportunité de promotion interne que propose l’entreprise à ses employés en permettant aux bacheliers de devenir des ingénieurs « maison », il suit des cours du soir et décroche un diplôme de Premier cycle universitaire en informatique d’entreprise qu’il finance seul. Non sans fierté, il pose le diplôme sur le bureau de son chef afin de lui montrer ce qu’il était capable de réaliser seul, en dehors de son travail dans l’entreprise. Son chef, étonné, lui explique que l’entreprise a des programmes pour former son personnel. « J’étais con » lâche-t-il lors de l’entretien, comme pour montrer le chemin parcouru depuis ce temps où il voulait réussir seul, sans aide.

Dans une situation bloquée, le surinvestissement débouche sur la maladie

51En 1988, au moment où il devait obtenir une promotion et être ingénieur – son souvenir est précis, car lié au marathon de New York auquel il participe –, le plan de développement prévu pour lui s’effondre. Son chef qui lui a promis cette promotion n’est pas promu lui-même en raison d’une réorganisation du service. C’est « un jeune loup qui prend la place du vieux manager ». Le nouveau manager remet en cause l’avancement de Malek pour qui ce coup de théâtre sonne comme une trahison. La confiance brisée, il claque la porte :

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« Je peux pas traiter avec un mec comme ça. »

53et accepte, sans prendre le temps de la réflexion, le premier poste qu’il trouve chez A.

54Débutant dans un nouveau métier, il se retrouve « expert » dans un poste d’agent d’ordonnancement qu’il découvre et qui consiste à gérer la production en calculant des prévisions à partir d’une analyse des commandes. Ce service n’était, selon lui,

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« pas du tout organisé […] complètement bordélique ».

56Pour réussir, Malek applique une recette qui jusqu’alors s’est avérée payante : travailler, travailler, travailler. Mais cette technique ne fonctionne pas :

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« […] Et même en y mettant la quantité de boulot, la qualité, ça n’amenait pas de résultat […] je travaillais jusqu’à 23 h, tous les jours et ça n’apportait pas ses fruits. Toutes les équipes travaillaient comme des fous. C’était dingue ! C’était une grosse, grosse pression ! »

58Rétrospectivement, il reconnaît que l’entraînement au surinvestissement a masqué les symptômes. Au cours de ces années couronnées de succès professionnels, il affine et systématise son mode de fonctionnement qui consiste à aller de l’avant en cherchant à s’investir toujours plus et toujours plus que les autres. Ainsi, il s’impose des objectifs chiffrés toujours croissants « voilà, dans trois ans, il faut que tu gagnes tant ». Il parvenait à chaque fois non seulement à les atteindre, mais encore à les dépasser. Il trouve dans la course à pied, le marathon notamment, une épreuve où il peut « lutter contre lui-même » et s’entraîner à dépasser ses propres objectifs. Sa satisfaction provient du surpassement qui progressivement lui permet de moins douter en ses capacités. Chemin faisant, il développe non seulement une résistance hors du commun à des charges de travail qu’il s’impose lui, et non pas sa hiérarchie, mais aussi une volonté de « maîtrise de tous les éléments ».

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« Le marathon, ça me convenait parce que je tentais de dominer mon corps et peut-être même mon esprit. »

60Ce mode de fonctionnement ne lui permet pas de voir que c’est le milieu de travail dans lequel il est placé qui est inapte. Pour n’avoir rien à se reprocher et pour être irréprochable, il donne toute son énergie sans chercher à faire l’expérience de la mesure, de la négociation ou de l’entraide. Refusant l’échec personnel, il lutte contre l’épuisement au travail en se surentraînant au marathon. Puis, ne pouvant plus porter la responsabilité de ses actes, le cancer vient le délivrer (Canguilhem, 1966). La maladie apparaît, dans ce cas, comme un affranchissement d’une situation de travail bloquée, inapte au développement.

61Durant trois ans, de 1988 à 1990, Malek résiste à un travail qu’il qualifie rétrospectivement « d’impossible ». Sa femme, voyant les symptômes de Malek s’aggraver, réagit à cette résistance forcenée :

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« Et là, je commence à tousser énormément et j’étais épuisé surtout. Et là, ma femme, elle dit le matin : “là, tu ne vas pas au boulot, tu vas chez le toubib”. Je suis allé chez le toubib. Le gars il me dit : “vous préparez une valise, vous allez faire des radios d’abord et je pense que vous avez ça, ça, ça…” […] Ben, maladie d’Hodgkin, cancer des ganglions lymphatiques. »

Une reprise du travail, avec de nouvelles normes de vie, qui échoue

63Une fois les traitements contre la maladie d’Hodgkin terminés, Malek, alors âgé de trente ans, prend ses congés d’été avec son épouse et leurs deux enfants. Puis, il décide, huit mois après le diagnostic, de la date et des conditions de son retour au travail. Son cancérologue lui dit :

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« Ça va être un peu juste. »

65Il ne tient pas compte de l’avis de son médecin et reprend à plein temps le poste qu’il avait quitté.

66À plein temps dans le poste où il a été en échec, dans « un boulot qui [le] rongeait », il veut, seul, en découdre mais avec de nouvelles normes.

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« Et quand je reprends le boulot, déjà, je ne voyais plus le boulot de la même façon. C’était moi qui imposais mes règles. […] J’ai dit : “Stop. Moi, tous les jours à 4 h, je vais chercher mes gosses à la maternelle ou à l’école, parce que je ne l’ai jamais fait de ma vie. Moi, c’est moi, qui décide ce que je vais faire et avec qui je veux travailler”. […] Oui [je dis] à mon chef : “C’est moi qui fais les règles. Si vous n’êtes pas d’accord, je pars”. De toute façon, ils avaient besoin de moi et puis parce que j’avais réussi à imposer ma personnalité, j’avais une certaine aura. »

68Dans cette entreprise américaine où la gestion par objectif est généralisée dès les années quatre-vingt à tous les salariés, cadres ou non-cadres, sa hiérarchie lui laisse organiser son travail et décider de ses horaires. Ce qui compte pour la direction, ce sont les résultats, pas les heures de travail.

69Pour se prémunir du surinvestissement qui le guette malgré les horaires de travail qu’il s’est fixés, il adopte une position radicale sur son rapport au travail et son plan de carrière au moment où son chef lui propose de devenir cadre :

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« Je ne veux plus entendre parler de ces histoires de cadres ou d’avancement, vous vous démerdez. Ce que j’ai me suffit…
Q : Et côté salaire ?
R : Côté salaire, je m’en fous […] Je veux par contre me faire plai-sir. Je ne veux plus de contraintes. Je veux seulement travailler par plaisir. »

71Sa femme l’encourage à limiter son investissement dans le travail et lui propose même d’arrêter de travailler. En réussissant le concours de professeur des écoles, elle pourrait prendre en charge les dépenses du foyer avec son salaire. Sans doute craignait-elle qu’en reprenant son poste, il se surinvestît à nouveau et retombât malade ? Malek choisit de continuer à travailler :

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« Je dis non. J’aime ce que je fais au boulot, j’impose mon timing. »

73S’il parvient à limiter ses heures de travail, il se heurte à la désorganisation de son service à laquelle, à son échelle, il ne peut trouver de solution et qui le rend insatisfait de son travail. Une insatisfaction qui nourrit une angoisse liée à l’incertitude de son état de santé. Malek est alors confronté au risque d’une récidive qui le hante. Les nouvelles normes de vie qu’il s’est données pour se prémunir du surinvestissement n’y changent rien.

74Malek quitte le poste dont il juge le travail « impossible », en obtient un autre et accepte cette fois-ci l’aide de l’entreprise pour une formation dans une école supérieure de commerce. Il devient cadre chez A et bénéficie d’autonomie pour organiser son travail et celui de son équipe. Fort de cette reconnaissance professionnelle, qui s’est traduite par une augmentation de salaire, des postes qu’il juge très intéressants et qui sollicitent autant ses compétences techniques que son savoir-faire dans la gestion des hommes,

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« tout d’un coup, je me suis remis à trouver de l’ambition […] Je rebossais comme un malade, mais j’avais le recul de ne pas m’investir émotionnellement complètement […] ».
Malek est diagnostiqué pour une inflammation de la vésicule biliaire qu’il met sur le compte de son surinvestissement. Il est hospitalisé d’urgence et s’en tire, car il a su prendre en compte lui-même cette fois-ci et sans tarder les symptômes. Cependant, cette deuxième maladie grave réactive son angoisse de récidive du cancer qui l’empêche de se projeter dans l’avenir, mais également de définir de nouvelles normes de vie. Comment définir des normes de vie pour vire avec la santé ?

Une re-naissance pour apprendre à vivre avec l’incertitude

76L’impossibilité de se projeter dans l’avenir semble entraver la création de nouvelles normes de vie. Malek reste durant plusieurs années bloqué :

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« Et là, la grande trouille. Pendant trois ans, le moindre petit truc [il tousse], je me dis : “C’est une rechute” […] Des angoisses à me dire je vais retomber malade, je vais retomber malade, etc. »

78Sa femme et ses enfants le poussent à sortir de cette situation.

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« Et là, ma femme me dit et les deux premiers gamins, Julia et Agathe, on veut un troisième, un petit frère ou une petit sœur. Et moi, j’ai dit non. Je peux pas. Si je retombe malade, si je meurs, je peux pas… Et ma femme a vraiment insisté et mes gamins aussi […]. Et là… les deux premiers, j’avais participé à l’accouchement et, là, pour le troisième, le chirurgien était bloqué dans la neige et la femme sage… euh, la sage-femme, sentant que vraiment… euh dit :“Je vous pilote, vous faites l’accouchement, vous ?” Je dis oui. Alors elle m’a piloté et c’est moi qui ai…. […] sorti Adrien, coupé le cordon, même fait la petite incision pour la sortie, etc. j’ai pas recousu, mais j’ai pratiquement tout fait, enlevé le placenta et tout le tralala et, là, c’était… Et là, j’ai plus eu peur. J’ai pris le gamin et…
Q : Ça vous a fait renaître ?
R : C’était une naissance pour moi. […] Ah, je me suis dit, “c’est impossible que je puisse mourir ou retomber malade ou rechuter, c’est pas possible. Non je ne peux pas, c’est impossible”. Et là… je suis ressorti de la clinique et j’ai dit : “C’est bon, je peux pas retomber malade”. »

À la recherche d’un emploi « cadré » pour vivre avec la santé

80Quelques années plus tard, en 2001, alors qu’il parvient à évoluer et à être reconnu dans son nouveau statut de cadre, l’annonce d’un plan social remet en cause les nouvelles normes de vie qu’il suivait depuis la naissance d’Adrien. Malek se sent « menacé » dans son emploi malgré les propos très rassurants de sa hiérarchie.

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« Et comme j’ai gardé une paranoïa par rapport au travail, parce que, pour moi, ça me permettait de vivre, j’ai gardé ça quelque part. J’ai dit : “Ah non, moi ça je n’accepterai pas de recevoir un coup de pied au cul. Si je dois partir un jour, c’est moi qui pars. On ne me virera pas, c’est moi qui partirai”. »

82Fragilisé par cette annonce, il élabore, dans le plus grand secret, de nouveaux projets de vie et cherche à évaluer celui qui lui procurerait le plus de sécurité. « Je m’étais fait trois scénarios : 1/ je change d’entreprise, 2/ je deviens prof, 3/ je crée ma boîte. Et dans tous les scénarios j’ai énormément avancé. » Il est très partagé. D’un côté, il souhaite entreprendre et avoir la plus grande maîtrise de son environnement et, de l’autre, il mesure les risques liés à cette entreprise à un moment où il aide beaucoup ses parents en subvenant à leurs besoins et anticipe les frais liés aux études supérieures de sa fille aînée. Pour concilier son désir d’avoir la maîtrise de son environnement et des revenus garantis, il décide de créer sa propre entreprise et de se préparer au concours du capet. S’il réussissait le concours, il pourrait alors fermer l’entreprise. Son épouse et ses amis l’encouragent :

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« Prof, c’est bien pour toi. »

84En effet, l’emploi du temps connu d’avance et des volumes horaires fixes semblent un excellent remède à sa tendance au surinvestissement. Si le salaire est bien moindre que ce qu’il a connu, la perspective de ne pas perdre son emploi joue en faveur de sa décision de devenir fonctionnaire.

85À la fin de l’année 2002, l’entreprise annonce un deuxième plan social pour 2003. Jusque-là, Malek n’avait parlé de ses projets de quitter l’entreprise à aucun de ses collègues. Sentant une menace permanente avec l’annonce de ce deuxième plan social, il prévient sa hiérarchie et ses collègues de son intention de partir. Ces collègues lui répondent :

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« Mais, pour nous, il est hors de question que tu t’en ailles. Ton poste n’est pas menacé, on ne comprend pas d’où ça vient… et moi je leur dis : “Mais cette épée de Damoclès, moi je ne peux pas la supporter” ».

87Ses collègues tentent de le convaincre de rester. Face à la menace de licenciement ou de fermeture du site, Malek continue d’élaborer son nouveau projet de vie à l’extérieur de l’entreprise, alors qu’on lui propose en interne des missions de plus en plus intéressantes, comme pour renouveler la confiance que ses supérieurs hiérarchiques et ses collègues ont envers lui. Il est touché par tant de reconnaissance. Mais sa décision est prise. Il part avec 55 mois de salaire après un pot de départ organisé pour lui dans le gymnase de l’entreprise avec :

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« des cadeaux… un ordinateur portable. Le départ rêvé pour moi. Un départ en plein succès. Je n’ai rien à regretter. »

89Il s’inscrit dans l’école qui avait alors le meilleur taux de réussite au capet, prend une chambre d’étudiant et apprend l’électronique, une matière qu’il ne connaît pas. Il sollicite un professeur qui vient lui donner des cours complémentaires tous les week-ends, en informatique de gestion et en gestion et travaille « comme un marteau » pour acquérir ces connaissances. En parallèle, il exerce comme consultant et formateur en informatique et parvient à négocier ses prestations entre 700 et 2 000 euros la journée.

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« Je mène tout de front. Et là, j’ai vraiment cravaché… là, je me suis remis à fond, à 10 000 % ! C’est mon caractère. Et j’ai obtenu le concours. J’étais trentième sur je ne sais pas combien, 400 ? Prof. en technologie. »

91Après un stage obligatoire, il obtient un poste fixe proche de son lieu d’habitation, dans une Zep. Bien que son salaire soit divisé par 2,5, il décide de fermer son entreprise parce qu’il n’avait plus la « niaque » et que tout était « payé avec le gros package [indemnités de départ]. J’ai acheté un appartement à mes parents, un appartement à ma fille. »

92Il va tous les jours au collège, de 8 h à 18 h, la porte de sa classe reste toujours ouverte afin que les élèves, notamment ceux qui ont comme lui une double culture, puissent venir échanger avec lui. Bénéficiant d’une salle de cours attitré du fait de sa discipline, il réalise le travail de préparation et de correction dans « sa salle ». Il éprouve un réel plaisir à transmettre, au travers de la technologie, les choses de la vie à ses élèves, mais limite son action à une écoute :

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« C’est assez chaud […] ils me racontent des histoires d’inceste, d’enfants battus, de tournantes, … »

94Malek apprend à « trouver la bonne distance […] je ne peux pas me substituer aux parents » notamment pour les enfants les plus « déstructurés ». Bien qu’il ne rencontre pas les difficultés d’un bon nombre de ses collègues qui viennent et partent de ce collège en Zep, il les comprend, car il éprouve lui aussi la rudesse du métier d’enseignant dans cet environnement dégradé des points de vue social et économique, qu’il connaît de l’intérieur puisqu’il enseigne dans la commune voisine de celle où il est né, une terre à laquelle il est particulièrement attaché.

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« C’est un retour aux sources […] c’est ma terre. »

96Ainsi, après les horaires qu’il s’est fixés, il rentre chez lui et est disponible pour partager des moments avec sa famille, il trouve du temps pour lui afin de se reposer, d’être avec ses amis, de faire des projets de vacances, etc. Son surplus d’énergie est mis à profit, les week-ends, à la rénovation d’appartements qu’il achète avec un ami ou à des virées à moto avec son épouse et ses amis.

97L’autonomie dont bénéficie Julie et que Malek a gagnée ; d’abord le fait de devenir cadre puis de monter sa propre structure pour exercer comme consultant indépendant sont des conditions qui facilitent la recréation de normes. Mais l’histoire de Malek montre que cette autonomie n’est pas suffisante. En effet, pour que de nouvelles normes de vie soient des normes pour vivre avec la santé et non avec la maladie, Malek, mais également Julie, ont dû prendre la mesure des effets du cancer (fatigue, angoisse de récidive). En parvenant, l’un et l’autre, à prendre de la distance avec leur travail, ils donnent l’impression d’avoir trouvé un équilibre pour vivre « en santé ».
À présent, les deux cas que nous abordons, concernent des femmes, âgées de quarante-huit et quarante-sept ans. Elles ont eu respectivement une maladie d’Hodgkin et un cancer du sein. La première est infirmière et la seconde secrétaire de direction. Ces cas sont intéressants pour notre recherche parce qu’ils complètent les deux précédents dans le sens où ces deux femmes bénéficient dans leur travail de moins d’autonomie. Leur rapport au travail change tout de même, l’infirmière parvient à négocier un poste de cadre qui lui octroie davantage d’autonomie dans le travail pour gérer santé et production. Au-delà même de cette autonomie, ce cas montre le rôle du collectif et de la reconnaissance sociale dans le maintien dans l’emploi. Puis le cas de la secrétaire de direction se distingue des trois autres du point de vue du changement du rapport au travail. Elle bénéficie de moins d’autonomie et exerce une fonction hiérarchique inférieure. Elle est soumise à une pression efficace de son supérieur, sur un mode « amical », pour accélérer la reprise et augmenter par la suite son temps de travail. Les changements du rapport au travail se trouvent donc davantage au niveau de la réalisation quotidienne des tâches avec peu de changements au niveau de l’organisation du travail.

Une stratégie de reprise qui s’inscrit sur du long terme : Patricia, quarante-huit ans

98Patricia est infirmière depuis 1980. Après une brève expérience de trois mois dans le secteur hospitalier, elle intègre un centre de soin à domicile, appartenant à une mutuelle. Elle est infirmière « secteur », c’est-à-dire qu’elle a à charge un certain nombre de patients sur un secteur géographique. Dans le cadre de ce travail, elle réalise des tâches de soins chez les patients, elle travaille seule et l’activité est physique.

99En 1984, son métier évolue, elle partage son temps de travail selon deux fonctions : 50 % en tant qu’infirmière « secteur » et 50 % en tant que manager avec un statut d’infirmière cadre. Elle dirige le centre de soin composé d’une équipe de six personnes, réparties en infirmières et aides-soignantes. Après quatre années d’expérience dans son rôle de manager, elle tombe malade en 1988, à l’âge de trente-cinq ans. Elle a un recul de treize années lorsqu’elle est interrogée. Une maladie d’Hodgkin est diagnostiquée. Durant six mois, elle subit un traitement de chimiothérapie et de radiothérapie. Elle a un arrêt de longue maladie de trois années. Durant cet arrêt, elle reste en contact avec le travail, notamment à travers les visites de son supérieur, « la surveillante départementale », qui a pris le relais « à distance » de son activité de management. Patricia a souhaité réaliser, pendant l’arrêt, à son domicile, certaines tâches de gestion du personnel, comme la planification du personnel, qu’elle transmet ensuite à la surveillante. Sa hiérarchie approuve sa démarche.

100En 1991, elle reprend le travail dans ce même centre de soin, à mi-temps et bénéficie d’une invalidité à 50 %. Elle négocie alors le contenu de son travail en ne gardant que la partie management et en assurant une heure de permanence au centre tous les jours. Depuis cette reprise, Patricia est toujours, en 2007, infirmière cadre dans ce centre de soin avec une invalidité à 50 %, obtenue par suite de sa maladie d’Hodgkin.

Une reprise à mi-temps combinée à une invalidité

101Au moment de la reprise, Patricia a discuté avec son supérieur de ses nouvelles fonctions, et des tâches qu’elle aurait à charge en fonction d’une réduction du temps de travail. Cette stratégie est guidée par l’objectif de « préservation de soi » qui prend de l’ampleur chez Patricia depuis sa maladie.

102La reprise du travail à mi-temps a permis à Patricia, dans un premier temps, de réduire la charge physique de son activité de travail en négociant avec ses supérieurs de conserver uniquement son rôle de manager d’équipe et de stopper ainsi ses activités de soins à domicile. Elle connaît bien les exigences physiques de l’activité d’infirmière secteur pour l’avoir exercée avant sa maladie :

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« […] Mais même, tu sais on a une profession, même sans avoir été malade, on a une profession où les infirmières, tu sais à partir de 40-45 ans, elles ont le dos en compote… les genoux qui trinquent, le dos parce que tu, en permanence, montes et descends de ta voiture, tu remues des malades même si on a du matériel puisqu’on a du matériel. »

104Patricia ressent des douleurs en lien avec la maladie, ou plutôt le traitement, qui font que, compte tenu de la connaissance des exigences physiques de son métier, elle sait déjà au moment de la reprise que, si elle veut préserver sa santé, elle doit éviter certaines de ces tâches à domicile. Elle est donc affectée à la fonction de responsable uniquement :

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« […] quand je suis revenue, j’ai négocié qu’un poste de responsable, je ne voulais plus être infirmière sur le secteur, déjà parce que… ben pour plusieurs raisons, j’ai fait un choix. C’est que, physiquement, au bout de trois ans, ben, j’étais out, donc physiquement je ne pouvais plus tenir. […] ben, par rapport au traitement, j’étais hyperfatiguée, la fatigue. Des difficultés à se promener, difficultés à marcher, difficultés à monter les étages. […] J’ai eu énormément de douleurs dues au traitement de la radiothérapie, j’ai eu des douleurs intercostales, j’ai des problèmes de dos parce que, bon malheureusement, il y a tout qui s’enchaîne après avec la maladie, donc en fait physiquement je me voyais mal reprendre. »

106La maladie et les conséquences de son traitement gênent Patricia dans l’exercice de ses activités sociales. Il devient alors primordial pour cette dernière de construire une défense qui passe par l’évitement de tâche à dominante physique pour minimiser les risques en lien avec les contraintes de son travail.

107En outre, cette reprise à mi-temps a permis à Patricia de garder du temps pour elle, de se consacrer à d’autres activités, notamment sportives, pour veiller à l’entretien de sa capacité respiratoire :

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« […] je sais qu’il faut que je fasse du sport, je sais qu’il faut que je bouge autrement… à 30 ans, on m’a dit à 50 ans tu seras en insuffisance respiratoire avec oxygène. Bon, donc ça veut que, physiquement, on garde un souffle court, on appelle ça un souffle court en radiothérapie. Donc, quand tu montes une côte et bien tu tires la langue (imite ce souffle). Bon, donc ça veut dire que, monter trois étages, physiquement je mets plus longtemps que les autres à les monter. Le troisième, je vais tirer une langue plus longue. Mais, bon, en même temps, si tu veux, il faut absolument qu’à côté de ça, je fasse plein de choses, que je marche, que je nage, pour s’entretenir au niveau pulmonaire, pour éviter d’aggraver les choses, pour garder, puisque les rayons ça crame, les alvéoles, une fois qu’elles sont cramées, elles sont cramées. Mais, si tu veux, tu peux au moins garder la capacité pulmonaire que tu as. Et puis comme tout sportif euh… c’est un entraînement et plus tu as de l’entraînement et plus tu as de l’entretien. »

109La santé peut se construire dans le travail, mais elle se construit aussi en dehors du travail, comme c’est le cas dans l’exemple précité. Il importe alors de considérer ces deux temps et lieux, ils sont complémentaires pour comprendre la construction de la santé ou bien sa préservation (Laville, 1995).

110Cette stratégie de préservation de soi, qui passe par la réduction du temps de travail et l’évitement des activités de soin à domicile, a aussi un effet sur le collectif de travail et les relations de Patricia avec ses collègues. Les conditions de sa reprise ont suscité quelques difficultés au sein de l’équipe :

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« […] ça a été difficile aussi parce que j’avais la double casquette quand j’ai arrêté et, quand j’ai repris, moi j’ai dit à mon équipe “stop !”. Je ne fais que du management, donc, pour elles, elles n’ont pas compris : quoi tu vas rester là et nous on va aller ramer sur le secteur et puis toi tu ne vas pas ramer. Tu sais des filles avec qui j’étais collègue et qui t’ont aidé… eh bien oui, c’est comme ça ! Donc je leur ai dit “attention je ne fais pas les arrêts maladies”, parce que, quand il y a des arrêts maladie chez nous, c’est la fille qui est de repos qui revient bosser. Tu vois, on n’a pas de pool de remplacement. Donc, les premiers arrêts maladie, il y a eu de sacrées frictions, parce que, les premières maladies, de suite, on s’est tourné vers moi. […] Ça a été un rapport de force, un conflit. Mais rapport de force où moi j’ai cédé. J’ai dit, bon très bien, je me suis engueulée, j’ai dit c’est très bien, ce soir, je le fais, mais c’est le dernier que je fais. Et c’est le dernier que j’ai fait. »

112La reprise du travail à mi-temps avec une renégociation des tâches repose, certes, sur un accord avec la hiérarchie, mais, aussi, sous une forme plus informelle, sur l’accord du collectif de travail. Travailler consiste notamment en « une activité coordonnée des hommes et des femmes pour faire face à ce qui, dans la production, ne peut être obtenu par la stricte exécution de l’organisation prescrite des tâches » (Davezies, 1994). Et cette stratégie de préservation adoptée par Patricia vient bouleverser cette activité coordonnée et notamment la répartition des tâches, établie au sein de l’équipe.

113Enfin, cette stratégie de reprise à mi-temps s’accompagne d’une invalidité à 50 % qui lui évite une perte de salaire. L’invalidité constitue un moyen, pour Patricia, de préserver sa santé en conservant du temps pour elle et en résistant « légalement » à une augmentation de son temps de travail sous la pression et les demandes de ses supérieurs. Elle éprouve tout de même une crainte d’être mise au placard :

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« […] parce que, moi, je sais que je gère une lourde équipe, que je suis à mi-temps et qu’on me demande parfois de bosser plus, donc je fais quoi. Tu vois socialement, tu fais quoi, moi je me dis bon si je bosse plus, je perds mon invalidité, mais en même temps mon invalidité, elle préserve parce que je vais aller marcher, je vais courir, je vais aller nager. Et ça me préserve ma santé, tu comprends. »

115Ce passage montre bien la contradiction dans laquelle se trouve Patricia entre, d’une part, satisfaire des objectifs de production et, d’autre part, satisfaire des objectifs en rapport avec la santé. Ces deux rationalités sont distinctes et contradictoires. La dimension humaine de l’activité de travail aboutit à cette confrontation d’objectifs. Les travailleurs doivent composer avec pour orienter leur conduite sans mettre en péril la production ou leur santé (Dejours, 1995). Ils recherchent un équilibre.

116Cet équilibre est précaire et peut être mis à mal par l’organisation du travail. En effet, le mi-temps de Patricia se trouve petit à petit devenir un trois-quarts temps. Patricia travaille le matin : certaines de ces tâches débordent dans l’après-midi, comme de visiter un patient, d’assister à des réunions au siège, de faire l’entrée d’un patient ou encore de prévoir le planning à la maison à l’ancienne, avec la méthode papier/crayon pour s’avancer et n’avoir qu’à saisir ensuite son brouillon dans le logiciel. Elle évite ainsi d’être dérangée par le téléphone et la sonnette qui sonne sans arrêt, de commettre des erreurs, et elle gagne du temps.

117Il faut signaler aussi que la rémission de la maladie, avec un souffle qui va de mieux en mieux, joue sur l’acceptation de Patricia pour augmenter de façon informelle son temps de travail au détriment d’un ressenti de fatigue et de douleurs. Rappelons que Patricia a repris en 1991, et c’est en 1992 que l’activité du centre « explose », avec un rythme de travail qui s’accentue en raison d’une augmentation des effectifs et de la mise en place de logiciels pour la gestion du personnel. Ces changements organisationnels expliquent que Patricia subit parfois des pressions pour qu’elle augmente son temps de travail :

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« […] l’autre jour ma directrice, elle est médecin, et elle m’a dit : “pourquoi vous n’augmentez pas votre base de travail ?”, je lui ai dit : “écoutez, je vais jouer cartes sur table”, j’ai dit “j’ai une invalidité” alors elle m’a dit « : « expliquez-moi » parce qu’elle n’est pas là depuis longtemps. Je lui dis en deux mots hein… : “Voilà, j’ai eu un Hodgkin, à 35 ans j’étais ménopausée, je vais vous passer les détails, vous connaissez les complications, si je fais pas ça je vais être en insuffisance respiratoire”, donc, je lui ai dit “je me connais parce que je suis entière et je me donne à fond au boulot, donc si je reprends un temps plein, je ne vais pas bosser 150 mais 200 heures”, et je lui ai dit “je ne vais pouvoir rien faire à côté, je vais me détruire la santé”. Elle me dit “ok c’est bon, c’est clair”. Mais, si tu veux, je me dis peut-être qu’un jour, ils vont… mais d’un autre côté je me rassure en me disant, ils l’ont jamais fait jusqu’à maintenant, de toute façon, je leur rends service, parce qu’il y a des tas d’heures que je valide pas. Tous les plannings que je fais ici (à la maison), je ne vais pas spécialement les valider, donc, si tu veux, je pense que l’un compense l’autre. »
Le fait que, jusqu’à ce jour, la hiérarchie de Patricia ne l’ait pas mise au placard est interprété, selon elle, comme une forme de reconnaissance de la part de cette hiérarchie, à propos de sa contribution à l’organisation réelle du travail.

Une prise en charge différente des malades et un rapport aux collègues modifié

119L’activité de soin ne renvoie pas seulement à la réalisation d’actes techniques, cette activité que Patricia nomme « prise en charge du patient » englobe aussi la relation avec le patient qui passe par exemple par des discussions, des confidences, une connaissance de son milieu de vie… et qui intègre tout autant les activités de soins :

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« À l’époque le milieu hospitalier, c’étaient les médecins, la surveillante, les référentes, et après les infirmières, on était vraiment que des exécutantes, moi ça ne me convenait pas du tout. Je ne pouvais pas supporter de soigner un malade sans savoir ce qu’il avait. La prise en charge pour moi, c’est une globalité. Contrairement à domicile, bon eh bien à domicile, quand tu vas soigner quelqu’un, tu sais ce qu’il a quoi, je veux dire que, par la force des choses, déjà tu rentres dans son milieu donc t’es quand même, il y a une autre intimité, puis tu discutes avec lui, puis le malade se confie. Et puis, déjà, ça dépend qu’est-ce que c’est comme soin, mais sur certains soins on arrive à appeler le médecin pour savoir un petit peu, pour cibler, etc., pour savoir vraiment ce qu’a un petit peu le patient. Parce que c’est difficile de soigner quelqu’un si vraiment tu ne sais pas ce qu’il a. […] la relation, elle est quand même particulière à la maison […] tu rentres déjà chez le patient et il y a une intimité qui se crée quand même, qui est complètement différente à l’hôpital, le matériel, l’environnement. »

121Cette relation au patient a changé depuis la maladie. Patricia ressent une plus grande facilité dans les tâches relationnelles, pourtant reconnues comme difficiles dans son métier :

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« Moi je suis plus dans la discussion, c’est sûr. C’est vrai que, si tu veux, je pense qu’en ayant été malade comme j’avais été malade, je supporte mieux quelque part… maintenant ça y est, ça m’a passé, mais au début je pense que je supportais plus les gens qui étaient très malades que les gens qui avaient un petit bobo et qui se plaignaient, tu vois…voilà. Je pense que… c’est pour ça aussi que je pense que, les gens, ils le ressentaient ça, si tu veux, parce que quelque part bon, eh bien quelqu’un qui en bavait, quelqu’un qui était en phase terminale, parce que, bon, on a quand même assumé des gens jeunes, 32, 40, 50 ans, en phase terminale, c’est lourd à assumer. Mais, si tu veux, je pense que j’étais plus à même de les aider que certaines de mes collègues. »

123Le rapport aux collègues aussi a changé. Au moment de la reprise, Patricia parle d’une plus grande irritabilité qui résulte en partie de son double statut d’infirmière et de « malade ». De ce fait, elle ne peut cautionner tout un ensemble de préjugés souvent défensifs de la part de ses collègues. Si son irritabilité s’estompe au fil des années, elle insiste sur le fait « d’être à fleur de peau » :

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« […] tu vois le personnel qui jugeait un malade en disant… mais sans méchanceté… mais la fille qui dit : “Ouais je comprends pas, il est en chimio, il est en maladie, il va jouer à la pétanque, qu’est-ce que ça veut dire !”, moi, ça, je laisse pas passer quoi, je dis “attendez les filles, stop, vous savez ce que c’est être en chimio et alors s’il joue à la pétanque, vous pouvez pas vous imaginer que… un bon sens, peut-être que, pour lui, c’est une soupape, et c’est de lutter à sa façon…” tu vois… mais de la part du personnel soignant, ce n’est pas une méchanceté quand elles disent ça, c’est simplement que les filles à un moment donné ne comprennent pas. […] Par rapport à ce que tu as vécu, tu es sensible à un certain discours où tu entends des choses, et qu’en fait, avant tu n’entendais pas. C’est toujours pareil, c’est sélectif notre… ce que tu as envie d’entendre. Et je pense que moi, tout ce qui avait attrait à ça, c’est vrai que j’étais perceptive. Donc, je réagissais au quart de tour. »

125Ce passage montre que le travail peut être source de souffrance, Patricia est confrontée à sa propre maladie, son propre vécu à travers les maladies des patients. Elle va ensuite construire des défenses psychiques pour réduire cette souffrance (Dejours, 1995).

Garder un lien avec le travail pendant l’arrêt maladie

126Durant son arrêt maladie, Patricia n’a pas été remplacée, c’est sa surveillante (son supérieur au niveau du siège) qui a pris le relais. Et c’est Patricia qui continuait de façon informelle à réaliser chez elle le planning des infirmières qu’elle transmettait ensuite à la surveillante :

« […] quand j’étais malade, j’ai eu la chance d’avoir une surveillante départementale […] qui m’a laissé faire toute la planification du personnel pendant trois ans. […] Je travaillais toujours un peu et je faisais la planification, mais la planification des filles par rapport au boulot, c’est-à-dire que, tous les mois, moi je fais un planning, repos / travail / repos / travail hein… on a des grilles et voilà… ça j’ai continué à le faire.
Q : Mais c’était vous qui vouliez ?
R : … Ben disons que ça a bien arrangé l’entreprise, parce que quelque part je leur enlevais une épine du pied, mais en plus euh… bon ben moi, psychologiquement, ça m’a super aidé, parce qu’en fait, je me suis sentie utile, alors que, quand on est dans la maladie, on se sent inutile, rejeté de tout le monde. »
Cette tâche de planification du personnel s’avère être assez complexe et surtout fortement dépendante de la zone géographique et des habitudes de vie des patients dans ce secteur. Pour dresser un planning, Patricia s’appuie sur des règles fixées par le siège et le code du travail, mais aussi sur les habitudes de vie de la population du secteur. Elle a l’expérience de cette tâche et la connaissance de cette zone, et c’est en cela que la surveillante comptait sur le savoir de Patricia pour lui faciliter la tâche. L’exercice de cette activité durant l’arrêt maladie contribue à l’efficacité de l’organisation réelle du travail du centre de soin. En retour, sa supérieure hiérarchique lui fait part de la reconnaissance de cette contribution, ce jugement d’utilité ressenti par Patricia s’avère nécessaire à l’accomplissement de soi dans une période où la maladie est présente. Cet extrait permet de mettre en évidence les différentes dimensions de la santé avec des composantes objectivables et d’autres subjectives (Dejours, 1995 ; Laville, 1995).

« Se retrouver dans l’ambiance d’avant pour pouvoir s’y remettre » : Brigitte, quarante-sept ans

127Brigitte est diplômée d’un bts de secrétariat de direction et travaille dans la même entreprise de vente de matériaux de construction en tant que secrétaire de direction depuis vingt-six années. Elle est affectée à la branche « industrie du béton », où elle assure à temps plein avec une collègue à mi-temps des tâches de secrétariat. Son travail consiste à passer des appels téléphoniques à la demande du directeur, à ouvrir et trier le courrier puis à le transmettre aux différents services ; à faire des photocopies, des courriers, des fax, des dossiers. Elle assure aussi des tâches de grh, comme l’accueil des salariés en demande de documents, la transmission des informations au siège sur les absences, les congés, les arrêts des salariés, sur les commandes des vêtements de travail, des chaussures, des fournitures de bureaux…

128En 2002, un cancer du sein est diagnostiqué. Elle subit une intervention chirurgicale pour retirer la chaîne ganglionnaire du bras gauche sans ablation du sein. Elle se met alors en arrêt maladie pendant dix mois, avec un traitement par chimiothérapie et radiothérapie. Un an après le diagnostic, elle reprend à mi-temps thérapeutique sous l’impulsion du cancérologue. Elle retrouve le même environnement de travail avec les mêmes fonctions. Son mi-temps dure trois mois, à l’issue duquel elle reprend à plein temps sous la pression de l’employeur. Elle se sent redevable, mais aussi en éprouve le besoin pour retrouver sa place. Des suites des opérations, elle a le « gros bras », elle effectue de temps en temps, lorsqu’elle ressent des douleurs, notamment dans le coude, des drainages lymphatiques chez un kinésithérapeute.

Reprendre contact avec le travail en douceur

129L’objectif de Brigitte était de reprendre son activité de secrétaire progressivement et en douceur. Pour cela, diverses conditions jouent un rôle selon elle : le fait de reprendre dans un univers de travail déjà connu, de bénéficier du mi-temps thérapeutique, dont les effets restent cependant discutables dans cette situation et, enfin, le fait d’être aidée dans le travail par ses collègues.

130Brigitte attache un intérêt particulier à l’environnement de travail et à l’importance pour faciliter sa reprise, de retrouver du « déjà connu », une stabilité à la fois au niveau :

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  • Des collègues :
    « Il y avait pratiquement rien qui avait changé. Bon, il y avait peut-être des nouveaux contacts que moi je ne connaissais pas avant. Mais très très peu, sinon c’étaient toujours les mêmes fournisseurs, les mêmes clients, toujours les mêmes personnes au niveau de la société, non, non il n’y avait rien qui avait changé, mais c’est mon cerveau qui ne fonctionnait plus comme avant, quoi… il était endormi. »
  • De son poste de travail :
    « Ah oui, oui, oui… mon bureau, ma chaise, tout ! Ouais, ouais, ouais… j’ai tout retrouvé. On m’a rien enlevé, si j’avais… bon, on n’avait pas beaucoup d’affiches, mais tout était resté en état, ma plante, elle était toujours là. Rien n’a bougé. Parce que je pense que si vous revenez et déjà qu’on vous met dans un autre bureau, avec un autre environnement, une autre collègue, d’autre travail à faire, là je pense que soucis… on aurait du mal hein… c’est clair. Parce que je pense qu’on a besoin justement de se retrouver dans l’ambiance d’avant pour pouvoir s’y remettre beaucoup plus vite. »
Brigitte ne se sentait pas capable de reprendre à temps plein : elle évoque le fait d’être déconnectée du travail, d’avoir oublié des tas d’éléments qu’il faut se réapproprier progressivement. En ce sens, le mi-temps thérapeutique permet de se tester et de se reconnecter progressivement avec le contenu du travail, quand la personne retrouve une fonction qu’elle occupait avant la maladie :

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« Vous savez plus où sont les dossiers, on vous dit d’appeler telle personne, je ne savais plus quelle société c’était, quel numéro de téléphone, rien, je ne savais plus rien. Il y avait que des trucs qui revenaient, mais peu à peu quoi. […] c’est vrai qu’au début je notais tout. Parce que je ne me rappelais rien, rien…même il (le directeur) me disait par exemple, il me disait dans une heure appelez-moi M. X de la société Y, si je le notais pas, j’oubliais. […] Ça faisait drôle, parce que je me disais quand même, bon je ne le disais pas, mais je le pensais, je disais, mais si ça continue comme ça, qu’est-ce que je vais faire, je ne vais plus pouvoir travailler, c’est pas possible. Et on se rend pas compte, sur le moment, on ne se rend pas compte que ça revient peu à peu, mais moi je trouvais que ça mettait quand même longtemps avant que ça revienne vraiment à pleine puissance, comme avant quoi. Ah ouais… Il a bien fallu une année. »

133Cependant, même si ce dispositif permet de se tester, Brigitte estime le temps nécessaire à récupérer ses capacités à au-delà de trois mois. Pour autant, elle n’a pas demandé à renouveler le mi-temps.

134Ce dispositif constitue aussi un moyen de limiter la fatigue en gardant du temps pour se reposer et dormir :

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« Bon j’avais choisi de travailler les après-midi, parce que mes parents étaient sur la ville R à l’époque, donc le matin… moi j’habitais ici bien sûr (à 20 km environ), le matin je montais avec mon mari, parce que j’étais pas encore trop, trop sûre pour prendre la voiture. J’avais pas trop envie de la prendre, donc je montais le matin avec lui, je restais chez mes parents, je repartais au lit, je me reposais. Et l’après-midi, j’allais travailler. Mais le soir à 17 h, j’étais lessivée, je ne savais plus rien faire. Mon chef me demandait quelque chose, bon je prenais la sténo bien sûr, parce qu’il me dictait, je prenais la sténo, mais j’arrivais plus à prendre la sténo. »

136Brigitte travaille en binôme avec une personne à mi-temps. Durant son arrêt, elle a été remplacée par un intérimaire qui occupait ses fonctions à temps plein. À sa reprise, ces deux personnes ont rempli un rôle important pour faciliter le travail de Brigitte. La personne intérimaire est restée quinze jours pour passer le relais. Elle a ensuite été affectée à un autre service et est à ce jour en cdi.

137La mise en place du mi-temps entraîne un risque d’intensifier le travail et donc d’être moins « préservateur » de fatigue que prévu, s’il n’y a pas de négociation des tâches à accomplir dans le temps imparti. Brigitte a adopté, durant ce mi-temps, des horaires de 13 h 30 à 17 h 30 et elle évoque, avec le recul, que c’était trop. Cela pointe l’intérêt de penser le temps de travail en lien avec les horaires, mais aussi avec le contenu pour limiter réellement la fatigue des salariés :

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« Je travaillais pas le matin et je faisais tous les après-midi, c’était trop ! C’était vraiment trop. Il aurait fallu déjà qu’il y ait déjà, je pense, une coupure en milieu de semaine. Et au niveau des horaires aussi, faire 14 h-17 h au maximum. C’était un petit peu trop long.
Q : Parce que, du coup, vous étiez à mi-temps, mais, quand l’intérim qui était avec vous est passé sur un autre poste, vous avez quand même tombé le travail à deux avec votre binôme sur un mi-temps alors que votre remplaçante était à temps plein ?
R : Ah oui, oui, oui… »

139De plus, ce dispositif modifie la répartition des tâches et les règles implicites de fonctionnement du travail collectif entre les deux collègues. Par exemple, la constitution des dossiers et leur suivi s’effectuent sur plusieurs heures, voire sur plusieurs jours :

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« Q : Un dossier c’est, euh…par exemple, le dossier des vêtements de travail. Donc, nous on le suit du début jusqu’à la fin. C’est-à-dire on fait passer les photocopies, on les récupère, on contrôle, on fait nous-mêmes des photocopies pour en garder un double ici, et on renvoie tous les autres à Béziers. Donc, si vous n’êtes là qu’une demi-journée, il y a une partie du travail que vous n’allez pas pouvoir faire bien sûr. C’est ça, le suivi d’un dossier, des fois, c’est sur plusieurs jours. C’est pas qu’une heure dans la journée.
Q : D’accord et, des fois, il vous manque une tranche, donc il faut récupérer, savoir ce qui a été fait ou pas pendant que vous n’étiez pas là.
R : Voilà, et oui, ou alors voir si c’est votre collègue qui a été obligée de le finir parce que vous n’étiez pas là, alors que, si vous êtes là sur toute la journée, c’est vous qui faites du début jusqu’à la fin. C’est plus pratique quoi, au niveau du travail, c’est plus pratique.
Q : D’accord, donc du coup ça veut dire qu’avec votre collègue, vous vous répartissez un dossier, par exemple ?
R : En principe, on… celle qui commence une tâche, en principe, la finit, mais si elle n’a pas eu le temps par exemple, ben c’est l’autre qui la finit quoi. On est toutes les deux dans le même bureau en plus, on peut très bien faire et le travail de l’une et le travail de l’autre. »
Cette règle informelle et établie entre les deux collègues qui se connaissent et travaillent ensemble depuis plusieurs années ne fonctionne que lorsque que Brigitte est à temps complet. Le mi-temps thérapeutique vient la remettre en question et déstructure l’activité coordonnée des deux salariées.

Passer de mi-temps à temps complet : entre fatigue et sens du travail retrouvé

141Brigitte a repris à plein temps au bout de trois mois. C’est sous la pression du directeur qu’elle a pris cette décision, même si elle admet que, physiquement, elle n’était pas prête. C’est donc au détriment de sa santé, du moins de la préservation de sa fatigue, qu’elle augmente son temps de travail, parce qu’elle se sent redevable envers l’entreprise qui ne lui a causé aucune gêne durant sa maladie et ses arrêts :

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« Le médecin m’aurait encore prolongée à mi-temps thérapeutique… Je voyais bien qu’un mi-temps, ça ne suffisait pas au niveau du travail. Il avait de plus en plus besoin de moi. Ma collègue était à mi-temps elle aussi. Ça coinçait quoi, et puis… il était tout… sans me demander vraiment quand est-ce que vous allez reprendre…et ça va ? et vous pensez continuer encore un peu ? Bon, je me suis dit tant pis, je vais essayer, quoi. Mais, honnêtement, j’aurais dû continuer à mi-temps.
Q : Et ce sentiment de on avait de plus en plus besoin de vous, c’était surtout le directeur ou il y avait aussi les collègues, ça se sentait aussi à leur niveau ?
R : Non, non, pas trop les collègues, c’était plutôt le directeur. Donc c’est vrai que, comme il avait été supersympa avec moi quoi, je me suis dit, bon il faut peut-être que je renvoie un peu la balle aussi quoi. »

143Cette reprise s’est donc révélée être source de fatigue pour Brigitte, mais elle a constitué un moyen de retrouver le sens de l’activité de travail. En effet, pouvoir répartir la charge de travail sur huit heures et non plus sur quatre augmente les marges de manœuvre de Brigitte pour organiser et répartir ses tâches :

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« […] dur ouais, la reprise à temps plein, c’est vraiment long. C’est épuisant. Et, d’un autre côté, en même temps, c’est bien aussi parce que, en y allant qu’une demi-journée, il y a tout un tas de choses qui vous échappent, je suppose comme toutes les personnes qui travaillent à mi-temps. Donc, il y a tout un tas de dossiers que vous n’arrivez pas à suivre. Alors que, là, en y étant le matin, l’après-midi, vous faites la boucle quoi de tous les dossiers. Donc, on arrive peut-être à récupérer un petit peu plus rapidement. »

145Mais le passage par le mi-temps thérapeutique reste une étape primordiale pour se préserver de la fatigue physique.

146En outre, cette reprise à plein temps a permis à Brigitte de reprendre sa place. On l’a dit, Brigitte et sa collègue avaient mis en place une organisation informelle quant à la répartition des tâches avant la survenue du cancer. Cette répartition des tâches était guidée par les temps de travail de chacune : Brigitte était à plein temps et son binôme à mi-temps, mais aussi par l’objectif que chacune ait une connaissance suffisante du travail de l’autre pour pouvoir se remplacer, si besoin. Brigitte avait donc à charge davantage de tâches en raison de son temps de travail plus grand, et son binôme avait essentiellement une fonction « d’appui ». Cette répartition des rôles s’est trouvée inversée à la reprise de Brigitte. C’est par la reprise du travail à temps plein que Brigitte a retrouvé son rôle dans les tâches à accomplir :

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« Q : Et comment… ça a été ça, vous l’avez bien… ?
R : … Au début, ça ne me gênait pas du tout parce que… de toute façon je ne pouvais pas assumer, j’y serai pas arrivée, c’était impossible. […] Et, puis, après au bout d’un moment… quand vous sentez que vous reprenez bien, mais bon voilà, maintenant moi j’aimerais bien… mais ça s’est fait automatiquement.
Q : C’est revenu dans votre camp facilement avec elle…
R : … Oui, oui, du fait que j’étais là toute la journée. Quand vous êtes à mi-temps, vous pouvez pas, non, non… elle, elle était à mi-temps aussi, mais, elle, elle avait été là, mais moi je n’avais pas été là pendant une grande période.
Q : Et donc, quand vous avez repris à temps plein, la répartition s’est faite.
R : Ça c’est remis rapidement dans l’ordre, puisque, bon, tout ce qui est partie secrétariat, étant donné que moi j’étais là toute la journée, le directeur s’adressait à moi. »

Garder un lien avec le travail pendant l’arrêt

148Durant son arrêt, Brigitte a conservé un lien avec le travail, la coupure n’a pas été totale. Ce lien a été maintenu de différentes façons : à travers les visites qu’elle leur rendait sur le site, les prises de nouvelles de ses collègues mais aussi du directeur :

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« Il (le directeur) m’appelait toutes les semaines. À la fête des secrétaires, il m’a envoyé un bouquet de fleurs, ah oui,…à mon anniversaire, c’est pareil. Non, non, non, vraiment, ils ont tous été supergentils. »

150et enfin, en participant à des réunions. Lors de son arrêt, Brigitte a été conviée à deux réunions auxquelles elle a participé :

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« J’y avais été aussi une ou deux fois pour des réunions, des réunions qui me touchaient quoi, des réunions de formation, donc on voulait pas que je reste en dehors de ça, et donc on m’avait demandé si je voulais participer. Ça avait été dur. Ça avait été toute la journée en réunion et j’avais eu du mal. Et, une autre fois, j’avais été faire le recyclage de secourisme, parce que je suis secouriste du travail et, donc, là si vous faites pas, vous perdez votre brevet. »

152Conserver et entretenir ce lien avec son entreprise semble indispensable pour Brigitte, car il lui permet d’être régulièrement informée, et donc de mieux se préparer à son retour. L’attente que ses collègues et son directeur ont envers Brigitte et qu’elle ressent est ambivalente : elle est à la fois une sollicitation bienveillante pour qu’elle retrouve au plus vite tous ses repères et ses capacités, et une menace. Brigitte ne parvenant pas bien à suivre ses dossiers lorsqu’elle était à mi-temps répond à cette attente en acceptant de reprendre à plein temps, peut-être au détriment de sa santé physique.

153Du fait d’une autonomie réduite dans son travail, le changement du rapport au travail ne se situe pas au niveau des aménagements de postes, du temps de travail, mais au niveau des gestes élaborés [3] pour atténuer les sollicitations physiques et atténuer les effets pathogènes des contraintes du travail sur la fatigue et les risques d’infection ou même de récidive. C’est ce que Christophe Dejours nomme « des défenses comportementales » (1995). Par exemple, depuis son cancer du sein, Isabelle, un autre cas de notre corpus, une vendeuse de presse qui n’a que peu d’autonomie, porte des gants pour manipuler les revues à couverture en papier glacé, elle a aussi modifié sa façon de les saisir pour les placer sur les étagères afin de réduire les efforts de manipulation et éviter de se couper. C’est le risque d’infection qui la préoccupe ici. Un autre cas, celui d’une agent de service hospitalier d’une maison de retraite montre que le statut joue un rôle important sur les possibilités de changement du rapport au travail des suites d’un cancer. Jeanne a repris à temps plein, quatre mois après son opération du col de l’utérus et des ovaires. C’est son statut de contractuelle qui l’a poussée à reprendre vite et à plein temps, par crainte de perdre son emploi. Elle a pris des risques en lien avec la cicatrisation et a repris contre avis médical. Une négociation avec son employeur lui a cependant permis de travailler sur un poste de nettoyage (ce qui réduit les efforts physiques mais sans les éviter), en horaire du matin uniquement.

154De la même façon, pour certains cas interviewés, le changement du rapport au travail se traduit par des modifications des ambitions professionnelles. Le parcours professionnel de l’infirmière cadre, Patricia, s’inscrit dans une trajectoire ascendante. Après son cancer, elle négocie un poste d’infirmière cadre en charge du management du centre de soin. A contrario, une cadre commerciale, atteinte d’un cancer du sein, renonce momentanément à ses ambitions de carrière à son retour au travail. Elle souhaite se consacrer davantage à ses enfants, à la vie associative, et veut maintenir un temps partiel. Elle travaille dans une entreprise du secteur informatique qui évolue très rapidement. Elle pourrait prétendre à devenir « top manager », mais y renonce en raison de l’investissement que cela suppose (nombreuses missions en Europe) et de la crainte d’une fatigue excessive qui pourrait être à l’origine d’une récidive de son cancer du sein dont elle veut, à tout prix, se protéger. L’histoire de Malek montre qu’il associe l’autonomie et la possibilité de créer de nouvelles normes de vie. Ce n’est qu’après avoir rechuté qu’il comprend que l’autonomie et les normes de vie ne sont pas suffisantes, encore faut-il que les normes de vie soient orientées vers une vie en santé et non en maladie.

Conclusion

155L’analyse du changement du rapport au travail à la suite d’un cancer permet de voir le cheminement que parcourent les personnes en vue de recréer un environnement de travail qui leur soit favorable, compte tenu des séquelles de leur maladie, mais également des conditions de leur emploi et de leur travail. Ce cheminement est constitué d’expériences conduisant à des points de stabilité ou de rupture. Les moments de stabilité ou de rupture sont exprimés à la fois en jugements sur leur état physique ou psychique (« je me sentais bien/pas bien ») et sur le résultat de leur travail (« je n’y arrivais pas », « on m’a retiré cette tâche »). Puisque les nouvelles expériences tentées après le retour au travail s’appuient dans la plupart des cas, notamment chez ceux qui poursuivent la même activité dans la même entreprise, sur leurs expériences passées, les trajectoires s’inscrivent dans une certaine continuité. Pour ceux qui retournent à l’activité dans un nouveau poste ou une autre entreprise, le cheminement est bien souvent plus long, chaotique et incertain. Mais les ruptures de trajectoires sont aussi le fait de ceux qui, après une reprise du travail dans un environnement qu’ils connaissent pourtant bien (même poste, même entreprise), sont dans une certaine obligation, pour vivre en santé, de changer leur environnement de travail et de se donner de nouvelles normes de vie.

156L’édiction de nouvelles normes de vie est complexe dans le sens où, pour être applicables sur les moyen et long termes et bénéfiques à la santé, elles doivent tenir compte de toutes les dimensions ou sphères (individuelle, sociale, familiale), des relations et des rapports sociaux et des caractéristiques de l’organisation de l’entreprise. L’autonomie, plus importante lorsque le statut social est plus élevé, est une condition qui facilite la recréation de normes. Mais, on l’a vu, cette autonomie n’est pas suffisante pour que de nouvelles normes de vie soient des normes pour vivre avec la santé. Lorsque l’autonomie est faible, la recréation de normes de vie est non seulement limitée, mais aussi conditionnée aux relations sociales toujours sujettes à évoluer positivement ou négativement. Sans maladie, entretenir de bonnes relations avec ses collègues et la hiérarchie est un exercice d’équilibriste. Avec la compassion que suscite le cancer, de bonnes relations semblent pouvoir se négocier, mais toujours pour des durées limitées. Cependant, ces négociations souvent implicites portant sur une diminution des horaires ou une réduction de tâches sont faites sur le mode de la faveur. Il n’est pas rare, notamment lors de changement de chef, de voir ces faveurs se retourner contre la personne qui en bénéficie. Pourquoi les cas où des aménagements de poste ont été réalisés régulièrement, avec le concours d’un médecin du travail et la direction, sont-ils l’exception ?

Bibliographie

Bibliographie

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  • Tosquelles F., 2009, Le Travail thérapeutique en psychiatrie, Érès.

Notes

  • [1]
    Commanditée par l’Institut national du cancer (Inca) et l’Association pour la recherche sur le cancer (Arc), cette étude a été réalisée grâce à leur soutien financier (Convention de recherche entre le Centre d’études de l’emploi, le Centre de recherches et d’études sur l’âge et les populations au travail, l’Arc et l’Inca 07/3D1418/IASH-28-5/NC-NG).
  • [2]
    Invité le 3 mars 2009 à l’Atelier « maladies et travail » organisé par le Centre d’études de l’emploi, Yves Clot a donné une lecture des apports de François Tosquelles et de Georges Canguilhem sur la santé, la maladie et l’environnement. Cet article porte les traces de cette lecture.
  • [3]
    Ce qui ne signifie pas que les personnes possédant une autonomie plus large ne modifient pas leurs gestes.
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