1Nous butons souvent sur cette apparente contradiction à propos d’une personne dont nous reconnaissons le savoir-faire : c’est un bon ouvrier, il se débrouille de tout, on peut lui faire confiance... et, pourtant, il n’a jamais fait d’études ! De quel talent parlons-nous, qui n’aurait rien à voir avec les formations reconnues ? D’un don, de « doigts de fée », comme on le dit de certaines femmes ?
2Interrogé, ce bon ouvrier répondrait probablement que « c’est juste une question d’habitude »… Mais, dans le cas présent, qu’est-ce que c’est l’habitude, une attitude passive ou le cumul d’expériences ? Et si ce bon ouvrier, adroit, efficace, curieux de nouvelles façons de faire, était celui qui développe, de ce cumul d’expériences, ce qui constitue justement l’intelligence pratique ?
L’intelligence : toute une histoire
3L’organisation mentale n’est pas donnée à la naissance, mais se construit, par étapes, depuis les racines de l’enfance jusqu’à ce que se stabilise la personnalité adulte.
4Très jeune, l’enfant perçoit physiquement dans le comportement des adultes qui l’environnent, et en particulier dans celui de ses parents, des difficultés, des questions, des angoisses qui l’affectent à son tour et contre lesquelles il essaye de lutter. Il tente de comprendre ces zones d’ombre, tout en évitant de les affronter directement ; s’il le faisait, il sent qu’il ferait souffrir ses parents et il craint, s’il les fait souffrir, de perdre leur amour. Cette expérience est le fondement même d’une fragilité spécifique à chaque personne et à partir de laquelle chacun « s’arme pour la vie ». De quelle manière ?
5Par le jeu tout d’abord : le jeu de l’enfant est une mise en scène, un théâtre, pour explorer des questionnements, inviter les adultes dans cette exploration, mais sans prendre le risque d’un questionnement trop direct, puisque ce n’est « que du jeu ». Corporellement, mais aussi par la parole dont il acquiert la maîtrise, l’enfant s’investit dans cette étape insatiable d’expérimentation des réponses possibles à ses questions.
6Devenir adulte, c’est accéder à un autre théâtre qui est celui du travail. Il ne s’agit plus seulement de questionner, mais d’agir. Toutefois l’énergie curieuse, issue des premières expériences de la vie, perdure dans le nouvel environnement, et sous-tend la manière de jouer sa place, son identité, dans les rapports sociaux de la vie adulte. Il existe donc un passage, une transposition, du théâtre des premières expériences de la vie au théâtre du jeu qui les interprète, et jusqu’au théâtre du travail où il devient possible d’agir, de transformer l’environnement. Cela ne veut pas dire qu’il y ait une équivalence entre les « scènes », cela ne veut pas dire non plus qu’on se complaise dans des comportements infantiles au travail. Ce sont des étapes, des moyens, dont chacun se saisit pour construire sa personnalité, et déplacer ses questions au fur et à mesure.
7Pourquoi peut-on dire que le travail est un théâtre ? Parce que le travail fourmille de questions, de problèmes à résoudre, d’objectifs à atteindre, qui sollicitent la curiosité, qui anime l’adulte dans la continuité de son histoire. Parce qu’il est un nouvel espace où trouver et construire sa place, en permettant d’utiliser de manière adulte le fruit des expériences accumulées dans l’enfance. S’il s’offre comme terrain de curiosité et de rapports sociaux, le travail réactualise d’une façon neuve l’intérêt des questionnements personnels, et il mobilise notre personnalité dans ses enjeux. Chaque responsabilité, chaque initiative, sont un tremplin qui se substitue au jeu révolu. Et plus l’organisation du travail se prête à une part de conception dans l’activité, par opposition à la stricte exécution, plus l’adulte y investit son intelligence pratique, créatrice, fondée dans sa réserve d’expériences préalables. Et plus l’adulte prend plaisir dans cet investissement qui répond peu à peu à sa quête d’identité.
L’intelligence chevillée au corps
8La première caractéristique de l’intelligence pratique est d’être fondamentalement enracinée dans le corps. Nombre des trouvailles extraordinaires et des ajustements ordinaires dans l’organisation du travail et dans la prévention des incidents passent par la sollicitation des sens alertés par une situation ou un événement rompant l’habitude, ou occasionnant de l’inconfort (ou du déplaisir). Un bruit, une vibration, une odeur, un signal visuel, peuvent ainsi solliciter le sujet, mais d’abord dans son corps. À la condition toutefois qu’existe préalablement une expérience vécue par le corps tout entier de la situation de travail ordinaire. Ce sont donc d’abord les changements (ou au contraire la répétition lorsqu’elle devient pénible) qui dérangent, qui alertent le corps et sollicitent la curiosité, toute tendue, dès le départ, vers la recherche d’une explication, voire d’une solution apaisante.
9Cette dimension corporelle de l’intelligence pratique est importante à considérer, dans la mesure où elle implique un fonctionnement qui se distingue fondamentalement d’un raisonnement logique. C’est la déstabilisation du corps total dans son rapport à la situation qui déclenche, initie et accompagne le jeu de cette intelligence pratique. C’est pourquoi cette intelligence est fondamentalement une intelligence du corps.
D’abord la réalité… la théorie ensuite
10Et ce qui guide ensuite l’action oriente l’intelligence vers des buts qui sont, une fois encore, portés par le corps et la perception. Dans ce processus qui incite l’ouvrier à agir sur l’organisation de sa tâche, les données techniques et scientifiques n’interviennent qu’après les sensations corporelles. C’est à partir de ce qu’il ressent que l’ouvrier esquisse très rapidement une interprétation, un diagnostic ou une mesure correctrice et il n’interroge la technique qu’après-coup, pour vérifier, puis rendre opératoire et général l’essai que lui suggère l’intuition nourrie et pilotée par ses perceptions. L’intelligence pratique fonctionne donc à l’inverse de la manière dont sont conçues les formations : ici, c’est d’abord la réalité ressentie et après seulement la théorie. C’est cette dimension corporelle de l’intelligence qui est d’abord mobilisée quand les opérateurs s’efforcent de corriger le fonctionnement d’une ligne de production, voire d’y introduire de vraies innovations. Ainsi peut-on observer de nombreux opérateurs, ignorants de la majeure partie des connaissances fondamentales en informatique et en mathématiques, qui se montrent capables d’intervenir efficacement sur la programmation, voire la mise au point, de logiciels. Les performances de cette intelligence pratique sont moins limitées qu’on ne le croit souvent, même si leur succès apparaît presque insolent vis-à-vis de modes de raisonnement jugés plus « sérieux » ou plus « nobles ».
11D’une manière générale, ce maniement de l’intelligence déroute le savant et demeure méconnu des cadres et des ingénieurs. À moins qu’il ne s’agisse d’un désaveu ? Il est en effet facile de montrer que cadres et ingénieurs eux-mêmes en usent pourtant largement. Et cela est vrai aussi des savants, jusque dans les meilleurs laboratoires de recherche expérimentale, où une part des découvertes passe par des manipulations et des ajustements empiriques dont on sait parfaitement qu’ils relèvent plus de recettes de cuisine et de ficelles que d’une logique rationnelle.
L’ingéniosité de l’économie
12La deuxième caractéristique est que cette ingéniosité, en prise concrète avec la pratique, est fondamentalement orientée par les épargnes de l’effort : obtenir le plus et le mieux, pour la moindre dépense d’énergie. Il y a dans l’ingéniosité un souci de l’économie. Économie étant ici à entendre essentiellement par rapport au corps et à la souffrance. C’est en ce sens que l’ingéniosité et la ruse sont, là encore, indissociablement solidaires du corps. C’est aussi pourquoi s’exprime parfois si douloureusement l’éloignement du terrain pratique chez ceux que la promotion professionnelle coupe brutalement de l’atelier ou du laboratoire. Faute de participation de l’ingéniosité à la recherche théorique, on n’aboutit qu’à des raisonnements, mais pas à une « pensée », et l’on se prive du pouvoir créateur de l’intelligence pratique.
13La troisième caractéristique de l’intelligence pratique est d’être largement répandue. Elle est mobilisée dans de nombreuses tâches, nous l’avons vu, y compris dans la recherche et la conception. L’intelligence pratique est aussi assez largement répartie entre les hommes. Elle est active et se déploie chez tous les sujets à condition qu’ils soient bien portants, ou qu’ils aient en tout cas assez de santé. Le corps alimente et déclenche l’intelligence, il met le sujet en éveil. L’état du corps est une composante de la puissance de l’intelligence. Un corps trop fatigué, trop malade ou épuisé, affaiblit l’intelligence rusée et la créativité. Sinon, dès que le corps rencontre une sollicitation, l’intelligence rusée investit la situation, sans délai. C’est ce qui confère à l’intelligence rusée un caractère « pulsionnel », c’est-à-dire que la plupart des gens bien portants éprouvent un véritable « besoin » d’exercer leur intelligence. Il y a une sorte de spontanéité, d’intention irrésistible dans l’intelligence rusée. La contrepartie de cette propriété, c’est que la sous-utilisation du potentiel de créativité est une source fondamentale de souffrance, de déstabilisation de la santé globale, mentale et physique.
14En résumé donc, l’intelligence pratique est une intelligence du corps, elle est à l’œuvre dans toutes les activités de travail, y compris théoriques, elle est fondamentalement subversive et créatrice, elle est largement répartie parmi les hommes et sa sous-utilisation est pathogène.
À quoi jouent-ils ?
15Un exemple saisi au cours d’une enquête réalisée dans une industrie pétrochimique : les opérateurs de conduite qui surveillent les installations dans la salle de contrôle ont, dans les phases de fonctionnement à régime de croisière, l’habitude de jouer au Scrabble. Cette pratique insolite sur un lieu de travail où la surveillance devrait être constante inquiète les ouvriers eux-mêmes et suscite une sorte de culpabilité. Ils cachent cette pratique ordinaire et la table est lestement débarrassée lorsqu’on entend un cadre venir vers la salle de contrôle du process. Les cadres, quant à eux, sont informés de cette pratique du Scrabble pendant les heures de travail. Ils la désapprouvent et s’efforcent de l’interdire, sans recourir pourtant à des sanctions.
16Néanmoins, au cours d’une enquête de psychopathologie du travail qui se déroule sur le site, les opérateurs et les cadres s’interrogent à ce sujet. À son terme, le travail de ce collectif fait apparaître les résultats suivants : lorsque le process fonctionne avec une certaine stabilité et qu’il est bien réglé, les ouvriers s’ennuient. Cette situation d’inactivité les irrite, les agace et, à la longue, l’angoisse s’empare d’eux.
17En jouant au Scrabble, ils trouvent une occupation conviviale à proximité des pupitres et se calment. Mais, ce faisant, ils font aussi beaucoup plus qu’il n’y paraît. Le jeu de Scrabble nécessite parfois de la réflexion et du temps entre les coups, ce qui permet à l’un ou à l’autre de se lever, de retourner un moment sur les pupitres et de procéder au perfectionnement d’un réglage de débit ou de pression. Puis il reprend sa place à la table de jeu. De temps à autre, donc, un joueur quitte la table et intervient sur le process. En fait, pendant tout le temps du jeu, ils « écoutent » le process. Ils écoutent le bruit, les vibrations, les alarmes périodiques, le ronronnement des installations. Et puis survient, dans ce bruit de fond dont le corps est imprégné, un bruit anormal, une vibration de plus basse fréquence… : le corps réagit et l’ouvrier se lève. Ainsi les ouvriers auscultent-ils, tout en jouant, le fonctionnement de l’installation. Or, cette auscultation s’avère délicate. Elle n’est possible que pour des ouvriers très entraînés, ayant une grosse expérience de la salle de contrôle. Cette surveillance auditive ne leur a pas été enseignée. Elle ne fait l’objet d’aucune consigne d’utilisation. Mais, aux dires des ouvriers, elle est très efficace. Tous y participent, avec un talent variable d’ailleurs. Cela ne s’explique pas. On apprend au contact des ouvriers plus anciens.
18C’est ainsi que des ouvriers ont élaboré une « ficelle », un « truc », pour contrôler efficacement le process. Or, l’engagement du corps dans cette auscultation du process est malaisé. Si l’ouvrier se met à écouter activement en y pensant, en se concentrant sur le bruit, il ne parvient plus à entendre. Ou bien il n’entend plus rien, ou bien tous les bruits deviennent suspects, il ne s’y retrouve plus et bientôt l’angoisse s’empare de lui. Il ne peut plus se servir de ses perceptions. Le régime de croisière de la production exige en quelque sorte que l’ouvrier se détende, qu’il se mette, lui aussi, en repos relatif. Alors, il parvient à s’accorder physiquement, sensoriellement, avec le process, et il repère sans hésitation les anomalies qui égrènent le quart.
19Dans ce contexte, on comprend après coup que la pratique du Scrabble est « géniale » ! C’est au Scrabble qu’ils jouent, ce qui est inhabituel, et pas à la belote, beaucoup plus fréquente parmi les ouvriers, en France. À la belote, en effet, on parle beaucoup, et on fait du bruit. Au Scrabble, on fait silence. En rompant l’ennui et l’angoisse, le jeu de Scrabble affine la performance sensorielle. Le jeu réconcilie la quête de confort et l’efficacité technique. Il maintient en activité les capacités que les opérateurs auront de mettre en œuvre immédiatement si le process nécessite leur intervention, alors que, s’ils étaient désoeuvrés, c’est à partir de l’ennui, ou de l’inquiétude latente, qu’ils auraient à mobiliser leur compétence.
20La découverte du jeu de Scrabble comme régulateur du comportement dans la conduite du process ne relève pas d’un calcul théorique ni d’une stratégie rationnelle. C’est une découverte empirique, pleine d’ingéniosité, dont la légitimité n’est démontrée que par son efficacité pratique.
21Il convient ici d’insister sur la place du corps tout entier dans une tâche qu’on a tort de décrire comme strictement intellectuelle. Après élucidation, le jeu de Scrabble peut être toléré sans réserve tant par les ouvriers eux-mêmes, désormais libérés de leur culpabilité, que par l’encadrement rassuré sur cette pratique insolite.
22Cet exemple illustre de nombreuses situations où l’on interprète un peu vite des comportements en termes de démotivation, voire de « manque de sérieux » ou de fainéantise.
23Au contraire, en psychopathologie du travail, il est un principe fondamental d’investigation et d’analyse : toute conduite, même lorsqu’elle semble aberrante ou absurde, a toujours un sens et une raison d’être. Surtout, lorsque cette conduite possède une certaine stabilité dans la vie ordinaire de travail… jusqu’à preuve du contraire.