Travailler 2008/1 n° 19

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Article de revue

Les relations de travail sur les plateaux téléphoniques : arrangements locaux et normes relationnelles

Pages 103 à 122

Notes

  • [1]
    La restitution d’une partie des résultats de la recherche empirique menée sur des plateaux téléphoniques se singularise partiellement de la littérature sociologique produite sur les centres d’appels. À ce titre, l’auteur s’attachera à discuter dans un travail ultérieur cette littérature et à démontrer l’existence d’un modèle hybride dans l’organisation étudiée.
  • [2]
    L’enquête s’est déroulée en 2006 dans deux centres d’appels situés à Paris et en province. Nous avons procédé par entretiens approfondis et observation en partageant différents moments de la vie du plateau (double écoute, collation, pause, repas…). La population retenue pour l’enquête se compose de six encadrants (chefs de groupe et superviseurs) et de douze conseillers en ligne.

1Les centres d’appels connaissent depuis les années 1990 une croissance soutenue. La gestion de la relation à la clientèle est « devenue aussi fondamentale que le produit » (Delaunay et Lechat, 2003). Elle participe à rendre compte de cette diffusion dans de nombreuses entreprises et dans différents secteurs (télécommunication, banque-assurance, high-tech). Elle traduit également une tension entre des impératifs contradictoires de rationalisation et de personnalisation de l’échange commercial (Cousin, 2002).

2L’accumulation des travaux en sociologie converge dans la caractérisation d’un univers de travail qualifié par son intense rationalisation (Buscatto, 2002 ; Calderon 2005) ou son hyperrationalisation (Cousin, 2002). Ils reviennent sur la standardisation des tâches, la normalisation des comportements mêlant prescription et mobilisation des subjectivités, la sophistication des dispositifs gestionnaires et techniques quadrillant l’activité, et sur la pression productiviste. Dans un tel contexte, les téléopérateurs élaborent et mettent en œuvre des stratégies défensives (Jeantet, 2003), de réappropriation éthique de l’activité (Calderon, 2006) et de détournement (Cousin, 2002). Ces différentes stratégies restent guidées par un souci de préservation de soi à travers l’autonomie conquise et le sens construit [1].

3La plupart des travaux laissent peu de place à l’analyse des échanges quotidiens entre téléopérateurs et la hiérarchie de proximité. Or, les relations de travail permettent à chacun et au groupe de tenir face aux nombreuses tensions et contradictions pesant en permanence sur le cours de l’activité. Elles constituent une ressource fondamentale pour supporter et réaliser le travail. Elles participent, selon nous, à la production d’un savoir mobilisable dans le cours de l’action, à l’affirmation de soi dans des interactions répétées et à la réduction de la charge émotive liée à la relation au client.

4Dans cette perspective, une étude ethnographique [2] menée au sein de plateaux téléphoniques de la société Indus ouvre sur un environnement de travail impliquant et contingent (1). L’observation du fonctionnement quotidien de ces plateaux, caractérisés par leur taille réduite, nous révèle une organisation sociale de la solidarité et de la convivialité (2). Les relations avec la hiérarchie de proximité donnent à voir la construction d’arrangements locaux autour d’une exigence d’adaptation aux contraintes productives et d’un respect de normes relationnelles (3).

1 – Un environnement de travail complexe, coûteux et incertain

Une activité encadrée par des impératifs productifs et commerciaux

5Les centres d’appels régionaux de l’entreprise Indus constituent des entités autonomes de la division commerciale. Ils entretiennent des relations de type client / fournisseur avec les autres services de l’entreprise, et notamment avec les services techniques chargés des interventions au domicile des clients. Chaque centre d’appels traite une clientèle spécifique en fonction de la segmentation établie – dans notre cas, le segment traité relève de la clientèle professionnelle. L’activité consiste essentiellement à réceptionner des appels téléphoniques portant sur l’accès au service proposé et sa facturation. Les conseillers en ligne sont amenés à consacrer la majorité de leur activité (soit les deux tiers) à fournir des renseignements et à résoudre des problèmes techniques et administratifs. Ils se doivent de répondre dans des temps limités (moyenne de six appels par heure) au maximum de clients tout en essayant de leur proposer un ensemble d’offres et de services optionnels.

6L’activité se déroule dans un environnement extrêmement encadré et orienté par des exigences de productivité. Les objectifs quantitatifs répondent à cette recherche de la performance productive. Chaque conseiller se voit fixer un nombre d’appels, de listes de gestion et de mails à traiter par heure. Les temps de pause et de retrait (déconnexion temporaire) s’inscrivent dans des temps limités et contrôlés. En effet, le dispositif informatique comptabilise les performances de chaque conseiller sur un ensemble d’indicateurs (nombre d’appels par heure, durée des communications et du passage en retrait…). L’hyperviseur et le superviseur s’appuient sur ces outils pour assurer le suivi et la régulation de l’activité. Le tableau lumineux installé sur chaque plateau comptabilise en temps réel le nombre de personnes « déloguées » ou en retrait, le taux de contribution de chaque centre d’appels et l’accessibilité globale. Il constitue un repère commun et une source de pression. Il renseigne les conseillers sur l’intensité du flux et l’opportunité d’un désengagement temporaire. Un système informatique centralisé attribue, selon un principe de répartition globale des communications, les appels en fonction de la disponibilité des conseillers et par ordre d’arrivée.

7Toutefois, les centres d’appels étudiés présentent des singularités les différenciant des centres d’appels traditionnels et permettant d’en contextualiser le fonctionnement social. La société Indus, ancien service public marchand, s’apparente à une « bureaucratie ouverte » (Osty et Uhalde, 2007). Les entités observées combinent des principes de décentralisation et de contrôle, des formes de planification et d’instabilité réglementaire. De plus, les conseillers bénéficient d’un statut protecteur en termes de garanties d’emploi et se voient embauchés en contrat à durée indéterminée. Les plateaux regroupent des personnes recrutées récemment diplômées du supérieur (baccalauréat professionnel, voire bts) et des agents disposant d’une expérience relativement importante dans l’entreprise. L’intégration de ces derniers résulte le plus souvent d’une mobilité obligée engendrée par un regroupement des entités administratives et gestionnaires. Par ailleurs, les centres d’appels positionnés sur ce segment de clientèle interviennent sur un marché concurrentiel au sein duquel le client se voit régulièrement démarché par les opérateurs du secteur. Les personnels de ces centres d’appels bénéficient de conditions de travail et d’une attention de la hiérarchie particulières au regard du segment de clientèle retenu (marché des professionnels). À ce titre, il s’agit pour l’encadrement d’assurer un niveau homogène de service et de limiter les formes de désengagement (retard, arrêt maladie, faible implication relationnelle et commerciale, voire démission). L’enjeu de fidélisation d’une clientèle pourvoyeuse de l’essentiel des marges bénéficiaires – donc fortement sollicitée par la concurrence – et de développement des ventes de services optionnels conduit l’entreprise à privilégier les conditions de travail, sans pour autant gommer le caractère éprouvant de l’activité. En effet, les centres d’appels étudiés se caractérisent par la légèreté de leur structure. Ils regroupent par plateau un nombre maximal de vingt conseillers – contrastant avec des centres d’Indus dédiés à d’autres segments et regroupant jusqu’à deux cent cinquante personnes. Les conseillers se distribuent autour de bureaux circulaires (qualifiés de « marguerites ») séparés en leur sein par des cloisons partielles autorisant l’échange de regards et d’informations. De plus, les contrats de travail retiennent une durée hebdomadaire de 35 heures, construite autour de journées continues (absence de temps partiel ou d’horaires décalés).

La mobilisation permanente de procédures nombreuses et évolutives

8Les conseillers en ligne reviennent souvent sur le caractère multiple et évolutif des procédures. Cette situation trouve sa source dans l’ouverture du marché qui a conduit à complexifier les configurations rencontrées (plusieurs opérateurs, séparation avec l’activité, plusieurs tarifs, élargissement à d’autres services). Pour s’adapter à cette évolution de l’environnement économique, l’entreprise a affiné sa politique commerciale (extension de la gamme d’offres et de services, segmentation de la clientèle) et augmenté le nombre de modes opératoires. Par suite, le conseiller doit régulièrement circuler dans une arborescence réglementaire pour pouvoir saisir la demande du client et assurer son traitement par les services responsables. La mise en œuvre de la procédure implique ici une connaissance évolutive du système de règles et un travail d’ajustement entre la singularité des situations rencontrées et la généralité des procédures types disponibles.

9Toutefois, la dynamique de la conversation échappe ici à la mise en place de scripts informatiques destinés à la structurer et à la cadencer. Contrairement à la plupart des centres d’appels, la construction de la relation au client se déroule en dehors de tout logiciel édictant des normes temporelle et langagière. De manière similaire, les argumentaires fournis constituent avant tout des repères et des points d’appui. L’encadrement recherche, lui-même, une appropriation personnalisée de ces argumentaires. Il se montre souvent sceptique vis-à-vis de l’introduction de scripts informatiques présentant le risque d’une dépersonnalisation de la relation au client et d’une taylorisation de l’activité. Cette marge d’autonomie apparaît, aux yeux des conseillers, indispensable pour s’adapter à la diversité des situations et des demandes. En d’autres termes, l’activité se prête difficilement à une démarche de standardisation. La singularité et la sensibilité des cas traités (problèmes de paiement, continuité du process chez le client) exigent de s’engager dans un travail d’écoute et d’analyse.

Une relation dense et imprévisible au client

10Les conseillers se voient régulièrement exposés à des situations de tension. Une partie des appels porte, en effet, sur l’expression de problèmes et de griefs (suspension du service, difficultés financières, mise en service retardée…). Le client peut être amené à manifester son mécontentement, son agressivité ou sa colère. Cette confrontation répétée à des situations chargées émotionnellement demande et passe par un apprentissage pour se préserver et éviter la contamination de la sphère privée. Il s’agit alors de prendre fréquemment sur soi et d’instaurer une distance dans la relation :

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« On prend beaucoup sur nous, nerveusement c’est parfois difficile. Au départ, quand je rentrais à la maison, tout le monde en prenait, sans le savoir. À force de s’exercer, de prendre du recul, ça se passe mieux. »
(Conseillère, 45 ans, ancien agent administratif.)

12Les conseillers reviennent également sur la pénibilité d’une activité les exposant à la répétitivité de la tâche et à la contrainte permanente d’un flux incessant d’appels. Face à cette situation, les conseillers pourraient opter pour un traitement quantitatif de la relation à la clientèle. Il leur permettrait de réduire leur investissement subjectif dans l’interaction. Or, ils ne choisissent pas d’orienter de manière minimaliste leur engagement dans le travail. En effet, le choix d’une prise d’appels collant au plus près des critères de production conduirait à ressentir plus fortement la pression productiviste et à vider le travail d’un sens gratifiant. L’activité se rapprocherait alors du travail à la chaîne, faisant par là même ressortir la pénibilité et la faible gratification de la tâche. L’acceptation de la soumission à la répétitivité de la tâche aboutirait, dans le même temps, à affecter l’estime et la construction de soi.

13La stratégie d’engagement retenue pour contenir et dépasser la pénibilité de l’activité consiste à entrer dans un rôle orienté vers le conseil et la compréhension. Cette stratégie professionnelle participe à (re)donner du sens à une activité sous forte pression à travers la construction d’un rôle source de valorisation et de reconnaissance vis-à-vis du client. Or, l’adoption d’une telle posture comporte un coût psychosociologique élevé. Elle demande, en effet, de l’investir dans les multiples situations traitées et dans le rôle retenu. Il convient alors de faire preuve d’empathie, de compréhension et d’appropriation (faire siens les problèmes exposés).

Une activité à la croisée de différents paradoxes

14Dans le cadre de l’activité téléphonique, la relation ne se limite pas à un échange d’informations et à un placement d’offres. Les conditions de déroulement de l’interaction et le modèle de relation de service valorisé par l’organisation conduisent les conseillers à devoir séduire, convaincre, mettre en confiance, et à apaiser les tensions et les angoisses (Hochschild, 1983). Or, l’échange s’inscrit, dans les faits, dans un cadre impersonnel, distancié et temporaire. En effet, la relation reste médiée par un moyen de communication à distance contrastant avec une relation de face à face ancrée dans un lieu commun. L’échange se veut également ponctuel au regard du temps moyen inscrit dans les normes temporelles (six appels par heure). De plus, une répartition aléatoire des appels sur l’ensemble des centres d’appels aboutit à l’introduction d’une relation impersonnelle entre deux étrangers sans historique et perspective de relations durables. En définitive, la relation se contracte le temps d’un échange ponctuel entre deux « inconnus » qui doivent, quand même, parvenir à construire une relation de service personnalisée.

15D’une autre manière, les conseillers soulignent l’existence d’une tension entre l’exigence d’un traitement global de l’appel et la confrontation à une multiplicité de tâches à réaliser (envoi de mails normés, enregistrement des données traitées, impression de documents, circulation entre différentes applications, analyse de la situation, explications à donner, proposition d’offres). La hiérarchie insiste sur la nécessité d’épurer au maximum toutes les tâches inhérentes à un appel. Il ne s’agit pas d’ouvrir le temps réservé à la gestion à la prise en charge différée du surplus d’activité provoqué par les conversations successives. Or, le temps moyen par appel, défini par l’organisation, contribue à restreindre la séquence temporelle réservée au déploiement d’une conversation aux multiples aspects et contraintes. Parallèlement, la mise en « retrait » reste une solution limitée dans la mesure où elle est également soumise à des ratios temporels contrôlés. L’hyperviseur dispose d’une application informatique lui permettant de visualiser en temps réel la durée du retrait et d’informer les surperviseurs du plateau concerné des dépassements repérés. De manière plus globale, les conseillers rendent compte d’une situation d’autonomie contrainte et de contradictions entre des exigences qualitatives et quantitatives. Il s’agit de satisfaire et de convaincre les clients de l’intérêt des services proposés tout en restant au plus près des normes temporelles encadrant les différents compartiments de l’activité. En d’autres termes, le conseiller se trouve exposé à une délégation implicite dans la résolution des contradictions organisationnelles (Linhart, 1995) ;

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« Il ne faut pas passer trop de temps avec un client et il ne faut pas se créer de tâches en back office. L’un ne doit pas interférer sur l’autre. C’est une course contre la montre en permanence. Il faut satisfaire l’entreprise et le client en priorité. On est un peu la troisième roue du carrosse, vous êtes le tampon final. Il faut faire avec. »
(Conseiller, ancien agent administratif, 49 ans.)

2 – Une organisation sociale de la solidarité et de la convivialité : une réponse collective à la pénibilité et à l’incertitude

Un système d’entraide élaboré sous contrainte de flux et d’instabilité réglementaire

17Les conseillers se trouvent confrontés à une double incertitude. D’une part, l’activité demande de mobiliser une multitude de données et de procédures évolutives. Il s’agit de pouvoir s’adosser à une connaissance technique dans le cours de l’action et sous la pression permanente du flux d’appels. D’autre part, la diversité des clients, dans leur profil et leur situation, expose le conseiller à une variété de demandes. D’où, cette crainte partagée d’une absence de réponse à une question spécifique du client (la peur de la « colle »).

18Pour traiter l’aléa, il se met en place un système d’entraide qui permet au groupe et à chacun de faire face. La relation à l’autre se construit alors autour du problème et de l’enjeu de la compétence, c’est-à-dire des connaissances et des savoir-faire à mobiliser au quotidien, et autour des contraintes de rendement. Les conseillers sont amenés à ouvrir quotidiennement des espaces d’échange afin de limiter et de pallier les aléas et la complexité de l’activité à réaliser. Ces nombreux et furtifs moments d’échange (toujours à l’abri d’une écoute extérieure) procurent la matière opérationnelle à la constitution d’un savoir opératoire indispensable au traitement d’interactions répétées. Ce soutien offre aussi à chaque conseiller les moyens de rassurer le client et d’être en cohérence avec l’image revendiquée de service au client.

19L’échange se voit également structuré par la répartition spécialisée des connaissances. En fonction de leur trajectoire et de leurs dispositions, les conseillers se sont progressivement établis un domaine d’expertise rapidement identifié par les collègues de plateau. Cette distribution spécialisée des connaissances participe à la constitution d’une compétence collective et à la production d’identités spécifiques (autonomes). La circulation des savoirs conduit à une identification de la spécialisation de chacun dans des domaines d’activité et à une affirmation des spécificités. Chacun connaît le type de savoir détenu par l’autre et se voit reconnu à travers les multiples sollicitations. Le plateau apparaît à la fois comme un espace d’échange de savoirs et d’affirmation de soi. Il s’y joue la production des savoirs et des identités professionnelles.

20L’interdépendance des contributions ouvre sur une solidarité obligée. Chacun dépend des autres pour parvenir à réaliser sa propre activité. Dans cette configuration relationnelle, la coopération donne lieu à des renoncements réciproques, c’est-à-dire à des sacrifices répétés par rapport à ses intérêts immédiats. Ils peuvent s’assimiler à un échange de dons qui contribue à installer et à pérenniser une relation solidaire.

21L’activité se réalise à travers et par des soutiens mutuels de différentes natures ; on prend l’initiative de décharger un collègue en retard sur des tâches de gestion, on n’hésite pas à suspendre sa conversation pour apporter une explication ou une précision au collègue, on joue le rôle du hiérarchique pour soulager le collègue d’un appel difficile… On prend de son temps, souvent précieux, pour apporter ponctuellement et de manière répétée son soutien à l’autre. Chacun sacrifie, à plusieurs moments, son intérêt immédiat (partage d’information et de connaissance, quitte à se mettre parfois en retard sur sa propre activité ou à faire patienter le client). À plus long terme, ces dons successifs débouchent, comparativement au contexte de départ, sur une situation avantageuse pour chacune des parties. Le groupe devient plus à même de traiter dans l’urgence les problèmes rencontrés. L’échange de dons offre ici aux conseillers les moyens d’alléger le poids des contraintes organisationnelles. La norme de réciprocité incluse dans le don participe à contenir la tentation opportuniste de tirer à son seul profit les ressources circulant dans le groupe. Ce système de dons participe à limiter le calcul, du moins à rendre moins probable l’absence de contre-don. En d’autres termes, les dons manifestent « l’interdiction de calculer de façon à ce que personne ne puisse jamais se dire quitte » (Callon et Latour, 1997, p. 57). Le flot continu des services rendus et des informations partagées empêche d’identifier précisément le donataire du donateur. Les rôles se confondent sur la durée. Chacun se sent redevable de l’autre et légitime à le solliciter. Il se crée une situation d’endettement mutuel.

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« Si je ne sais pas répondre personnellement, je sais que je peux m’appuyer sur quelqu’un derrière, on sait qu’on ne va pas tomber le bec dans l’eau. Si le client vous pose une “colle”, je lui dis : “Écoutez, je vais me renseigner”, je le mets quelques instants en attente et on ne va pas lui répondre dans quinze ans. »
(Conseiller, bac pro., 26 ans.)

23L’entraide et l’attention aux difficultés de l’autre se révèlent être des normes prégnantes et structurantes dans la construction des relations aux collègues. Elles se manifestent, tout d’abord, au moment de l’intégration dans le poste. Les nouveaux embauchés ou arrivants soulignent tous la qualité de l’accueil et du soutien reçus. Ils bénéficient, en effet, de l’appui d’un tuteur (plus expérimenté dans la fonction) généralement apprécié pour sa grande disponibilité et sa bienveillance durant les premiers mois d’apprentissage. De manière similaire, les conseillers reviennent souvent sur le suivi rapproché de l’encadrement et les efforts consentis pour faciliter leur intégration. L’ensemble de ces comportements visent à exprimer et à encadrer les relations à venir. Ils renseignent chaque nouvel arrivant sur les normes relationnelles présidant aux échanges entre collègues et sur la manière de travailler ensemble.

Un espace utilisé dans l’action par les conseillers et façonné par la hiérarchie

24Pour les conseillers, l’espace ne se limite pas à une contrainte ergonomique (charge sonore élevée), mais représente une ressource exploitée dans le cours de l’activité. Nous retrouvons ici les travaux de F. Hanique (2004) sur la place centrale de l’espace et l’importance de sa maîtrise progressive dans l’accès au métier. Le plateau se révèle être un espace dans lequel circule du savoir-faire. L’ouverture du plateau et le rassemblement en « marguerites » (plus ou moins proches) donnent accès à la pratique de chacun, à ses ficelles et à son style. Chaque conseiller procède par écoute flottante, l’autorisant ainsi à accéder à la pratique de l’autre, et à saisir la pertinence d’un argumentaire ou l’efficacité d’une formule – et également aux limites et imperfections de l’action individuelle. Elle permet à chacun d’asseoir son savoir-faire et sa position de conseiller auprès du client. Cet accès opportuniste à une connaissance circulante offre à chacun les ressources cognitives nécessaires à la consolidation de ses connaissances et à leur personnalisation dans un « style » particulier complétant le « genre » du métier (Clot, 1999). Chacun s’affirme et se singularise dans l’ajustement et la mobilisation de son savoir-faire.

25L’ouverture du plateau, sous le regard et l’écoute croisés de ses membres, conduit à ce qu’il soit investi comme une « arène des habiletés » (Dodier, 1993). En effet, les multiples conversations téléphoniques répondent non seulement à des impératifs commerciaux de satisfaction de la clientèle, mais jouent aussi un rôle symbolique de réévaluation des qualités professionnelles. Les situations les plus tendues ouvrent des espaces professionnels dans lesquels certains agents peuvent exprimer leur capacité de contenir l’échange et de maîtriser leurs émotions. Ces moments constituent de véritables « épreuves de réalité » qui testent la capacité de s’adapter à un contexte éprouvant et au terme desquelles on assiste à une redistribution des qualités attribuées aux personnes. Sur la durée, la succession d’appels offre l’occasion de montrer devant un public de pairs (« audience » pour reprendre les termes de N. Dodier) une certaine fluidité dans la construction de l’échange, une aisance sociale dans la présentation de soi et la personnalisation de la relation, et une habileté à glisser d’un registre à l’autre. Le plateau devient un petit « théâtre de l’habileté technique » à l’intérieur duquel l’agent prend la mesure de ses potentialités d’adaptation et s’affirme auprès des autres en tant que conseiller. L’estime de soi et la valeur attribuée par autrui se modifient au gré des situations vécues, des postures tenues et de la teneur donnée aux échanges. En ce sens, « les arènes de l’habileté technique distribuent les individus entre les pôles de l’adresse et de la maladresse, de la force et de la faiblesse, de l’expérience et de l’ignorance, du calme et de la nervosité, du courage et de la pusillanimité » (Dodier, 1993). Par exemple, plusieurs personnes d’un même plateau désignent les qualités de vendeur d’un de leurs collègues et son aisance relationnelle. Il se démarque, en effet, par sa liberté de ton et ses traits d’humour destinés à créer des rapports de proximité et de confiance. Dans ce cas, « une forme de prouesse consiste à montrer que les règles [formelles] ne s’appliquent pas à soi » (ibid.).

26L’espace se voit aussi objet d’instrumentation de la part de l’encadrement. Ce dernier utilise la plasticité de l’espace pour favoriser des dynamiques d’apprentissage et l’acquisition de postures de vente. Il joue sur la composition des « marguerites » par des assemblages successifs de profils différents. Il rassemble sur une même « marguerite » des jeunes embauchés et des conseillers expérimentés. Cette configuration participe à la fois à l’apprentissage et à la confrontation d’approches différentes du métier. D’une autre manière, l’encadrement rassemble des conseillers aux profils contrastés (orientés gestion et vente). Une telle configuration vise à dessiner des profils de vendeurs et à banaliser, voire à dédramatiser, l’acte de vente.

Une attention personnalisée à la situation subjective du collègue

27Le rapport au collègue apparaît également central dans la mesure où il fournit le soutien psychologique requis par les aléas et les tensions traversant la relation au client. Il permet de dépasser ou, du moins, de rendre plus supportable la charge émotive de l’activité (Cihuelo, 2002). Face au mécontentement et à l’agressivité du client, les agents mettent en place des « stratégies défensives » leur permettant d’atténuer la souffrance engendrée (Dejours, 1993). Dans le cours d’une conversation tendue, un collègue peut venir décharger le conseiller en ligne et jouer le rôle factice du responsable hiérarchique. Le changement d’interlocuteur, au statut supérieur (jugé comme tel par le client), participe à apaiser l’échange et à soulager le conseiller. D’une autre manière, la pause peut servir à partager des moments éprouvants de la journée et à évacuer la tension accumulée. Le groupe procure alors à chacun un espace dans lequel il peut se dégager des situations les plus impliquantes et retrouver l’énergie psychique suffisante pour reprendre l’activité. Les collègues de « marguerite » peuvent être aussi le public convoqué (utilisation du haut-parleur) qui, par son écoute complice et ses commentaires d’après conversation, participe à une prise de distance avec l’appel. De telles séquences permettent au groupe de renforcer ses liens et de disposer d’une expérience subjective commune du travail.

28Le soutien psychologique et l’attention au vécu émotionnel du collègue constituent des normes dans les relations quotidiennes de travail. Chacun se sent dans l’obligation de venir en aide à un collègue déstabilisé ou affecté par une conversation. Cette règle d’obligation prend sa force contraignante dans la conscience éprouvée du « stress relationnel » lié à l’activité et dans la confrontation directe à des visages marqués par l’émotion :

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« On se sert tous les coudes, on est obligé. Autrement, c’est mal vu parce qu’on est en open space, on voit la difficulté sur le visage du conseiller. Si on le voit et qu’on n’intervient pas, ça veut dire qu’on est quelqu’un sur qui on ne peut pas compter. »
(Conseiller, bac pro., 25 ans.)

30En définitive, le soutien psychologique apparaît indispensable pour supporter et se protéger des sources de déstabilisation. Dès lors, la conflictualité dans les rapports de travail demande à être réduite à son minimum. La charge émotive de la relation au client ne peut se cumuler à celle d’interactions tendues entre collègues. À ce titre, les conseillers soulignent les effets délétères du comportement d’un superviseur stigmatisé par son ingérence et son manque de discrétion. Cette séquence de la vie du plateau constitue un épisode douloureux par l’atteinte portée au bien vivre ensemble et à la solidarité obligée. L’acuité de la crise vécue renvoie à la déstabilisation produite sur la régulation sociale du plateau et à l’affranchissement des normes relationnelles. En ce sens, « l’obligation implicite qui est faite à tous de “bien s’entendre” (dans les sens affectif et auditif du terme) avec tout le monde afin de pouvoir continuer à travailler ensemble interdit à chacun de s’exposer davantage, notamment en introduisant une parole susceptible de provoquer des polémiques et, par là même, de menacer le subtil équilibre du fonctionnement collectif » (Hanique, 2004, p. 202).

La recherche d’une convivialité porteuse de sécurité, de ressource et d’intérêt au travail

31La convivialité constitue, du point de vue des conseillers, une dimension importante de l’activité dans la mesure où c’est à travers elle que se trouve l’intérêt retiré au travail. Elle participe au quotidien à soutenir l’investissement dans le travail. De plus, l’importance accordée à l’ambiance de travail tient au fait qu’elle offre une sécurité affective compensant l’exposition à un environnement imprévisible et potentiellement déstabilisant. Les conseillers qualifient souvent leur groupe de « famille » ou de « cocon », manifestant ici l’orientation donnée aux relations de travail et leur rôle protecteur. A contrario, la détérioration des relations de travail sape les fondements de l’implication professionnelle. Toute dégradation significative du climat relationnel joue fortement sur le désir de pratiquer le métier et sur le coût subjectif attribué à son exercice.

32La valorisation de la convivialité tient au fait qu’elle permette que s’ouvrent des espaces dans lesquels se partagent de la proximité et de l’affectivité, mais aussi que s’échangent des coups de main, des conseils et des ficelles. Dans ces différents moments de sociabilité, chacun renforce sa maîtrise du rapport au client. En définitive, l’accès à une connaissance opérative est également dépendant d’une conformité aux règles encadrant la vie collective de l’équipe et du plateau. Il convient pour chacun de manifester un minimum d’engagement affectif dans les différents moments de sociabilité. L’absence de conformité à cette norme de convivialité s’apparente à un comportement déviant réprimé par le groupe et peut être source d’une marginalisation progressive (non-accès aux informations pertinentes pour réaliser le travail dans ses différentes facettes et s’adapter à son contexte évolutif) :

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« Sur un plateau, on ne peut pas être individuel, celui qui bosse dans un coin finit par être tout seul. Ils ont une telle exigence les uns vis-à-vis des autres que les autres ne le louperaient pas. »
(Superviseur, femme, 35 ans.)

3 – Un échange coopératif avec l’encadrement fondé sur le soutien, l’adaptation de la règle et la production de la convivialité

Le responsable d’équipe ou l’enjeu de la production commerciale

34Le responsable d’équipe représente le premier niveau d’encadrement dans la ligne hiérarchique. Il assure le suivi commercial de l’activité des conseillers. Il s’appuie sur les statistiques produites par le marketing, les données quantitatives et qualitatives transmises par le superviseur (nombre de mails et de références traités, compte-rendu de coaching, retour d’anomalies…). Il reçoit, plus ou moins régulièrement, les conseillers dans le cadre d’entretiens dits « de pilotage » (hebdomadaire et-ou mensuel). Ces entretiens visent à analyser sur la durée le degré d’ajustement entre les objectifs fixés et les résultats enregistrés. Le responsable s’attache ici à anticiper sur des retards, à identifier les besoins et à définir les actions correctrices à mettre en œuvre.

35Dans le quotidien de l’activité, la hiérarchie se trouve confrontée à la nécessité de traiter deux types d’incertitude. La première, de nature productive (taux d’accessibilité, variation d’activité, gestion des effectifs), implique pour le responsable d’équipe d’obtenir de ses conseillers la souplesse nécessaire à l’accomplissement du travail et à l’absorption des aléas. La seconde, de nature commerciale, suppose du responsable d’équipe d’assurer le meilleur engagement individuel de ses conseillers et partage des objectifs collectifs.

36La hiérarchie cherche à installer sur le plateau des relations solidaires et conviviales. Elle participe de cette norme de relation, basée sur l’entraide technique et la convivialité, parce qu’elle permet de rendre plus supportable la tâche (pesant ainsi sur le niveau d’absence et le turn over) et de faciliter la circulation des savoirs. À ce titre, l’encadrement accorde une attention particulière à l’intégration des nouveaux arrivants. Ces derniers peuvent être l’objet de gestes marquant symboliquement leur insertion dans l’équipe (ex. : organisation d’un petit déjeuner). Ils bénéficient le plus souvent d’un soutien rapproché par la désignation d’un tuteur et la disponibilité « bienveillante » affichée par l’encadrement (attention personnalisée, conseil, moindre pression productive et réglementaire). L’encadrement, comme le groupe, n’hésite pas à beaucoup donner au nouvel arrivant. Il s’agit de lui signifier que la relation se fonde sur un régime de réciprocité. La coopération se construit par l’initiative, l’incitation et l’exemplarité du don comme comportement à suivre. En d’autres termes, « dans l’action, chacun tient en exemple, son propre comportement, à titre de référence, pouvant être adopté par les autres » (Cordonnier, 1997).

37Les relations répondent, en effet, à un principe de réciprocité différée – autorisée par la relative stabilité des acteurs du plateau. Le choix d’un registre essentiellement instrumental et réglementaire ne suffirait pas à traiter tous les aléas rencontrés dans l’activité. Il convient de donner pour recevoir. L’encadrement doit régulièrement faire face à des variations de charge, déterminées par le flux extérieur d’appels, et d’effectif. Il s’agit pour lui de pouvoir compter sur la disponibilité et la souplesse des conseillers. Il convient, en effet, d’arriver à organiser le passage rapide d’une activité à l’autre (téléphone – gestion) ou d’une offre à l’autre. La hiérarchie est amenée en retour à réduire ponctuellement, par des aménagements et des mesures protectrices, les effets des contingences productives :

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« Les gens vous rendent service quand vous savez faire preuve de souplesse et de convivialité. Il y a du retour […] Leur activité est planifiée, mais on peut avoir beaucoup plus d’appels que prévu, d’absents. Il y a toujours un écart par rapport à la prévision. On demande alors aux agents de contribuer. Il y a besoin de souplesse pour faire face à la charge. »
(RE, homme, 35 ans.)

39D’une autre manière, le responsable n’hésite pas à donner de son temps pour, le cas échéant, recevoir et écouter les difficultés rencontrées par un conseiller – aussi bien à titre professionnel que privé. Il peut être amené à retirer ponctuellement un agent du téléphone. Le souci accordé à l’état psychologique des personnes doit être relié aux incidences (pressenties par la hiérarchie) sur la qualité de l’interaction avec le client. L’implication subjective demandée par le métier de conseiller se traduit par une interdépendance forte entre les relations construites dans les sphères du travail et du hors-travail. Il devient alors important pour la hiérarchie d’apprécier les disponibilités et les appétences des conseillers.

40Au-delà du soutien et de l’attention manifestés, les conseillers attendent une reconnaissance du travail réalisé dans un contexte de travail unanimement qualifié d’éprouvant et de stressant. La reconnaissance attendue est à la hauteur de l’investissement subjectif fourni et de la pénibilité de la tâche. À ce titre, la proximité avec les agents et leur situation apparaissent, du point de vue des responsables, fondamentales pour porter un jugement et agir sur le fonctionnement organisationnel du plateau. Cette connaissance du travail en situation est recherchée (valorisée), parce qu’elle permet d’incarner les statistiques fournies et de compléter le point de vue du superviseur installé sur le plateau (et donc de gagner en autonomie).

41Au final, la relation avec la hiérarchie de proximité trouve ici un équilibre entre les ressources détenues par les conseillers dans la maîtrise du rapport à la clientèle et le soutien apporté par le responsable d’équipe, manifestation d’une appréciation partagée des difficultés rencontrées et des compétences mobilisées. La légitimité de cette hiérarchie opérationnelle prend corps et s’éprouve dans le cours de l’activité. En effet, elle dépend de « sa capacité de réguler les conditions de travail, d’intervenir sur les tensions entre les objectifs quantitatifs de production et la conception qualitative du travail de service public et de développer des pratiques de reconnaissance du travail réel des agents » (Osty, Uhalde, 2007, p. 179-180).

Le superviseur : un acteur fonctionnel en quête d’une légitimité professionnelle

42Le superviseur occupe un rôle fonctionnel au sein d’une organisation hiérarchisée, tout en remplissant une double fonction de contrôle et de formation. Il contribue localement au suivi de l’indicateur central d’accessibilité. En fonction des résultats affichés, il procède ponctuellement à des réajustements dans la répartition des conseillers entre les activités de gestion et de téléphone. Dans cette perspective, il s’attache à contenir les temps de retrait et de pause dans les limites fixées. Il assure le suivi du déroulement de l’activité par sa présence sur le plateau, équipé de logiciels fournissant en temps réel la situation de chaque conseiller, et des actions, plus ou moins régulières, de « double écoute ». Dans le cadre de ces dernières, le superviseur procède à une évaluation des compétences mobilisées et à un contrôle du respect des procédures édictées. Dans le cours de l’activité, le superviseur remplit un rôle technique et décisionnel pour soutenir les conseillers, notamment les moins expérimentés (jeunes embauchés, intérimaires), et traiter les cas complexes et spécifiques, voire dérogatoires.

43Le superviseur se trouve, à son niveau, également confronté aux deux mêmes incertitudes (productive et commerciale). Pour obtenir la souplesse recherchée et l’engagement demandé auprès des conseillers, le superviseur engage différentes ressources dans ses échanges quotidiens avec les conseillers.

44À travers la compétence technique détenue et mobilisée par le superviseur se jouent à la fois la maîtrise de l’activité et la construction de sa légitimité professionnelle. L’exercice préalable du métier par le superviseur lui confère, et la légitimité, et le respect des conseillers (expérimentés comme débutants). Les jeunes embauchés expriment une attente particulièrement forte d’appui correspondant à un double enjeu psychologique et professionnel. La maîtrise progressive du métier représente pour eux la possibilité de réduire le coût de la confrontation à l’incertitude et de se construire une image de professionnel auprès du client – limitant dans le même temps les prises offertes au mécontentement et à l’agressivité. Au contraire, certains conseillers expérimentés attribuent une faible légitimité à des superviseurs ne disposant pas, selon eux, des compétences attendues et préfèrent limiter au maximum leurs sollicitations – manifestant par là même leur autonomie et leur indépendance. De leur côté, les superviseurs privilégient et valorisent leur fonction à travers les registres du conseil et de l’aide technique. Cette insistance à se placer dans un rôle de soutien technique vise à la fois à compenser leur absence d’assise hiérarchique et à faciliter l’acceptation de leur fonction de contrôle.

45La règle constitue une source de négociation, voire de tension. Elle représente une ressource importante mobilisée par le superviseur pour parvenir à dégager des marges de manœuvre face aux contingences productives. Dans la plupart des cas, le superviseur s’attache à réduire la pression productiviste en aménageant les conditions d’application des règles. En fonction de la charge de travail, il peut être conduit à se montrer moins strict sur le respect de la durée réglementaire des pauses. D’une autre manière, il cherche, selon le taux d’accessibilité affiché, à contenir plus ou moins fortement les temps de retrait. Il joue également le rôle d’intermédiaire pour obtenir de l’hyperviseur un temps de retrait supérieur à la moyenne, justifié par la complexité du dossier à traiter. Cette adaptation en situation de la règle et le rôle protecteur joué permettent au superviseur de pouvoir compter en retour sur l’engagement des conseillers. Néanmoins, les temps de retrait et de pause peuvent devenir des points de crispation dans la mesure où s’y joue la capacité de mettre à distance la pression organisationnelle – avec ses règles et ses critères de rendement – et de s’ouvrir des espaces d’autonomie professionnelle.

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« Il faut que les superviseurs comprennent qu’on n’est pas là pour jouer aux cartes. Ils ont l’impression que, si on n’est pas surveillé, on n’est pas autonome, alors que ce n’est pas le cas. On travaille beaucoup, on n’arrête pas. »
(Conseiller, 25 ans.)

47En d’autres termes, le superviseur se trouve confronté à une recherche de prise de distance avec les règles formelles encadrant le temps de travail des conseillers et renvoyé, ponctuellement, par ces derniers à son statut d’acteur fonctionnel, avec d’autant plus de force qu’il ne peut contribuer directement à l’activité quotidienne par la mobilisation d’un savoir-faire opérationnel et reconnu (« tu n’es pas mon chef, tu n’as pas d’ordres à me donner »). Cette situation traduit la fragilité d’une position impliquant de procéder à des actions de contrôle sans pour autant disposer de prérogatives hiérarchiques. Il ne peut alors dépasser ce dilemme que par sa capacité de se conformer à la norme relationnelle du plateau (entraide et convivialité) et le soutien apporté par le responsable d’équipe dans le sens de sa légitimation.

48Le superviseur s’attache à compléter son rôle par le soutien psychologique apporté. Il se montre soucieux du rapport entretenu par le conseiller à son travail et de l’impact des difficultés rencontrées dans sa réalisation. Le superviseur, conscient du rôle primordial des conseillers dans l’atteinte des objectifs, réassure et revalorise les conseillers sujets aux doutes ou au découragement. Il peut, le cas échéant, extraire temporairement l’agent concerné de l’activité téléphonique et le transférer sur des tâches de gestion. D’une autre manière, le superviseur se substitue au conseiller dans le cas d’appels tendus ou conflictuels, afin de limiter l’exposition des conseillers aux situations les plus éprouvantes et, par suite, préserver l’énergie nécessaire au traitement des autres appels.

49La participation du superviseur à l’ambiance de travail constitue une dimension importante et valorisée par les conseillers de sa fonction. Ces derniers la considèrent comme une forme de rétribution à leur engagement et de contre-don aux services rendus (prise d’appel en dehors du temps identifié). En d’autres termes, cette contribution à l’ambiance de travail tend à soutenir l’implication dans le travail et à entretenir le lien social. Le superviseur participe de cette organisation sociale de la convivialité aidant à rendre plus supportable la tâche et à faciliter l’échange coopératif. À ce titre, il doit trouver un équilibre entre l’implication demandée en termes de soutien et la distance attendue. Comme nous l’avons souligné ci-dessus, le manque de discrétion et la manifestation de comportements intrusifs dans la vie du groupe peuvent venir déstabiliser l’équilibre des relations entretenu par et pour les membres du plateau.

Conclusion

50Les relations de travail fournissent ici les ressources nécessaires à l’adaptation d’un contexte sous forte contingence productive (variation du niveau d’activité) et réglementaire (procédures évolutives). Le collectif procure, par ses nombreuses interactions, les moyens de faire face en situation au flux d’appels et à l’instabilité réglementaire. Le plateau constitue, en ce sens, un espace central pour la circulation des savoirs et l’affirmation de sa professionnalité vis-à-vis des pairs.

51Le caractère complexe et contingent de l’activité de travail ouvre sur des relations d’entraide instrumentale nourries de convivialité, d’échange de savoirs et de coups de main. Les relations de travail répondent ici à plusieurs enjeux. D’une part, elles contribuent à la mise en commun des savoirs individuels et à la constitution d’une compétence collective. Elles fournissent les connaissances nécessaires dans le traitement en situation des demandes et des problèmes. D’autre part, le renforcement de la maîtrise individuelle et collective de l’incertitude commune (procédures évolutives, variété des demandes, charge de travail) participe à limiter le coût psychologique de l’exposition et du traitement des aléas (risque de débordement contenu et collectivement pris en charge). Le groupe permet par la verbalisation de sortir d’échanges parfois éprouvants au regard de l’implication demandée et de la déstabilisation produite. Enfin, la maîtrise des aléas est aussi importante parce qu’elle permet à chacun et au groupe de conseillers de construire et de faire reconnaître une identité professionnelle.

52Pour obtenir la souplesse indispensable au traitement d’une activité contingente, l’encadrement joue sur l’application de la règle et participe d’une production collective de la convivialité. Il contribue, dans le même temps, à l’ancrage de normes relationnelles encadrant les relations entre conseillers (convivialité, entraide technique) dans la mesure où elles rendent supportable la tâche et facilitent la circulation du savoir.

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Mots-clés éditeurs : solidarité, pénibilité, normes relationnelles, incertitude, convivialité

Mise en ligne 23/01/2008

https://doi.org/10.3917/trav.019.0103

Notes

  • [1]
    La restitution d’une partie des résultats de la recherche empirique menée sur des plateaux téléphoniques se singularise partiellement de la littérature sociologique produite sur les centres d’appels. À ce titre, l’auteur s’attachera à discuter dans un travail ultérieur cette littérature et à démontrer l’existence d’un modèle hybride dans l’organisation étudiée.
  • [2]
    L’enquête s’est déroulée en 2006 dans deux centres d’appels situés à Paris et en province. Nous avons procédé par entretiens approfondis et observation en partageant différents moments de la vie du plateau (double écoute, collation, pause, repas…). La population retenue pour l’enquête se compose de six encadrants (chefs de groupe et superviseurs) et de douze conseillers en ligne.
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