Travailler 2007/1 n° 17

Couverture de TRAV_017

Article de revue

Les sortilèges du virtuel

Pages 163 à 178

Notes

  • [1]
    Cet article reprend une communication présentée en mars 2005 aux xxies Journées de printemps de la Société de médecine du travail du Val-de-Loire.
  • [2]
    Il faut réduire les affectifs ! Mots et Cie, 2001.
  • [3]
    Hommage au titre du livre d’A. Ciliga : Dix ans derrière le rideau de fer. Au pays du mensonge déconcertant, Plon, 1950 (première édition 1938). Ce livre est de ceux qui ont le plus marqué ma pensée politique. Il est introuvable, mais la description faite par l’auteur de l’univers soviétique d’avant la Seconde Guerre mondiale me semble introduire de façon remarquable les propos de Christophe Dejours sur le « mensonge institué » dans notre système libéral, soixante ans plus tard…
  • [4]
    Bien que la proposition ait été souvent faite par des chsct, je n’ai jamais eu assez de volontaires pour réaliser une enquête avec un collectif d’encadrants de haut niveau ; ce n’est certainement pas que les cadres souffrent moins, mais plutôt que leur formation, leur sélection, sont plus efficaces, que leurs systèmes de défense sont plus solides, peut-être aussi qu’ils craquent, ou font craquer les autres, de façon plus discrète, ailleurs, ou bien qu’ils compensent autrement…
  • [5]
    Il suffit pour s’en convaincre de se référer aux ouvrages de Madeleine Guilbert, écrits dans les années cinquante, lorsque le chômage ne menaçait personne : entre des femmes embauchées prioritairement sur le critère de leur « besoin » de travailler (femmes seules avec enfants) et payées aux pièces, la mise en concurrence n’était pas un vain mot !
  • [6]
    Pour une approche du point de vue du travail des questions de « harcèlement », je vous renvoie à la série d’articles écrits sur ce thème dans le dossier central du n° 44 de la revue Santé et Travail (revue de la Fnmf, cf. sante-et-travail.com ou line.derorthais@mutualité.fr), en particulier ceux de Philippe Davezies et Lise Gaignard.
  • [7]
    Christophe Dejours, L’Évaluation du travail à l’épreuve du réel, Inra Éditions, 2003.
  • [8]
    J’ai personnellement fait connaissance avec la Dppo (Direction participative par objectif) tout au début des années soixante-dix, dans une grande entreprise nationalisée ; et je n’étais certainement pas la première à découvrir cette méthode de management…
  • [9]
    Au sens où la psychodynamique du travail emploie le terme de tricherie : une « astuce pour bien faire », face à la variabilité du réel qui rend la simple application des prescriptions toujours impossible.
  • [10]
    Christophe Dejours, Souffrance en France, Seuil, L’histoire immédiate, 1998.

1Devant l’intitulé de la communication qui m’était demandée « Formes de management et santé au travail », je suis restée longtemps figée : si je peux sans difficulté disserter des heures durant sur le thème énigmatique des rapports entre le travail et la santé, quel lien établir entre la santé et le management [1] ? Le mot, c’est le moins qu’on en puisse dire, est dangereusement polysémique.

2Le dictionnaire nous apprend que l’origine de « management » serait l’italien maneggio, « manège » : pour ce qui est de tourner en rond, pas de souci, mais le rapport avec la santé n’est pas évident ! Quant à la définition moderne, elle renvoie à la fois à l’action de diriger, à l’ensemble des personnes chargées de la direction et à l’ensemble des techniques et outils de gestion. Je voyais bien ce qu’il serait intéressant de questionner sur le rapport entre le travail des dirigeants et leur propre santé, malheureusement je n’ai que peu de références pour instruire cette question. Surtout, je me doutais que vous attendiez autre chose. Mais, là, pour rester dans les métaphores équestres, je refusais l’obstacle…

3Mon salut est venu du petit lexique de management de Marie-Anne Dujarier [2] : le management, dit-elle, « est accusé dès qu’il y a un problème ; heureusement, il ne désigne rien, ni personne de précis ». Je me suis sentie moins seule… Je retiendrai donc de cette affirmation humoristique que le « management » face à un problème (de santé en l’occurrence) serait un moyen de désigner une question, une souffrance, en évitant de se donner les moyens de l’élaborer réellement. Et je tenterai de résister à cette entreprise si prégnante de découragement de penser, en prenant les choses dans le sens de la psychodynamique du travail : à partir de situations concrètes auxquelles j’ai pu avoir, partiellement mais directement, accès, je me demanderai avec vous non pas quels sont les effets des formes de management sur la santé, mais par quels processus les travailleurs parviennent-ils (ou pas) à accomplir leur travail tout en préservant leur santé.

4Je partirai du travail des managers et de ce qu’il en est de leurs propres stratégies.

5Puis, je mettrai en scène ces éléments dans d’autres situations afin de montrer comment les dynamiques des managers et celles des autres salariés s’imbriquent, pour le meilleur et pour le pire…

Petit rappel : le travail produit des choses… et de la santé à son insu

6Dans notre civilisation, le postulat est que la production de biens et de services est assurée au mieux par la mise en concurrence des intérêts des « entreprises » (publiques ou privées). Certes, les économistes ne croient plus aux règles classiques de la régulation par le marché libre : tout le monde sait que le marché en question est dominé par des acteurs hégémoniques. Mais, si des chercheurs ont proposé des correctifs à ces lois, aucun n’a, semble-t-il, fait preuve d’une pertinence théorique solide. Quant à la pratique, la chute des systèmes dits « communistes » a sonné le glas, au moins momentané, des alternatives crédibles.

7Qu’il soit entrepreneur indépendant ou salarié au service des actionnaires, le travail du manager est donc de participer à cette alchimie du marché. Sous peine d’être accusé de « détournement de biens sociaux », son objectif doit être la maximisation des intérêts de l’entreprise. Le code du travail énonce logiquement que le pouvoir de direction de l’employeur est libre, dans la mesure où il en use « dans l’intérêt de l’entreprise », dont il est d’ailleurs le seul juge ; le contrat salarial est un contrat de subordination à l’employeur qui, dans ce cadre, peut légitimement limiter les droits individuels à la seule condition que ces limitations soient « proportionnées » aux exigences de la tâche.

8Aujourd’hui comme au temps de Villermé, et malgré les déclarations sur la santé au travail, le manager n’a pas à se préoccuper de la « construction » de la santé des travailleurs. Sa seule préoccupation en matière de santé est de ne pas menacer la viabilité économique de l’entreprise par l’épuisement des forces de travail dont elle a besoin. Les interventions de l’État en ce domaine visent seulement à assurer la pérennité d’une main-d’œuvre adaptée. À la question « quelle place est donnée aux hommes et aux femmes » par le management (et non par les sujets managers) ?, la réponse est simple : celle de « ressources humaines » à exploiter dans la limite du renouvellement possible. Symétriquement, d’ailleurs, les salariés ne viennent pas travailler dans l’objectif de construire leur santé, mais pour vivre, matériellement et socialement.

9Le travail est essentiel à la santé, mais la santé n’est pas le but du travail, et c’est d’ailleurs bien ça l’énigme du travail sur laquelle repose l’activité des médecins du travail et autres consultants ou chercheurs sur des questions de santé : dans la majorité des cas, les gens travaillent et préservent leur santé ce faisant, sans que cela ne soit vraiment intelligible pour personne.

10Il est cependant des situations où le miracle ne fonctionne plus. Ce sont les seules auxquelles nous avons légitimement accès. C’est donc seulement de ces processus qui mettent la santé en péril dont je vous parlerai. Des systèmes qui rendent possible la construction de la santé nous ne pouvons faire qu’une reconstitution hypothétique, comme celle des villes antiques dont nous ne connaissons que les ruines et les récits légendaires…

Au pays du mensonge défensif… [3]

11Le comité de direction d’une unité d’un groupe international d’équipement automobile me demande une intervention. Il y a eu récemment deux suicides de cadres intermédiaires et les deux directeurs précédents ont fait l’objet de ce que tous nomment une « évacuation sanitaire ». Je propose une enquête en psychodynamique du travail, ils hésitent. Pour leur permettre de se décider, je leur suggère une initiation à la psychodynamique du travail, qu’ils acceptent.

12Après une demi-journée de théorie, ils commencent à se laisser aller à parler, à se parler. Ils disent qu’ils ne comprennent pas ce qui leur arrive : « Je ne suis pas quelqu’un qui s’énerve, mais, depuis que je suis ici, je me suis mis à gueuler. »

13En réponse à mes questions sur ce qui leur fait violence, ils disent que les objectifs fixés par la direction sont individuels, mais les résultats sont interdépendants. Chacun cherche donc à se protéger, à protéger ses équipes, en reportant sur les collègues, sur les autres services, la responsabilité des écarts de performances.

14Ils ajoutent que c’est sans fin, parce que de toute façon les objectifs sont irréalisables. Tous les ans, il leur est demandé de faire « + x % » par rapport au chiffre précédent, mais ce n’est pas possible. Alors comment font-ils ?

15D’abord, ils mentent en donnant des chiffres faux, depuis des années ; du coup leur malaise s’aggrave, car d’année en année l’écart à combler entre les objectifs assignés et les possibilités réelles se creuse. Alors, ils font descendre une pression croissante sur leurs équipes. Cela suppose non seulement qu’ils fassent semblant de croire à leur mensonge, mais encore qu’ils soutiennent constamment la mobilisation de leurs collaborateurs. Tous affirment qu’ils utilisent le même aiguillon : le client, le désir supposé du client, le désir des travailleurs de servir le client. La déclinaison du « client roi », relayée par l’organisation interne en « relations client-fournisseur » permet de « transférer les relations de marché dans les relations de travail ».

16Mettre en avant le client leur sert d’« écran » pour ne pas avoir à prescrire des performances qu’ils savent inaccessibles. Et finalement ils s’étonnent du résultat : les travailleurs font toujours mieux qu’ils n’auraient cru possible !

17Reste que ces pratiques ne sont pas de tout repos : ils ont peur ; ils savent qu’ils ne maîtrisent pas tout. Alors disent-ils finalement « on fait le ventilateur pour faire winner » : ils mettent en scène une pression, une suractivité dont ils espèrent qu’elle leur permettra de se justifier, s’ils sont accusés de ne pas y arriver. Mais cela sert surtout à arrêter de penser, reconnaissent-ils.

18Ils sont bien conscients que c’est une dynamique dangereuse et que les morts récents ont à voir avec cet engrenage. « Il faudrait arrêter ce cinéma », avouent-ils alors, mais en ajoutant aussitôt qu’ils ne le feront pas : ils veulent tous « rentrer dans le moule pour monter dans le système », quels qu’en soient les risques. Malheur donc à celui qui commencerait à dénoncer le mensonge !

19Tout à fait raisonnablement après ce bref débat authentique, le comité de direction a décidé de ne pas donner suite à sa demande d’intervention. Sans doute en savait-il effectivement assez pour comprendre où le mènerait de penser plus avant leur travail. Je ne sais pas ce qu’il est advenu de cette expérience. Il ne me paraît pas délirant de croire que le simple fait de découvrir qu’ils étaient tous confrontés à la même difficulté, qu’ils s’en sortaient tous de la même façon et qu’ils en éprouvaient tous la même souffrance, aura pu faire évoluer leurs relations de travail. Sans doute continueront-ils, comme ils le disaient, à éviter soigneusement de parler « vrai » en réunion de direction, mais les cadres peuvent eux aussi avoir des espaces discrets de délibération, des moyens d’inventer des pratiques de contournement…

20Je retiens de cette rare [4] fenêtre entrouverte sur les stratégies de travail des managers quelques points qui vont me servir de trame pour poursuivre :

  1. les organisations qui morcellent, qui changent sans cesse,
  2. les débordements de « violence »,
  3. le règne du virtuel gestionnaire,
  4. l’utilisation du client comme aiguillon écran,
  5. …permettent de tenir face à des missions impossibles, de préserver une image idéalisée de l’entreprise, de son travail, de soi.
Conclusion : Chacun peut ainsi continuer à agir et éviter les conflits éthiques. Mais lorsque ces systèmes défensifs s’effritent, ils laissent peu d’issues. Binaires et virtuels, ils ne laissent place à aucun bricolage de résistance ingénieuse.

Des organisations qui morcellent, qui changent sans cesse

21La contradiction est omniprésente. On encense les techniques modernes d’information, on parle de travail en réseau, on exige à tous les niveaux que les salariés manifestent des capacités de travail en équipe et, en même temps, les conditions de la coopération sont systématiquement sapées : les évaluations qui déterminent les carrières et les rémunérations sont individuelles, les organisations sont sans cesse modifiées, les cadres sont soumis à une mobilité rapide et les salariés sédentaires tournent d’un poste à l’autre, les temps et espaces de discussion disparaissent, l’avalanche des messages ensevelit les informations utiles…

22Sous des formes diverses, cette description inaugure tout propos sur le travail, quels que soient le statut et l’activité. Les gens se plaignent d’une situation absurde qui gêne à l’évidence le travail. Les cadres seraient-ils inintelligents au point de ne pas s’en apercevoir ? Et les personnes qui se plaignent avec tant de véhémence ne peuvent-elles pas y résister ?

23Si l’on cherche à comprendre comment perdurent ce mouvement et ce fractionnement continuel, il apparaît qu’ils ne sont pas qu’une aberration contre-productive. Quelques exemples :

24Dans une entreprise de procès, où le danger est grand et surtout difficilement appréhendable. Il y a certes des procédures censées garantir la cohérence d’ensemble, mais chacun sait qu’elles ne sont pas toujours respectées. La peur ou au moins le doute risque de paralyser, d’empêcher de travailler. Alors les travailleurs vivent avec une représentation commune : chaque équipe maîtriserait le « secteur » dont elle a la responsabilité et les ingénieurs assureraient la cohérence d’ensemble. Pour tenir cette image rassurante, une double prudence est indispensable : les agents de production ne doivent pas aller voir ce qui se passe dans les autres secteurs et les cadres ont intérêt à rester aussi éloignés que possible du terrain. Les agents qui, trop taraudés par une question, sont passés outre à l’interdit ont été sanctionnés avec fermeté par le collectif, manifestant ainsi le caractère défensif de ce morcellement isolant. En même temps, les ingénieurs ont accepté d’être pour la plupart éloignés au siège, et les cadres qui refusent les mobilités rapides savent que leur promotion en pâtira.

25Ce type d’organisation n’est d’ailleurs pas réservé au secteur productif. Dans les services de l’emploi, les agents se plaignent d’être sans cesse changés d’affectation, de ne pouvoir effectuer aucune activité suivie. Mais personne ne veut rester longtemps dans certains postes. Finalement, les rotations ne sont réellement remises en cause que dans la mesure où les activités en question peuvent être attribuées à des salariés précaires, ce qui est une autre forme de morcellement.

26Et puis les agents demandent fréquemment des mutations d’une unité à l’autre, pour « voir autre chose », parce que le responsable a bonne réputation, parce que le public est moins difficile. Le mouvement permet de fuir l’épuisement, et l’importance de cette perspective apparaît bien dans l’énergie collective mobilisée pour éviter tout durcissement des règles de mutation.

27Dans tous ces cas, les barrières entre services permettent d’entretenir l’idée rassurante qu’il existe un ailleurs plus sûr, plus juste, plus confortable. Mais la méconnaissance entretenue des autres peut évidemment se retourner en angoisse si la situation se dégrade. Elle peut surtout faire perdre la compréhension globale qui permet des arbitrages, des coopérations décalées des procédures. Elle rend enfin bien difficile de résister à l’isolement éventuellement dramatique de chacun…

Les « violences » entre collègues

28Il est courant de dire que les évaluations individualisantes se développent et que, sur fond de menace de perte d’emploi, elles provoquent des violences entre collègues. Sans doute… mais mettre les salariés en concurrence, diriger par la menace, ne constituent pas une nouveauté [5] ; ces pratiques sont depuis toujours des outils majeurs du pouvoir de l’encadrement ; c’est aussi contre quoi s’est forgé le syndicalisme. Comment comprendre que la résistance collective ne soit aujourd’hui plus possible, pis, que les salariés semblent si facilement reprendre les accusations portées sur les collègues, les autres services, et parallèlement qu’ils soient si sensibles au « manque de respect » dont ils se disent victimes.

29Sans doute les guerres de clan, les affrontements entre collègues, sont montés en épingle, portés par la vague médiatique de dénonciation du harcèlement. Reste à comprendre d’où vient cette violence dont chacun dit qu’elle le déborde malgré lui, qu’il n’est « pas comme ça », et dont il est manifeste qu’elle ne fait plaisir à personne.

30Dans la caisse d’une banque, nous sommes sollicités par le chsct (direction, représentants du personnel, médecin et assistante sociale compris) : ni les uns ni les autres ne comprennent ce qui se passe dans ce service, et personne ne sait quoi faire, mais la situation est de l’avis de tous intolérable. Des salariés se plaignent de harcèlement, et certains sont si gravement atteints que le médecin en est venu à énoncer des « inaptitudes relationnelles » pour obtenir l’affectation de ces personnes dans un autre service.

31Plusieurs responsables se sont succédé rapidement, avec des méthodes de management différentes. Non seulement ils n’ont pas réussi à ramener un climat de travail acceptable, mais certains semblent même avoir été happés dans les dérives dénoncées (alcoolisme pour l’un, malaise psychique sérieux pour l’autre).

32Les échanges font apparaître que manipuler sans cesse de l’argent, sans voler, suppose des règles collectives et des stratégies de répression pulsionnelle solides. Les premières ont été mises à mal, par des transformations techniques non abouties, par une vague de recrutement et des modifications organisationnelles temporaires au moment du passage à l’euro. Mais le service avait déjà vécu sans dommage des transformations. Le point déterminant finit par être mis au jour : quelques années auparavant, un vol a eu lieu, plus exactement des pratiques délictueuses auraient duré pendant un certain temps. La direction a suspecté une personne, lui a tendu un piège et l’a confondue. Le « coupable » a fait l’objet d’une sanction interne, qu’il a contestée par une action judiciaire externe. La procédure interne n’ayant pas été jugée correcte, la banque, condamnée, a dû le réintégrer. La personne a donc été affectée ailleurs, mais sans que l’affaire ne soit finalement tirée au clair. Pour les collègues, « voler » devenait un moyen de sortir d’un service peu valorisé, et la direction de la banque perdait toute crédibilité.

33Sans répression des complicités, quel qu’en soit le niveau, les processus de défense et de sublimation étaient déstabilisés. Pour ceux qui connaissaient le travail, c’est-à-dire les règles du bien travailler, mais aussi les possibilités de vol, être confronté à ce contexte provoquait des angoisses récurrentes : s’alcooliser, décharger cette violence contre les jeunes méconnaissant les bonnes pratiques et les risques, entretenir un climat de machisme, étaient des moyens culturellement accessibles pour ne pas craquer. Les conflits de personnes étaient, semblait-il, attisés par la direction pour éviter de poser le problème gênant des complicités de vol, et par les salariés pour éviter de penser à ce qui les taraudait en permanence, la tentation de voler, la peur de travailler avec des personnes ayant transgressé les règles sans dommage…

34Menacer l’autre, tenter d’obtenir à ses dépens les avantages que chacun convoite, ne sont pas un effet particulier du management actuel, c’est une constante dans toute société. Ce qui permet de restreindre ces tendances « naturelles », ce sont les contraintes et les perspectives de valorisation qu’offre (parfois) le travail. Si le harcèlement se développe, ce n’est pas tant par l’effet de pressions managériales croissantes que par la « défaillance » de l’encadrement du travail. La personnalisation des conflits, les accusations, et les rivalités, renvoient, me semble-t-il, aussi bien à la volonté des cadres de cacher leur manque de maîtrise des prescriptions qu’à la souffrance des salariés d’être contraints d’accomplir ou de laisser faire du sale boulot. Puisque chacun sait qu’il voudrait « bien » travailler et qu’il n’y parvient pas, n’est-ce pas les autres qui sont responsables de cet échec, n’est-il pas normal de leur en vouloir [6] ?

Le règne du virtuel gestionnaire

35Mais comment est-il possible que les gens se plaignent des défaillances du cadre de travail, alors que les certifications qualité et autres contrôles procéduraux sont une préoccupation majeure dans tous les secteurs, dans la production comme dans les services, dans le public comme dans le privé ?

36Effectivement, s’il est bien une récrimination récurrente dans toutes nos interventions, c’est celle qui porte sur la prééminence des indicateurs, des ratios chiffrés, etc. Il ne faut cependant pas se tromper de débat ; que la gestion soit pilotée par des chiffres n’est ni nouveau ni scandaleux, dans la mesure où les gestionnaires ont à rendre compte de leur administration au service des propriétaires. Le vrai problème est ailleurs : il porte sur le sens de ces chiffres, sur la pertinence de ce que l’on évalue et sur l’authenticité des mesures.

37Le travail humain, l’ingéniosité individuelle et les coopérations inventives échappent totalement à la quantification. La tentation des gestionnaires pressés par les exigences boursières est de renverser la problématique : au lieu de chercher comment évaluer de façon pertinente le fonctionnement et les résultats de l’entreprise, ils retiennent ce qui peut être quantifiable, et construisent les dispositifs d’évaluation à l’envers. Pis, sachant qu’il leur faudra eux aussi tricher, ils ont tendance à ne conserver principalement que les ratios le plus aisément manipulables… Évidemment du travail, mais aussi des intérêts économiques à long terme il ne peut guère être question dans l’affaire. Je ne m’étendrai pas sur cette démonstration et vous renverrai à l’ouvrage de C. Dejours [7]. Pourtant, cette situation est, elle aussi, moins nouvelle qu’on ne le dit [8]. Si les effets délétères ne nous apparaissent qu’aujourd’hui, c’est parce que les travailleurs en ont pendant longtemps compensé les risques.

38Depuis trente ans, les chiffres du chômage sont devenus un baromètre politique essentiel. Les agents de ce secteur ont donc été soumis à des pressions croissantes pour sortir les chiffres attendus. Leur activité est depuis ce temps « traduite en chiffres », chiffres sur lesquels sont élaborées les données nationales régulièrement publiées, chiffres qui servent aussi à évaluer les moyens donnés à chaque unité de travail. L’enjeu est donc déterminant pour les agents de tous les niveaux.

39Pendant longtemps, les agents de l’emploi ont su « jouer » avec ces indicateurs : ils « trichaient [9] » sur les chiffres de mise en relation et de placement qui déterminaient leur évaluation, sans (trop) perturber les chiffres du chômage dont ils connaissaient la signification politique. C’était un vrai travail, supposant une grande technicité (les savoir-faire ont dû évoluer en fonction de l’informatisation) et des règles déontologiques entre collègues ; cela n’allait pas sans confrontations souvent véhémentes, mais le sens de l’activité quotidienne n’en était pas affecté. Aujourd’hui, les gens se plaignent d’être soumis à des indicateurs idiots. Effectivement, ne pas laisser sonner plus de cinq fois le téléphone avant de décrocher n’est certainement pas un indice fiable de la qualité du service. Mais l’on peut aussi se dire qu’il ne devrait pas être bien difficile de contourner ce genre de prescription, pourquoi alors les gens disent-ils qu’ils souffrent de se soumettre malgré eux à des comptages dépourvus de sens ?

40Comme dans l’industrie de procès précédemment décrite, la question n’est pas tant l’existence et la contrainte de ces références gestionnaires, mais le fait que les travailleurs eux-mêmes n’aient plus d’autre indicateur, implicite mais collectivement validé, pour ancrer leur action. Ce sont les pairs qui évaluent le « travailler ». Lorsque les collectifs n’existent plus, lorsqu’il n’est plus possible de disputer authentiquement de ce qu’il est bien de faire, personne ne peut plus différencier une pratique justifiée, voire ingénieuse, quoique interdite, et une tricherie inacceptable. À défaut d’autre chose, mieux vaut donc se soumettre aux indicateurs, mieux vaut participer au travail de manipulation des indicateurs, que d’être contraint d’agir seul sans boussole ou de devoir mettre en visibilité et en débat un travail dont chacun craint trop de questionner le sens. Et l’on finit par tirer un pauvre plaisir de triompher, parfois, dans des « challenges » interservices… en oubliant que la vraie production est soit en souffrance soit réalisée par d’autres…

L’utilisation du client comme aiguillon écran

41Le sens du travail, c’est l’utilité sociale. La satisfaction du client est donc tout à fait normalement un enjeu majeur, même s’il n’y a aucune raison pour que la caractérisation de la valeur d’usage utile ne soit pas conflictuelle.

42Partout les agents commerciaux, aux guichets ou sur les plateaux téléphoniques, se plaignent de l’agressivité des usagers, mais aussi indissociablement des pratiques humiliantes de leur hiérarchie, et des conflits entre collègues. Si l’on interroge les circonstances des poussées de violence, il apparaît que les salariés savent calmer un client en colère aussi longtemps qu’ils sont persuadés qu’il est dans son tort ; en revanche la situation explose lorsque les agents jugent que l’usager a raison.

43En effet, ce sont eux qui « gèrent l’astérisque » des offres promotionnelles, ce sont eux qui doivent convaincre le client qu’il a besoin d’une prestation inutile et coûteuse, ou qu’il ne pourra pas avoir ce qu’on lui avait fait miroiter, qui est réservé à une élite dont il ne fait pas partie… La publicité est là pour formater le client à ce que l’on veut lui faire acheter, mais, pour que cela fonctionne, il faut que les salariés soient convaincus que le client est un idiot soumis à des désirs sauvages. Rien de plus efficace, pour cela, que de faire subir aux agents le traitement qu’on souhaite leur voir infliger aux usagers.

44Ces pratiques ne sont pas réservées aux entreprises commerciales. Dans un établissement accueillant des handicapés, la direction baptise « projet pédagogique » les rassemblements des enfants de tous âges pendant le week-end. Tout le monde sait pourtant qu’il s’agit avant tout de réduire les coûts. Les objectifs pédagogiques et économiques sont également légitimes et les choix qui ne sont jamais univoques peuvent se discuter, mais cette confusion jette un trouble qui décourage les confrontations claires, et rend impossibles des compromis raisonnés donc révisables. L’ennui, c’est que les agents utilisent eux-mêmes cette confusion qu’ils dénoncent : dire à propos d’une enfant particulièrement difficile qu’il serait « bon pour elle » de changer régulièrement d’institution, n’est-ce pas aussi baptiser « projet pédagogique » une solution permettant de mettre fin à un « échec », sans le penser. Il est moins douloureux de dire que les pathologies s’aggravent, voire que certains enfants n’ont pas leur place dans l’établissement, que de s’interroger sur des explosions de violence et ce qui les provoque.

45Les salariés sont pourtant les premiers à savoir que l’image séduisante de leur entreprise n’est pas crédible, que leurs produits ne sont pas ce que l’on en dit. Alors, pourquoi accordent-ils foi à ce qu’ils dénoncent eux-mêmes comme un mensonge : parce que, disent-ils, ils ont « envie » d’y croire. La séduction appuyée par la menace fait de chacun le débile zélé et impulsif, que tous voient dans l’autre. C’est insupportable, et le débordement de honte et de violence qui s’ensuit fait oublier les embarras incontournables du travail…

Préserver une image idéalisée de l’entreprise, de son travail, de soi…

46La publicité, les indicateurs, le « travail pour la galerie », fonctionnent parce qu’il est fascinant de se laisser prendre par les sortilèges des miroirs. Dans le monde du virtuel, on peut « faire d’une mule un cheval de course ». L’ennui, c’est qu’il est aussi facile de faire l’inverse. Et aucun recours n’est plus possible lorsqu’on a perdu le réel…

47Les services publics de l’emploi donnent d’eux une image idéale : répondre aux besoins d’emploi des offreurs autant que des demandeurs, traiter également tous les demandeurs. Pour les agents, la mission serait plutôt d’un côté de « tirer une personne vers l’emploi » et de l’autre de servir de « tampon social ».

48Rien de tout cela n’est illégitime, mais concrètement comment fait-on, puisqu’il n’y a pas assez d’offres et que les demandeurs ne sont pas toujours prêts à accepter celles qui sont là ? Les agents énoncent d’abord leur « hargne » vis-à-vis de la direction, puis leur ressenti honteux d’être « soumis », incapables de résister aux décisions organisationnelles qu’ils savent irréalistes. Découvrant qu’ils « zappent » sans cesse pour ne pas penser, pour ne pas débattre du travail, ils en viennent à dire que des sujets sont tabous : chacun sait qu’il faut parfois contraindre les personnes, que les pratiques de pédagogie répressive ou de disponibilité prévenante ne suffisent pas, et chacun serait alors confronté au risque de prendre plaisir à l’exercice de ce pouvoir. À la défaillance d’un prescrit idéal répondrait alors le silence des agents sur leur travail, par peur d’ouvrir un débat dont chacun redoutera qu’il atteigne des pratiques impensables. C’est la culpabilité qui provoquerait l’isolement, la soumission, et non l’inverse.

49De même, le centre d’accueil pour handicapés est décrit comme une « vitrine », qui continue à élaborer des projets mirobolants, dont les parents et les politiques se satisfont, mais qui ne sont pas des vrais projets, réalistes. Les agents savent que « le jeune n’est plus au centre ». Seulement, accepter de le dire, de le penser, est d’autant plus difficile qu’ils n’ont autrefois pas dénoncé un système qui leur procurait des privilèges. Trouver aujourd’hui les moyens de sortir de l’impasse suppose de débattre du travail, de reconnaître les limites et les doutes de l’action éducative, de coopérer avec des psychiatres, d’affronter les conflits d’intérêt et de valeur avec la direction, les parents, les collègues…

Conclusion

50Les entreprises et les institutions qui clament la qualité, la sécurité… « totale », celles qui font croire à l’emploi pour tous en période de chômage, ou à l’éducabilité infinie de personnes handicapées, embarquent les travailleurs dans une image de toute-puissance, enthousiasmante ou au moins utile pour tous… Mais les échecs sont inévitables, autant que les contradictions, car chacun se retrouve, d’une façon ou d’une autre, usager de sa propre production/service (l’agent des transports est aussi un voyageur, l’infirmière accompagne un proche à l’hôpital, etc.). Lorsque le « mal travailler » émerge, il ne peut qu’être attribué à l’impuissance, à l’indignité individuelle, et cela provoque des drames.

51Le management n’est qu’un rouage.

52La question centrale est que tout le monde consent à un double « écran » de fumée :

53• L’un met à distance les confrontations politico-économiques ; mais, hors de ces conflits de valeurs, d’intérêt, l’utilité sociale, le sens du travail, échappent.

54• L’autre voile l’humain dans le travail ; la défense d’une image de toute-puissance des entreprises et des travailleurs permet de tenir à distance la souffrance du manque, mais elle est étroitement imbriquée à la volonté d’emprise sur le client, l’usager et les collègues, considérés comme des êtres sans subjectivité, manipulables à merci.

55Dans Souffrance en France, Christophe Dejours [10] affirme que la banalisation du mal exige la coopération des collaborateurs et des populations consentantes, mais aussi que cette coopération ne se fait pas directement, elle passe par une articulation de leurs stratégies défensives. Ce point d’articulation n’est pas le management en général, mais le « mensonge institué », que tous partagent pour éviter de penser la complexité et les embarras du travail réel.

56L’enjeu est de sortir de l’alternative de rigidifier ces défenses en idéologie ou de ne plus pouvoir travailler. Cela ne passe ni par une dénonciation des « effets délétères » du management ni par des discours d’experts sur de supposées « bonnes pratiques ». Ces positions risquent fort, en effet, de renforcer à leur insu les images de toute-puissance des uns et des autres. La seule voie est de déconstruire les représentations qui ne prennent en compte que le mesurable, le rationnel, le binaire, pour reconnaître que tout travail implique hors de l’illusion d’un consensus magique, de soutenir des doutes et des échecs, des bricolages et des compromis, et donc des délibérations techniques et éthiques.


Mots-clés éditeurs : mensonge, management, stratégies défensives, conflits, santé

Date de mise en ligne : 01/01/2008

https://doi.org/10.3917/trav.017.0163

Notes

  • [1]
    Cet article reprend une communication présentée en mars 2005 aux xxies Journées de printemps de la Société de médecine du travail du Val-de-Loire.
  • [2]
    Il faut réduire les affectifs ! Mots et Cie, 2001.
  • [3]
    Hommage au titre du livre d’A. Ciliga : Dix ans derrière le rideau de fer. Au pays du mensonge déconcertant, Plon, 1950 (première édition 1938). Ce livre est de ceux qui ont le plus marqué ma pensée politique. Il est introuvable, mais la description faite par l’auteur de l’univers soviétique d’avant la Seconde Guerre mondiale me semble introduire de façon remarquable les propos de Christophe Dejours sur le « mensonge institué » dans notre système libéral, soixante ans plus tard…
  • [4]
    Bien que la proposition ait été souvent faite par des chsct, je n’ai jamais eu assez de volontaires pour réaliser une enquête avec un collectif d’encadrants de haut niveau ; ce n’est certainement pas que les cadres souffrent moins, mais plutôt que leur formation, leur sélection, sont plus efficaces, que leurs systèmes de défense sont plus solides, peut-être aussi qu’ils craquent, ou font craquer les autres, de façon plus discrète, ailleurs, ou bien qu’ils compensent autrement…
  • [5]
    Il suffit pour s’en convaincre de se référer aux ouvrages de Madeleine Guilbert, écrits dans les années cinquante, lorsque le chômage ne menaçait personne : entre des femmes embauchées prioritairement sur le critère de leur « besoin » de travailler (femmes seules avec enfants) et payées aux pièces, la mise en concurrence n’était pas un vain mot !
  • [6]
    Pour une approche du point de vue du travail des questions de « harcèlement », je vous renvoie à la série d’articles écrits sur ce thème dans le dossier central du n° 44 de la revue Santé et Travail (revue de la Fnmf, cf. sante-et-travail.com ou line.derorthais@mutualité.fr), en particulier ceux de Philippe Davezies et Lise Gaignard.
  • [7]
    Christophe Dejours, L’Évaluation du travail à l’épreuve du réel, Inra Éditions, 2003.
  • [8]
    J’ai personnellement fait connaissance avec la Dppo (Direction participative par objectif) tout au début des années soixante-dix, dans une grande entreprise nationalisée ; et je n’étais certainement pas la première à découvrir cette méthode de management…
  • [9]
    Au sens où la psychodynamique du travail emploie le terme de tricherie : une « astuce pour bien faire », face à la variabilité du réel qui rend la simple application des prescriptions toujours impossible.
  • [10]
    Christophe Dejours, Souffrance en France, Seuil, L’histoire immédiate, 1998.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.82

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions