Travailler 2005/1 n° 13

Couverture de TRAV_013

Article de revue

Lettre à l'éditeur

Pages 135 à 140

Notes

  • [1]
    Viviane Forrester, L’Horreur économique, Fayard, 1996, puis Lgf, 1999.
  • [2]
    Marie-France Hirigoyen, 1999, Le Harcèlement moral : la violence perverse au quotidien, Pockett, 251 pages.
  • [3]
    Le sens et les valeurs étant déterminés par des consultants des états-majors des entreprises.
  • [4]
    Rebond de Philippe Askenazy et Thierry Pech, « Paresse de classe » : « Bonjour paresse fait l’éloge d’une oisiveté que la majorité des salariés ne peut s’offrir. », Journal Libération, 30 septembre 2004, p. 39.
  • [5]
    À ce sujet, on peut lire l’ouvrage très intéressant de Christophe Dejours, 2003, L’Évaluation du travail à l’épreuve du réel : critique des fondements de l’évaluation, Inra Éditions, coll. « Sciences en question ».

Corinne Maier, Le mort saisit le vif : la taylorisation des cadres. À propos du succès éditorial de Bonjour paresse. De l’art et de la nécessité d’en faire le moins possible en entreprise, Éditions Michalon, avril 2004, 118 pages

1Cinquante ans après la publication de Bonjour tristesse, quelques mois avant la mort de Françoise Sagan, Corinne Maier, économiste à la direction de la Recherche et du Développement d’Électricité de France, mais aussi psychanalyste, décide de livrer « en écho » ses pensées ironiques et nihilistes à propos des entreprises, peut-être pour exprimer sa nostalgie face à la métamorphose du monde du travail. Son livre prend place parmi une série de livres « à succès » qui décrivent la situation économique et sociale avec un point de vue plus radical.

2Avant ce livre, plusieurs autres décrivant les dérives du monde du travail ont aussi dépassé le stade de la diffusion conf identielle. C’est le cas de L’Horreur économique[1] et de Le Harcèlement moral[2]. Ces livres ont été écrits par des femmes qui, toutes les trois, évoluent intellectuellement dans plusieurs disciplines (économie, psychanalyse, poésie, littérature) et qui peut-être analysent le monde économique, le travail et les malaises produits par l’organisation actuelle du travail avec d’autres prismes plus aptes à saisir la réalité que ceux, traditionnels, des purs économistes, ou des purs sociologues.

3Les mauvaises langues soulignent que, si le chef hiérarchique de Corinne Maier n’avait pas entamé une procédure disciplinaire à son encontre, le livre serait resté confidentiel… En réalité, il suscite des réactions très contrastées : le plébiscite massif de ceux qui l’achètent, qui reconnaissent leur vie au travail parmi les situations décrites. En attestent les deux cent mille exemplaires qui ont déjà été vendus fin octobre 2004, ce qui est considérable ; de plus l’ouvrage va être traduit et publié dans vingt langues étrangères. Parmi ces réactions, il convient d’en regarder quelques-unes.

4J’ai eu un plaisir fou à lire ce livre. Une femme qui rit, qui se moque, quel scandale ! Cela évoque le film Baise-moi, polar vulgaire et pornographique, dont les héroïnes étaient des femmes qui rient d’humilier des hommes, de les tuer. Là où un film équivalent, adapté au masculin, serait vraisemblablement passé inaperçu, le scandale fut majeur, et le film interdit pour quelque temps. Corinne Maier s’amuse, grince de bon cœur…

5En lisant son livre, j’ai revu devant moi nombre de cadres, de très bon niveau dans leur discipline première, s’improviser à des techniques d’un marketing qu’ils ignorent, à des relations internationales alors qu’ils ont très peu de culture générale et qu’ils ne parlent quasiment aucune langue étrangère, bredouiller en anglais des concepts anglo-saxons dont ils maîtrisaient mal la définition. Cela ne pouvait que déclencher le rire mais un rire jaune, car ces hommes ont le pouvoir. Et ils peuvent décréter… et par exemple déclarer sans rougir, comme certains cadres de La Poste, que l’activité du courrier (les lettres du citoyen) devrait être supprimée parce que non rentable… Je pense que l’effet ou le but ultime du gestionnaire est de faire disparaître, d’économie en économie, l’activité qu’il gère. Le cas de la psychiatrie hospitalière publique où les deux tiers des lits ont été détruits depuis 15 ans en est un exemple saisissant parmi tant d’autres.

6Il est vraisemblable qu’aujourd’hui, bien des individus se soient déjà désengagés de leur travail, plus ou moins consciemment, pour ne pas vivre trop mal l’humiliation engendrée par les multiples réformes de structure et les réorganisations assenées par des grands et des petits chefs. Et ceux-là se reconnaissent soudain dans ce livre. L’entreprise le sait, elle, qui dépense des sommes considérables pour remobiliser ses troupes, après les avoir largement démoralisées.

7Ce livre est très bien écrit, plein d’humour, lucide, polémique, sans concessions. Il propose de s’extraire de l’angoisse, de la peur d’être licencié qui commence à étreindre tout un chacun même dans les lieux traditionnellement préservés. L’auteure y propose simplement de desserrer l’étau, de faire un pas de côté, en bonne psychanalyste. Le travail n’est pas forcément tout, prenez de la distance, suggère-t-elle. Il est vrai que de tels modes de résistance peuvent, à terme, être dévastateurs. Dire que le roi est nu est ravageur pour une entreprise qui souhaite se transformer en groupe multinational, qui veut donner un sens et des valeurs [3] à ses actions, les employés étant sommés d’y adhérer.

8Il serait intéressant d’analyser à ce titre les pratiques de communication interne où de vastes outils de propagande sont rodés et massivement utilisés : on convoque périodiquement le personnel pour qu’il apprenne le message du président servi sur un grand écran, et qu’il le voie dialoguer (lui et ses proches) avec quelques agents dans une mise en scène savamment orchestrée. Puis, le personnel a droit à des explications de texte tout le long de la ligne hiérarchique où il se situe. Il faut donc assister à la messe, adhérer…

9Le livre de Corinne Maier provoque la rage, ailleurs dans l’entreprise ou à l’extérieur, de ceux qui disent avoir affaire à une bourgeoise qui – sous-entendu – travaille pour meubler son oisiveté – paresse de classe [4], titre un article de Libération. Il s’agirait donc d’une femme qui défend les loisirs comme antidote à la déprime générale des collègues. On se souviendra que peu de critiques de cette sorte ne sont apparues lorsque Joffre Dumazedier organisait toute sa carrière de chercheur autour de la promotion de la sociologie des loisirs. Mais, au fait, combien parmi ceux et celles qui s’expriment actuellement dans les médias n’appartiennent pas aux « classes moyennes » ? Et d’ailleurs, pour être autorisé à présenter une vision critique du monde du travail, faut-il forcément appartenir à la classe ouvrière ? Et, si c’était le cas, une telle intolérance disqualifierait la quasi-totalité de nos penseurs actuels sur de tels sujets et bien d’autres.

10Le livre n’a pas manqué de provoquer l’agressivité de certains de ses collègues qui considèrent que décidément elle « crache dans la soupe » et que ce n’est pas le moment de critiquer lorsque le service public est attaqué. Comme s’il s’agissait de défendre en bloc l’entreprise et de taire ce qui peut porter atteinte à l’image institutionnelle (y compris la violence du management, la suppression des embauches qui crée l’insécurité et l’évaporation des savoirs, l’extension de toutes les sous-traitances qui précarisent et paupérisent).

11D’autres n’apprécient pas d’être traités par l’auteure de crétin ; de fait, celle qui fait face au vent donne à voir ceux qui acceptent de se soumettre, et les met mal à l’aise dans le dévoilement de leur attitude.

12Plus encore, les contradictions dans lesquelles les cadres sont empêtrés à notre époque. Au sein des services publics, en effet, l’objectif du travail a été profondément modifié : ces cadres embauchés pour travailler à optimiser le bien-être collectif, produire au meilleur marché possible et dans l’abondance un bien commun donné – l’électricité, la santé, l’éducation –, ont été exhortés de changer d’objectif et de réaliser principalement des études ou des projets destinés à maximiser les profits futurs d’actionnaires encore non déterminés. C’est un renversement que le droit du travail n’a pas prévu ici, alors qu’une clause de conscience existe pour les journalistes lorsque la ligne éditoriale de leur journal se modifie (droit de retrait). Outre-Atlantique, les ingénieurs de l’Hydro-Québec (homologues d’Edf) ont fait inscrire dans leur convention collective une clause qui stipule qu’ils ne sont pas tenus d’effectuer un travail qui heurterait leur conscience. Les cadres sont coincés dans cette contradiction, insupportable en réalité.

13Les entreprises de service public sont gérées depuis de nombreuses années, c’est maintenant largement révélé, comme des entreprises privées, et ce, bien avant leur mise en vente effective. Les dysfonctionnements soulignés dans Bonjour paresse ne concernent pas la fonction publique ou les fonctionnaires, dont les médias qui appartiennent à divers intérêts privés commentent abondamment, autre refrain, l’inefficacité et le gaspillage. Et, dans ce contexte, le fait que ce soient des entreprises parmi celles qui rapportent des bénéfices consistants qui soient ainsi critiquées crée aussi le malaise de certains lecteurs.

14Autre domaine encore, ce livre vulgarise, à propos du travail, des connaissances que les chercheurs des sciences du travail possèdent parfaitement et ont fréquemment décrites (sociologues et psychologues du travail en particulier), leurs ouvrages circulant, certes, avec des tirages plus confidentiels.

15Si Bonjour paresse ricane à l’égard de ceux qui « renforcent le système en s’y opposant », les syndicalistes sont pourtant le recours immédiat en cas de bourrasques (Corinne Maier, à sa demande, a été immédiatement défendue par les six syndicats de la Recherche & Développement). Pourtant, Corinne Maier ne croit pas aux possibilités de changement par la lutte… Une toute petite Vietnamienne tient au bout de son fusil un énorme soldat américain, image très sympathique et pleine d’espoir de mon enfance… l’action demeure à mon avis salutaire !

16Une des questions majeures qui se pose actuellement à ceux qui sont experts est celle du secret. Dans l’entreprise, et surtout si elle est devenue privée, toute donnée produite devient un avantage concurrentiel pour celui qui la détient, qui détient l’information. La recherche, qui suppose des échanges, et la participation à un terreau collectif de travail, devient quasiment impossible. On demande aux salariés d’observer le secret. Corinne Maier transgresse cette règle du silence. Or, quelle place est-on prêt à laisser à des intellectuels critiques dans ces univers dont la puissance excède celle de certains États ? Qu’arrive-t-il à une société qui se prive volontairement de la critique ? Si on prend l’expérience du siècle dernier, on constate que de telles sociétés deviennent totalitaires et se stérilisent…

17Corinne Maier propose de s’abstraire, de s’extraire d’une relation de travail où l’on se sent de plus en plus écrasé par les règles absurdes du management. Elle prône l’insoumission discrète : travailler le moins possible, ne pas résister collectivement, se dissimuler sous la langue de bois, se planquer, se tenir les coudes avec ceux qui ont compris l’absurdité du système. Cela peut être considéré comme la version douce, parmi les cadres, des actions de désobéissance, où les agents rétablissent le courant à des personnes démunies (appelée « opération Robin des Bois » pendant les grèves du printemps 2004 à Edf). Comment imaginer autrement, chez les cadres, en particulier les chercheurs dans le service public, la résistance par rapport à ce que l’on appelle « l’outil de travail » (stylo, clavier, ordinateur) ? Cesser la production n’a pas le même sens qu’en milieu ouvrier : on produit des connaissances dans des délais non-maîtrisables, dont l’éventuelle vente intervient de manière aléatoire. Les grands mouvements des chercheurs de l’année 2003 ont tenté de donner une autre réponse. Qui a raison ?

18On peut émettre l’hypothèse que la taylorisation des cadres est en passe de devenir une tendance actuelle centrale de l’organisation du travail. La catégorie même de cadre est d’ailleurs remise en cause, puisque il est question de frontière indéterminée des tâches réalisées par les cadres et la haute maîtrise. Installés dans des « bureaux paysagés », les cadres effectuent – en plus de leur travail antérieur – des tâches réalisées auparavant par les personnels auxiliaires. On leur donne mauvaise conscience quand ils se plaignent de ces charges de travail qui, sinon, pèseraient sur quelques individus déjà surchargés. En fait, subordonnés il y a, mais cantonnés loin des yeux, dans la sous-traitance de l’informatique, du secrétariat, du nettoyage. Au cours de ces transferts vers la sous-traitance, des activités disparaissent : par exemple le bureau de dessin où sont cartographiées des interventions sur des installations industrielles, le secrétariat qui était la mémoire de l’équipe et l’interface vers les diverses instances de l’entreprise. La haute maîtrise se voit, en miroir, confier des responsabilités qui ne sont pas reconnues dans son parcours professionnel et pour lesquelles elle n’est pas forcément préparée.

19Aujourd’hui, les cadres sont tenus de rendre compte de leur emploi du temps, plus précisément d’être l’objet de demandes contractuelles internes de travail sur lesquelles, parfois demi-heure par demi-heure dans une entreprise du bâtiment, ils notent pour qui ils travaillent. Plus tatillon que l’horloge de la pointeuse que l’on rencontre deux fois par jour, le contrôle devient de plus en plus oppressant. Les cas de dépression, les demandes de soutien auprès de la médecine du travail augmentent.

20De nombreux cadres décrivent leur activité en déclarant qu’ils et elles passent leur temps à remplir de la « paperasse », à « informer des tableaux Excel », destinés à permettre leur évaluation par les gestionnaires [5] restreignant d’autant leurs actions créatrices. Les outils de contrôle peuvent être appliqués à toute forme de travail, le gestionnaire n’a pas à être spécialiste de l’activité qu’il mesure. Le cadre est enjoint de « faire vivre » les outils de gestion. La justification devient le travail. Il faut une traçabilité. Le contrôle incessant, les demandes d’autorisation pour un rien, pour des actes on ne peut plus mineurs, sont perçus comme autant de signes de perte de pouvoir et de dignité.

21Mais, les cadres sont-ils menacés de paresse, eux qui multiplient les efforts et les ruses pour continuer à travailler malgré toutes les tempêtes ? Ce n’est assurément pas Corinne Maier qui va rendre les cadres « paresseux ». Quant à elle, et c’est une contradiction à l’encontre de sa thèse « antitravail », bien loin de la paresse, elle démontre parfaitement, par l’écriture de ce livre, que l’on peut démultiplier ses propres activités.

22Hélène-Y. Meynaud

23Sociologue en entreprise

24Octobre 2004


Date de mise en ligne : 01/01/2008

https://doi.org/10.3917/trav.013.0135

Notes

  • [1]
    Viviane Forrester, L’Horreur économique, Fayard, 1996, puis Lgf, 1999.
  • [2]
    Marie-France Hirigoyen, 1999, Le Harcèlement moral : la violence perverse au quotidien, Pockett, 251 pages.
  • [3]
    Le sens et les valeurs étant déterminés par des consultants des états-majors des entreprises.
  • [4]
    Rebond de Philippe Askenazy et Thierry Pech, « Paresse de classe » : « Bonjour paresse fait l’éloge d’une oisiveté que la majorité des salariés ne peut s’offrir. », Journal Libération, 30 septembre 2004, p. 39.
  • [5]
    À ce sujet, on peut lire l’ouvrage très intéressant de Christophe Dejours, 2003, L’Évaluation du travail à l’épreuve du réel : critique des fondements de l’évaluation, Inra Éditions, coll. « Sciences en question ».

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