Notes
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[1]
Nous avons constaté une homogénéité des demandes et des réflexions concernant les thèmes abordés de la 6e à la 4e. À ce titre, une restitution commune des groupes de 6e/5e et du groupe des 4e est légitime.
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[2]
Nous avons demandé à consulter le registre et nous avons constaté effectivement une gestion désinvolte des faits répertoriés où les accusations banales s’intercalent avec des faits beaucoup plus graves. Les feuilles ne sont pas classées et le registre n’est pas rangé dans un placard. Il n’y a pas de suivi dans ces dossiers alors que bien souvent « les racketteurs se vengent plus tard ! »
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[3]
Les fonctions d’accueil et d’écoute sont définies dans les textes comme suit : « L’infirmier(ère) accueille tout élève qui le(la) sollicite pour quelque motif que ce soit, y compris d’ordre relationnel ou psychologique, dès lors qu’il y a une incidence sur sa santé ou sa scolarité. Après un entretien personnalisé, moment privilégié qui permet de nouer une relation de confiance au cours de laquelle l’élève peut exprimer une demande, un malaise, une souffrance en toute confidentialité, il(elle) évalue la situation, pose un diagnostic infirmier dans le cadre de son rôle propre […]. » (Bulletin officiel de l’Éducation nationale, janvier 2001)
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[4]
Le médecin a précisé qu’il s’agit « d’éviter de modéliser des comportements de somatisation à travers les médicaments, car souvent les élèves qui se présentent à l’infirmerie ont besoin de communiquer et pour rendre acceptable cette demande, ils justifient leur présence par des maux divers ».
1En 2001, nous avons réalisé ensemble, dans le cadre de la formation de psychologue du travail du Cnam, une intervention dans un collège de la région parisienne classé Zone d’éducation prioritaire. Celle-ci s’inscrivait dans le cadre d’un contrat local de sécurité, par suite du constat d’une augmentation de la fréquentation des élèves à l’infirmerie (plus de 70 % sur les trois années précédentes.) Nos interlocuteurs se demandaient si l’augmentation de la fréquentation de l’infirmerie n’était pas significative de « somatisations de troubles peut-être plus profonds ». Toutefois, cette question a été délaissée au profit d’une autre : À quoi sert-il d’aller à l’infirmerie ? Les adultes ont évoqué le bruit, les conduites d’évitement lors des évaluations, l’angoisse lors des conseils de classe, l’hygiène alimentaire déplorable pour certains élèves. Les élèves ont fait allusion aux cours ennuyeux, aux stratégies de simulation ou de refuge face aux critiques et aux menaces des autres, pour eux il y a aussi les chouchous de l’infirmerie, les abonnés, comme ils disent, et l’attitude des infirmières qui confortent ceux-ci. Bref, durant notre investigation, il fut moins question de « maladie du corps » que de souffrance engendrée par les situations scolaires.
2L’analyse des registres de l’infirmerie a montré une fréquentation importante des élèves de 4e, des pics de « grande affluence » (le matin avant 9 h, au moment des récréations, l’après-cantine) et une régularité des maux les plus courants (mal à la tête, mal au ventre, douleur des mains). Les comparaisons avec les statistiques de l’année précédente indiquent une homogénéité des résultats et une fréquentation élevée des classes de 5e. Il semble bien qu’il y ait des habitués. Cependant, nous ne souhaitions pas stigmatiser certains élèves en construisant des catégories à risque. Nous avons construit notre méthodologie à partir de l’idée que la souffrance des élèves ne pouvait être exclusivement renvoyée à leur histoire personnelle ni même à leur situation sociale et familiale, thèse classique concernant la population des quartiers. Nous avons fait l’hypothèse que cette souffrance était en lien aussi avec la place accordée par l’institution à la mobilisation de leur intelligence et de leur personnalité. Ce qui impliquait de ne pas isoler le problème de l’infirmerie du reste de l’organisation du travail.
3Après avoir explicité à plusieurs reprises notre méthodologie au cours des réunions avec le personnel éducatif, médico-social et la hiérarchie, nous nous sommes mis d’accord sur la proposition d’intervention suivante :
- une phase d’observation à l’infirmerie,
- le dépouillement des registres médicaux,
- la constitution de trois groupes de réflexion :
4• Deux groupes comprenant chacun huit élèves volontaires : 6e/5e, et 4e (les 3e ne s’étant pas manifestés).
Le groupe de réflexion des élèves
5La mobilisation des élèves a été très forte [1] et, contrairement aux mises en garde du personnel, « ils ne savent pas s’exprimer » ou « ils ne vous parleront que de distributeurs de Coca-Cola ! », ils se présentaient à l’heure (à l’inverse du personnel éducatif), préparaient par écrit les thèmes qu’ils désiraient évoquer et ont effectué un travail constructif en s’engageant réellement et authentiquement dans cette étude.
6La problématique de l’infirmerie n’a pas été abordée spontanément par les élèves. Ils ont évoqué très vite les relations conflictuelles entre eux qui reflètent le climat d’insécurité dans la cité. Tous, d’entrée de jeux, ont évoqué la violence, le racket, les bandes rivales qui les attendent à la sortie ou qui parviennent parfois à pénétrer dans l’école pour régler des comptes : « Si t’es pas de…, t’es mort ! »
7Le racisme est très présent dans leur discours, et source de souffrance : « Vous ne passez que des images moches de notre pays, moi je suis maghrébine et je suis fière de mes origines ! »
8Ils ont cependant réfléchi assez longuement sur le thème de la violence et l’ont articulé eux-mêmes à un sentiment d’injustice. Ils sont arrivés à la conclusion que la véritable injustice ne provenait pas tant de ces violences que de la manière dont elles étaient prises en charge par l’institution scolaire :
9« Avant, y’avait des réunions organisées pour parler de la violence, maintenant c’est fini ! »
10« Pendant les bagarres, les adultes n’interviennent pas, ils disent que c’est notre problème ! »
11Les failles de l’organisation du travail ainsi que les pratiques divergentes au sein du collège influent directement sur la vie scolaire des élèves. Ceux-ci font très bien la différence entre l’injustice liée aux inégalités sociales ou culturelles qu’ils mettent en avant rapidement, mais sur lesquelles ils n’insistent pas – car « c’est comme ça, on n’y peut rien ! » – et l’injustice causée par certains dysfonctionnements dans l’organisation scolaire.
12Les élèves ont clairement identifié ces dysfonctionnements à travers des actes, des jugements, des renoncements et en pointant des actions incohérentes de la part du personnel éducatif. Dès lors, l’injustice n’est pas vécue comme une fatalité, mais comme la conséquence d’actions et de décisions menées par le personnel et dont les causes pourraient être supprimées.
13Le rapport des élèves avec les adultes du collège oscille entre la transgression de la loi et le souhait d’une discipline qui les protège de la violence, c’est-à-dire :
- tenter d’échapper à la discipline tout en revendiquant le besoin de s’y référer « Madame C., elle se fait pas respecter, alors c’est normal, les élèves y en profitent » ;
- redouter la menace et la violence tout en éprouvant la séduction du groupe des caïds « ils sont forts, ils font peur, eux, on les embête pas » ;
- être en conflit avec le collège tout en y réclamant une discipline accrue « depuis que je suis passé en conseil de discipline, je peux plus rien faire c’est toujours ma faute, y’a qu’à mieux surveiller les autres ».
Dans la vie scolaire
14« Y’a pas de loi au collège ! » Ils ne comprennent pas les principes réglementaires instaurés. Les sanctions et les exigences sont considérées comme injustes et aléatoires. En poussant plus loin la réflexion, les élèves décrivent :
15• Les adultes qui sanctionnent différemment selon leur degré de proximité avec les élèves.
16• Les sanctions qui varient d’un individu à l’autre.
17• Les sanctions qui varient chez le même individu selon l’humeur ou la circonstance.
18• Des comportements exigés de la part des adultes qui, en retour, ne respectent pas les règles qu’ils imposent. Ils reprochent par exemple aux adultes d’arriver en retard sans s’excuser, alors qu’ils renvoient systématiquement les élèves pour ces mêmes raisons, ou de ne pas dire bonjour le matin.
19Du coup, la loi des adultes n’a pas de valeur en soi. La sanction n’est pas vécue comme la conséquence d’une règle non-respectée, mais comme un acte que les élèves qualifient d’arbitraire, qui tiendrait à l’hostilité de l’adulte. Cela crée une confusion des registres où la sanction est confondue avec un jugement sur la personne et non sur ce qu’elle a fait ou pas. Cela est bien exprimé lorsqu’ils disent que la véritable injustice pour eux est que le collège ne représente plus cet espace privilégié qui fonctionne sur d’autres règles que celles de la cité. « Avant, y’avait la rue et l’école, maintenant, y’a la rue et la rue ! » Par exemple, on leur demande de dénoncer les actes de racket, mais les élèves n’ont pas confiance, ils pensent que l’anonymat ne sera pas respecté et ils ont peur des représailles [2]. Les élèves éprouvent un sentiment d’insécurité permanent et ils ont souvent l’impression que les adultes ne font pas respecter la loi : « On se sent comme des cafards ici », « quand on arrive au collège, on sait jamais ce qui va arriver ! »
20« Souvent dans les bagarres, les surveillants n’interviennent pas ou attendent vraiment que ça dégénère pour agir, c’est pas leur problème ! »
21Ils ne comprennent pas la dissymétrie qui existe ente les droits et les devoirs de l’élève. L’élève, en fait, a peu de recours : « Je suis déléguée, je voulais défendre un élève puni injustement, j’ai été remise à ma place. À quoi je sers alors ? » Leur témoignage interroge la notion de citoyenneté au collège qui pourtant fait partie de leur programme d’éducation. On peut comprendre, dans ce cas, que l’élève s’exprime avec effervescence, bruyamment et de manière décousue à qui veut bien l’entendre, par exemple à l’infirmerie ou chez l’assistante sociale. Mais cette parole morcelée ne peut en retour qu’entraîner plus de confusion, car les élèves ne peuvent en espérer qu’un soulagement immédiat, sans élaboration ni étayage, et parce que les dépositaires de cette parole ne peuvent véritablement agir sans concertation avec le reste du personnel et sans la volonté commune de confronter l’expérience de chacun, afin de penser les contradictions de l’organisation du travail.
À la frontière collège/hors collège
22Les élèves déplorent que la vie extrascolaire ne soit pas, a minima, prise en compte par les enseignants alors qu’elle influe directement sur le rapport au savoir. Le cloisonnement école/hors école est illusoire de même que la frontière travail/hors travail chez les adultes. Une élève nous dit qu’elle rêve en cours parce que cela lui permet « de contenir son angoisse », un autre nous raconte que la menace de certains élèves l’empêche de travailler « parce je sais qu’on m’attend à la sortie », un autre n’ose plus s’exprimer à l’oral parce qu’on lui envoie des papiers d’insultes ou de menaces, ou encore une autre qui ne peut travailler qu’à partir de 21 h parce qu’elle doit s’occuper de ses frères et sœurs…
23Ils ne comprennent pas non plus que le sens de la justice du personnel ne fonctionne plus au-delà des grilles du collège : « Si on se fait taper juste devant les grilles, personne n’intervient ! »
24Alors, comment dans ce cas-là peuvent-ils donner du sens au mot « justice » et faire totalement confiance au personnel encadrant ?
Dans l’activité scolaire
25Les élèves dénoncent le fait que la norme d’appréciation se base sur les meilleurs et que les autres sont jugés « par défaut », alors que certains « moins bons » s’investissent à leur manière, mais ne se voient pas récompensés de leurs efforts. Cela a pour conséquence de les démotiver. Ils ressentent aussi difficilement les « images qu’on leur colle dès la rentrée », « les profs, ils ne cherchent pas à savoir si l’élève veut s’en sortir ou pas, il décide pour lui et c’est fini. S’il décide de changer, il ne peut plus ! »
26Un autre élève nous parle de l’importance du regard du professeur. Ce regard lui signifie qu’une place lui est accordée dans la classe parmi les autres élèves. L’absence de ce regard signifie pour lui (et pour beaucoup d’autres) la non-reconnaissance de son individualité, ce qui est vécu comme une blessure narcissique.
27On sait que la reconnaissance est fondamentale pour permettre au sujet de s’émanciper, de se construire psychiquement grâce à la prise en compte des efforts fournis, de la qualité de son travail et de la singularité et l’originalité qu’il apporte. Au collège, si l’on en croit les élèves, il semble que deux raisons principales viennent entraver le processus de reconnaissance :
28• Le fait d’estimer un travail sans considérer l’élève qui l’a effectué revient en fait à valider un travail « désincarné », un objet extérieur en référence à une échelle de réponses établies. Or, le jugement sur le faire ne peut s’établir que s’il est étroitement lié au sujet qui est à l’origine du travail. Regarder l’élève, le prendre en compte, le reconnaître dans sa singularité, sont des conditions sine qua non de la reconnaissance.
29• Ensuite, les élèves regrettent que leur travail ne soit pas reconnu comme ils estiment qu’il doive l’être. Ils ont l’impression que les enseignants fondent leur jugement sur la notation, qu’ils ne reconnaissent donc que le résultat obtenu sans considérer le chemin parcouru par ceux-ci pour l’atteindre.
30Il semble ici que le débat porte sur la notion de travail scolaire et de « bon élève » qui est remis en cause par les élèves. Pour eux, un élève qui ne perturbe pas la classe et fait des efforts, même si ceux-ci ne sont pas immédiatement payés de bons résultats, est un « bon élève ».
31Cette réflexion autour de l’investissement dans le travail scolaire est primordiale, car elle permet de comprendre l’émergence de ces sentiments omniprésents d’injustice dans ce collège, qui risquent de passer pour des revendications sans fondements ou inopportunes si l’activité scolaire n’est pensée qu’en termes de processus cognitifs ou d’acquisitions de connaissances. D’autre part, bien souvent, la vie scolaire (la cour de recréation, la vie de classe…) semble détachée du reste et les situations difficiles évoquées dans ce cadre-là sont renvoyées à l’élève comme autant de problèmes personnels.
Le groupe de réflexion de l’équipe éducative
32L’objectif initial de nos interlocuteurs était « d’aborder la souffrance des enfants au collège ». Après délibération au sein de l’administration du collège, une nouvelle formulation sera proposée : « vers un mieux-être au collège », « pour ne pas stigmatiser le collège ! » Ce déplacement de la demande, que nous avons perçu comme un affadissement de celle-ci, n’allait pas sans nous poser question. Mais il a fallu que l’intervention se soit achevée pour que nous fussions en mesure de lui donner tout son sens. Le travail avec ce groupe s’est avéré très difficile et au bout du compte décevant. Les situations de travail évoquées laissaient entrevoir des incohérences organisationnelles et des conflits sociaux de travail assez forts qui n’ont jamais pu être véritablement élaborés en profondeur, alors que les mêmes problèmes ont été largement exprimés par les élèves qui en ressentaient un vécu d’injustice très vif.
33Ce sont souvent les élèves qui ont mis en mots et confirmé les hypothèses que nous avions élaborées nous-mêmes, et qui étaient écartées par le groupe pluridisciplinaire ou retournées comme étant des situations de travail banales dans ce contexte de collège « zep ». « C’est pareil dans tous les collèges » ou « faut pas dramatiser » bloquaient toutes avancées de réflexion dans la compréhension des situations de travail.
34Or, tout au long de notre phase d’observation, nous avons vu et su que des chaises passaient par les fenêtres, que le principal adjoint avait été agressé deux fois, et fait le constat que les interpellations fermes (sortir un élève de cours) par le conseiller principal d’éducation étaient très fréquentes. Comment ne pas être choquées par l’évocation du climat qui régnait dans ce collège ? L’attitude apparemment résignée des membres du groupe nous laissait perplexes !
35Ce qui nous surprenait donc, c’est que ces situations de travail étaient relatées comme étant normales, faisant partie du métier en quelque sorte. La violence et le mal-être semblaient faire partie du quotidien, et ne provoquaient ni révolte ni sentiment d’indignation.
36Le groupe interdisciplinaire d’adultes a d’abord évoqué les difficultés rencontrées dans les échanges avec les élèves. Leurs propos semblaient osciller d’une part entre la compréhension des situations difficiles de ces derniers (classes hétérogènes, situations familiales lourdes, etc.) et la condamnation de leur comportement agressif.
La peur face aux situations déroutantes
37Les élèves qui ne respectent pas toujours l’ordre établi et dérogent aux règles de la civilité entretiennent un climat d’insécurité et un sentiment anxiogène. Les situations imprévisibles, les menaces verbales et physiques, les représailles ponctuent le quotidien du personnel qui se trouve souvent démuni face à des situations qu’il ne maîtrise pas toujours, et qui risquent d’altérer sa crédibilité :
38« Ils entrent dans le bureau à plusieurs, sans frapper, sans se préoccuper si je suis en rendez-vous et veulent une réponse immédiate à leur réponse ! »
La surcharge de travail
39Tous se plaignent « d’être fatigués, de ne pouvoir fermer la porte dans ces métiers, de faire des cauchemars, d’avoir le sentiment d’un travail inachevé, de ne plus avoir le courage de lire en rentrant, de culpabiliser de ne pas faire tout ce que l’on pourrait faire ! »
40Le personnel bénéficie pourtant d’une véritable autonomie, accordée par le chef d’établissement, sur le plan de l’organisation de son travail. (L’assistante sociale organise son travail comme elle l’entend, aussi bien pour ce qui concerne le suivi des élèves que son emploi du temps). Et pourtant, les conditions de travail sont rendues plus difficiles du fait qu’il n’y a pas assez de personnel pour encadrer les élèves. Le conseiller principal d’éducation est constamment sollicité et ne peut plus que gérer du mieux qu’il peut les cas qui se présentent à lui. Le manque de personnel est un leitmotiv qui revient souvent dans la discussion. Il est source de découragement, car les membres de la communauté éducative sont constamment débordés et surtout parce qu’ils ont l’impression que leur véritable activité n’est pas prise en compte.
41« Au bulletin officiel, ils prévoient un certain nombre de personnel selon les zones, mais que les administratifs viennent ici pour se rendre compte que c’est complètement inadapté ! »
42Dans ce contexte, « l’urgence devient le standard ». Ce qui laisse entrevoir une modification du sens du travail. Travailler dans l’urgence est une démarche peu satisfaisante pour chacun, car la pertinence des réponses reste en suspens et ne peut que provoquer un sentiment de culpabilité, lequel est souvent évoqué. L’urgence amène le personnel à simplifier les problématiques afin d’y répondre le plus rapidement possible. Finalement, le raccourci le plus efficace et le plus économique est de dédramatiser les situations et de se résigner face au manque de temps ou de moyen.
43Dédramatiser pour, d’une part, ôter la charge émotionnelle et, d’autre part, simplifier les situations qui peuvent être ramenées à des problématiques que l’on connaît déjà. Ce que nous avons entendu très souvent au cours de ces réunions, c’est que cela nivelle les situations, leur enlève leur véritable épaisseur, autorisant par là même une gestion opératoire des faits et une dépersonnalisation des actions entreprises, coupées d’une réflexion personnelle et collective : « On trouve des solutions palliatives faute de temps ! »
44Ce mode de fonctionnement change la perspective du métier exercé, le suivi des élèves est très difficile à maintenir ou à envisager, avec une impossibilité pour certains de mettre en route une action éducative qui fait pourtant partie de la fonction exercée : « Les actions amorcées ne peuvent être poursuivies : je suis conseiller principal d’éducation et je ne peux faire mes séances d’information. » Ou « l’urgence c’est une élève qui a passé la nuit dehors ! »
Défaillance de l’organisation du travail
45Selon les participants, le turn-over brise les solidarités et ne permet pas de constituer des équipes solidaires et de construire des projets sur le long terme.
46• Les professeurs novices débuteraient leur carrière dans un contexte difficile auquel ils ne sont pas préparés.
47• Les surveillants sont des jeunes de la cité et n’ont pas de véritable statut au sein du collège. Leur proximité culturelle semble parfois problématique dans le rapport qu’ils entretiennent avec les élèves : soit qu’ils durcissent leurs positions soit qu’ils sympathisent exagérément avec eux.
48• Les activités sont fortement cloisonnées, ce qui favorise le repli sur soi, la mauvaise circulation de l’information ; et une tendance à diluer les responsabilités.
49• Le surcroît de travail (multiplication des cas lourds à gérer) entretient un rapport au temps fortement anxiogène. Il est pratiquement impossible dans ce collège de poursuivre une conversation sans être interrompu par une urgence, un coup de téléphone…
50Il est également très difficile de prévoir une journée de travail, les actions sont décousues et guidées par l’urgence.
51Cependant, nous avons fait le constat d’un groupe très soudé constitué des infirmières, médecin scolaire, assistante sociale et conseiller principal d’éducation formant un collectif de travail efficace, mais qui malheureusement bénéficiait d’un faible rayon d’action sur le collège étant donné le manque de communication avec les autres membres de la communauté éducative.
Division de la communauté éducative
52Les rapports sociaux de travail sont source d’antagonismes, d’antipathies profondes et opposent fortement la communauté éducative. Par exemple, l’assistante sociale bénéficie d’une relative autonomie au sein de l’établissement et possède un bureau qu’elle peut fermer à clé. Cette autonomie engendre jalousies et fantasmes : un enseignant au cours d’une réunion de travail lui a simplement dit « qu’elle ne servait à rien ! » Idem pour les infirmières qui « boivent le thé et tricotent ». Ce manque de reconnaissance est ressenti très douloureusement, car le véritable travail fourni par l’équipe médico-sociale est nié et, pis encore, tourné en dérision.
53Les infirmières ainsi que l’assistante sociale finissent par douter de l’efficacité de leur travail. Les remarques qu’on leur adresse sont source de démotivation et ont pour effet de détériorer le vivre ensemble en attisant les antagonismes.
54Le conseiller principal d’éducation subit également les images stéréotypées généralement associées à un travail masculin, qui est censé représenter l’ordre et l’autorité. Il privilégie le dialogue à la punition immédiate, ce qui lui vaut d’être qualifié de « laxiste » ou de « manquer de poigne ». Il reçoit ces attaques non pas comme des critiques sur sa façon de travailler, mais comme des remises en cause personnelles déstabilisantes pour son équilibre psychique.
55Globalement, les non-enseignants sont accusés d’être inutiles ou de ne pas en faire assez.
56Cependant, ces critiques ont été évoquées uniquement lors de confidences (notamment dans la phase d’observation) et n’ont pu faire l’objet de débats au cours de réunion, alors qu’ils nous semblaient être au cœur de la problématique de ce collège. La parole du groupe circulait de manière superficielle, évitant les questions de fond relatives au travail de chacun, en s’appuyant sur des considérations générales. Nous avions très souvent l’impression que la parole glissait d’un thème à l’autre et il nous était très difficile d’en extraire un fil conducteur ou d’approfondir certains thèmes. Les volontaires de cette étude nous donnaient des « pistes » lors de nos entrevues, mais s’interdisaient de les exploiter lors des réunions.
57Finalement, les conséquences directes des difficultés rencontrées dans l’activité quotidienne de la communauté éducative sur le vécu scolaire des collégiens n’ont été que superficiellement soulevées, alors qu’elles ont été largement évoquées par ces derniers dans les groupes d’élèves. Les dysfonctionnements que nous avions pourtant constatés sur le terrain n’ont pas été reliés au manque de coordination et de cohérence ni à la souffrance du personnel, mais ont été attribués à l’attitude et au comportement de certains professeurs envers ces mêmes élèves. Les enseignants du groupe se rangeaient du côté des professeurs compréhensifs et désignaient les « autres » comme responsables du mal-être des élèves.
Souffrance et défenses
58Les problèmes réels des enfants n’attendent pas toujours une réponse appartenant strictement au champ de compétences des enseignants, la psychopédagogie. Ainsi, la jeune fille qui doit s’occuper de ses frères et sœurs avant de faire ses devoirs, ou encore le bon élève considéré par les autres comme un traître ou un fayot n’ont pas à proprement parler des problèmes d’apprentissage. Il n’est pas possible d’enseigner sans prendre en compte ce type de problèmes, mais, simultanément, prendre en compte ce type de problèmes fait obstacle à la possibilité d’enseigner. La spécialisation et la division du travail ne sont pas une mauvaise solution en soi, mais la coopération semble actuellement impossible, car les personnels sont déportés par rapport à leur champ de compétences, confrontés à des difficultés imprévues vis-à-vis desquelles ils n’ont guère de réponses.
59En effet, la création de nouveaux postes (conseillère d’orientation, conseiller principal d’éducation, aide éducateur, assistante sociale, infirmière scolaire) qui vise à prendre en charge les domaines éducatifs et sociaux provoque des empiètements dans le domaine des uns et des autres. Différentes activités qui devraient être complémentaires se révèlent au contraire source de conflits. Ce qui pouvait être géré (ou non) dans l’espace de la classe fait dorénavant l’objet d’un travail d’un personnel spécialisé et se trouve rapatrié en dehors de la classe. Même si la mission fondamentale des enseignants est la transmission des savoirs et l’acquisition d’outils, ce déplacement vient questionner l’activité enseignante dans ses modalités de fonctionnement et sans doute entretenir certains stéréotypes liés à l’exercice des métiers. À l’inverse, cette forme d’organisation pousse parfois certains enseignants à se décharger d’un rôle éducatif, par exemple en renvoyant les élèves perturbateurs au conseiller principal d’éducation, qui se voit attribuer un rôle purement répressif.
60Les enfants aussi perturbent la division du travail, nombreux sont les élèves qui viennent parler de leur orientation avec les infirmières et leur demandent des conseils, celles-ci se voient ainsi attribuer un champ de compétences plus large que prévu.
61Durant les entretiens avec le groupe d’adultes, les enseignants et le médecin de santé scolaire avaient suggéré une levée partielle du secret professionnel dans l’objectif de rendre les situations plus intelligibles pour tout le monde, et cela en accord avec les familles et les élèves. Cette question était restée en suspens et n’a pas été reprise ni discutée par les infirmières. Notre hypothèse est que les infirmières sont attachées au secret qui entoure leur activité pour se protéger du jugement de l’équipe éducative. Selon elles, en effet, les enseignants ont tendance à ignorer, mépriser et à ne pas saluer les personnels soignants. La salle des professeurs et l’infirmerie se font face, mais il n’y a pas d’échange. Les infirmières n’osent pas traverser le couloir, les professeurs ne les saluent pas, ils viennent à l’infirmerie uniquement en cas de nécessité absolue. La théière, des tasses, une recette de cuisine sur le bureau des infirmières, seraient, pour les enseignants, le signe d’une inactivité totale. En outre, le discours de disqualification entretenu dans la communauté des professeurs l’est également par les élèves eux-mêmes (ceux qui ont participé aux entretiens collectifs) : « Si les infirmières ne donnaient pas de corn flakes aux élèves, ça irait mieux, la fréquentation diminuerait. »
62La dévalorisation du travail infirmier par une partie du corps enseignant, l’indifférence de certains, empêchent que s’établisse la confiance nécessaire pour que l’infirmière montre ce qu’elle fait. Cela suppose de plus que la mission de l’infirmière soit connue du reste de l’équipe éducative. Ce n’est pas toujours le cas. Si les visites médicales, la vérification des vaccinations, les séances d’information sur la santé dans les classes, sont les représentations connues du métier d’infirmière scolaire, l’accueil des élèves à l’infirmerie reste toujours plus ou moins suspect de complaisance. Cela crée sans doute un malentendu avec le corps enseignant qui lui aussi aimerait avoir le temps de parler avec les élèves, certains professeurs nous disaient se sentir frustrés de ne pas pouvoir le faire.
Les défenses
63Pour contenir la souffrance, on aurait pu s’attendre à ne rencontrer que des stratégies individuelles de défense, étant donné les secteurs fortement parcellisés, et les divergences idéologiques très accentuées qui le divisent en « clans ». Pourtant, on peut repérer l’existence de processus défensifs partagés par l’ensemble de notre collectif.
64• Le recours aux euphémismes pour exprimer la réalité (« ici, c’est pas plus violent qu’ailleurs ») ou, à l’inverse, la description d’un univers exagérément dangereux (« ne vous promenez pas en ville, fermez les portes à clé, mettez vos sacs à mains par terre dans la voiture ! »).
65• La rationalisation administrative (des raisons administratives étaient souvent mises en avant pour ne pas agir véritablement sur des situations pourtant simples à régler), pour justifier l’inertie du personnel décrite par les élèves.
66• L’oubli également était un mode de fonctionnement communément partagé : oubli des réunions, oubli de documents relatifs à l’enquête… Ces oublis fréquents freinaient l’étude et entravaient sa bonne marche.
67• L’urgence elle-même peut devenir un recours défensif : par exemple les réunions sont décidées au dernier moment : l’objet de la délibération perd ainsi de sa valeur parce qu’il importe plus de trouver une solution que de se mettre d’accord sur les normes, ce qui provoque des situations injustes, car les éléments discutés et pris en compte ne font pas référence à une histoire et ne sont pas mis en perspective.
Conséquences sur l’éthique et sur l’organisation du travail
68Toutes ces conduites défensives visent à atténuer la souffrance en opérant une mise à distance des éléments qui la provoquent. Cependant en retour, elles constituent une menace pour les personnes elles-mêmes, car, en anesthésiant la souffrance, elles occultent les causes qui la fondent, s’opposant ainsi à toute forme d’évolution. (Dejours, 1993). De plus, si les souffrances sont trop rigides, elles finissent par aggraver les situations de travail, en favorisant « le chacun pour soi », qui, en retour, ne fait qu’accentuer la souffrance psychique du personnel. Celui-ci alors doit puiser dans ses ressources personnelles pour contrecarrer les effets pathogènes du travail. Elles ont également pour conséquence de voiler la conscience morale et de rendre acceptable l’existence des phénomènes d’injustice, car elles agissent directement sur la capacité de compatir, condition nécessaire pour avoir accès à la souffrance d’autrui.
69Cette conscience morale rétrécie renforce la division sociale du travail au collège. Les fonctions exercées solitairement permettent de se concentrer uniquement sur son activité et sur son espace restreint de travail et ainsi d’ignorer ce qui dépasse le cercle de son activité et ne pas questionner ses propres implication et responsabilité dans le fonctionnement du collège. Ce repli sur soi accentue par ailleurs la méfiance, car le travail des autres demeure inaccessible et devient source de suspicion.
70Tous ces rapports sociaux complexes influent sur les décisions rationnelles concernant les pratiques quotidiennes de chacun. Certains professionnels désertent certaines réunions parce qu’ils ne supportent pas, par exemple, les enseignants, ou le conseiller principal d’éducation qui défendra plus volontiers un élève auprès du professeur parce qu’il est en bons termes avec lui, ou l’infirmière qui n’ose pas aller voir certains enseignants pour les avertir d’un cas problématique d’élève parce qu’elle les redoute…
71Le fonctionnement du collège se trouve pris dans une impasse, symboliquement représenté par l’espace de l’infirmerie qui focalise toutes les dynamiques : celles des élèves qui vont mal, également les ressentiments du reste du personnel qui refuse de se mettre en cause et se décharge de sa responsabilité sur les infirmières.
La crédulité des infirmières, ruse ou défense ?
72Les deux infirmières du collège assurent l’accueil des élèves à l’infirmerie par demi-journée alternativement, les moments communs qu’elles partagent sont les repas pris ensemble, les temps de formation en dehors du collège, les séances d’information sur la santé qu’elles organisent dans les classes, les réunions prévues par l’institution. Il arrive que leur emploi du temps leur permette d’avoir une demi-journée commune à l’infirmerie. Les phases d’observation ont permis de constater une régularité dans l’attitude des deux infirmières face aux demandes des élèves, ceux-ci entrant le plus souvent en groupe de façon bruyante avec des plaintes diverses.
73Que doivent faire les infirmières dans ce collège devant la symptomatologie des élèves [3] ?
74Lors des entretiens collectifs, les infirmières résumaient la relation qui s’était instaurée entre elles et les élèves par : « Ils viennent pour parler de tout et de rien. » Elles disaient « sentir naturellement » quand l’élève va mal.
75Mais, finalement, que font les infirmières lors de l’accueil des élèves ?
76Elles croient systématiquement l’élève en laissant s’exprimer la douleur somatique, même quand il est flagrant que l’élève joue la comédie pour être avec son copain à l’infirmerie, elles optent pour une attitude crédule, c’est-à-dire :
77Elles ne portent aucun jugement moral sur la pertinence de la plainte et ne houspillent pas les élèves.
78Elles concèdent que la plainte est réelle : c’est le corps biologique qui souffre.
79Elles acceptent que plusieurs élèves accompagnent « le plaignant » et même de croire qu’ils souffrent aussi.
80Elles écoutent les raisons invoquées par les élèves (« c’est le prof. qui m’envoie » ou « c’est à cause du contrôle ») avec étonnement, sans laisser paraître le moindre soupçon,
81Les infirmières ont la même attention particulière pour chaque élève.
82Les infirmières en collaboration avec le médecin de santé scolaire ont pris la décision de ne pas donner systématiquement des médicaments aux élèves [4]. Elles attendent le calme et soignent l’élève en massant, proposant de s’allonger, dormir, boire, manger…
83Elles prennent le temps de discuter, conseiller, rassurer.
84Elles laissent utiliser les lieux librement (le miroir pour se recoiffer, la toise pour se mesurer).
85Elles leur proposent ensuite de retourner en classe.
86Le terme « crédulité » est défini dans le dictionnaire comme : trop grande facilité à croire, naïveté. Pourtant, l’attitude crédule des infirmières nous a semblé différente. Comme une mère console son enfant s’il se fait mal, exagère même parfois pour l’apaiser, les infirmières optent pour un comportement similaire avec les élèves. Cela semble proche d’un ajustement dans le sens de l’effort mis en œuvre pour comprendre où en est l’élève.
87Sous le terme de crédulité, nous avons rassemblé les conduites et propos énigmatiques suivants :
- une façon de gérer les demandes incessantes et assaillantes des élèves,
- une manière très sincère d’exprimer leur étonnement (elles étaient surprises des résultats chiffrés, il semble que ce soient les mêmes élèves qui reviennent d’une année sur l’autre),
- une attitude désignée comme telle par les élèves (expression plusieurs fois reprise par eux : « Les infirmières croient tout ce que disent les élèves. »).
88Croire l’élève, c’est aussi légitimer sa plainte et réparer une injustice. Selon Nicolas Dodier, les plaintes ont toujours un double statut. D’une part dans l’échelle des symptômes, elles ont une importance seconde en raison de leur caractère subjectif, le médecin recherchant des faits objectifs observables. D’autre part, quand il s’agit de soulager la douleur, la plainte instaure l’acte médical (Dodier, 1993). Face à la plainte, l’attitude peut être celle d’une expertise clinique se basant sur la réalité objective, ou bien la plainte agit comme relance et initie l’intérêt et le soin. Dans le contexte du collège, la plainte glisse parfois du côté de la doléance quand intervient en même temps une demande de justice. Le mot d’excuse certifiant du passage de l’élève par l’infirmerie rétablit le sentiment de justice et en laisse une trace.
89Si la demande implicite de l’élève est d’être reconnu dans son vécu d’injustice, sa souffrance ne se voit pas toujours. Elle n’est pas directement audible dans les mots des adolescents. C’est bien l’intention de l’infirmière d’écouter l’élève et de le comprendre qui la met en position d’entendre. Or précisément, il semble bien que tout croire est une manière de tout entendre, une façon d’anticiper sur la demande de l’élève en lui évitant par exemple d’avoir à parler devant ses camarades et de devoir tout dire. Il n’est pas toujours facile pour les infirmières de comprendre la demande des élèves. Leur travail consiste justement à déceler ce qui n’est pas dit. Si les infirmières réduisaient la subjectivité des élèves à leurs besoins (de médicaments), cela pourrait conduire à un processus déshumanisant.
90Être crédule pour sauver le sens de la relation avec les élèves, cela renvoie à la dimension paradoxale de la prescription du métier, l’institution n’accorde pas de place pour les valeurs sur lesquelles est fondé le métier et tente de mobiliser les infirmières dans des actions très différentes de la pratique infirmière. Ainsi, entendre un adolescent, le soigner, travailler en même temps avec les enseignants et participer aux instances d’orientation des élèves ne constituent-ils pas un pari difficile pour les infirmières ?
91Nous pensons donc que l’attitude crédule est une forme de résistance pour protéger les élèves qui viennent à l’infirmerie.
92Quel en est le coût dans la dynamique de la reconnaissance ?
93Celui d’une méfiance de la part du corps enseignant et de la part de la hiérarchie, car la ruse ne trouve pas de solution du côté du jugement d’utilité. Entre elles si une forme de reconnaissance existe, ce n’est qu’au prix sans doute d’un renoncement à une gratification hiérarchique. La façon dont les infirmières mobilisent leur intelligence est déniée et retournée négativement. On peut se demander si, dans ces conditions, elles n’investissent pas d’autant plus leur disponibilité envers les élèves, et, de fait, entretiennent leur fréquentation sans en avoir conscience.
L’infirmerie, un lieu de travail et un espace informel
94Un collectif féminin se retrouve à l’infirmerie : les infirmières, l’assistante sociale, le médecin de santé scolaire, la lingère. Toutes ont en commun de partager le même rapport au réel, leurs activités sont orientées vers le souci des élèves. Autour du thé ou du café, elles évoquent un élève, son histoire, leur colère de ne pas toujours faire tout ce qu’il faudrait, leur incompréhension parfois vis-à-vis des propos divergents du corps enseignant. La proximité avec la souffrance dans l’activité quotidienne nécessite de recourir à la compassion (Molinier, 2000). Si la solidarité se tisse à partir de singularités et d’impasses, ces moments d’échanges sont dépréciés par une partie du corps enseignant qui tient un discours péjoratif :
95« Les infirmières font du tricot et boivent du thé toute la journée. »
96Vu de l’extérieur, les gestes des infirmières ne ressemblent pas à du travail. Si certains peuvent reconnaître aux infirmières douceur et sens maternel dans leurs soins, ce ne sera pas leur professionnalisme qui sera reconnu, mais des attributs féminins naturalisés. Masser, prévenir, écouter, appartiennent à des catégories de la sphère féminine et non pas à la catégorie des qualifications. Parce que l’écoute est invisible, incontrôlable, le temps de travail est suspecté d’être du bavardage entre femmes.
97Pour les infirmières scolaires, l’absence de support de soins et d’éléments identitaires correspondants, conjugués aux situations d’urgence, peut donner l’impression de ne rien faire. Certaines activités de prévention peuvent apparaître aller à l’encontre de l’idéologie de l’efficacité qui imprègne la fonction infirmière. Cela risque de conduire à un sentiment d’incertitude ajouté à la culpabilité évoquée. « Ceux qui ne reviennent pas sont ceux qui souvent vont le plus mal. »
98Ce que font les infirmières scolaires en maternant (donner à boire, donner à manger, masser, permettre de s’allonger, écouter, etc.) est très différent ce qu’il « faut » faire pour promouvoir la santé (développer une dynamique, favoriser la responsabilité de l’élève face à sa santé).
99Au fil de la lecture des registres des infirmières, on trouve parfois dans les motifs « conseil » ou « divers ». Derrière ces mots discrets, c’est tout un pan du travail qui est caché.
L’infirmerie, un lieu de passage pour le personnel de service
100Dans l’alignement de la cour, du cdi, des bureaux des surveillants, de la conseillère d’orientation, de la salle des professeurs, au bout du couloir se font face le bureau de l’assistante sociale et l’infirmerie. Ni la couleur des murs, l’orientation de la pièce, ou le décor n’auraient pu qualifier ce lieu d’original ou d’agréable. Dans cet espace se trouvent entreposés machine à laver, table à repasser et équipement pour la lingère ainsi qu’une armoire où est rangé le linge du personnel de service. Dans cette même armoire, des kimonos servant aux élèves inscrits aux arts martiaux, et des ballons pour le foot sont déposés. L’infirmerie sert de lieu « sûr ». Les lits prévus au repos sont insérés dans deux boxes étroits et sombres, ouverts sur la pièce principale. Une petite salle séparée par une porte sert pour les visites médicales et pour la saisie informatique.
101Une réorganisation des lieux est prévue dans le cahier des charges depuis plusieurs années et discutée à chaque nouvelle rentrée au conseil d’administration. Un lieu convivial avec une salle d’attente commune pour le bureau de l’assistante sociale et l’infirmerie devrait ainsi permettre de réguler les allées et venues dans les couloirs et créer un espace plus intime pour les élèves. Les infirmières avaient espoir que ce projet se réalise prochainement et avec lui un espace de travail « à elles ».
102Si cette description de l’infirmerie semble un peu insolite, il faut y voir aussi une organisation spatiale du travail étonnante. La lingère y effectue la gestion du linge et le repassage le matin ou l’après-midi. Le reste du temps, elle est occupée à aider le personnel de cantine ou le gardien à la loge. Elle se trouve mêlée aux conversations des uns et des autres.
103Les agents de service viennent donc chercher leurs blouses à l’infirmerie tous les jours. On y parle volontiers avec la lingère et avec les infirmières. L’infirmerie est un lieu de passage « obligé » pour le personnel d’entretien.
104Tous les ans, l’Éducation nationale compte parmi ses effectifs du personnel en contrat d’insertion. À ce titre, le collège emploie plusieurs personnes en contrat emploi solidarité au service de la restauration, pour aider le cuisinier, pour la plonge et le nettoyage de la salle. Durant l’intervention, nous avions été surprises par le calme de la cantine, ce qui nous paraissait énigmatique dans ce collège, et inhabituel comparativement aux ambiances sonores des réfectoires. Différentes explications avaient été avancées par les élèves : la « forte » personnalité du cuisinier qui impose le respect, la variété des plats, le fait que les meneurs ne déjeunent pas à la cantine, le lieu rénové et agréable. Les repas sont entièrement gérés par le cuisinier. Le budget consacré à la restauration est décidé avec l’intendant, mais le cuisinier choisit les aliments à acheter, il respecte en particulier les différentes religions dans le choix des viandes ainsi que le soin apporté à leur préparation. Un dialogue s’est instauré entre le cuisinier et les élèves, il leur demande leur avis sur la cuisine préparée. La parole fonctionne ici comme un lien parce que celui qui nourrit met en même temps des mots sur ce que l’on mange. Le contenu symbolique de cette nourriture n’est pas alors angoissant. De plus, ce dialogue permet la reconnaissance par les élèves du travail et des efforts du cuisinier pour satisfaire tout le monde. Sans la médiation par les mots et la possibilité de faire entendre son point de vue, l’accès à la reconnaissance du travail du cuisinier d’une part et de l’appartenance des élèves à une culture différente d’autre part ne serait pas possible.
105La cantine est un lieu où la parole de l’élève est entendue et légitime.
106Le souci du cuisinier et du personnel de service va au-delà de « faire la cuisine ». Il y a une dimension relationnelle dans ce travail. L’autonomie du service de restauration permet en tout cas que s’acquièrent des compétences techniques (la cuisine) et humaines. L’insertion du personnel « en difficulté » nous semble facilitée par leur appartenance à une communauté éducative tournée vers la compréhension et par les liens qui se sont créés avec les infirmières. En particulier, la lingère est un « personnage » assez central, elle connaît bien les élèves et sait se faire entendre pour les défendre.
107L’infirmerie et la cantine semblent être les deux lieux où l’élève est entendu, respecté dans sa singularité et où il y a place pour son corps. Faut-il rattacher cela aux liens existant entre les infirmières et le personnel de service lors des passages de celui-ci à l’infirmerie ? Il y aurait dans le même temps une possibilité d’élaborer et de transmettre la compassion propre au travail infirmier. Dans cette hypothèse, le projet de créer un lieu de soin cloisonné, risquerait de faire échouer ce qui ressemble pour l’instant à un partage d’expériences et de compréhension.
La restitution finale
108Nous avons tout d’abord validé le commentaire des élèves afin d’obtenir leur accord sur ce que nous allions rapporter aux adultes.
109Nous avons ensuite lu à l’équipe pluridisciplinaire le compte rendu des élèves, suivi de l’analyse que nous avions faite de leur propre élaboration.
110Nous n’avons pas établi de lien volontairement entre les deux commentaires, afin qu’ils construisent eux-mêmes une réflexion et une construction commune de sens autour de la souffrance largement exprimée par les trois groupes de travail.
111À la fin de la lecture, tous ont demandé une séance supplémentaire, car « ils ne pouvaient en rester là, et ne soupçonnaient pas un tel niveau de violence dans ce collège ! »
112D’une manière générale, les conclusions de l’étude ont provoqué un grand étonnement en opposant une description subjective à la description institutionnelle couramment évoquée.
113Une partie de la finalité de notre étude était atteinte puisqu’elle ouvrait sur un nouveau dialogue et une prise de conscience de la réalité vécue par les élèves ainsi que de leur propre rapport au travail (ils ont convenu qu’ils se réunissaient trop tard et qu’il n’y avait pas de véritable travail en amont).
114Cependant, la semaine suivante, les résistances et les défenses avaient eu le temps de faire le chemin, puisque le chef d’établissement n’avait pas lu le rapport, qu’il était en rendez-vous à l’extérieur et que les enseignants revenaient sur certaines parties retranscrites pourtant littéralement et nous faisaient le reproche « d’avoir influencé les élèves ! » L’espace de discussion se trouvait écarté, car « ils étaient payés pour dix-neuf heures de travail, pas pour vingt heures ! » Pas question donc d’organiser des séances de travail collectives.
115De plus, la réunion de restitution élargie au reste du personnel n’a pu être programmée, à cause des multiples changements de direction (trois en six mois !).
Conclusion
116Cette intervention change la représentation que l’on se fait des élèves des zep toujours décrits comme étant la source des problèmes des enseignants et dépourvus de tout point de repères moraux et de respect vis-à-vis de l’autorité. Or, les élèves, du moins ceux qui ont participé à l’étude, se sont montrés désireux de participer à la vie du collège, témoignent d’un sens moral plutôt aiguisé, sont demandeurs de justice et d’autorité. Entre ce qu’on leur dit devoir respecter comme règles et ce que les adultes font, les enfants constatent souvent un important décalage source, pour eux, d’un vif sentiment d’injustice. Ce décalage entre les préceptes moraux et citoyens, qui sont inculqués et les pratiques réelles des adultes, ne peut guère être interprété sans référence à l’organisation du travail dans le collège, c’est du moins ce que suggère, en creux, le discours des enfants.
117Du côté de l’équipe éducative toutefois, l’investigation s’est heurtée à une forte résistance, à la fois pour des raisons méthodologiques (faible participation des enseignants) et en raison des défenses des participants que notre intervention n’est pas parvenue à lever. En dépit de ses limites, celle-ci permet néanmoins de décrire partiellement ces défenses et de rendre compte de l’écart entre la perception que les enfants ont de la violence dans le collège et celle, par certains aspects, beaucoup plus atténuée des adultes.
118Ce qui est désinvesti au final, c’est le vivre ensemble, espace pourtant décisif dans les constructions de normes de règles et d’échanges autour du travail, aussi bien sur les manières de faire que sur les valeurs, les opinions, les anecdotes qui soutiennent l’activité de chacun.
119Cet espace de discussion est indispensable à un travail de qualité, car l’activité de travail est un acte solitaire, mais dépasse également la sphère personnelle pour se déployer dans l’interactivité. Les décisions et actes de travail ont toujours des répercussions sur l’organisation du travail, sur autrui et débordent le moment présent. Finalement tout le monde pâtit de ces rapports sociaux de travail.
120En premier lieu, les élèves qui subissent des actes et des situations qu’ils jugent arbitraires, mais également le personnel qui est renvoyé seul face à des situations difficiles et qui travaille dans un climat détérioré où lui-même se sent jugé et juge sans état d’âme.
121De manière insidieuse, les souffrances et les défenses s’entretiennent et se renforcent mutuellement au fil des désaccords.
122Par ailleurs, la souffrance du personnel rejaillit sur la souffrance des élèves qui à leur tour réagissent agressivement et transgressent les règles pour se construire un espace d’action autonome et tourner en dérision le système de sanctions. Les relations se trouvent prises dans un cercle vicieux où il devient très difficile de retrouver la genèse des conflits. D’où la tendance à personnaliser les difficultés, à trouver autant de boucs émissaires que possible, le conseiller principal d’éducation trop laxiste, les infirmières injustement accusées d’être à l’origine du désordre causé par la fréquentation assidue de l’infirmerie, l’assistante sociale qui ne sert à rien, les jeunes profs incompétents ou les mauvais profs, la hiérarchie trop distance, certains élèves étiquetés insupportables…
123Ainsi, les situations problématiques ne sont plus reliées à des situations de travail mais imputées à des vices ou travers personnels.
124On va alors pointer du doigt la hausse de fréquentation de l’infirmerie non pas comme un effet du dysfonctionnement global, mais comme une de ses causes.
125Le deuxième élément important à retenir de cette enquête concerne l’ambiguïté du travail des infirmières. Celles-ci soignent avant tout la souffrance causée par l’école. C’est précisément parce qu’elles essayent de bien faire leur travail qu’elles sont la cible de critiques tant de la part des enseignants que de la part des élèves. L’infirmerie est un lieu de régulation des dysfonctionnements du collège dont les infirmières portent le poids et la culpabilité qui en découle.
126Travailler sur l’expérience des collégiens nécessite de raisonner parallèlement sur les pratiques et vécus du personnel, et vice versa.
127La reconnaissance des souffrances mutuelles, l’ouverture vers le travail de l’autre et la compréhension du sens des comportements de chacun restent les conditions sine qua non pour améliorer et transformer les situations de travail de l’ensemble des membres du collège.
128L’écueil restant pour le personnel de dépasser les conflits et enjeux personnels afin de centrer sa réflexion sur son propre rapport au travail ainsi que de reconnaître l’influence de l’élève dans ce rapport très intime et dans la construction des rapports sociaux.
129Cela implique également d’entendre et de donner un espace de parole aux collégiens, ce qui, actuellement, reste encore suspect et problématique.
Bibliographie
Bibliographie
- Carpentier-Roy M.-Cl., 1991, Corps et âme psychopathologie du travail infirmier, Montréal, Liber.
- Dejours C., 1988, Plaisir et Souffrance dans le travail, Éditions de l’Aocip.
- Dejours C., 1993, Travail usure mentale, Nouvelle édition augmentée de la psychopathologie à la psychodynamique du travail, Bayard Éditions.
- Dejours C., 1998, Souffrance en France, Paris, Seuil.
- Dodier N., 1993, L’Expertise médicale. Essai de sociologie sur l’exercice du jugement, Éditions Métailié, Paris.
- Molinier P., « Autonomie morale subjective, théorie psychanalytique des instances morales et psychodynamique du travail », Travailler, n° 1, 1998, pp. 55-69.
- Molinier P., « Prévenir la violence : l’invisibilité du travail des femmes » ; Travailler, n° 3, 1999, pp. 73-86.
- Molinier P., 2000 : « Travail et compassion dans le monde hospitalier », La relation de service : regards croisés, Cahiers du genre, n° 28, Iresco-Cnrs, pp. 49-70.
Mots-clés éditeurs : rationalité, élève, défense, crédulité, infirmière, souffrance, psychodynamique du travail, santé publique, personnel éducatif, injustice
Date de mise en ligne : 01/01/2008.
https://doi.org/10.3917/trav.011.0123Notes
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[1]
Nous avons constaté une homogénéité des demandes et des réflexions concernant les thèmes abordés de la 6e à la 4e. À ce titre, une restitution commune des groupes de 6e/5e et du groupe des 4e est légitime.
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[2]
Nous avons demandé à consulter le registre et nous avons constaté effectivement une gestion désinvolte des faits répertoriés où les accusations banales s’intercalent avec des faits beaucoup plus graves. Les feuilles ne sont pas classées et le registre n’est pas rangé dans un placard. Il n’y a pas de suivi dans ces dossiers alors que bien souvent « les racketteurs se vengent plus tard ! »
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[3]
Les fonctions d’accueil et d’écoute sont définies dans les textes comme suit : « L’infirmier(ère) accueille tout élève qui le(la) sollicite pour quelque motif que ce soit, y compris d’ordre relationnel ou psychologique, dès lors qu’il y a une incidence sur sa santé ou sa scolarité. Après un entretien personnalisé, moment privilégié qui permet de nouer une relation de confiance au cours de laquelle l’élève peut exprimer une demande, un malaise, une souffrance en toute confidentialité, il(elle) évalue la situation, pose un diagnostic infirmier dans le cadre de son rôle propre […]. » (Bulletin officiel de l’Éducation nationale, janvier 2001)
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[4]
Le médecin a précisé qu’il s’agit « d’éviter de modéliser des comportements de somatisation à travers les médicaments, car souvent les élèves qui se présentent à l’infirmerie ont besoin de communiquer et pour rendre acceptable cette demande, ils justifient leur présence par des maux divers ».