1La rédaction de Travailler me proposant de répondre à l’article de S. Buisson, je ferai donc part de quelques-unes de mes réactions.
2À l’évidence, le titre de cet article, sa façon d’attirer l’attention du lecteur, jouent d’une mise en question sévère de mon travail de thèse (mythe ou légende ?), confirmée par le résumé introductif. En soi l’exercice est sain. Une thèse est toujours critiquable et cette critique est nécessaire à l’avancée d’un domaine de recherche, à condition de répondre à certains préalables : une lecture entière et honnête du travail incriminé, et une argumentation personnelle et cohérente débouchant sur une contre-argumentation productive. Ces conditions ne me semblent pas tout à fait réunies.
3Tout d’abord, le titre ne correspond pas vraiment à ce qui semble être le propos essentiel de l’article, mais ne fait plutôt que l’introduire. Bien qu’il soit difficile de saisir la préoccupation centrale de l’auteur – qui nous promène dans une mosaïque d’argumentations fragmentaires empruntées à des personnalités d’excellence –, il apparaît vite que la question pivotale concerne moins la psychopathologie du travail que la réadaptation professionnelle des malades mentaux, sa mise en perspective historique et la récurrence des contradictions qui l’habitent depuis le « traitement moral de la folie » jusqu’aux politiques et pratiques actuelles d’« insertion » des malades mentaux. Or, la psychopathologie du travail et la réadaptation professionnelle des malades mentaux repré-sentent deux domaines croisés, mais distincts, d’interrogations et de pratiques, ce que semble reconnaître S. Buisson au fil du texte. Dans ce cas, pourquoi annoncer l’objet de l’article sous un chapeau de suspicion à l’égard d’une recherche portant sur l’apparition de la psychopathologie du travail ?
4Effet publicitaire, autres mobiles ? Au bénéfice du doute, parlons de malentendus. S. Buisson a sans doute fait une lecture rapide de cette thèse, aimantée par ses propres présupposés ou sa pratique personnelle.
5Premier malentendu, de taille. Cet article, dit-elle, « vise à interroger le degré d’appartenance des pratiques de mise au travail des malades au champ de la psychopathologie du travail ». À tout prendre, ce serait plutôt d’un mouvement inverse dont il s’agirait – la psychopathologie du travail, en tant qu’approche clinique, émerge par dégagement et élargissement progressif des expériences d’ergothérapie et des tentatives de réadaptation professionnelle. La construction même de la thèse traduit cette orientation.
6Deuxième malentendu : l’auteur de l’article postule une sorte de relation constante et univoque entre « psychiatrie et travail » depuis le fond du temps psychiatrique, éludant par là même le contenu des reformulations successives de la psychiatrie (et je persiste à penser qu’en dépit du recours providentiel à la formule de G. Swain – « l’imaginaire flatteur de la rupture » – le mouvement de réforme porté par une minorité de psychiatres en 1945 mérite plus d’attention), et celles, non moins considérables, relatives aux formes de travail, à l’institution du travail, et aux significations du travail dans notre société (depuis les années trente, et surtout à partir de 1945). En adoptant cette posture de surplomb historique, on peut remonter loin, mais on ne gagne pas grand-chose à la compréhension du passage d’une forme d’assujettissement à une autre.
7Troisième malentendu visant cette fois l’objet de la psychopathologie du travail. La spécificité de la psychopathologie du travail est certes indissociable de son apparition au cœur de l’institution psychiatrique, à partir de ces innovations que représentent l’ergothérapie et la clinique d’activités (ce qui, dans l’esprit des psychiatres, n’a rien à voir avec le fait que les malades « s’activent » ou qu’ils travaillent pour l’hôpital en contrepartie des frais de leur hébergement). Mais l’originalité de la démarche relève au moins autant du déplacement de ces questions vers le champ du travail « réel » des usines et des bureaux, c’est-à-dire le travail organisé, réglementé, se voulant protégé par un droit du travail et une médecine du travail, déplacement qui ouvre rapidement sur une clinique du sujet réputé normal face à l’organisation du travail (les téléphonistes, les cheminots de la Sncf…). C’est là que réside la filiation avec les développements actuels de la psychodynamique du travail, et c’est la reconstitution de cette filiation qui fait l’objet de la thèse en cause.
8Ainsi peut-on comprendre que cette recherche sur l’émergence d’une psychopathologie du travail laisse finalement derrière elle la réadaptation professionnelle des malades mentaux, qui n’est qu’un passage obligé, non sans évoquer cependant les écueils de l’ergothérapie et les impasses des premières tentatives de réadaptation professionnelle des malades mentaux dès l’amorce de leur institutionnalisation, au cours des années cinquante.
9Pour ma part, je voudrais apporter au lecteur deux ou trois précisions. La thèse incriminée a pour objet l’émergence de la psychopathologie du travail, et non la réadaptation professionnelle des malades mentaux. Mieux vaut le redire.
10Elle porte sur une période délimitée (1910 aux années 1960 pour ce qui concerne la psychologie du travail, et 1945 à la fin des années 1960 pour ce qui concerne la psychopathologie du travail), tout en opérant des retours nécessaires sur des périodes antérieures. En revanche, elle accorde une place centrale à l’arrière-plan social, politique, économique, intellectuel des pratiques étudiées, ainsi qu’au point de vue des acteurs sur ce qu’ils font. Enfin, elle ne vise pas à relire le passé à partir des catégories solidifiées du présent (loi de 1975 ; relation soignant/soigné ; « travail de soins », « rapport au travail »), mais cherche au contraire à mettre en lumière l’émergence de ces catégories à venir, souvent à l’insu des psychiatres eux-mêmes, immergés qu’ils sont dans les débats et les implicites de leur époque. Ils n’ont pas lu Goffman, Goldstein et G. Swain…, et pour cause.
11Le noyau dur de cette thèse est précisément ce que S. Buisson semble n’avoir pas vu, ou voulu voir. Il s’agissait de sortir des schémas de causalité ou d’appartenance linéaire pour mettre à jour les effets d’une rencontre entre deux reformulations majeures – celle de l’institution psychiatrique et celle de la sphère du travail –, c’est-à-dire la conjonction inattendue de deux ensembles de significations nouvelles qui, jusqu’alors, fonctionnaient de façon séparée. Autrement dit, dans l’après-guerre, et pour des raisons en partie externes à l’institution psychiatrique (la guerre, l’expérience concentrationnaire, les poussées du marxisme et de la psychanalyse, les Ordonnances de 1945 sur la Sécurité sociale, la diffusion de l’Organisation scientifique du travail…) se dessine une configuration nouvelle où, d’un côté, l’ancienne catégorie de « traitement moral de la folie » qui échappait au travail réel, et, de l’autre, celle de « travail des aliénés » (depuis 1838) qui échappait au soin vont progressivement entrer en coalescence et faire sens à travers un nouveau registre de pensée et d’action – la psychopathologie du travail – assurant un pont entre « travail thérapeutique » et « travail réel » salarié, créant de ce fait une rupture avec les catégories préexistantes.
12Je souligne, en passant, que je n’ignore pas les catégories préexistantes, tant elles sont indispensables à la démonstration, et que j’y ai consacré plusieurs chapitres ou sous-chapitres de la thèse. Dans le même registre, je signale que les débats qui opposent certains psychiatres (autour d’H. Ey), à d’autres collègues réformistes au sujet de la « psychiatrie d’extension » sont substantiellement présentés dans le chapitre relatif aux tensions internes à la psychiatrie.
13Pour sa part, que nous invite à découvrir S. Buisson ? Prenant appui sur la critique de cette recherche, elle nous convie à une approche du travail des malades et de la réadaptation professionnelle sur la longue durée historique, laissant entendre que l’ambiguïté entre travail et soin thérapeutique, entre travail du soignant et mission sociale (investie par l’ordre social) est présente dès l’origine. Certes, mais c’est un autre débat. Foucault a magistralement ouvert la voie, tout en se livrant à une analyse extrêmement fouillée des discours et des faits. Les « postfoulcaldiens » cités (Goffman, G. Swain, Goldstein) y apportent des éclairages complémentaires essentiels, et sont d’ailleurs largement convoqués en lieu et place de l’auteur dont on perçoit mal la contribution personnelle.
14Est-ce contradictoire avec la démarche de la thèse ? Je répondrais non. Un travail de recherche ne peut faire l’économie de choix de séquences, de réglages de focale (voir la partie méthodologique de la thèse). Avec un grand angulaire, on ne voit pas la même chose que lorsque l’on pointe le zoom sur une portion d’espace, et la vision des choses s’en trouve transformée.
15Jusqu’à présent, je n’aurais rien de plus à répondre à cet article. Le coup de sabre porté à la thèse paraît surtout servir d’appât et de faire-valoir à une bonne lecture des bons auteurs. Celle-ci aurait pu servir d’introduction raisonnée à des orientations de travail plus approfondies sur l’histoire de la réadaptation professionnelle et ses apories actuelles, mais qui restent en attente.
16Pourtant, lorsque, en guise de conclusion, l’auteur semble enfin découvrir que « la réadaptation des malades ne fait pas partie de la psychopathologie du travail; elle n’en a été au mieux qu’une voie d’entrée », elle signe d’un coup son propre procès. Qui vivait de légende ?
17Il est dommage que S. Buisson n’ait pas vraiment voulu lire la thèse dont la critique semble servir (à tort) d’argumentaire à son propos. Elle aurait sans doute écrit un autre article, plus profitable à la réflexion commune.