Notes
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[1]
Dejours C.,Travail et usure mentale, novembre 2000, Bayard éditions.
-
[2]
Le Journal des psychologues, n° 183, décembre 2000 et janvier 2001.
-
[3]
« Le harcèlement moral au travail », Le Peuple, organe d’information de la Cgt, n° 1547 du 10 octobre 2001, 263, rue de Paris, 93100 Montreuil, e-mail : lepeuplecgt@free.fr
-
[4]
Le harcèlement moral – La violence perverse au quotidien, éd. Syros, 1998, Le harcèlement moral. Malaise dans le travail, démêler le vrai du faux, éd. Syros, Mars 2001, Liaisons sociales, n° 18/2000, 22 février 2000, « Le mal-être au travail », Colloque du syndicat des avocats de France.
-
[5]
Docteur en psychologie, aujourd’hui décédé, Mobbing, la persécution au travail, éd. Seuil, 1996.
-
[6]
Psychiatre, psychanalyste, professeur à la chaire de psychologie du travail du Cnam, auteur de Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale, éd. Seuil, Paris, 1998.
-
[7]
Colloque international de psychopathologie et psychodynamique du travail du Cnam sur le thème de « violence et travail », Dejours C., « Violence ou domination ? », in Travailler, revue internationale de psychopathologie et de psychodynamique du travail, n° 3, 1999. « L’aliénation sociale est une atteinte à l’identité, quand le travail et les contributions du sujet ne sont pas reconnus », Dejours C., Travail et usure mentale.
-
[8]
Dejours C., audition du 24 janvier 2001 au conseil économique et social, section du travail.
-
[9]
« Le Hm au travail », http://www.conseil-economique-et-social.fr
-
[10]
« Pour illustrer non pas la guerre avec la pratique des armes, mais la guerre saine menée avec les systèmes de gestion néolibérales et des pratiques basées sur la compétitivité », Dejours C., Souffrance en France.
-
[11]
Op. cit., « La précarité ne touche pas que les travailleurs précaires. Elle a des conséquences majeures sur le vécu et les conduites de ceux qui travaillent […] Aussi convient-il de préférer le terme précarisation à celui de précarité. »
-
[12]
Pour étiologie, le dictionnaire renvoie à l’étude des causes d’une maladie. Par analogie, nous étudierons les causes liées aux situations de travail.
-
[13]
Code du travail, Dalloz, 1999.
-
[14]
La négociation d’acquisition : dans le journal L’Humanité du 30.11.2001, Michel Mine, juriste en droit social indique : « On a fonctionné à partir de 1936, puis dans les années 1950, sur un système d’ordre public social : la loi, complétée par un décret, fixait un plancher, la négociation collective permettait d’obtenir des garanties plus importantes pour les salariés. C’est ce qu’on appelait la négociation d’acquisition. »
-
[15]
Définition de déroger donnée par le dictionnaire Encyclopédie Hachette, 1995.
-
[16]
Perilleux T., revue Travailler n° 1, « L’idéal de l’autonomie garde donc tout son potentiel émancipateur, à condition qu’il soit délié du thème de la responsabilité individuelle. Revenir aux sources de cet idéal, c’est réaffirmer l’importance d’une activité où chacun puisse faire librement la preuve de ses capacités créatrices, en échappant à la soumission domestique, mais sans exiger qu’il ne porte sur ses épaules toute la charge de régulation des flux de production. »
-
[17]
Aubert N., et Gaulejac De V., 1991, Le Coût de l’excellence, Paris, Seuil.
-
[18]
Molinier P., Travailler n° 1, « Ce qu’en Pdt nous définissons comme autonomie morale subjective est une capacité cognitive. L’exercice intellectuel qu’implique le sens moral nous est donné de l’extérieur par l’éducation et l’apprentissage. L’autonomie morale subjective est donc irréductible à l’amour et à la haine et plus largement à l’expérience humaine. L’autonomie morale subjective appartient au domaine des vertus diaonétiques. En d’autres termes, elle mobilise conjointement les vertus intellectuelles, c’est-à-dire l’exercice intellectuel proprement dit d’une part, la sagesse pratique (phronésis) d’autre part. »
-
[19]
Carpentier-Roy M.-C., Actes du Colloque international de psychopathologie et psychodynamique du travail, 1997, « Évolution de la demande dans le champ de la santé mentale au travail, nouvelles formes de pathologies. »
-
[20]
Dejours C., Souffrance en France, « La banalisation du mal part de la banalité du mal au sens où Hannah Arendt emploie cette expression à propos d’Eichmann. Non pas comme elle le fait, dans le cas du système nazi, mais dans celui de la société contemporaine, en France, à la fin du xxe siècle ».
-
[21]
P. Molinier, op. cit.
-
[22]
Pharo P., L’Injustice et le mal, p. 19, Édition L’Harmattan, 58500 Clamecy, février 1996.
-
[23]
Dejours C., Travailler n° 1, « Mai 68, travail et subjectivité : rendez-vous manqué ou détour nécessaire ? »
-
[24]
Cette clinique des stratégies défensives est portée par la référence au modèle psychanalytique du fonctionnement psychique.
-
[25]
Mouriaux R., Le syndicalisme en France, Puf, « Que sais-je », décembre 1999, « La crise économique n’a pas ébranlé l’édifice syndical comme en Grande-Bretagne ou en Allemagne. Elle l’a profondément démantelé. » Andolfatto D., Labbe D., Éd. La Découverte, Repères, Sociologie des syndicats, novembre 2000. « Un lien entre crise et syndicalisme peut être établi […] Les licenciements, les fermetures d’entreprises, le travail précaire, la stagnation relative du pouvoir d’achat ont entretenu un climat négatif même là où l’emploi se maintenait, voire progressait. Le paiement d’une cotisation syndicale serait devenu plus difficile, l’action revendicative plus risquée, le chacun pour soi plus tentant. Le lien entre les deux phénomènes serait tout d’abord d’ordre subjectif et souligne la faiblesse des liens qui unissaient la plupart des adhérents à leurs organisations. »
-
[26]
P. Molinier, op. cit.
-
[27]
Sigaut F., 1990, « Folie, réel et technologie », Techniques et cultures.
-
[28]
C’est ce que nous avons entrepris à la Confédération générale du travail, à partir d’une forte demande syndicale d’action sur la subjectivité au travail, demande implicitement formulée avec le harcèlement moral.
-
[29]
Art. L. 231-9.
-
[30]
Art. L. 231-8-1.
-
[31]
Art. L. 236-9.
-
[32]
Dejours C., Travail, usure mentale, chapitre intitulé « La méthodologie en psychopathologie du travail ».
1J’exerce le métier de psychologue du travail à la Confédération générale du travail dans une petite équipe qui s’intéresse aux rapports entre travail et santé. Mon approche méthodologique et théorique s’inspire de la psychodynamique du travail (Pdt) [1].
2J’aide les syndicats, les délégués du personnel (Dp) et les délégués des comités d’hygiène, sécurité, conditions de travail (Chsct), à penser les questions de la subjectivité dans le travail tout en recherchant une méthodologie adaptée à l’action.
3En outre, je conduis des expertises Chsct au regard de l’article L. 232-9 du code du travail : cas de risque grave pour la santé, révélé ou non par un accident du travail ou une maladie professionnelle.
4Enfin, je participe à des enquêtes-recherche dans le cadre des travaux du laboratoire de Psychologie du travail et de l’action (Lpta) du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam).
5J’ai publié, il y a un an, dans Le Journal des psychologues un article intitulé : « Harcèlement moral et santé mentale [2] ». Je souhaite aujourd’hui interroger l’action collective en santé mentale à la lumière de l’expérience que je conduis à la Confédération générale du travail. Nous avons d’ailleurs, en juin 2001, organisé un colloque intitulé : « Harcèlement moral, organisations du travail et management [3] » avec des syndicalistes, des praticiens et chercheurs en science du travail.
Le harcèlement moral au travail : définitions
6La pathologie du harcèlement moral au travail s’engendre dans la solitude du sujet.
7M.-F. Hirigoyen, l’auteur du best-seller [4] qui a contribué à ouvrir ce débat, donne la définition suivante : « Le harcèlement moral au travail peut se définir comme toute conduite abusive (geste, parole, comportement, attitude…) qui porte atteinte, par sa systématisation, à la dignité ou à l’intégrité psychique ou physique d’une personne, mettant en péril l’emploi de celle-ci ou dégradant le climat de travail. »
8Cette praticienne, psychiatre psychanalyste, a élaboré le concept de harcèlement moral à l’aide de descriptions de situations individuelles ou familiales rencontrées dans sa pratique clinique.
9Deux autres auteurs se réfèrent plus précisément à l’analyse clinique du travail :
10H. Leymann [5], à partir d’études statistiques de situations cherchant à mesurer l’ampleur du phénomène du « mobbing » en Suède, propose comme définition : « Par mobbing, nous entendons une situation communicative qui menace d’infliger à l’individu de graves dommages, psychiques et physiques. C’est un processus de destruction. »
11Pour C. Dejours [6], « le harcèlement moral ou le mobbing est une forme clinique spécifique de l’aliénation sociale dans le travail résultant de contraintes psychiques exercées de l’extérieur sur un sujet par l’organisation du travail, par les modes de gestion et d’évaluation ou de direction de l’entreprise [7]. Le harcèlement ou le mobbing pousse à l’extrême la marginalisation du sujet. C’est une déstabilisation stratégique [8]. »
12La loi de modernisation sociale a repris, quant à elle, la définition donnée par le conseil économique et social [9] : « Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits, à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. »
L’étiologie du harcèlement
13Le harcèlement moral au travail a occasionné de multiples débats dans l’espace public et sur les lieux de travail. L’hypothèse rapportant ce phénomène à une relation psychologique interindividuelle provenant de la structure de personnalité perverse d’un sujet « harceleur » s’est avérée fragile.
14Des rencontres que j’ai eues avec des travailleurs – individuellement ou dans des débats, des journées d’étude, des formations, etc. –, il ressort que si le vécu de souffrance du « harcelé » est individuel, ce n’est pas la structure de personnalité du « harceleur » qui est, en première intention, responsable. C’est un mode de rapport social au travail produisant des relations intersubjectives perverses qui engendre la souffrance, voire la décompensation. Les témoignages recueillis incriminent fortement l’organisation du travail car, derrière la plainte de harcèlement, on retrouve très souvent des :
- réorganisations d’entreprises avec « plans sociaux » de licenciements à éviter,
- délocalisations géographiques et/ou stratégiques d’entreprises,
- conflits hiérarchiques liés aux méthodes de management,
- réorganisations de tâches, de postes de travail,
- restructurations d’équipes de travail,
- discriminations de toutes sortes, mais souvent de nature syndicale, sexiste, voire raciale,
- désaccords entre collègues portant sur des conflits de valeur et de méthodes de travail – particulièrement dans la fonction publique et dans les activités de service – avec mise en quarantaine d’une personne gênante…
15En utilisant une définition restrictive de la violence comme une forme de conduite mettant à exécution une intention de destruction ou d’altération de l’objet ou de la personne désignée pour cible, les nouvelles formes d’organisation du travail ne font pas usage de la violence exercée contre les corps de ceux qui travaillent ou de ceux qui sont privés de travail. Par contre, elles révèlent un processus d’emprise avec consentement qui agit sur l’individu ou sur le collectif.
16L’emprise peut se définir comme l’activation des ressorts psychologiques de la servitude. Ce sont principalement :
17• La peur – de la précarisation, de mal faire, de ne pas remplir ses objectifs, du management par la menace.
18• La domination symbolique qui prend pour cible le fonctionnement psychique et l’imaginaire social. Les moyens de la domination symbolique ne sont pas au service de l’abolition des volontés ou de l’atteinte à l’intégrité de chaque personne singulière. Ils sont orientés vers la persuasion pour obtenir l’adhésion. Ces moyens sont principalement la formation d’un discours cohérent et plausible d’une part, d’instruments de communication suffisamment puissants pour faire perdre aux autres discours et aux autres médias leur prestige, d’autre part.
19Dans cet article, je définissais l’étiologie [12] du harcèlement moral au travail comme étant la contrainte exercée sur un sujet qui résiste à l’emprise psychologique de la domination, et soutient seul un rapport critique à la réalité de travail, rapport critique parfois rationnel, mais cependant désavoué par sa propre communauté d’appartenance. C’est la solitude qui le déstabilise et le fait douter de sa raison même et crée en fin de compte la faille psychopathologique : l’atteinte de son identité.
20J’admettais en fin de compte que les nouvelles formes d’organisation du travail utilisent le ressort de la perversion plutôt que celui de la violence, réussissant à faire apparaître la violence même comme le fait non de l’entreprise, mais de celui des sujets marginaux eux-mêmes…, dont il est juste de se prémunir par une sélection psychologique à l’embauche d’une part, dont il est légitime de se débarrasser lorsque, par leur comportement, ils posent des problèmes à l’entreprise d’autre part – individus ou collectifs caractériels !
21Mais si nous voulons comprendre plus amplement le processus du harcèlement, il nous faut analyser le plus finement possible la nature des rapports sociaux qui pousse à cette pathologie. C’est ce que je vais m’employer à discuter.
Le renforcement du lien de subordination et la perversion du sens moral au travail, d’une part, la neutralisation de la solidarité collective, d’autre part, font le « lit » au harcèlement moral
Le renforcement de la subordination juridique et économique à l’employeur
22Le contrat de travail – article L. 121-1 du code du travail – entérine un lien de subordination d’un travailleur à un employeur. « Le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné. Le travail au sein d’un service organisé peut constituer un indice de lien de subordination lorsque l’employeur détermine unilatéralement les conditions d’exécution du travail [13]. »
23La subordination, comme toute forme de dépendance, conduit à la domination et à l’injustice sociale de l’employeur, si des limites, des interdits, ne sont pas posés. Le législateur a donc formalisé des lois sous forme d’interdiction pour l’employeur, et de droits individuels et collectifs pour les personnes : le code du travail, les conventions et accords, les statuts de la fonction publique. Ces lois sont un fondement important de justice sociale, mais elles existent toujours dans des rapports sociaux situés – l’exploitation capitaliste du travail salarié. Examinons cela de plus près.
24Dans les années 1970, la concurrence entre les entreprises capitalistes s’accentue avec une offensive de remise en cause des acquis sociaux. Parallèlement, une forte pression symbolique s’exerce sur la pensée des salariés tendant à les influencer par la croyance que leurs droits sont responsables de la crise économique – début de la période de chômage de masse.
25Dans les années 1980, le gouvernement de gauche introduit le principe de dérogation. À partir de l’année 1982, la voie est ouverte, dans la négociation entre partenaires sociaux, à des accords « dérogatoires » à la loi et pas forcément favorables pour le salarié. On n’est plus dans une logique de négociation d’acquisition [14], mais dans une logique de gestion, que certains ont appelé la négociation « donnant-donnant ». On oublie alors que la négociation collective a pour objet fondamental de rétablir une certaine égalité entre l’employeur et le salarié, le second étant dans une situation de subordination juridique et d’infériorité économique par rapport au premier.
26Outre les conséquences d’injustice sociale que soulèvent ces dispositions, une rupture de l’ordre symbolique s’opère pour l’employeur : il devient possible de déroger à la loi, de faire une chose indigne, d’abaisser [15].
27En d’autres termes, par un retournement de valeur, la justice sociale est identifiée comme obstacle au développement économique et social ; alors que le chômage, la flexibilité de l’emploi et du temps de travail, bref, l’injustice sociale, sont présentés comme inévitables pour sortir de la crise. Un nouveau modèle de civilisation devrait nous habiter : la causalité du destin, dont nous ne serions que les jouets.
L’autonomie dans le travail tend à générer de nouvelles dépendances
28La démarche dite de « Ressources humaines » a privilégié dans le courant des années 1970 un modèle d’organisation centré sur l’autonomie, mais celui-ci masque de fortes contraintes et une responsabilité personnelle accrue pour le travailleur.
29L’usage managérial de la notion d’autonomie contribue à mettre les salariés sous pression, dans la mesure où elle est associée au thème de la responsabilité et à la critique des traditions domestiques, ce qui produit les germes d’une insécurité professionnelle et existentielle croissante. Loin d’être un droit de se donner librement ses propres règles, dans une activité profondément créatrice, l’autonomie tend à se charger de nouvelles contraintes, d’autant plus lourdes qu’elles sont peu explicites et peu négociées [16].
La perversion du sens moral au travail : une distorsion entre l’appel à l’intelligence, l’affectivité du sujet et les buts de travail
30Plus récemment, dans les années 1990, ce sont les méthodes d’évaluation collectives et individuelles par les démarches qualité, voire d’excellence, qui entrent massivement dans le champ du travail. « L’excellence est cette quête indéfinie d’un toujours plus et toujours mieux sur le double registre, étroitement fusionné, de la vie personnelle et de la vie professionnelle [17]. » Outre les formes de contrôle social qu’elles génèrent, ces démarches pervertissent le sens moral [18].
31Elles « font certes appel à la subjectivité des travailleurs, à leur passion, à leur créativité, à la solidarité collective, mais elles le font en orientant cette subjectivité dans les créneaux propres à l’idéal de l’entreprise que sont la productivité et l’efficacité, en en pervertissant le sens [19] ». Examinons ce processus.
32Le sujet attend une reconnaissance de son travail vis-à-vis de l’accomplissement de soi et de sa subjectivité. Cette reconnaissance passe par le jugement d’utilité – formulé par la hiérarchie, les clients ou les patients –, et le jugement de beauté du travail – formulé par les pairs. Mais, paradoxalement, cette reconnaissance n’est pas incompatible avec la perte du sens des valeurs et des buts éthiques du travail. Il semble que le travail du mal [20] puisse coexister avec la dynamique de la reconnaissance, la préservation de la santé mentale, l’amour de soi [21].
33Cette perversion du sens moral au travail peut aller jusqu’à consentir à une action injuste, par exemple accepter qu’un donneur d’ordre m’impose, en tant que cadre, l’exécution d’un plan « social » de licenciement. Renvoyant la responsabilité de mon acte à un ordre auquel je ne puis rien, car lié à la « causalité du destin », je me place alors en auteur d’une injustice sociale – à la seconde personne – que j’impose à une personne victime – injustice à la première personne – et dont autrui va être le témoin – injustice à la troisième personne [22].
La neutralisation des solidarités collectives
34La pathologie du harcèlement est une pathologie de la solitude, avons-nous dit, ce qui indique que les liens sociaux de solidarité dans le travail ont été brisés. Bien évidemment, les modes d’individualisation du travail — particulièrement les entretiens individuels d’évaluation — introduisent des concurrences déloyales entre les salariés. Mais ne s’agit-il que de cela ?
35Quelle est la responsabilité des syndicats — dont le fondement est « l’association de travailleurs défendant leurs intérêts matériels et moraux » –, dans cette déficience de la solidarité ?
36Pour ma part, je pense que les syndicats n’ont pas pu ou pas voulu endiguer le processus de domination salariale par la mise en débat des conditions contemporaines d’aliénation dans le travail. En cela, je rejoins l’analyse que fait C. Dejours [23].
37Selon lui, après 1968, « C’est parce qu’il prenait le désir au sérieux que le patronat se préoccupait de la souffrance dont il croyait que, si elle mobilise l’intelligence, elle est aussi nécessaire pour maintenir la domination […] Durant cette période, syndicats et partis de gauche, jusqu’aux rejetons du gauchisme, ne parvenaient pas à proposer autre chose que la critique, voire la dénonciation. […] Mais les questions relatives à la santé mentale, à la souffrance, à la crainte de l’aliénation ne furent pas prises en considération. Pis même, ces préoccupations furent globalement tenues pour suspectes ».
38Ainsi, une tendance lourde de tolérance sociale à l’injustice engourdit le monde du travail. Par exemple, un phénomène de peur, provenant de la nouvelle forme de domination par le maniement managérial de la menace à la précarisation, se développe et provoque des conduites défensives [24] : obéissance, voire soumission. Les solidarités collectives d’action, fondement du syndicalisme, sont neutralisées et, de fait, les syndicats en subissent le contrecoup [25].
39Pour résumer, les situations de harcèlement sont donc engendrées, d’une part par le renforcement du lien de subordination, la perversion du sens moral au travail, et d’autre part par la neutralisation, voire le retournement des liens de solidarité.
40Si nous devions décrire un cadre concret d’analyse du harcèlement moral au travail, nous pourrions dire qu’il est la résultante de trois facteurs liés au rapport salarial :
- le refus d’une personne de se soumettre à la domination et à la servitude et qui, de ce fait, subit une atteinte à sa dignité, à sa condition professionnelle et salariale, à sa santé ;
- un employeur ou son représentant déroge indignement à la loi sous le regard de tous, en agissant par un management harcelant ;
- les collègues, témoins enfermés dans leur stratégie collective de refus de solidarité, au mieux se taisent, au pis s’allient contre le « harcelé » – stratégie collective d’alliance par l’exclusion, (au sens de Dejours, 2001) – dans une conduite, elle aussi, indigne.
Une réflexion sur l’action collective en santé mentale
Élaborer avec des sujets volontaires l’analyse de leur « vécu au travail »
41Sanctionner, voire condamner, le « harceleur », reconnaître son statut de victime ayant droit à réparation à la personne harcelée – par exemple la reconnaissance d’accident du travail, voire de maladie professionnelle, quand il n’y a plus possibilité d’exercer une activité professionnelle – est nécessaire, mais est-ce que pour autant suffisant ? Avec la future législation relative au harcèlement moral au travail, la recherche de la « vérité » et, en particulier, de la preuve, sera difficile à établir.
42Si nous voulons éviter de nous enfermer dans une analyse qui élude la nature des rapports sociaux à l’origine des pathologies de harcèlement, il faut pouvoir interroger un processus en lui-même complexe, car il se noue dans l’organisation même du travail. Comprendre ce processus nous oblige à conduire un patient travail d’analyse des ressorts psychologiques du consentement à subir, faire subir l’injustice à autrui même si nous la réprouvons. Car si nous ne comprenons pas ces ressorts intimes, ferments de l’aliénation au travail, nous risquons d’en rester à des slogans dénonciateurs ou alors de nous fourvoyer dans l’illusion du « meilleur des mondes », phénomène subjectif qui est, comme le dit P. Molinier [26], « une défense collective dont l’efficacité lui est avant tout conférée par sa dimension intersubjective ». « L’illusion dénie la réalité, mais à la différence du délire, elle est une croyance partagée. Or, le partage d’une même description du monde, même si elle est erronée, permet de maintenir un lien de vérité avec autrui. Cela est fondamental dans la lutte pour la préservation de l’identité et renvoie à la distinction établie par F. Sigaut [27] :
- entre aliénation culturelle : le rapport au réel du travail est perdu, mais le lien avec autrui est conservé,
- et aliénation mentale au sens propre du terme : le rapport au réel et le rapport à autrui sont tous les deux abolis.
43Et, dirai-je, à nouveau nous entrons, cette fois par l’illusion, dans un processus conduisant au harcèlement moral.
44La description et l’analyse du vécu du travail pourraient être notre horizon d’action en santé mentale.
45Ceux qui souffrent devraient pouvoir, s’ils sont volontaires, élaborer psychiquement leur condition liée :
- d’une part au renforcement du lien de subordination, à la perversion du sens moral au travail,
- et, d’autre part, à la rupture des solidarités collectives.
Avec quelle méthodologie d’action travailler ?
46Pour accéder à une plus grande intelligibilité des situations de souffrance au travail, l’approche compréhensive est la méthodologie la plus pertinente au regard de son objet. Trois cheminements – pas forcément hiérarchisés – pourraient se concevoir dans l’action collective :
47• Au plan syndical, des Dp et Chsct, un débat pourrait s’engager sur l’expression des vécus et des causes de souffrance au travail, principalement par l’ouverture d’espaces de discussion collective au niveau des départements et des localités [28]. Cette démarche permettrait de sensibiliser les représentants du personnel à l’approche du débat et créerait de meilleures conditions pour des rencontres sur le terrain de l’entreprise. Car il ne faut pas sous-estimer le fait que c’est surtout à ce niveau que les rapports sociaux sont les plus rudes. Néanmoins, des actions se référant au droit d’alerte [29] et au droit de retrait [30] se développent, mais on ne peut concevoir une action qui n’aurait pour but que de fuir le travail !
48• Les expertises Chsct [31] qui, quand elles sont conduites, fournissent un diagnostic qui est un premier pas dans l’élaboration d’une intelligibilité sur les situations de souffrance au travail.
49• L’élaboration d’une intelligibilité approfondie requiert une méthodologie précise qui a été travaillée dans l’enquête en Pdt [32]. L’investigation passe exclusivement par la parole des sujets. Ceux et celles qui le souhaitent sont invités à expliquer et mettre en discussion, en collectif, c’est-à-dire avec d’autres personnes, toutes volontaires et avec l’interlocuteur, praticien en santé mentale et/ou chercheur, les difficultés qu’elles rencontrent dans l’exercice ordinaire de leur travail.
50Il n’est pas possible d’avoir accès au vécu des personnes, si celles-ci ne sont pas d’accord pour en parler. La qualité de l’intervention est tributaire du respect d’une règle méthodologique essentielle : le volontariat des participants.
51Si le volontariat est aussi important, c’est que l’intervention n’a pas pour objectif d’établir un cahier de doléances ou un inventaire des plaintes, mais de mobiliser la capacité de penser des participants sur l’analyse des problèmes concrets qu’ils rencontrent et sur les marges de manœuvre dont ils disposent pour résoudre les difficultés qui se présentent à eux.
52Ce travail ne peut être entrepris qu’avec des personnes qui sont persuadées que parler du travail – et en particulier de sa dimension subjective – peut être utile pour dénouer les situations difficiles et trouver de meilleurs compromis avec les contraintes de travail.
53L’action en santé mentale est psychologiquement coûteuse et nécessite le concours de chercheurs, psychologues, médecins du travail, autres praticiens, tous formés à l’approche compréhensive :
- n’y a-t-il donc pas, alors, une coopération de réflexion et d’action à construire entre tous ces chercheurs et/ou praticiens et les Chsct pour promouvoir la santé mentale au travail ?
Mots-clés éditeurs : consentement, solidarité, injustice
Date de mise en ligne : 01/01/2008
https://doi.org/10.3917/trav.008.0073Notes
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Dejours C.,Travail et usure mentale, novembre 2000, Bayard éditions.
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[2]
Le Journal des psychologues, n° 183, décembre 2000 et janvier 2001.
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[3]
« Le harcèlement moral au travail », Le Peuple, organe d’information de la Cgt, n° 1547 du 10 octobre 2001, 263, rue de Paris, 93100 Montreuil, e-mail : lepeuplecgt@free.fr
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[4]
Le harcèlement moral – La violence perverse au quotidien, éd. Syros, 1998, Le harcèlement moral. Malaise dans le travail, démêler le vrai du faux, éd. Syros, Mars 2001, Liaisons sociales, n° 18/2000, 22 février 2000, « Le mal-être au travail », Colloque du syndicat des avocats de France.
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[5]
Docteur en psychologie, aujourd’hui décédé, Mobbing, la persécution au travail, éd. Seuil, 1996.
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[6]
Psychiatre, psychanalyste, professeur à la chaire de psychologie du travail du Cnam, auteur de Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale, éd. Seuil, Paris, 1998.
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[7]
Colloque international de psychopathologie et psychodynamique du travail du Cnam sur le thème de « violence et travail », Dejours C., « Violence ou domination ? », in Travailler, revue internationale de psychopathologie et de psychodynamique du travail, n° 3, 1999. « L’aliénation sociale est une atteinte à l’identité, quand le travail et les contributions du sujet ne sont pas reconnus », Dejours C., Travail et usure mentale.
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[8]
Dejours C., audition du 24 janvier 2001 au conseil économique et social, section du travail.
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[9]
« Le Hm au travail », http://www.conseil-economique-et-social.fr
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[10]
« Pour illustrer non pas la guerre avec la pratique des armes, mais la guerre saine menée avec les systèmes de gestion néolibérales et des pratiques basées sur la compétitivité », Dejours C., Souffrance en France.
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[11]
Op. cit., « La précarité ne touche pas que les travailleurs précaires. Elle a des conséquences majeures sur le vécu et les conduites de ceux qui travaillent […] Aussi convient-il de préférer le terme précarisation à celui de précarité. »
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[12]
Pour étiologie, le dictionnaire renvoie à l’étude des causes d’une maladie. Par analogie, nous étudierons les causes liées aux situations de travail.
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[13]
Code du travail, Dalloz, 1999.
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[14]
La négociation d’acquisition : dans le journal L’Humanité du 30.11.2001, Michel Mine, juriste en droit social indique : « On a fonctionné à partir de 1936, puis dans les années 1950, sur un système d’ordre public social : la loi, complétée par un décret, fixait un plancher, la négociation collective permettait d’obtenir des garanties plus importantes pour les salariés. C’est ce qu’on appelait la négociation d’acquisition. »
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[15]
Définition de déroger donnée par le dictionnaire Encyclopédie Hachette, 1995.
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[16]
Perilleux T., revue Travailler n° 1, « L’idéal de l’autonomie garde donc tout son potentiel émancipateur, à condition qu’il soit délié du thème de la responsabilité individuelle. Revenir aux sources de cet idéal, c’est réaffirmer l’importance d’une activité où chacun puisse faire librement la preuve de ses capacités créatrices, en échappant à la soumission domestique, mais sans exiger qu’il ne porte sur ses épaules toute la charge de régulation des flux de production. »
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[17]
Aubert N., et Gaulejac De V., 1991, Le Coût de l’excellence, Paris, Seuil.
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[18]
Molinier P., Travailler n° 1, « Ce qu’en Pdt nous définissons comme autonomie morale subjective est une capacité cognitive. L’exercice intellectuel qu’implique le sens moral nous est donné de l’extérieur par l’éducation et l’apprentissage. L’autonomie morale subjective est donc irréductible à l’amour et à la haine et plus largement à l’expérience humaine. L’autonomie morale subjective appartient au domaine des vertus diaonétiques. En d’autres termes, elle mobilise conjointement les vertus intellectuelles, c’est-à-dire l’exercice intellectuel proprement dit d’une part, la sagesse pratique (phronésis) d’autre part. »
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[19]
Carpentier-Roy M.-C., Actes du Colloque international de psychopathologie et psychodynamique du travail, 1997, « Évolution de la demande dans le champ de la santé mentale au travail, nouvelles formes de pathologies. »
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[20]
Dejours C., Souffrance en France, « La banalisation du mal part de la banalité du mal au sens où Hannah Arendt emploie cette expression à propos d’Eichmann. Non pas comme elle le fait, dans le cas du système nazi, mais dans celui de la société contemporaine, en France, à la fin du xxe siècle ».
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[21]
P. Molinier, op. cit.
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[22]
Pharo P., L’Injustice et le mal, p. 19, Édition L’Harmattan, 58500 Clamecy, février 1996.
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[23]
Dejours C., Travailler n° 1, « Mai 68, travail et subjectivité : rendez-vous manqué ou détour nécessaire ? »
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[24]
Cette clinique des stratégies défensives est portée par la référence au modèle psychanalytique du fonctionnement psychique.
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[25]
Mouriaux R., Le syndicalisme en France, Puf, « Que sais-je », décembre 1999, « La crise économique n’a pas ébranlé l’édifice syndical comme en Grande-Bretagne ou en Allemagne. Elle l’a profondément démantelé. » Andolfatto D., Labbe D., Éd. La Découverte, Repères, Sociologie des syndicats, novembre 2000. « Un lien entre crise et syndicalisme peut être établi […] Les licenciements, les fermetures d’entreprises, le travail précaire, la stagnation relative du pouvoir d’achat ont entretenu un climat négatif même là où l’emploi se maintenait, voire progressait. Le paiement d’une cotisation syndicale serait devenu plus difficile, l’action revendicative plus risquée, le chacun pour soi plus tentant. Le lien entre les deux phénomènes serait tout d’abord d’ordre subjectif et souligne la faiblesse des liens qui unissaient la plupart des adhérents à leurs organisations. »
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[26]
P. Molinier, op. cit.
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[27]
Sigaut F., 1990, « Folie, réel et technologie », Techniques et cultures.
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[28]
C’est ce que nous avons entrepris à la Confédération générale du travail, à partir d’une forte demande syndicale d’action sur la subjectivité au travail, demande implicitement formulée avec le harcèlement moral.
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[29]
Art. L. 231-9.
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[30]
Art. L. 231-8-1.
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[31]
Art. L. 236-9.
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[32]
Dejours C., Travail, usure mentale, chapitre intitulé « La méthodologie en psychopathologie du travail ».