Isabelle Billiard, Santé mentale et travail. L’émergence de la psychopathologie du travail, La Dispute, 2001, 283 p.
1Voilà un ouvrage passionnant, bien écrit et qui atteint ses objectifs. L’auteur se propose de nous faire connaître une histoire quelque peu ignorée, celle qui, durant cinquante ans, a contribué à fonder le domaine de la psychopathologie du travail.
2Mais, au-delà de ce premier objectif historique, Isabelle Billiard interroge un héritage qui, bien que souvent revendiqué, reste relativement méconnu. Comment les démarches actuelles en psychopathologie du travail intègrent-elles ce legs et comment les contradictions des origines se retrouvent-elles dans la psychologie du travail actuelle ? Telles seront les questions qui guideront le lecteur tout au long de l’ouvrage fort bien documenté – mais dont on regrette l’absence de bibliographie finale.
3On suit avec intérêt les démonstrations de l’auteur qui mettent en évidence combien l’arrière-plan social, économique et culturel marque les développements d’une psychologie du travail dans la conception même de son objet. L’appréhension du travail, de l’homme au travail et de sa psychologie ne saurait être comprise sans un repérage des théories socio-historiques qui cherchent à en rendre compte.
4Dans une première partie, on assiste aux fondations d’une psychologie du travail, sous le signe de la neutralité scientifique et de la quantification dans laquelle le travail comme le travailleur se trouvent objectivés, suivant en cela les tendances générales des sciences de l’époque. Entre les deux guerres mondiales, on voit apparaître les premiers travaux de psychologie appliquée au travail qui contribuent à la gestion rationnelle du « capital humain » et qui, tout en reconnaissant le « facteur humain », confirme une « approche objectivante du travail et de l’homme au travail » (p. 14).
5On assiste également à l’émergence d’une psychologie du travail qui, tout en cherchant à prendre en compte le lien entre situations de travail et santé des travailleurs, en arrive à repousser aux marges la personne du travailleur et son expérience vécue du travail. En effet, de manière paradoxale, à partir de la Libération et cela jusqu’aux années 1960, les apports individualistes de la psychologie industrielle américaine se conjuguent avec les revendications des syndicats d’un droit au travail et aux avantages collectifs. Ainsi le courant des « relations humaines » conduit-il à individualiser le rapport au travail, le réduisant à la personnalité des travailleurs ou à des savoir-faire communicationnels, alors que la revendication collective dénie le réel du travail vécu qui pourrait mettre à mal le droit au travail conçu comme expression de la santé. Les deux courants appellent donc de leurs vœux l’avènement du travailleur en tant qu’« individu social conduit à se faire “membre” de l’entreprise et à contribuer aux gains de productivité » (p. 82). Dès lors, l’analyse de la réalité de l’homme au travail en tant qu’être complexe et global trouvera son refuge dans la sociologie du travail (Friedman).
6Dans la deuxième partie de l’ouvrage, l’auteur montre, quasi en parallèle, l’évolution des conceptions psychiatriques tant de la pathologie que du rôle du travail dans les suivis thérapeutiques. C’est ce courant de psychiatrie sociale qui rencontrera, au cours des années 1950-1960, celui de la psychologie du travail donnant ses bases actuelles à une psychopathologie du travail proprement dite. Les enseignements des « expériences » d’ouverture des lieux psychiatriques, exigées par les conditions de la Deuxième Guerre mondiale, se confronteront à une remise en question de la psychiatrie prise entre organogenèse et psychogenèse de la maladie mentale. De ce débat surgira un refondement des hôpitaux psychiatriques, mais aussi une incertitude quant à la signification psychologique et sociale du travail et de ce qui l’organise, non sans confusion entre « travail réparateur » pour les malades, et conditions de travail réelles pour les sujets dits « normaux » (p. 137). De plus, cette refondation de la psychiatrie questionne également la place du psychiatre dans la société le conduisant à une implication sociale et un rapprochement avec la médecine du travail. Cependant, les psychiatres restent encore des « experts » de la maladie mentale et rares sont ceux qui se dégagent d’une maladie mentale réduite à une approche solipsiste de la personnalité. Seul Louis Le Guillant se dégage à la fois de la psychogenèse psychanalytique et de l’organogenèse, en posant ainsi les bases d’une psychopathologie du travail.
7Dans la troisième et dernière partie de l’ouvrage, on assiste à la naissance proprement dite de la psychopathologie du travail. En effet, les différents débats socio-historiques examinés dans les deux premières parties contribuent à fonder une psychopathologie du travail, tout en la limitant, en ses débuts, à une clinique des troubles individuels du sujet face à sa tâche qui porte « un intérêt particulier aux effets pathogènes de certaines situations ou conditions de travail spécifiques » (p. 177).
8Toutefois, si Paul Sivadon et Claude Veil en restent à une psychopathologie du travail s’appuyant sur une clinique du sujet, les deux reconnaissent la complexité de l’étiologie des troubles et considèrent que le travail est pathogène dans la mesure où il réduit les «seuils de tolérance individuelle ou qu’il contribue à stigmatiser la personnalité fragile de certains sujets » (p. 204).
9Or, tenter de dépasser ce point de butée que constitue la question du lien du psychique et social sera l’originalité de Louis Le Guillant. Mais il se heurtera aux limites de la phénoménologie pour rendre compte « de l’articulation complexe des données d’ordre individuel et celles d’ordre social » (p. 225). L’appel à la psychanalyse des années 1960-1970 tentera de dépasser cette limite, sans pourtant y parvenir, faute d’une prise en compte du vécu concret et d’une focalisation sur la seule vie fantasmatique. De plus, les débats internes entre différents courants la feront osciller entre orthogenèse normative et déni de la charge pulsionnelle affective. Dès lors, son application au domaine du travail dévoilera ses limites par la tendance des analystes à n’aborder le discours que de leur point de vue et non de celui des travailleurs.
10C’est dans ce contexte qu’apparaît une refondation de la psychopathologie du travail, rompant d’une part avec la position d’« expertise psychiatrique », qui réduit la souffrance du sujet à ses seuls traits de personnalité et à leur expression psychopathologique, et, d’autre part, avec une psychanalyse appliquée qui le réduit à sa seule problématique sexuelle fantasmatique. La psychodynamique du travail prendra son essor et développera une théorie de la « rationalité subjective » des conduites et des actions des travailleurs. Dans ce cadre, la pleine considération de l’activité de travail et du sens du travail permet d’explorer les processus de mobilisation subjective, l’enracinement de l’activité dans le corps pulsionnel et la spécificité du lien entre socialisation et processus de subjectivation.
11Au total, un ouvrage éclairant à recommander à tous, praticiens et/ou chercheurs dans le champ du travail.
12Marie Santiago-Delefosse
Paul Ladriere, Pour une sociologie de l’éthique, Puf, coll. « Sociologie d’aujourd’hui », 2001
13Qu’est-ce que la sociologie, science positive de la société, peut avoir à faire avec les philosophies de l’action d’auteurs tels qu’Aristote et Kant ? Que peut-il y avoir de commun à des auteurs tels que Durkheim, Weber, Habermas, Bourdieu dans leur façon de considérer l’action humaine ? Et, finalement, que peut être ce projet d’une sociologie de l’éthique par rapport à l’ensemble des domaines habituels d’investigation de la sociologie ? À ces trois grandes questions, l’ouvrage de Paul Ladrière propose une réponse articulée sur le déploiement d’une notion unique, mais essentielle : la raison pratique. Cette notion provient de la tradition philosophique, et plus précisément de l’œuvre de Kant. Elle concerne la possibilité pour un être humain de mettre en œuvre sa capacité de raison non seulement pour connaître le monde qui l’entoure, mais aussi pour agir dans ce monde, d’une façon qui demeure conforme aux lois de la nature et qui cependant puisse s’en émanciper par sa propre visée. La raison pratique, en effet, pour Kant comme pour Paul Ladrière qui en reprend l’idée, est le moyen privilégié de l’autonomie ou de la liberté humaine. Suivant cette approche, on n’est pas libre du fait que l’on pourrait faire n’importe quoi, tout ce qu’on a envie ou simplement tout ce qui passe par la tête, mais on est libre parce que l’action que l’on envisage peut être mise en œuvre sur la base de la raison. Or, très souvent, lorsque l’on pense à l’action conforme à la raison, on envisage surtout l’action instrumentale, celle qui se donne les meilleurs moyens d’atteindre un but donné. Pour beaucoup de théoriciens d’ailleurs, le seul domaine pratique de la rationalité est précisément celui des moyens les plus ajustés à un but donné. Mais, pour la tradition dont s’inspire Paul Ladrière, cette raison instrumentale n’est qu’une raison tronquée, orpheline d’elle-même si l’on peut dire. Car il n’y a sans doute rien de vraiment rationnel à agir « rationnellement » pour des buts qui ne passent aucun test de raison. De même que la raison théorique ne peut pas viser autre chose que la vérité, la raison pratique ne peut pas viser autre chose que les buts les meilleurs, conformément à une éthique du salut, comme chez les calvinistes étudiés par Max Weber, ou à une éthique de la discussion, comme chez les citoyens modernes espérés par Habermas, ou conformément à une éthique du long terme, dans le domaine économique no- tamment, comme chez Paul Ladrière. Et, s’il est vrai qu’il n’y a rien de rationnel ou de raisonnable à agir sans morale, la raison pratique doit être une notion morale. Or, voici précisément ce que soutient Ladrière : il n’y a rien de rationnel ou de raisonnable à agir sans morale ou, ce qui revient au même, sans éthique.
14Cette thèse, qui, jusqu’à une date récente, pouvait paraître iconoclaste, n’est pas pour Paul Ladrière le résultat d’une simple spéculation philosophique. Elle trouve son origine dans une réflexion sociologique, et en particulier dans la lecture wébérienne des désillusions suscitées par la rationalité instrumentale qui, en s’éloignant de l’éthique des premiers entrepreneurs calvinistes, a ouvert la voie à une activité économique aussi expansive et conquérante qu’elle est en fait privée de sens pour ceux qui la dirigent comme pour ceux qui la subissent. La question économique, qui revient aujourd’hui au premier plan du débat politique, a toujours été au centre de la réflexion de Paul Ladrière, notamment dans les travaux qu’il publia naguère en collaboration avec Claude Gruson [1] et dans lesquels il défendait la possibilité pour les sociétés politiques de maîtriser et de mettre leur développement économique au service des fins d’humanité. Or, le contrôle politique des hommes sur le cours de leurs affaires ne serait qu’une idée creuse si l’action, en tant que mouvement spontané orienté par le désir ou l’intention, ne pouvait être également informée par la raison, au sens moral rappelé plus haut. C’est précisément pour fonder cette idée que Paul Ladrière recourt à une autre source philosophique, bien plus ancienne, la théorie aristotélicienne de l’action. Ici, il s’agit moins de liberté que de justes rapports entre les différentes parties de l’âme, celle, encore irrationnelle, qui concerne le désir humain et celle qui, tout en étant rationnelle, concerne déjà directement la pratique. Ce sont ces justes rapports entre les différents composants psychiques de l’action qui, selon Aristote, font la pleine humanité de l’homme ou, plus précisément encore, le citoyen vertueux. Ainsi, tout en rappelant sans cesse un acquis philosophique et herméneutique, parfois oublié, qui porte jusqu’à nous ces notions si communes d’action, de raison ou encore de personne, Paul Ladrière cherche à nous montrer, en s’aidant d’Aristote, que l’action peut être à la fois inscrite dans le désir et la poursuite de fins prosaïques, qui sont ses conditions de réalisation, et liée cependant au raisonnement moral et à des préoccupations de justice. Le thème aristotélicien de la phronèsis, ou sagesse pratique, correspond précisément à cet effort de l’agent pour inscrire dans son activité habituelle, privée ou politique les effets d’une délibération rationnelle. Comme son nom l’indique, la sagesse pratique concerne intrinsèquement le domaine de l’action. Elle n’est donc pas tournée vers des buts de connaissance théorique, mais étroitement associée à l’action dont elle s’efforce d’orienter le cours en vue du meilleur, et pour éviter le pire.
15Une fois compris ces deux repères essentiels que sont la théorie kantienne de la raison pratique et la théorie aristotélicienne de la sagesse pratique, il devient plus facile de déplier la lecture que fait Paul Ladrière de ces quatre grands auteurs de la sociologie que sont Durkheim, Weber, Habermas et Bourdieu. Durkheim, d’abord, n’est peut-être pas l’auteur préféré de Paul Ladrière, mais il est pourtant celui qui, tout en participant à la fondation de la sociologie moderne, en a lié d’emblée le projet à une science de la morale à construire, non pas par la spéculation philosophique, mais par l’observation des faits sociaux. Comme les kantiens et d’autres courants philosophiques, Paul Ladrière ne croit pas vraiment que l’on puisse construire une morale par la simple observation des faits, car on ne passe pas aisément de la connaissance théorique à la connaissance pratique, ou des jugements de faits aux jugements moraux. Mais il n’a aucun mal à reconnaître dans l’œuvre de Durkheim le thème de la rationalisation pratique qui lui est cher. Pour Durkheim, en effet, la conscience sociale est aussi une conscience morale qui poursuit une œuvre de civilisation, et la diversité des morales sociales particulières n’est pas un obstacle insurmontable à l’émergence possible d’une morale rationnelle et commune. C’est cependant chez Max Weber et dans ses analyses sur la contribution de certaines religions à la rationalisation pratique, notamment dans le domaine économique, que Paul Ladrière trouve l’essentiel de son inspiration sociologique. En fait, Weber n’a jamais perdu de vue le thème kantien de la raison pratique et c’est même en le confrontant aux approches utilitaristes qu’il a pu construire sa théorie des déterminants de l’action, en particulier l’opposition qui devait devenir classique entre l’action rationnelle en valeur et l’action rationnelle en finalité. Paul Ladrière trouve ainsi chez Weber les sources d’une inquiétude essentielle : le dévoiement de la rationalité morale en simple rationalité instrumentale, mais aussi un chemin théorique vers une solution : l’attention à la visée éthique dans les formes séculières de la rationalisation pratique. Le lien est alors immédiat avec l’œuvre du troisième auteur, Jürgen Habermas, qui, venu des horizons philosophiques de l’école de Francfort et de sa critique des errements contemporains de la raison, cherche aussi un moyen de redonner à la rationalité pratique son sens moral authentique. On sait comment Habermas a développé ce projet en direction d’une théorie de l’action communicationnelle, qui tente une synthèse de la sociologie contemporaine de l’action, et d’une éthique de la discussion, qui prétend que la mise en débat ouverte et illimitée des questions pratiques est une procédure adéquate pour moraliser l’action commune et l’émanciper des suspicions de l’instrumentalité appliquée à autrui, c’est-à-dire en fait de l’action stratégique. C’est donc ici une sorte d’affinité élective, par commune préoccupation, qui se découvre entre Habermas et Ladrière, la théorie de l’action communicationnelle de celui-là apparaissant à celui-ci comme une avancée majeure dans l’analyse de la rationalité pratique. Mais cette avancée n’est sans doute pas le fin mot de l’histoire. Car l’éthique de la discussion ne surgit pas toute nue de la bonne volonté communicationnelle des locuteurs. Pour se constituer dans toute son épaisseur morale, mais aussi corporelle et sociale, le thème de la raison pratique doit être rapporté à la multiplicité des médiations qui séparent le sujet autonome de sa propre action. Or, c’est ici précisément que Paul Ladrière a constamment rencontré l’œuvre de Pierre Bourdieu, penseur postmertonien des conditionnements sociaux qui pèsent sur l’action humaine, mais défenseur aussi d’une possibilité d’autonomie pratique pour un sujet qui aurait pris la mesure de sa propre position dans un champ social. On pourrait reprocher à Bourdieu de défendre une sociologie vertueuse sans se donner la peine de faire lui-même une sociologie de la vertu. Mais si sa sociologie ne s’inscrit pas encore dans le projet de la sociologie de l’éthique, elle est déjà une sociologie de l’action qui, selon Paul Ladrière, a l’immense mérite de rompre avec les approches intellectualistes qui pensent la raison en extériorité par rapport à l’action, alors même qu’il n’y a de rationalité pratique que parce que l’action humaine peut être informée de l’intérieur par la raison. L’acteur social est certes soumis à des influences organiques et culturelles, mais il est aussi le sujet réflexif de sa propre action, capable donc aussi de l’orienter de l’intérieur sans avoir recours aux facilités du discours théorique ou moralisateur décalé de l’épreuve de la pratique. Remarquons au passage que les critiques de Paul Ladrière contre la sociobiologie, reprises dans cet ouvrage, ou contre les approches néo-scolastiques de l’action, non reprises ici, s’appuient sur le même genre d’argument : ni la nature organique de l’homme découverte par la biologie, ni les obligations inhérentes à une nature humaine supposée par certains courants théologiques ne rendent justice à la capacité réflexive du sujet pratique de se tourner vers l’avenir pour orienter sa propre action avec les ressources de sa raison.
16La boucle des auteurs philosophiques et sociologiques étant ainsi bouclée, le projet de la sociologie de l’éthique qui donne son titre au livre de Paul Ladrière peut désormais être explicité avec beaucoup moins de difficulté. Ce projet ne va sans doute pas de soi puisqu’il ne reprend pas directement l’ambition positive de la sociologie classique. Mais il ne la récuse pas non plus. La sociologie de l’éthique ne vise en effet ni à remplacer les sociologies existantes ni, comme le disait le projet fondateur du courant [2], à ajouter un nouveau secteur aux autres secteurs de la sociologie. Elle complète plutôt le dispositif existant de la sociologie, d’une part en rétablissant ses liens avec la discipline mère, la philosophie, et d’autre part en soumettant la réalité sociale objective à une interrogation sur sa possibilité de double conformité à des mécanismes causaux naturels ou culturels et à une autre sorte de causalité, celle de la liberté raisonnable du sujet pratique. On pourrait peut-être douter qu’une telle question puisse faire l’objet d’une investigation scientifique. Mais la phénoménologie la plus ordinaire de la vie sociale nous l’impose au contraire comme problème crucial, car le fait est que tout membre de la société peut être enclin à s’interroger sur sa capacité de donner à son existence personnelle ou collective une orientation émanant de son propre choix. On peut évidemment considérer cette phénoménologie de la liberté et du juste choix comme une illusion de la conscience commune. Mais ce serait refermer un chapitre de la connaissance sociologique sans même l’avoir ouvert. Tout en reconnaissant les nombreuses occasions que peuvent avoir les sujets sociaux de se donner une lecture illusoire de leur propre réalité sociale et sans ignorer les mécanismes multiples, organiques ou sociaux, qui obscurcissent sans cesse l’horizon de la raison pratique, la sociologie de l’éthique, telle que l’entend Paul Ladrière, ne croit pas absurde de poursuivre l’enquête sur les conditions philosophiques et empiriques d’une action sociale informée par la raison. On comprend alors pourquoi la sociologie de l’éthique, sans ajouter de nouvelles données ou explications empiriques à celles qui existent déjà en sociologie, contribue malgré tout à cette discipline par un retour réflexif sur ses connaissances afin d’y lire, en creux, les virtualités d’une action libre et éclairée. Techniquement, la tâche est immense. Elle suppose en effet à la fois une connaissance sociologique ajustée aux objets qu’elle se donne, par exemple l’économie, les pratiques procréatives ou les choix de vie ordinaires, mais aussi une connaissance philosophique ajustée aux problèmes conceptuels envisagés : par exemple la personne ou la responsabilité. Paul Ladrière, lui-même cofondateur du Centre de sociologie de l’éthique du CNRS, a contribué à ce programme en choisissant d’appliquer la technique herméneutique, c’est-à-dire l’étude minutieuse des textes, non seulement aux grands auteurs, mais aussi aux documents issus du débat public, par exemple ceux qui concernent la question de l’avortement ou les questions écologiques. Et ce qui ressort de son œuvre, c’est au fond une certaine perspective critique sur l’action sociale telle qu’elle se mène, fondée bien sûr sur des connaissances empiriques, mais aussi sur un examen des arguments et propositions à la lumière de ce qui semble requis par un usage rigoureux de la raison pratique. L’ouvrage qui paraît aujourd’hui était attendu depuis longtemps. Il offre une possibilité nouvelle d’éclairage, par les ressources de l’éthique et de l’herméneutique, des questions pratiques les plus vives soulevées par les formes actuelles de la vie sociale.
17Patrick Pharo
18Cnrs-Cerses (Centre de recherche Sens Éthique Société)