Notes
-
[1]
Le Messager de l’Europe, mars 1876, O.C., xi, 198.
-
[2]
Cf. Daudet A., Œuvres, éd. Roger Ripoll, « La Pléiade », t. II : Jack. Histoire de mes livres, pp. 463-474. C’est à cette édition que nous renvoyons.
-
[3]
Jack, p. 295.
-
[4]
Jack, p. 201.
-
[5]
« Arthur », t. I, p. 725.
-
[6]
Jack, t. II, p. 199.
-
[7]
« Les Douaniers », Lettres de mon moulin, t. I, p. 300.
-
[8]
« Monologue à bord », Contes du lundi, t.I, p. 707.
-
[9]
Deuxième partie, chap. 1 à 7.
-
[10]
Chap. 8.
-
[11]
Jack, p. 193.
-
[12]
Ibid., p. 205. Cf. la salle de chauffe du Cydnus, p. 298 sqq
-
[13]
Ibid., p. 301.
-
[14]
Ibid., p. 249.
-
[15]
Ibid., p. 206.
-
[16]
Ibid., p. 201.
-
[17]
Ibid., p. 206.
-
[18]
Ibid., p. 209.
-
[19]
Id.
-
[20]
Ibid., p. 224
-
[21]
Ibid., p. 300.
-
[22]
Ibid., p. 302.
-
[23]
Ibid., p. 227. On peut aussi se rappeler Le Secret de maître Cornille dont les minoteries à vapeur tuent le moulin : « Ces brigands-là, pour faire le pain se servent de la vapeur qui est une invention du diable, tandis que moi je travaille avec le mistral et la tramontane qui sont la respiration du bon Dieu » (Lettres de mon moulin, t. I, p. 255).
1Dans la préface de Germinie Lacerteux, histoire d’une servante, en fait leur domestique, Rose Malingre, dont ils ont découvert la double vie après sa mort, Jules et Edmond de Goncourt affirment :
« Vivant au xixe siècle, dans un temps de suffrage universel, de démocratie, de libéralisme, nous nous sommes demandé si ce qu’on appelle les « basse classes » n’avaient pas droit au Roman; si ce monde sous un monde, le peuple, devait rester sous le coup de l’interdiction et des dédains d’auteurs, qui ont fait jusqu’ici le silence sur l’âme et le cœur qu’il peut avoir. Nous nous sommes demandé s’il y avait encore, pour l’écrivain et pour le lecteur, en ces années d’égalité où nous sommes, des classes indignes, des malheurs trop bas, des drames trop mal embouchés, des catastrophes d’une terreur trop peu noble. Il nous est venu la curiosité de savoir […] si dans un pays sans caste et sans aristocratie légale, les misères des petits et des pauvres parleraient à l’intérêt, à l’émotion, à la pitié, aussi haut que les misères des grands et des riches ; si, en un mot, les larmes qu’on pleure en bas, pourraient faire pleurer comme celles qu’on pleure en haut. »
3Cette préface marque une date importante, le point de départ du mouvement naturaliste, qui envisage un roman s’appuyant sur les sciences physiologiques et humaines en plein essor, et portant sur le réel un regard neuf. Les romanciers se proposent de rendre compte de l’ensemble de la société, y compris de ses marges, des conséquences en tous domaines des révolutions de 1789, 1830, 1848, des mutations socio-économiques entraînées par le développement du capitalisme et des techniques – usines, grands magasins, lutte du capital et du travail qui commence à s’organiser : la première internationale a été fondée en 1864 et son premier bureau français ouvert en janvier 1865 –, par le développement des grandes villes et les travaux d’urbanisme, comme ceux d’Haussmann à Paris, rejetant par-delà les barrières des petits artisans et des ouvriers qui, jusque-là, vivaient à l’intérieur des villes…
4Le peuple entre alors, véritablement, dans la littérature, non pas seulement les domestiques, de tout temps personnages obligés du théâtre ou du roman, mais les travailleurs : artisans, ouvriers des ateliers et des usines, employé(e)s des grands magasins, paysans.
5Il faut toutefois modérer l’enthousiasme de la préface de Germinie Lacerteux. Le 3 décembre 1871, Edmond note dans le Journal de la vie littéraire :
« Mais pourquoi, me dira-t-on, choisir ces milieux ? Parce que c’est dans le bas qu’au milieu de l’effacement d’une civilisation se conserve le caractère des choses, des personnes, de la langue, de tout, et qu’un peintre a mille fois plus de chances de faire une œuvre ayant du style d’une fille crottée de la rue Honoré que d’une lorette de Bréda.
« Pourquoi encore ? Peut-être parce que je suis un littérateur bien né et que le peuple, la canaille si vous voulez, a pour moi l’attrait de populations inconnues et non découvertes, quelque chose de l’exotique, que les voyageurs vont chercher avec mille souffrances dans les pays lointains. »
7La Commune a laissé des traces profondes, souvent indélébiles, nous le verrons. Louis Chevalier intitule à juste titre son ouvrage Classes laborieuses et classes dangereuses.
8Daudet est un des premiers romanciers a avoir peint le travail et ses conditions dans une grande usine sidérurgique, les forges d’Indret, situées dans une île de la Loire, près de Nantes, et spécialisées dans la fabrication des chaudières de machines à vapeur. Il le fait avec Jack, qu’il publie d’abord en feuilleton en 1875, puis en volume en 1876.
9Nous nous proposons donc d’analyser la vision qu’il nous donne du travail dans cette œuvre unique dans sa production et novatrice à l’époque, comme le souligne Zola :
« Le roman a jusqu’ici dédaigné le peuple, je parle du roman d’analyse fait sur des notes exactes ; l’auteur de Jack est un des premiers qui ait osé descendre dans ce monde à part, si admirable à peindre pour un coloriste [1]. »
11Le sujet lui a été inspiré par une histoire vraie, celle de Raoul Dubief, qu’il a connu à Champrosay vers la fin de 1868 et dont il a suivi le calvaire. Élevé dans un riche pensionnat d’Auteuil, « fait » ouvrier mécanicien à onze ans par la volonté d’un amant de sa mère, « ambitieuse de titres, de noblesse », le jeune homme est mort phtisique à l’hôpital civil d’Alger en 1871, sans que cette mère qu’il aimait toujours lui ait même adressé une ligne. Il avait vingt ans.
12Daudet reprend dans le détail ce « drame vivant et réel » qu’il a suivi au fil des années. Outre ce récit qui lui sert de canevas et dont il s’inspire étroitement pour la maladie de son héros et sa mort à l’hôpital, il recourt à des souvenirs et expériences personnels. Il rappelle longuement, dans Histoire de mes livres. Jack, ce qu’il a emprunté à la réalité :
« Ce qui m’a surtout servi pour peindre, dans la troisième partie de Jack, le peuple des faubourgs, ce sont mes souvenirs du siège et de la garde nationale, le bataillon ouvrier avec lequel j’ai roulé Paris et la banlieue quatre mois durant [2]. »
14Il s’est servi, en particulier, de notes prises sur un couple d’ouvriers qu’il a connus pour peindre les Levindré, « paresseux et phraseurs », qui habitent à Paris la même maison que Jack. Pour l’épisode de la noce de Bélisaire, il s’est rappelé une noce vue à Saint-Mandé en 1872.
15Dans la deuxième partie du roman, qui nous intéresse plus précisément, le petit Jack, à peine âgé de douze ans, est mis en apprentissage. Pour cet épisode inventé par Daudet – Raoul Dubief avait, en effet, été apprenti au Havre –, le romancier s’est rendu sur les lieux, dans l’île d’Indret, de Piriac où il était en vacances pendant l’été de 1874. Par ailleurs, comme il le précise lui-même, il a complété cette documentation par des notes prises sur la Question sociale. Le sublime ou le travailleur comme il est en 1870 et ce qu’il peut être de Denis Poulot, ainsi que sur le Manuel Roret et Les grandes usines de Turgan, deux livres auxquels il a emprunté des détails techniques.
16On le voit, le texte Histoire de mes livres. Jack, dans lequel Daudet insiste particulièrement sur « les dessous » de son roman, est une véritable profession de foi réaliste et nous pousse à insérer ce récit parmi les œuvres de la représentation du réel, aux côtés de L’Assommoir dont la publication en feuilleton commença peu après celle de Jack en volume. Daudet ne s’est-il pas, d’ailleurs, servi de deux ouvrages, le Manuel Roret et le Sublime de Poulot, que Zola a abondamment utilisés pour son premier roman ouvrier ?
17Mais nous ne pouvons que constater un flottement dans ses intentions. La dédicace de l’œuvre à Flaubert annonce un « livre de pitié, de colère et d’ironie », et met donc l’accent plus sur l’émotion que sur l’analyse du réel. De plus, s’il a choisi comme premier sous-titre Histoire d’un ouvrier, Daudet, finalement, opte pour Mœurs contemporaines qui élargit considérablement le propos.
18Il raconte, en fait, non l’histoire d’un ouvrier, mais celle d’un enfant martyr, une « nature aristocratique » qu’on force à devenir un « raté de l’enclume et du marteau [3] », un déclassé. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas réellement l’évocation des mœurs ouvrières, mais un type de récit dramatique, voire mélodramatique, des histoires destinées à faire pleurer Margot, auxquelles servent de liens le personnage de Jack et sa lutte avec l’amant de sa mère, d’Argenton, pour la conserver. « L’amant de la mère est un faux poète qui aurait fait un excellent ouvrier. L’enfant est un poète qui fait un détestable ouvrier, et manque mourir. » Ces lignes montrent bien que Daudet veut avant tout susciter l’émotion par la peinture de la dégradation du personnage.
19D’où l’ambiguïté de la présentation qu’il fait du monde ouvrier. Elle est traditionnelle et réactionnaire, marquée par la Commune et les fantasmes qu’elle a fait naître – le choix comme source documentaire du livre de Poulot est, de ce point de vue, très significatif. Elle est, en même temps, originale par la peinture qu’il fait du travail et de ses conditions nouvelles dans de grandes usines.
Une vision manichéenne du monde ouvrier
20Depuis les Lettres de mon moulin et les Contes du lundi – en partie écrits après la Commune –, Daudet présente une vision manichéenne et moralisatrice des travailleurs. Il se borne, en cela, à reprendre les clichés les plus habituels à l’époque. D’un côté, il y a les paresseux, beaux parleurs, piliers de cabarets où ils dépensent les ressources de leur famille ; de l’autre, les bons travailleurs, durs à la peine, ne se plaignant jamais, quel que soit leur sort.
21À la première catégorie appartiennent les « Arthur », dénoncés dans un des Contes du lundi, qui boivent toute leur paie et battent leurs épouses :
« Tout ce qu’il y a de mauvais, de destructeur dans ces affreux vins de barrière, lui montait au cerveau et voulait sortir. La femme hurlait, les derniers meubles du bouge volaient en éclats, les enfants réveillés en sursaut pleuraient de peur. »
23Daudet peint souvent ce type de scènes par lesquelles il dénonce les méfaits de l’alcoolisme pour la famille, donc pour la société. Il dénonce également les risques d’entraînement des faibles par des beaux parleurs qui les détournent du travail, les mènent au cabaret, les « contaminent » – il s’agit véritablement d’une maladie, la comparaison est constante – par leurs belles paroles, bribes d’un savoir mal digéré. Le jeune Jack est ainsi séduit par le « Nantais », un mauvais ouvrier, paresseux, joueur, voleur. Il part en bordée avec lui, oublie l’atelier et, surtout, ce qui est plus grave, apprend à justifier son geste par de bonnes raisons.
24Quant à Arthur, ce n’est pas « un méchant homme ». Lorsqu’il n’était pas ivre, d’« une voix blanche, doucereuse, [il] déclamait des bouts d’idées ramassées un peu partout, sur les droits de l’ouvrier, la tyrannie du capital », suscitant l’admiration de sa « pauvre femme » et de ses voisins.
25Ce type d’ouvriers, on le retrouve dans Jack. Labassindre, qui a quitté la lime pour devenir comédien, déclame, admiré par ses auditeurs, sur la beauté du travail, « sur les droits de l’ouvrier, l’avenir du peuple, la tyrannie du capital [4] ».
26On le sent, Daudet a peur et explicite brutalement ses sentiments à la fin d’ « Arthur » : « Il y avait là, dans ce bouge, un tas d’autres petits Arthur, n’attendant que d’avoir l’âge de leur père pour manger leur paye, battre leurs femmes… Et c’est cette race-là qui voudrait gouverner le monde !… Ah ! maladie [5]. » Dans Jack, il dénonce pareillement les dangers de ces « métis d’Europe, la race la plus dangereuse, la plus malheureuse de toutes, avec ses haines envieuses et ses ambitions impuissantes [6] ».
27À la deuxième catégorie d’ouvriers – celle que Daudet admire – appartiennent les gardiens du phare des Sanguinaires, les douaniers qui longent les côtes dangereuses de la Corse ou habitent des lieux inhospitaliers, ainsi qu’une partie des ouvriers d’Indret. Le romancier utilise alors toutes les ressources de la prose émotive pour peindre leur misère matérielle et physiologique et susciter la sympathie du lecteur : insalubrité des conditions de vie, absence de ressources, maladies, pénibilité du travail… Et pourtant, ces « pauvres gens » ne se plaignent jamais ! Alors que l’un des douaniers meurt, ses compagnons se contentent de pousser de « gros soupirs » : « C’est tout ce qu’arrachait à ces ouvriers de la mer, patients et doux, le sentiment de leur propre infortune. Pas de révoltes, pas de grèves. Un soupir, et rien de plus !… [7] »
28Monologue à bord résume la position de Daudet de manière quasi caricaturale. Le texte est paru en avril 1872, peu après la Commune. Le narrateur est un ancien communard. Il se trouve sur le bateau qui l’emmène au bagne, en Nouvelle-Calédonie. Il revient sur le passé pour regretter de s’être laissé séduire par les politiciens et leurs belles paroles : eux se sont enfuis et sont à l’abri à l’étranger, tandis que lui a été pris et condamné. Il admire les matelots dont il détaille les manœuvres pénibles dans le froid et la pluie ; il souligne les dangers qu’ils courent :
« Ah ! c’est une vie autrement rude que celle de l’ouvrier parisien, et autrement mal payée. Cependant ces gens-là ne se plaignent pas. Ils vous ont des airs tranquilles, des yeux clairs bien décidés, et tant de respect pour leurs chefs ! On voit bien qu’ils ne sont pas venus souvent dans nos clubs [8]. »
30Avec Jack, Daudet va beaucoup plus loin et porte un regard plus objectif et infiniment plus neuf sur le monde ouvrier.
Un regard neuf sur le monde du travail
31Il se moque toujours d’un discours convenu sur la beauté du travail, sur la grande fraternité ouvrière… de deux façons. D’un côté, il fait prononcer ces belles paroles par des ratés, la personnalité de ces personnages dévalorisant leurs affirmations. D’autre part, il montre, en diptyque, la réalité du travail et choisit, pour le faire, les dures conditions d’une forge et d’une salle des machines d’un grand paquebot. Le procédé, dans Jack, est d’autant plus efficace que nous percevons l’extrême pénibilité des tâches à accomplir, à travers un enfant – Jack, lorsqu’il est mis en apprentissage –, qui n’a même pas l’âge légal, que cet enfant a une santé naturellement fragile, que les conditions de travail à Indret, puis comme chauffeur sur un steamer de la Compagnie transatlantique ne font que détériorer. Il mourra à vingt ans.
32Que l’action se passe dans l’usine d’Indret [9] ou dans la salle des machines du Cydnus [10], Daudet peint des tableaux en noir et rouge, terrifiants, « fantastiques », exactement superposables. Quand il arrive à Indret, Jack voit une grue immense qui ressemble à un gibet. Le ton est donné, la suite de l’histoire annoncée.
33On entre dans un lieu infernal : bruit effroyable, chaleur insoutenable, « poussière noire, aiguisée, brûlante », odeurs épouvantables. Au centre de cet antre, le monstre, un marteau-pilon gigantesque, l’idole à qui l’on sacrifie les hommes.
34Pour peindre les conditions particulièrement pénibles du travail, Daudet recourt aux procédés que Zola reprendra peu après : agrandissement fantastique – d’autant plus fantastique que nous voyons par les yeux d’un enfant terrifié qui vient d’un autre milieu social – ; personnification des machines et de l’espace, recours à la mythologie païenne ou chrétienne : visions de l’enfer ; opposition entre le paysage naturel, « beau décor », calme, poétique, et le paysage industriel, sa vie trépidante, son bruit infernal, ses fumées noires qui salissent la pureté du ciel.
« Tout ce qui faisait le caractère vif, pressé, haletant, de tout ce grand travail, c’était un ébranlement perpétuel du sol et de l’air, une trépidation continue, quelque chose comme l’effort d’une bête énorme qu’on aurait emprisonnée sous l’usine et dont ces cheminées béantes auraient craché tout autour la respiration brûlante et la plainte [11]. »
36La comparaison est longuement filée, les mêmes caractéristiques reprises en leitmotiv, dans les deux épisodes à Indret et sur le Cydnus :
« D’abord, le bruit, un bruit effroyable, assourdissant, trois cents marteaux retombant en même temps sur l’enclume, des sifflements de lanières, des déroulements de poulies, et toute la rumeur d’un peuple en activité, trois cents poitrines haletantes et nues qui s’excitent, poussent des cris qui n’ont plus rien d’humain, dans une ivresse de force où les muscles semblent craquer et la respiration se perdre. […] Tout grince, gronde, résonne, hurle, aboie. On se croirait dans le temple farouche de quelque idole exigeante et sauvage [12]. »
38Daudet insiste sur la dégradation physique et morale de ceux qui doivent servir le « Baal luisant et noir de ce temple aux dieux de la force ».
39Les corps sont noirs, « à moitié nus », « suants, velus, s’arc-boutant, se tordant ». Les hommes boivent, affaissés, au cabaret où les poussent les conditions mêmes du travail. Jack, qui, après sa bordée à Nantes, s’est juré de ne plus boire, refuse d’abord la gourde que lui propose un autre chauffeur du Cydnus. Il finit par la lui réclamer : « Au bout d’une heure de ce supplice ardent, il se sentit aveugle, sourd, sans haleine, étouffé par le sang qui montait, les yeux troubles sous les cils brûlés. » Il va, « tout ruisselant », chercher un peu d’air sous la « manche à air », claque des dents, « une chape de glace s’abat[…] sur ses épaules ». Il boit du trois-six [13].
40Daudet s’attarde ainsi sur ce que deviennent physiquement les hommes. Un novice de seize à dix-sept ans a « la tête […] déjà flétrie », « la bouche veule et détendue [14] ». Jack a les mains « remplies d’ampoules, d’écorchures, à lui donner la fièvre, à le faire pleurer [15] ». Les corps sont las, sales, ils s’abandonnent. « Même parmi les ratés, Jack n’avait jamais vu de pareilles façons de se tenir, et, par moments, quelque mot rustique le choquait par sa grossièreté franche [16] ».
41Car la dégradation est aussi morale. Jack détonne dans ce milieu trivial, brutal. On l’appelle l’Aztec. Il se sent déshumanisé, réduit à l’état d’outil parmi les outils, « quelque chose comme une petite poulie sans conscience, sans volonté, tournant, sifflant avec tout l’engrenage, dirigée par une force occulte, invisible, qu’il connaît maintenant, qu’il admire et redoute : la vapeur ! [17] ».
42La promiscuité est aussi dangereuse. « L’atelier ouvre vite les yeux des enfants, il les déprave même [18] ». Plus grave, cette « terrible vie » exaspère les mauvais instincts de l’homme, sa méchanceté, son mépris ; Jack est le souffre-douleur des autres apprentis. « Toute réunion d’hommes a besoin d’un souffre-douleur, d’un être sur qui se déversent les ironies, les impatiences nerveuses de la fatigue [19] ».
43Et pourtant, quelque dégradant et pénible qu’il soit pour eux, les ouvriers se retrouvent unis dans la fierté du travail réalisé en commun :
« Maintenant, ils la voyaient, leur machine, debout dans son ensemble, ajustée pièce à pièce. Et ils étaient fiers ! En un instant, elle fut entourée, saluée de joyeux rires et de cris de triomphe. Ils l’admiraient en connaisseurs, la flattaient de leurs grosses mains rugueuses, la caressaient, lui parlaient dans leur rude langage. » Etc. [20]
45Le vieux Roudic pleure d’admiration.
46Pour conclure, Daudet ne consacre que peu de pages de Jack au monde du travail. Les passages les plus longs concernent les quatre années passées par l’adolescent comme apprenti puis ouvrier aux forges d’Indret. Les trois années suivantes, durant lesquelles il navigue comme chauffeur, sont résumées brièvement. Quant à la dernière année de sa vie, à Paris, nous apprenons seulement qu’il a été embauché dans un atelier, chez Eyssendeck, rue Oberkampf.
47Toutefois, la visite que le romancier a faite aux forges d’Indret a modifié sa vision du travail. Il a été fasciné, comme son époque, par les machines à vapeur ; il prend conscience de ce que les technologies modernes demandent aux ouvriers de la grande industrie. Il peint la dureté de leur vie, la dégradation qu’elle entraîne. Il ne s’attarde pas sur certains aspects pittoresques : à peine cite-t-il quelques termes d’argot. Il veut émouvoir sur son personnage – et par-delà il émeut sur ses compagnons de misère. Il souligne, par une scène rapide, la séparation humiliante des classes sociales. Une jeune femme et son fils, embarqués sur le Cydnus, ont « un mouvement d’écart » quand ils passent près de Jack, « et la longue robe de soie fut vivement relevée pour ne pas frôler les manches du chauffeur noires de charbon ». Geste « imperceptible », mais ô combien humiliant [21] !
48Mais si, par petites touches, Daudet dit son émotion, il ne réclame jamais de véritable changement. La vie de Jack s’écoule, sans aucun événement. « Trois sinistres années aux jours tout pareils, aux mois confondus et brouillés, aux saisons uniformes dans la canicule constante de la chambre de chauffe [22] ». Le roman n’ouvre sur aucun espoir. Jack, le bon ouvrier qui, après sa journée de travail, étudie pour sortir de sa condition, meurt sans avoir réalisé son rêve. Il a perdu sa santé à servir les machines. Ce que disent les philanthropes, les Eugène Manuel et autres, ne tient pas devant la réalité.
49Cette objurgation à la machine, que les ouvriers d’Indret viennent de fabriquer et qu’ils saluent « d’un dernier hourra », peut servir de leçon, si l’on voit en elle une image du capital :
« Allons, va, machine, fais ta route à travers les mondes. Suis ta ligne tracée, droite et inexorable. […] Mais puisque tu es forte, ne sois pas méchante. […] Dirige le navire sans colère, et surtout respecte la vie humaine, si tu veux faire honneur à l’usine d’Indret [23]. »
Notes
-
[1]
Le Messager de l’Europe, mars 1876, O.C., xi, 198.
-
[2]
Cf. Daudet A., Œuvres, éd. Roger Ripoll, « La Pléiade », t. II : Jack. Histoire de mes livres, pp. 463-474. C’est à cette édition que nous renvoyons.
-
[3]
Jack, p. 295.
-
[4]
Jack, p. 201.
-
[5]
« Arthur », t. I, p. 725.
-
[6]
Jack, t. II, p. 199.
-
[7]
« Les Douaniers », Lettres de mon moulin, t. I, p. 300.
-
[8]
« Monologue à bord », Contes du lundi, t.I, p. 707.
-
[9]
Deuxième partie, chap. 1 à 7.
-
[10]
Chap. 8.
-
[11]
Jack, p. 193.
-
[12]
Ibid., p. 205. Cf. la salle de chauffe du Cydnus, p. 298 sqq
-
[13]
Ibid., p. 301.
-
[14]
Ibid., p. 249.
-
[15]
Ibid., p. 206.
-
[16]
Ibid., p. 201.
-
[17]
Ibid., p. 206.
-
[18]
Ibid., p. 209.
-
[19]
Id.
-
[20]
Ibid., p. 224
-
[21]
Ibid., p. 300.
-
[22]
Ibid., p. 302.
-
[23]
Ibid., p. 227. On peut aussi se rappeler Le Secret de maître Cornille dont les minoteries à vapeur tuent le moulin : « Ces brigands-là, pour faire le pain se servent de la vapeur qui est une invention du diable, tandis que moi je travaille avec le mistral et la tramontane qui sont la respiration du bon Dieu » (Lettres de mon moulin, t. I, p. 255).