1S’il y eut un moment de gloire de la « performance » en Allemagne, ce fut bien dans les décennies qui précédèrent la Grande Guerre, de 1871 à 1914. L’accumulation des données démographiques, économiques et industrielles procure une sensation de vertige – et l’on reste bien en peine de donner des explications plausibles aux convulsions tous azimuts que le Reich nouvellement créé connut après que la Prusse de Bismarck l’eût fondé « par le fer et par le sang », disait-il, mais aussi avec beaucoup de diplomatie et d’intelligence à la fois stratégique et tactique. Pour résumer, disons que le territoire du Reich, essentiellement rural et agricole, était devenu urbain dès 1880 et que, en retard d’une révolution industrielle par rapport à l’Angleterre, il représentait la première nation industrielle du continent en 1914. Devenu, par une série de réformes de l’enseignement secondaire et supérieur, le pays des techniciens et des ingénieurs, le Reich s’illustrait par le moteur, la chimie et la puissance de feu de ses armes. Dans le discours public, au niveau impérial, gouvernemental et municipal, les métaphores mécaniques, industrielles et minérales abondaient pour célébrer l’Empire, second du nom : à l’antique couronne octogonale en fer des Othon succédait la tourelle en acier des navires d’une Kriegsmarine dont Guillaume II, empereur depuis 1888, était si fier.
2Pendant que Nietzsche, dans les années 1870 et 1880, s’affligeait de la germanomanie de ses contemporains et méditait sombrement sur l’âge final de la métaphysique et le dernier homme, officiels, officiers et officieux, dans une myriade d’associations patriotiques, colonialistes, pangermanistes, célébraient le génie allemand sous le jour technique et nouveau de la « performance ».
3Le terme de Leistung, polysémique à souhait, était décidément le mot de l’heure. En physique et en mécanique, il signifiait le rendement, ou la puissance d’une machine et d’un système. On mesurait ainsi l’efficacité d’un moteur, électrique, à vapeur ou diesel, à sa Leistung, au ratio calculé entre l’input de carburant et l’output d’énergie produite.
4Du rendement à la rentabilité, la distance est bien courte, dans une économie qui se financiarise et où les capitaux sont sollicités sur ces places boursières où se négocient et s’échangent obligations et actions. La décision d’investissement est dictée par une anticipation de la Leistung, de la rentabilité, là aussi calculée par un ratio assez simple : les intérêts servis sont divisés par le capital investi.
5En technique boursière comme en physique et en mécanique, un terme technique est d’ailleurs né – celui de Leistungsfähigkeit, littéralement de « capacité à rendre », à faire, à donner.
6Dans un univers de plus en plus industriel et quantifié, et dans le contexte de sciences économiques en voie de mathématisation avancée, ces termes ne pouvaient pas ne pas toucher ou affecter ceux qui (ou « ce qui ? ») se trouvait de plus en plus désigné sous le nom de « facteur travail », c’est-à-dire l’ouvrier et l’employé ou, plus vulgairement, l’être humain lui-même. L’étymologie s’y prêtait : etwas leisten, en allemand, signifie tout simplement « faire quelque chose », et s’applique d’abord et avant tout aux hommes – les significations physico-technologiques et boursières n’étant que dérivées de ce sens premier.
7Dans le contexte de la production industrielle, la Leistung du mineur désigne ainsi la quantité de charbon qu’il parvient à abattre en une unité de temps donnée – le rendement, donc, du « facteur travail ». Elle qualifie également d’autres sortes de performances dont on lui sait gré. La performance démographique d’abord, soit le nombre d’enfants mis au monde, qui témoigne de son aptitude au renouvellement de la force de travail. La performance physico-sportive ensuite, dans le cadre du service militaire et en préparation d’un conflit toujours possible avec d’autres nations européennes. Rappelons ici que la gymnastique comme phénomène de masse est née en Prusse sous l’occupation napoléonienne, comme propédeutique à la guerre.
8On s’étonne donc assez peu que, lors de la Grande Guerre, les ordres du jour et autres proclamations aient bruyamment célébré les Leistungen (performances) et la Leistungsfähigkeit (capacité à endurer et à se battre dans les pires circonstances) du soldat allemand. Mieux : le baptême de feu et d’acier des tranchées semblait accoucher d’un homme renforcé par l’épreuve, apte à tous les sacrifices et à tous les exploits. La révolution industrielle avait forgé les armes : la guerre livrait les armées de héros feldgrau qui non seulement allaient gagner la guerre mais qui allaient également, aux yeux de certains, donner naissance au monde parfaitement logistique, rationalisé et productif de la « mobilisation totale », en temps de guerre comme en temps de paix. Stratèges, ingénieurs-conseils et logisticiens voyaient l’avenir en gris acier : une fois l’Allemagne vainqueur de cette grande ordalie des peuples, la libre disposition de ressources gigantesques à l’Est, actée par la paix de Brest-Litovsk en mars 1918, allait ouvrir à la nation industrielle par excellence un avenir indéfini de productivité et de prospérité.
9Dans ce contexte d’eschatologie technicienne, la défaite de novembre 1918 ne put apparaître que comme une scandaleuse anomalie. Les élites économiques et militaires furent trop heureuses d’oublier l’effondrement du front ouest en août 1918 pour ne retenir que la commode explication du « coup de poignard dans le dos », imaginée en catastrophe par un état-major supérieur trop conscient de ses responsabilités écrasantes dans la défaite : l’Allemagne et son armée nationale avaient été trahies et vaincues par l’anti-nation internationaliste, celle des mutinés, des syndiqués, des socialistes et des communistes qui, consciemment ou non, réalisaient le plan juif de destruction de la nation et de l’Empire. Ce fut cette vulgate qui fit florès très largement à droite, des ethnonationalistes völkisch jusqu’au centre : on l’adopta et on s’en contenta pour rendre raison du déraisonnable, et justifier l’injustifiable – la défaite des armées du Kaiser, invaincues depuis 1813 et qui, sous l’uniforme prussien, avaient maté la révolution de 1848, battu les Danois en 1864, les Autrichiens en 1866 et les Français en 1870. S’il est des leçons de l’histoire, l’une d’entre elles pourrait être que, dans des contextes de traumatisme social massif où l’impensable le dispute à l’inimaginable, le complot remplit un remarquable office explicatif. Sans doute y avait-il, pensa-t-on, quelque chose de pourri au royaume de la modernisation allemande – l’émancipation des Juifs, ces êtres de nulle part qui, racontait-on, avaient plus nourri les bataillons des planqués que ceux des tranchées. C’était faux, l’état-major le savait depuis qu’il avait ordonné le « recensement des Juifs » en 1916, mais les résultats en avaient été tenus secrets – la rumeur pouvait toujours servir.
10Parmi les radicaux de la droite völkisch, ces ethnonationalistes arcboutés sur une conception biologique de la nation et du Volk, les nazis furent les plus efficaces à fédérer, à bâtir un appareil politique et idéologique et, in fine, à remporter d’impressionnantes victoires électorales à la suite de la crise de 1929. Les causes de leurs succès tiennent certes au contexte, mais aussi au texte – au fait qu’ils ont su bâtir un discours explicatif des malheurs du temps, riche de promesses pour l’avenir. Au cœur de l’exégèse et de la promesse, il y avait ces mots que nous connaissons bien pour les avoir lus dans nos manuels : le Kampf comme loi de la nature et de l’histoire, le Volk et la Rasse comme héros de l’épopée biologique, les Juifs comme anti-race ou contre-race absolue, la Krieg comme moment paroxystique du combat, etc. Il en est un, cependant, que seule une fréquentation assidue des sources permet de voir revenir et se réitérer – celui de Leistung, précisément.
11La philosophie politique nazie pouvait se résumer à un enseignement induit par certains de l’expérience de la Grande Guerre : les démocraties étant fondées sur des idées ineptes et absurdes et les monarchies ayant disparu car elles devaient disparaître, la seule entité politique qui pouvait affronter les siècles était la communauté de combat, cette Kampfgemeinschaft peu ou prou assimilée au groupe primaire de combat rassemblé autour de son Führer (sous-officier ou officier), lié à la vie et à la mort dans l’épreuve ultime du feu.
12La communauté du peuple allemand, cette Volksgemeinschaft que les nazis appelaient de leurs vœux contre les séductions néfastes et les erreurs regrettables de la Gesellschaft à la française, celle du contrat social, de l’individu et du calcul égoïste, devait donc être para-militarisée, au sein du parti (NSDAP), puis militarisée, une fois le pouvoir conquis. On ne doit pas comprendre autrement l’inflation des uniformes, la rectitude hectique des gestes ou les intonations par trop rauques des discours dans un univers nazi littéralement saturé de signifiants (para-)militaires.
13Par définition et par nécessité, cette Volks- et Kampfgemeinschaft devait être une Leistungsgemeinschaft, une communauté de la performance, du rendement, et de la rentabilité.
14À partir de 1933, l’État nazi n’est ainsi que partiellement juvéniliste et nataliste. Sont plébiscités les bébés de belle et bonne race, sains et viables. Les charmants enfants vivent cependant à crédit sur le compte de la communauté du peuple : il leur est beaucoup donné, dans ces années de dépendance où ils ne savent ni ne peuvent produire eux-mêmes. Il leur faudra, ensuite, beaucoup rendre, sous forme de performances sportives, économiques et démographiques.
15La Leistung démographique est de fait une obsession, qui déborde largement les rangs nazis.
16Le peuple allemand est invité à procréer beaucoup, mais aussi bien. La Grande Guerre a non seulement marqué une perte démographique sèche de près de 2,5 millions de personnes (en comptant les morts civils, de famine et de maladie), mais elle a aussi coïncidé avec une sortie de cette transition démographique qui, de 1871 à 1914, avait été particulièrement puissante. La peur pangermaniste et annexionniste du Volk ohne Raum (peuple sans espace) l’a ainsi cédé à celle du Volkstod (la mort biologique du peuple allemand), dont les nazis se font les propagandistes les plus angoissés.
17Deux impératifs procréatifs s’imposent donc : de quantité, mais aussi de qualité car, en bonne orthodoxie social-darwiniste, la Grande Guerre, comme toute guerre, a été un moment contre-sélectif particulièrement violent (ce sont les meilleurs qui se portent au plus dur des combats et qui tombent les premiers).
18Une législation biopolitique est immédiatement prise, par décret, dès le 14 juillet 1933. Elle vise les lebensunwerte Leben (« vies indignes d’être vécues »), terme eugéniste et juridique qui est le synonyme parfait de leistungsunfähige Wesen (« êtres incapables de performance »). La loi du 14 juillet 1933 crée des « Tribunaux de santé héréditaire », formations spéciales composées d’un magistrat, d’un policier et d’un médecin, pour connaître des cas de « malades héréditaires » qui doivent être, par stérilisation forcée, exclus du cycle procréatif. Une abondante production cinématographique, « documentaire » et fictionnelle, s’attarde sur les cas de ces êtres inaptes à la vie, dont le handicap physique ou mental ne peut être transmis de génération en génération.
19Aberration naturelle, l’être handicapé est également une anomalie politique dans un régime qui définit la politique comme la stricte application des lois de la nature – le nazisme, dit Hitler, c’est de la biologie appliquée. L’être handicapé est lebensunwert dans la stricte mesure où il est leistungsunfähig : il est incapable de se reproduire sainement, de produire économiquement, et de se battre pour son Reich. Dépendant à vie, dépourvu de rendement ou de rentabilité, il ne rend rien à la communauté qui l’a nourri et qui se trouve dans l’obligation de l’entretenir à vie au sein d’hospices que la propagande nazie se plaît à décrire comme des hôtels de luxe, indécents de commodité quand on les compare aux misérables cités où végètent de bons et sains ouvriers allemands.
20Les nazis n’étaient pas les seuls darwinistes sociaux à défendre de telles idées. Dès l’été 1933, des cartes du monde clamaient « Wir sind nicht allein » (Nous ne sommes pas seuls) et représentaient les autres nations qui avaient adopté des législations stérilisatrices. Le degré de mise en œuvre est cependant singulier : si, aux États-Unis, on estime à 30 000 stérilisations forcées le résultat des législations eugénistes directement inspirées par le darwinisme social, les victimes de la politique du IIIe Reich se comptent, eux, au nombre de 400 000.
21Incapables de faire, de produire et de se reproduire, les êtres leistungsunfähig – non rentables, non performants, sans rendement – étaient également qualifiées, dans la littérature médicale eugéniste, de Ballastexistenzen, de poids morts, de lest, qui ne pouvaient qu’entraver la marche de la machine allemande, de cette communauté de combat tout entière tendue vers la guerre. Bouches inutiles, elles devenaient, avec le déclenchement de la guerre au 1er septembre 1939, un ballast à passer par-dessus bord. C’est ainsi que, en octobre 1939, un ordre signé par Hitler lui-même et antidaté au 1er septembre donne l’ordre d’administrer une « mort miséricordieuse » (Gnadentod) à ces êtres qui souffraient de vivre et qui empêchaient leurs familles et leur nation de vivre pleinement et sainement. L’opération T4 fit en un peu moins de deux ans plus de 70 000 morts, dans huit centres d’assassinat où fut expérimentée la mort par asphyxie. L’émotion suscitée par la surmortalité dans les hospices et les protestations de l’Église catholique, qui posa ouvertement, par la voix de certains évêques, la question des blessés de guerre et des personnes âgées, firent cesser le massacre au moment même où, il faut le remarquer, le quota de libération des lits fixé par la chancellerie du Reich à 70 000 fut atteint (il s’agissait, dans le cadre de la guerre, d’anticiper le traitement des blessés de guerre). Officieusement, et par la voie d’autres modes d’assassinat (injection), les meurtres se poursuivirent dans les hôpitaux allemands, pour atteindre le nombre de 200 000 en 1945.
22Les êtres considérés comme inaptes biologiquement à la production et à la reproduction ne sont pas les seuls visés par la politique du Reich. Les exigences productivistes du programme d’armement, officieuses dès 1933 puis officielles avec la proclamation du « Plan de Quatre ans » en 1936, posent la question de ceux que le parti et l’État considèrent non pas comme inaptes, mais comme rétifs au travail. Juristes, policiers et économistes réfléchissent ainsi à une série de normes visant à contraindre les « asociaux » (Asoziale ou Gemeinschaftsfremde) à une vie utile à la communauté du peuple. Considérés comme des êtres en état de minorité intellectuelle et psychologique, ces individus ne pouvaient être laissés à eux-mêmes, mais devaient être contraints au travail par un plan d’ingénierie sociale mené à bien par la police sur l’ordre d’Heinrich Himmler. C’est ainsi dans le cadre d’une action dénommée a posteriori Arbeitsscheu Reich (« Rétifs au travail au niveau du Reich ») que 10 000 personnes (mendiants, vagabonds, chômeurs…) sont arrêtées et versées dans divers camps de concentration entre avril et juin 1938. Signalés par un triangle noir, les Asoziale devaient racheter leur existence par une activité productive contrainte au service des nombreuses entreprises contrôlées par la SS ou liées par contrat avec elle dans le cadre du système concentrationnaire.
23Au contraire, pour les êtres considérés comme lebenswert, l’encouragement à la Leistung et le développement de la Leistungsfähigkeit est constant.
24Chez les jeunes gens, tant filles que garçons, les organisations du parti développent une mentalité et une civilisation agonistique, tant dans la pratique du Wehrsport (tout « sport de défense » et de combat, de la boxe à la course d’orientation) que dans l’organisation de concours et de compétitions régulières, dotées de trophées et d’Abzeichen (médailles, insignes) à foison, dont l’accumulation valait brevet de performance. Chez les adultes, les SA et les SS ne sont pas en reste : la promotion du sport y est un impératif tant biologique que politique, et les Reichswettkämpfe (jeux sportifs du Reich) de la SA sont des rendez-vous annuels prisés, abondamment relayés par les médias.
25La procréation « saine » est encouragée lors de ces rendez-vous, fût-elle hors mariage. Certes, comme dans tout bon régime nataliste, les mères de familles nombreuses se voient décerner une distinction adéquate (Ehrenkreuz der deutschen Mutter). Mais le mariage est loin de constituer le lieu naturel de la procréation germanique idéale – ce serait peut-être même le contraire, tant la monogamie restreint les possibilités procréatives.
26Les camps des Jeunesses hitlériennes et des BDM (organisations de jeunes filles) sont ainsi réputés, notamment lors des rassemblements annuels de Nuremberg, pour leurs taux anormalement élevés de conceptions et de grossesse. Une plaisanterie court ainsi sous le IIIe Reich, à partir des acronymes de plusieurs associations du parti nazi, à commencer par le BDM (Bund Deutscher Mädel) : « BDM, WHW, NSV », soit « Je suis une mère allemande (Bin Deutsche Mutter), comme Hitler le veut (Wie Hitler Will), maintenant, je cherche un père (Nun Suche Vater) ». Aux yeux d’Hitler, qui l’avait fortement proclamé dans un discours de 1934, la salle d’accouchement est le « champ de bataille » où s’illustre la femme allemande.
27En octobre 1939, au moment même où est décidée l’opération T4, Heinrich Himmler, chef de la SS, transmet du reste à ses troupes un Zeugungsbefehl (ordre de procréation) : qui de mieux que des SS sélectionnés sur des critères biologiques peuvent produire une substance biologique viable ? Pour accueillir les filles-mères, les Lebensborn existent déjà depuis 1935.
28L’encouragement reproductif est moins spectaculairement mis en scène que l’incitation productive. Bien informés des apories et des problèmes posés par le productivisme à outrance, les responsables du Front allemand du travail (DAF) ont tout fait pour régénérer la force de travail de l’ouvrier allemand et lui donner du cœur à l’ouvrage. La célèbre organisation KdF (Kraft durch Freude) n’était rien d’autre qu’un immense comité d’entreprise qui, à l’échelle du Reich, devait pourvoir en loisirs régénérateurs les masses laborieuses : concerts sur le lieu de travail (Karajan s’y est prêté plus d’une fois), excursions dominicales, randonnées pédestres, mais aussi croisières (le plus souvent réservées aux membres du parti et aux cadres) et vacances dans des stations communautaires intégrées aussi impressionnantes que celle de Prora, sur l’île de Rügen. Aucune de ces initiatives ne procédait d’une philanthropie désintéressée, mais bel et bien d’une volonté de retremper la force et le courage du travailleur allemand dans un temps de loisir aussi restreint que contraint et ouvertement fonctionnalisé : il s’agissait de réarmer la machine pour en restaurer, dans tous les sens du terme, la Leistungsfähigkeit.
29La « performance » germanique, la rentabilité et le rendement de l’être biologique, devait bien sûr illustrer les vertus innées de la race, mais aussi l’armer pour l’affrontement final avec ses ennemis. On lit, dans cette prégnance de la Leistung, au moins deux éléments qui intéressent la connaissance du phénomène nazi en soi, mais également le temps et le lieu dont il procède – c’est-à-dire le nôtre.
30En première analyse, on y constate l’horizon indépassable du fait immanent, voire du faire immanent, dans le projet nazi. La seule raison d’être du Germain est de procréer, de combattre et de régner – de produire et de se reproduire. Une fois la guerre finale gagnée, l’être germanique pourra leisten, performer, au sens où la nature le lui a imposé : il pourra produire de la substance biologique, c’est-à-dire des enfants, ainsi que des nutriments pour les nourrir. Il n’y a, dans l’univers nazi, aucune autre transcendance que cette immanence pure de la perpétuation biologique, de l’éternisation dans et par la race, que la Leistung seule permet.
31Il reste que le phénomène nazi n’est, dans sa théorie comme dans sa pratique, certainement pas un aérolithe, ou cette anomalie historique que l’on se plaît à y voir pour se rassurer. Les nazis n’ont généralement rien inventé : ils ont beaucoup reçu, beaucoup appris et beaucoup fait, avec une extension et une intensité qui, seules, semblent signer leur originalité.
32Leur volonté de forger une Leistungsgemeinschaft est une déduction pure et simple de ce darwinisme social qu’ils ont hérité de l’Allemagne wilhelminienne qui, elle-même, avait été trop heureuse de la trouver dans les métropoles colonialistes et capitalistes de l’Ouest, à commencer par la Grande-Bretagne.
33À bien des égards, et malgré qu’on en ait, les nazis ne sont pas l’aberration intempestive que l’on aimerait y voir. Leur culte de la performance, dont on serait bien en peine de dire que nos sociétés contemporaines se sont purgées, en est un signe supplémentaire.
Mots-clés éditeurs : Leistung, performance, rentabilité, guerre, rendement, race
Date de mise en ligne : 25/04/2019.
https://doi.org/10.3917/trans.149.0041