Notes
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[1]
La rédaction de Transversalités – Revue de l’Institut Catholique de Paris remercie Madame Simone Touzeau, chargée d’enseignement à la Faculté des Lettres de l’ICP, pour la traduction de cet article dont le texte original est en espagnol.
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[2]
Je cite l’exhortation apostolique Evangelii Gaudium du pape François avec le sigle EG et le numéro de paragraphe.
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[3]
Dans cette partie, je prendrai en compte mon article : « Violencia y ética de la gratuidad. Hacia una respuesta a los desafíos del “absurdo social” », Stromata, n° 59, 2003, p. 63-87.
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[4]
Surtout, cf. René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset, 1978.
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[5]
Cf. Sergueï Boulgakov, Du Verbe Incarné : Agnus Dei, Paris, Aubier, 1943.
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[6]
Parmi les nombreux ouvrages, on retiendra : Gisbert Greshake, Der dreieine Gott. Eine trinitarische Theologie, Freiburg im Breisgau – Basel – Wien, Herder, 1997. Depuis l’Amérique latine, voir Jean-Luc Marion et al., Comunión : ¿un nuevo paradigma ? Congreso Internacional de Teología, Filosofía y Ciencias Sociales, Buenos Aires, San Benito, 2006, auquel participa aussi G. Greshake.
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[7]
Cf. John Milbank, Theology and Social Theory : Beyond Secular Reason, Oxford, Basil Blackwell, 1990.
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[8]
Voir surtout la trilogie de Jean-Luc Marion sur la donation, à savoir : Réduction et donation. Recherches sur Husserl, Heidegger et la phénoménologie, Paris, PUF, 1989 ; Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, Paris, PUF, 1997 ; De Surcroît. Études sur les phénomènes saturés, Paris, PUF, 2001.
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[9]
Voir son discours prononcé le 5 novembre 2016, à Rome, lors de la troisième rencontre mondiale des mouvements populaires.
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[10]
Sur un paradigme qui émerge en philosophie, en sciences et pratiques sociales, cf. mon étude : « Interpretación reflexiva de la actual situación histórica. Semillas de futuro », dans Juan Carlos Scannone et al., El surgimiento de un nuevo paradigma. Una mirada interdisciplinar desde América Latina, Buenos Aires, Ciccus, 2015.
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[11]
Cf. Emmanuel Levinas, « Un Dieu homme ? », dans Qui est Jésus Christ ?, Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Recherches et Débats », n° 62, 1968, p. 186-192.
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[12]
Cf. Paul Ricyour, « La philosophie et la spécificité du langage religieux », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, n° 55, 1975, p. 13-26, plus particulièrement p. 24s.
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[13]
En espagnol, voir : « Controlar la mundialización. Documento de la Commission Justice et Paix – France, dans : Corintios XIII. Revista de Teología y Pastoral de la Caridad, n° 96, oct.-déc. 2000, p. 381-424.
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[14]
Cf. Paul Ricyour, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 228.
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[15]
Sur ces conditionnements, cf. Christoph Hubig, « Die Unmöglichkeit der Übertragung individualistischer Handlungskonzepte auf institutionelles Handeln und ihre Konsequenzen für eine Ethik der Institution », dans Christoph Hubig (éd.), Ethik institutionellen Handelns, Frankfurt – New York, Campus, 1982, p. 56-80. De même, cf. le chapitre 10 de mon ouvrage : Discernimiento filosófico de la acción y pasión históricas. Planteo para el mundo global desde América Latina, Barcelona, Anthropos ; México, Universidad Iberoamericana, 2009.
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[16]
Cf. Bernard Lonergan, Insight : A Study of Human Understanding, London, Longmans, 1957, voir l’index thématique.
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[17]
Voir aussi : Paul Ricyour, Amour et Justice, Tübingen, Mohr, 1990.
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[18]
Cf. Bernard Lonergan, « Human Right and Historical Mindedness », dans A Third Collection. Papers by Bernard J.F. Lonergan S.I., éd. par Frederick Crowe, New York, Paulist Press ; London, Geoffrey Chapman, 1985, p. 169-183 ; cf. mon article : « Afectividad y método. La conversión afectiva en la teoría del método de Bernard Lonergan », Stromata, n° 65, 2009, p. 173-186.
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[19]
En anglais, social surd (cf. Bernard Lonergan, Insight, op. cit., index thématique).
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[20]
Cf. mon ouvrage : Teología de la liberación y doctrina social de la Iglesia, Madrid, Cristiandad ; Buenos Aires, Guadalupe, 1987 (2ª ed., Buenos Aires, 2011), chapitres 1 et 2. De son côté, Robert Doran parvient lui aussi à l’option pour les pauvres depuis Lonergan ; entre autres ouvrages, voir : Theology and the Dialectics of History, Toronto, University of Toronto Press, 1990.
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[21]
Par exemple, dans mon article : « Encarnación, kénosis, inculturación y pobreza », dans Antonio Spadaro et Carlos María Galli (éd.), La reforma y las reformas en la Iglesia, Santander, Sal Terrae, 2017, p. 497-521, plus particulièrement p. 513ss.
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[22]
En plus du discours de François cité en note 9, voir ceux des première et deuxième rencontres mondiales de mouvements populaires, à Rome (28 octobre 2014) et à Santa Cruz de la Sierra, en Bolivie (9 juillet 2015) respectivement.
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[23]
Cf. Jean Cohen et Andrew Arato, Civil Society and Political Theory, Cambridge (Mass.) – London, MIT Press, 1992.
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[24]
Sur ces principes, voir le chapitre 11 de mon ouvrage : La théologie du peuple. Racines théologiques du pape François, Paris, Lessius, 2017.
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[25]
Voir surtout, le point V de la troisième étude de Paul Ricyour, Parcours de la reconnaissance, Paris, Éditions Stock, 2004.
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[26]
Cf. Romano Guardini, Der Gegensatz. Versuche zu einer Philosophie des Lebendig-Konkreten, Mainz, Grünewald ; Paderborn, Schöningh, 1985³.
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[27]
Cf. Bernhard Lakebrink, Hegels dialektische Ontologie und die thomistische Analektik, Ratingen, A. Henn, 1968. Voir mon étude : « Nuevo pensamiento, analogía y anadialéctica », Stromata, n° 68, 2012, p. 33-56 ; sur une compréhension actualisée de l’analogie, cf. le chapitre 7 de mon ouvrage : Religión y nuevo pensamiento. Hacia una filosofía de la religión para nuestro tiempo desde América Latina, Barcelona, Anthropos ; México, UAM, 2005.
1L’humanité actuelle est empreinte de violence sociale et politique, exercée non seulement par les mafias, le marché des stupéfiants, le marché des organes et la traite des personnes – sur toute la planète –, mais aussi par des individus, des groupes et des institutions qui manipulent de façon perverse les marchés, les partis politiques, les États, les entreprises transnationales et les structures politiques, sociales et économiques, en les transformant en « structures de péché ». Il est ainsi fréquent que le pouvoir – politique, économique, social, culturel, religieux –, au lieu d’être employé pour le service et le bien commun, le soit pour violer la dignité et la liberté d’autrui, l’équité – car « les disparités sont la racine des maux de la société » (EG 202) [2] – et la justice interpersonnelle et sociale, à tous les niveaux, du plan familial et local, jusqu’au plan mondial.
2Cet article se posera la question de l’existence d’une réponse et d’une responsabilité spécifiquement chrétiennes à cette violence généralisée, lesquelles sont de la compétence de la communauté chrétienne en tant que disciple de Jésus, même si elle n’est jamais à la hauteur de son Maître : comment répondre de façon responsable en tant que chrétiens et communauté chrétienne à la violence sociale et politique ? Cette communauté – rassemblée par la Parole de Dieu – est-elle ou non un lieu de libération vis-à-vis de cette violence ? Et comment contribuer, avec tout homme et toute femme de bonne volonté, à libérer ou, pour le moins, à libérer peu à peu l’humanité actuelle de cette violence, y compris de la violence institutionnalisée ?
3Je mènerai ce travail en trois temps. J’exposerai dans un premier temps une ébauche de l’attitude essentielle de Jésus face à la violence sociale et politique, disposition affective fondamentale que l’on attend de ses disciples, de ceux qui croient en Lui et qui sont rassemblés par sa Parole. Je poserai dans un deuxième temps la question de l’éthique sociale – et institutionnelle aussi – qui découle de la disposition morale du Jésus historique, en l’opposant aux éthiques que fondent d’autres proto-récits que le récit évangélique [3]. Enfin, j’envisagerai des stratégies d’action qu’il convient de mettre en œuvre aujourd’hui pour progressivement nous libérer de la violence actuelle, afin de vivre dès à présent comme humanité – tout au moins, provisoirement et en partie – le pas encore d’un état de paix et d’harmonie eschatologiques, définitif et total.
Jésus et la violence (sociale et politique)
4Les Évangiles racontent les intrigues et conspirations contre Jésus, aussi bien religieuses que sociopolitiques, qui débouchent sur la violence extrêmement injuste de sa Passion et sa mort, mais qui s’achèvent dans le don de la paix que le Ressuscité apporte à ses disciples et au monde entier. L’envers de ce complot – en supposant malgré tout la liberté de ses acteurs historiques – laisse entrevoir un mystère : celui de la rédemption et du dépassement de la violence grâce à sa prise en charge divine et humaine par Jésus, fils d’homme et Fils de Dieu. Le Père remet son Fils au monde pour qu’il le sauve, et le Fils se remet par les mains violentes du monde aux mains du Père pour qu’à son tour il lui remette et nous remette en surabondance son Esprit d’Amour, de paix et de réconciliation. Mais ce drame se déploie dans toute l’histoire, au rythme déjà mentionné du déjà là, mais pas encore.
5Telle tradition biblique, proto-récit cru et médité durant plus de vingt siècles d’histoire chrétienne, a pris plus de relief dernièrement, non tant en raison des précieux apports philosophico-anthropologiques de René Girard [4], qu’à cause surtout de l’expérience mystique (Adrienne von Speyer, Chiara Lubich, Dino Bassatti, etc.) et de la réflexion théologique, essentiellement postconciliaire (Karl Rahner, Hans Urs von Balthasar, Sergei Bulgakow, Jürgen Moltmann, Gisbert Greshake, Piero Coda…). En effet, toutes deux se concentrent sur le mystère pascal du Christ comme étant le cœur de l’Évangile, événement vécu et interprété aujourd’hui sur le mode trinitaire. Mort et Résurrection sont l’événement non seulement de l’autorévélation, mais aussi de l’auto-communication de la vie de communion unitrine de Dieu qui est Amour, rédempteur de la violence du péché par la Pâque du Christ crucifié et ressuscité. C’est pourquoi le mystère pascal, lu sur le mode trinitaire, est l’icône et le modèle du dépassement spécifiquement chrétien de la violence sociale et politique.
6Dans ce point central prend sa source un état d’esprit fondamental proprement chrétien (même s’il peut être également vécu dans l’Esprit par des non-chrétiens), de sorte que la communauté chrétienne – empreinte de cet état d’esprit – est et doit être de ce fait lieu et germe de libération de la violence, ce dont traite la première partie de cet article. Mais de ce point surgissent aussi bien une éthique chrétienne vécue et pensée du don, la miséricorde et la libération, que des stratégies (que je nommerai anadialectiques) pour la mettre en œuvre selon sa propre idiosyncrasie, et que j’étudierai, respectivement, dans les deuxième et troisième parties de ce travail.
7Selon moi, l’actuelle relecture trinitaire du mystère pascal a des qualités particulières qui n’ont pas toujours eu ce relief dans la tradition, qui la situent historiquement et la caractérisent en termes d’époque, en même temps qu’elles récupèrent et soulignent la spécificité de la réponse et de la responsabilité chrétienne face à la violence sociale et politique.
8Parmi ces remarques singulières se trouvent au moins les suivantes : 1) le mystère pascal est considéré comme événement et comme un événement unique, dans lequel Passion/mort et résurrection/don-de-l’Esprit ne sont que des moments (temporels et théologiquement structurels) du même événement. 2) Non seulement est prise en compte la kénose du Fils lorsqu’il s’incarne, mais – à la suite de Sergueï Boulgakov [5] – est également contemplée celle du Père, dans son don total et relationnel au Fils, ainsi que celle de l’Esprit, dans la mesure où elles rendent possibles en premier et dernier ressort la kénose salvifique du Christ, de l’Église et de chaque chrétien, comme issue, sacrifice et dépouillement de soi, mission vers l’extérieur et renonciation à toute autoréférencialité. 3) On reconnaît qu’une telle kénose débouche sur la communion interrelationnelle et la périchorèse (trinitaire, ecclésiale et sociale) [6], dont la figure peut être le polyèdre. 4) À cela correspond une compréhension du péché comme autosuffisance, autoréférencialité et prétention à l’autosalut, et de la violence sociale et politique comme domination, prétention à l’assimilation de l’autre et des autres à soi-même et, en dernier lieu, réduction de la différence en simple identité abstraite (ou dialectique) ; 5) à laquelle s’oppose une nouvelle compréhension trinitaire et eucharistique de la communion des saints et de la sainteté comme participation à la Vie du Dieu Un et Trine en Christ. Nous partageons ainsi sa filiation divine, sa mission rédemptrice et libératrice (ainsi que de la violence sociale et politique, voire de la violence institutionnalisée) et la spiration active de l’Esprit d’amour, de joie et de paix. C’est ainsi que l’on peut, dans l’histoire, vivre la béatitude des pauvres – qui surpasse la violence intérieure et extérieure – déjà en effet (d’une manière partielle et provisoire) et pourtant pas encore d’une façon totale et permanente. 6) Comme il a déjà été dit, bien qu’il s’agisse de quelque chose de spécifiquement chrétien, cela peut (et doit) être vécu – dans l’Esprit – par tout homme et toute femme de bonne volonté, même non chrétiens et, peut-être non croyants, dès lors qu’il est « de bonne volonté » (laquelle, même s’il ne le sait pas, est mystérieusement mue par l’onction du Saint-Esprit). 7) Tout cela corrobore l’actualité historique et transdisciplinaire des catégories de « relation », de « personne » comme relation subsistante, et d’« affection » (hétéro et autoaffection), comme l’affirmait déjà – pour les deux premiers cas – l’encyclique Caritas in Veritate (CV), et en démontrent publiquement l’état d’esprit et l’herméneutique de miséricorde, caractéristiques du pape François.
Proto-récits, anthropologies et éthiques comparées
En général
9À la présence de la violence sociale et politique dans le protorécit biblique (et j’ajoute, surtout si elle reçoit une explicitation trinitaire, de l’ordre de l’incarnation, pascale, ecclésiale et eucharistique) s’opposent selon John Milbank, les protorécits libéral, positiviste et dialectique (aussi bien idéaliste que matérialiste) de la modernité, qui font de la violence ou du chaos la racine et le point de départ. Cet auteur leur oppose la théologie de saint Augustin et la philosophie de Maurice Blondel [7]. Sans le nier, j’estime qu’aujourd’hui, sur un plan plus méthodologiquement tourné vers les origines, la phénoménologie de Jean-Luc Marion, débiteur lui-même tant de saint Augustin que de Blondel, nous inspire plus. En effet, dans sa méthode – sa phénoménologie de la donation – il fait un pas de plus qu’Husserl et Heidegger vers le caractère originaire (philosophie première). Il ne s’agit pas seulement du tournant théologique, ni même exclusivement du tournant ou inflexion (Kehre) du tournant copernicien moderne de Kant (même si cela les implique tous les deux), mais de passer (Pâque) de la volonté de pouvoir sujet-objet moderne à l’événement de la donation, à laquelle répond le donataire en sortant gratuitement de soi pour aller vers les autres [8]. Dans le langage du pape François, la construction de ponts (ou plus exactement la découverte, car ceux-ci sont déjà construits depuis l’origine) et la destruction de murs artificiellement élevés par l’homme autoréférencé) [9] jettent actuellement leurs fondations (phénoménologiquement et théologiquement). J’estime que cette construction de fondations théoriques premières se reflète déjà dans des pratiques sociales émergentes et exige d’être mise en pratique, y compris dans le domaine social et politique [10].
10Néanmoins, comme Marion souhaite continuer à se mouvoir sur le plan strictement phénoménologique, il n’explicite pas les conséquences de sa mise au point sur la donation pour une éthique sociale et institutionnelle. Ici je ne veux nommer que deux autres philosophes de langue française, avec lesquels Marion dialogue et qui, comme lui, s’inspirent explicitement dans leur réflexion philosophique de la Parole de Dieu : je fais référence à Levinas et à Ricœur. Ce n’est pas ici le lieu pour développer cette affirmation ; je ne souhaite pour le moment que signaler au passage : 1) combien le premier, bien qu’israélite reconnaît Jésus-Christ comme modèle lorsqu’il soumet aussi radicalement à l’autre la réponse éthique responsable jusqu’à la substitution par lui-même, qui s’étend non seulement à la victime mais au bourreau [11] lui-même. 2) et que pour Ricœur, y compris en tant que philosophe, Jésus représente le paradigme le plus éthique de « l’amour sacrificiel jusqu’à l’extrême » [12]. Mais quelles conséquences une telle radicalité – tant phénoménologique (Marion) qu’éthique (Levinas, Ricœur) – a-t-elle pour ce qui est de surmonter la violence sociale et politique ?
11Il y a vingt ans déjà la Commission « Justitia et Pax » de l’épiscopat français avait fait des deux figures bibliques opposées de la tour de Babel et de la Pentecôte [13] les symboles des deux métarécits et des deux éthiques. La première montre comment l’orgueil dominateur et uniformisant conduit à la désintégration de la socialité humaine et à l’incompréhension mutuelle des langues, jusqu’à la guerre de tous contre tous. La seconde, en revanche, représente la paix dans la justice grâce à l’unité de communion dans le respect des différences de langues et de cultures, comme dans le modèle du polyèdre.
12Mais aujourd’hui cette confrontation de récits, d’anthropologies et d’éthiques, est en jeu non seulement dans ce que Ricœur nomme les relations courtes et Benoît XVI les microrelations (de famille, d’amitié, en petit groupe), mais aussi dans le social et le politique, à savoir strictement envisagés dans les relations longues ou macrorelations (cf. CV 2). La radicalité évangélique survient aussi dans cette dimension comme don et comme fait.
Conséquences pour une éthique des institutions
13Pour Ricœur, l’institution est une interaction réglementée [14]. Toutefois, toute action, si elle est inter-action, implique une passion correspondante chez l’autre, mais celle-ci peut ne consister qu’en l’évidente passivité du simple être-affecté, ou également en une souffrance en tant que victime de l’action violente d’autrui, violence y compris structurelle et institutionnalisée au sein de relations longues, très souvent anonymes et fonctionnelles (systèmes sociaux, économiques, politiques ; le marché, même global ; des lois et des ordres juridiques, également internationaux ; société de castes ou de classes, etc.). Dans tous ces cas, il s’agit d’interactions humaines réglementées en tant qu’elles sont humaines, de sorte qu’il n’y a pas que les actes qui peuvent être évalués éthiquement, mais les règles elles-mêmes. Il est clair que celles-ci, les structures, institutions et systèmes, ne sont pas sujets de liberté et, par conséquent, ne méritent pas de manière immédiate ou univoque un qualificatif moral, mais plutôt de façon médiate, intrinsèque et propre toutefois, c’est-à-dire, pas simplement métaphorique, mais analogique.
14Cette considération se fonde sur au moins trois raisons : 1) parce que ces structures régulent la vie et la coexistence de personnes humaines en tant que telles et, par conséquent, affectent leur liberté et leur dignité (des affectants et des affectés) ; 2) parce qu’elles sont instituées par des êtres humains libres, c’est-à-dire qu’elles sont fruit, expression et condensation de beaucoup d’actes humains moraux ou immoraux ; 3) parce qu’elles conditionnent pareillement de nouveaux actes libres (moralement bons ou mauvais), c’est-à-dire qu’elles les rendent possibles ou les empêchent, les facilitent ou les rendent difficiles [15]. Donc, comme l’affirme Bernard Lonergan, il s’agit de goods of order [16], bien qu’assez fréquemment le bien d’ordre fonctionnel se transforme en désordre et en mal moral.
Dialectique éthico-historique de dépassement de la violence
La conversion affective
15En CV 38, Benoît XVI établit – dialectiquement, pourra-t-on dire – une interrelation entre justice et amour [17], dans la mesure où la charité n’est telle que si elle suppose et implique la justice, mais celle-ci ne s’atteint même pas si l’on omet la gratuité de l’amour, qui la libère des toujours possibles rigorisme, juridicisation et/ou utilitarisme. J’estime que ladite interrelation vécue dans l’histoire personnelle et sociale correspond à celle qui survient, selon Lonergan, entre la conversion éthique (justice) et la conversion affective (amour), puisque – selon cet auteur – la première ne devient pas pleinement effective et ne perdure pas dans le temps sans la seconde [18].
16Le penseur canadien reconnaît l’importance historique des dites conversions non seulement dans la dimension existentielle mais aussi dans le groupe et la société. En effet, sans elles, les personnes, les groupes sociaux et même la société dans son ensemble (nationale et internationale) ne parviennent pas à la véritable authenticité et autotranscendance, tombant alors dans des aberrations personnelles, groupales ou généralisées au sens commun d’une société et d’une culture déterminées, voire mondial ; dans ce cas se produit l’absurdité sociale [19], qui se vit fréquemment et peut être détectée de manière séculière au moyen d’une « herméneutique du soupçon » (Marx, Freud, Nietzsche) et, du point de vue ecclésial, par le discernement des esprits (ignatien, par exemple).
17Dans Method in Theology (MT, London, 1972), Lonergan distinguait seulement les conversions intellectuelle, éthique et religieuse. Mais, plus tard, à la simple considération de la troisième il substitua la conversion affective développée en trois temps ou étapes : le familial (au sein de la famille), le civil (en ce qui concerne tout autre et tous les autres, en raison de sa dignité humaine) et Dieu (conversion religieuse), en la caractérisant – dans ces trois cas – comme « l’état dynamique de l’état amoureux (being in love) », d’un amour non égoïste mais désintéressé. Entre les trois étapes et la conversion affective et l’éthique survient un processus de « sursomption » (Aufhebung), car chaque moment postérieur assume, inclut, conserve, élève et transforme les précédents.
18L’auteur canadien, pour le décrire, emploie l’expression « sublation », mais affirme qu’il ne la pense pas à la façon hégélienne, mais comme la conçoit Karl Rahner, à savoir comme un événement et un processus ouvert, sans nécessité logique ni totalisation dialectique (cf. MT, p. 241). Pour sa part, la théologie latino-américaine de la libération ajoute que, dans les circonstances historiques vécues dans notre sous-continent, les conversions éthique, affective et religieuse doivent s’incarner et s’inculturer dans l’option préférentielle et solidaire pour les pauvres, principales victimes – avec notre sœur la terre mère – de l’absurde social [20]. La conversion écologique intégrale, encouragée par le pape François – qui inclut et dépasse l’option pour les pauvres – serait une autre manière d’exprimer la même chose, mais en l’élargissant aussi à la fragilité de la nature et en l’envisageant à un niveau mondial, sans cesser d’impliquer l’affectivité profonde, comprise dans le concept et dans l’expérience de conversion (cf. Laudato Si’, 217).
Possible rédemption de et dans l’histoire
19Quand l’absurde social se répand et se creuse – surtout si, avec saint Augustin, Kant et Ricœur, nous reconnaissons l’existence du mal radical –, nous, les hommes avons besoin d’une dimension supérieure – pas simplement humaine – qui nous rachète du mal, libérant notre liberté pour le bien et le bien commun. Lonergan dira que, parce que Dieu existe et est omniprésent et bon, ladite instance supérieure consiste de fait dans le don gratuit de « l’amour de Dieu répandu en nos cœurs », propre à toute conversion religieuse authentique (pas nécessairement chrétienne), que les stades préalables d’une vraie conversion affective supposent, même s’ils ne l’explicitent pas toujours. En effet, dans tous ces cas, il s’agit de « l’état dynamique de l’état amoureux » (d’un amour gratuit et désintéressé, en particulier envers les plus ignorés).
20De là, l’importance, pour surmonter cet absurde social, des religions et du dialogue interreligieux – si sagement promu par les derniers papes, y compris François – et de la collaboration interreligieuse pour la paix et la justice dans ces temps de mondialisation. En effet, la force affective de la religion accorde un pouvoir moral pour le changement, s’il s’est libéré de la violence du sacré, étant passé par la conversion affective selon le paradigme de « l’amour sacrificiel jusqu’à l’extrême » (Ricœur) qui mène jusqu’à la substitution par l’autre, de la victime et du bourreau aussi (Levinas), dans la radicalité (reçue et assumée) de la donation (Marion).
21Toute conversion est dialectique, dès lors qu’elle oppose le bien et le mal. Les conversions (éthique, affective, religieuse, historique en faveur des pauvres, écologique intégrale) sont non seulement une réponse dialectique pratique (négation de la négation) à la violence sociale et politique – y compris celle qui est institutionnalisée –, mais elles la surmontent et la transcendent (affirmation d’une éminence, comme je le dirai ci-après), semant ainsi un nouveau germe non seulement d’actions, mais d’institutions de justice et gratuité. Ces germes d’avenir apparaissent déjà (ils apparaissent, en tant que phénomènes saturés : Marion), aussi bien dans les relations courtes que dans les relations longues, et ils nous lancent un défi pour un changement historique efficace et un « nouveau commencement » (Heidegger).
22À partir de la conversion affective à l’amour gratuit envers les autres, en particulier les victimes, trois attitudes convergentes au moins peuvent apparaître : 1) l’attitude prophétique de ceux qui, étant innocents, surmontent la violence en la supportant en eux-mêmes sans répondre violemment, selon le modèle de Jésus ; 2) celle de ceux qui assument une politique de non-violence (comme Gandhi) ; 3) celle de politiques convertis, qui – dans une attitude existentielle semblable aux précédentes – exercent, cependant, la coercition légitime de l’État ou d’une communauté – voire mondiale – d’États contre les violents qui, brutalisant les innocents, ne veulent pas changer. Mais dans cette œuvre de défense des innocents (et de la terre) et/ou de justice, même pénale, demeure la nécessité de la dialectique entre celle-ci et la surabondance de l’amour, afin que la justice soit modelée et transformée par la miséricorde.
23Non seulement la communauté chrétienne, si elle vit et se rassemble selon la Parole de Dieu et l’Esprit de Jésus, est, peut et doit être un lieu privilégié de cette nouveauté existentielle et institutionnelle, mais elle doit aussi découvrir, discerner et accompagner les jaillissements d’un avenir libérateur où ils se produisent en ce moment, au-dedans et hors de son espace.
Une semence d’avenir : les mouvements populaires
24Parmi les germes évoqués d’un possible avenir plus humain, l’Église, en la personne du pape François, a perçu un phénomène émergent nouveau : les mouvements populaires, constitués de groupes et réseaux de différents continents, métiers, peuples, cultures, religions. Ils sont constitués mais dépourvus d’un ou des trois « T » : terre, toit, travail. Les considérer comme un signe actuel des temps est l’autre visage de l’option préférentielle pour les pauvres, non plus seulement en tant que destinataires mais comme sujets collectifs actifs de la libération humaine intégrale « de tous les hommes et de tout l’homme ».
25Je ne développerai pas ce point, que j’ai déjà traité dans d’autres travaux [21], mais je rappellerai que le Saint-Père les appelle protagonistes, faiseurs d’histoire et poètes (parce que créateurs) et les entrevoit comme des acteurs qualifiés d’un autre ordre mondial réellement possible [22]. Leur force historique repose sur leur coordination sous forme de réseaux mondiaux, avec un rôle prophétique comme l’était celui des syndicats au moment de leur apparition à l’ère industrielle et du paupérisme, et de leurs luttes au xixe siècle et dans la première moitié du xxe, mais plus seulement sur un plan national, comme alors, mais mondial.
26Ces mouvements, pour être réellement efficaces, nécessitent peut-être, en tant que membres de la société civile, une alliance – sans perte de leur autonomie – avec la société politique, comme cela s’est produit, d’après Jean Cohen et Andrew Arato [23], avec les mouvements sociaux de la seconde moitié du xxe siècle, qui ne furent efficaces que lorsque se fit cette alliance (non cooptation) du social avec le politique. Cela se produisit durant les luttes pour les droits des personnes de couleur aux États-Unis, celles de Solidarnosc en Pologne, ou durant le renversement de Marcos aux Philippines. J’ajoute pour ma part l’alliance souhaitable – dans le domaine culturel – avec les religions en dialogue entre elles, comme elle a lieu de facto. Et que de même, dans le domaine économique, on cherche intelligemment avec l’entreprenariat ses intérêts à moyen terme, comme ce qui se produisit en Europe à la fin du xixe siècle, lorsque, avant de tout perdre en raison de grèves interminables ou, pire, à cause du communisme, celui-là fit alliance – dans les pays rhénans par exemple – avec les travailleurs pour encourager une économie sociale de marché, que la mondialisation mit ensuite en échec : c’est ainsi qu’ils furent tous gagnants, chefs d’entreprise et travailleurs. Ou, de manière correspondante, dans le domaine politique, lorsque différentes idéologies (libérale, social-démocrate, démocrate-chrétienne) firent alliance pour réaliser des politiques de consensus et formèrent l’état social de droit, également subordonné aujourd’hui à la mondialisation économique et au pouvoir des multinationales. Dans cette nouvelle situation historique, il s’agirait de l’alliance des mouvements populaires avec ceux qui, sur le marché et dans les États cherchent leurs intérêts, mais de façon intelligente, avant que des catastrophes naturelles ne s’intensifient progressivement – dues par exemple au changement climatique – ou que ne s’aggravent des problématiques sociales, comme l’est celle du déplacement forcé de milliers de réfugiés ou de migrants. L’intérêt intelligent devrait s’allier avec la bonne volonté et le service du bien commun, face à la menace réelle de tout perdre.
L’unité prévaut sur le conflit
27Tant le dépassement du conflit ouvrier dans différents pays au cours du xxe siècle que les alliances souhaitables auxquelles je viens de me référer, peuvent servir d’exemple au principe « bergoglien » choisi pour titre de cette partie : « l’unité prévaut sur le conflit ». En effet, François, dès qu’il est devenu provincial jésuite et, ensuite écrivain spirituel et archevêque, a eu recours, y compris dans LS, à quatre principes, qu’il développe dans EG et réfère à la doctrine sociale de l’Église (EG 217-237), quatre principes dont je souhaite à présent développer l’un [24]. Dans EG 226-230 il explique qu’il ne s’agit pas d’éviter le conflit – comme l’ont fait le prêtre et le lévite de la parabole du bon samaritain – ni de demeurer piégé dans le conflit lui-même, générant ainsi une spirale conflictuelle, mais de l’assumer pour le transcender. Dans ce contexte, le Pape emploie trois verbes qui indiquent un chemin : « (le) supporter, le résoudre et le transformer en un maillon du nouveau processus » (EG 227).
28Supporter le conflit nous rappelle ce qu’affirme aussi le Saint-Père : que « le Christ fait la paix par le sang de sa croix (Col 1,20) » (EG 229), ainsi que la théorie dont j’ai fait déjà mention, de Girard, selon laquelle Jésus a surmonté la violence en l’endurant en lui-même. Tout ce qui a été dit dans la première partie de cet article sur l’événement pascal et sa lecture trinitaire a une influence sur ce point et sur le passage de la Pâque vers les autres étapes, et vaut non seulement pour le Christ, mais pour chaque chrétien et toute personne de bonne volonté, ainsi que pour ses communautés respectives.
29Mais, comment résoudre le conflit en le supportant ? La proposition de François conjugue à mon avis trois éléments-clés. Le premier lui fournit le présupposé et fondement ; un autre lui indique la médiation (pascale) vers la résolution du conflit ; et le troisième, l’objectif qu’il poursuit, même de manière temporaire et partielle, pas encore définitive et totale.
30Le présupposé est la dignité humaine de tous et de chacun, même s’il s’agit d’un adversaire ou ennemi, voire d’un criminel, car elle est donnée gratuitement par le Créateur. Mais pour la reconnaître, il faut s’encourager « à aller au-delà de la surface du conflit » (EG 228), jusqu’au fondement de l’humanité de chacun et de l’humanité en tant que telle.
31L’objectif recherché n’est pas une sorte de « syncrétisme ni d’absorption de l’un dans l’autre » (EG 228), pas même « une paix négociée » (EG 230), mais la réconciliation, qui se condense en une « diversité réconciliée » (ibid.), « une synthèse nouvelle et prometteuse » (EG 230), « la communion dans la différence », « l’amitié sociale » (ibid.), qui supposent des altérités irréductibles ré-unies « dans une unité multiforme qui engendre une nouvelle vie » (ibid.). Un peu plus loin, le Pape affirmera – comme je l’ai déjà dit – que le modèle géométrique correspondant est le polyèdre, car il incorpore les diversités dans une unité supérieure qui ne les abroge pas et ne les uniformise pas, mais les respecte dans la validité de leur idiosyncrasie (cf. EG 236).
32La voie médiatrice entre lesdits présupposé et objectif est pascale et revient à « postuler […] la résolution à un plan supérieur qui conserve, en soi, les précieuses potentialités des polarités en opposition. » (EG 228) La condition est de mourir à soi en n’absolutisant pas sa propre position, comme si celle-ci épuisait la vérité ou la réalité, ni en diabolisant l’opinion contraire, comme si elle n’avait rien à apporter. C’est pourquoi on s’oriente vers « une harmonie multiforme » (EG 220) – comme celle d’un orchestre – et vers la « communion dans les différences » (EG 228) déjà mentionnée. Mais on n’y parvient qu’en s’élevant à un niveau supérieur en ce qui concerne les contraires, à partir de quoi il est possible de comprendre et d’assumer en tant que telles les oppositions polaires dans leur tension vivifiante. Ces « synthèses supérieures » correspondent – selon moi – à ce que Ricœur appelle « états de paix », qui jalonnent le processus jamais terminé de lutte pour la justice (Axel Honeth) [25].
33Par conséquent, il ne s’agit pas seulement de souffrir et résoudre le conflit, mais également de « le transformer en un maillon du nouveau processus » (EG 227, l’italique étant mienne ici) pour le bien de tous, même des adversaires en opposition, comme dans les exemples du siècle passé, cités dans la partie précédente. La méthode est le dialogue, même s’il est douloureux, car il s’agit de supporter le conflit, en renonçant chacun à la « fétichisation » idéologique de sa propre position, afin de reconnaître la vérité partielle de l’adversaire car « même les personnes qui peuvent être critiquées pour leurs erreurs ont quelque chose à apporter qui ne doit pas être perdu » (EG 236). Lorsque Bergoglio était archevêque de Buenos Aires, il réunissait des politiques de différents partis et idéologies, afin qu’ils élaborent des politiques d’État et des consensus fondamentaux sur les problèmes importants pour le bien commun de la communauté.
L’anadialectique de libération (de la violence)
34Bergoglio s’inspire de Guardini, dans sa dialectique des contraires ou oppositions polaires [26]. Je souhaite à présent la comparer avec l’analectique ou anadialectique que des auteurs comme Enrique Dussel ou moi-même avons posées, en empruntant la terminologie, mais pas le contenu, de Bernard Lakebrink [27]. En effet, le processus unitrine de la première affirmation, la négation et la transcendance vers l’éminence que saint Thomas parcourt verticalement pour parler de Dieu – ce qui d’une certaine façon correspond à la dialectique pascale lue en termes trinitaires selon une logique non nécessaire de gratuité et de liberté, – peut être appliqué – comme le fait Hegel lui-même avec sa dialectique –, à l’horizontalité de l’histoire, y compris celle qui advient en ce moment.
35Il s’agit donc dans les deux cas de dialectique, à partir du moment où l’on fait un pas de médiation en faveur de la négation et la négation de la négation ; mais, lorsque l’on parle d’analectique, celle-là a lieu selon la structure et le rythme de l’analogie thomiste (Eric Przywara), à partir du moment où la négation présuppose une affirmation préalable (non une privation première) et elle ne se referme pas en totalité dialectique, mais s’ouvre à l’éminence sur un autre plan, nouveau, surabondant et supérieur. Levinas – même s’il n’accepte pas l’analogie – opposerait totalité (dans ce cas, dialectique) à infini.
36Le protorythme de l’analogie thomiste est : affirmation, négation, éminence, trois moments en somme, reliés entre eux, d’un unique processus triunitaire. Dans notre cas, appliquée à l’histoire et à la libération historique : 1) l’affirmation préalable est le courage en soi et la dignité des personnes et communautés de personnes, qui – en tant qu’êtres créés et personnels – ne se réduisent pas à leur simple condition d’opprimés ou d’oppresseurs, et qui, assez souvent, résistent pour cette raison à l’oppression. 2) La négation n’est pas uniquement circonscrite, comme chez Thomas, à la simple finitude ou limite – qui se nient pour transcender l’éminence –, mais qui comprend aussi le mal historique, la violence sociale et politique injuste, le péché – même social et structurel – ; et, de son côté, la négation de cette négation ne se referme pas dialectiquement sur elle-même (comme chez Hegel ou Marx), mais s’ouvre, à travers la gratuité (pascale) du bien librement donné (réalisé et communiqué), à l’éminence (François parle de s’élever à des « niveau et synthèse supérieurs »). 3) L’éminence implique donc : verticalement et ontologiquement, la transcendance absolue de Dieu, comme chez Thomas ; mais également – au-delà de celui-ci – historiquement et horizontalement l’altérité irréductible des autres et des autres communautés – même adverses –, avec leurs valeurs et leurs apports spécifiques, ainsi que la nouveauté alternative d’un nouvel ordre possible dans les relations courtes et les relations longues.
37Ce rythme anadialectique reproduit celui du mystère pascal (mort et résurrection) lu en termes trinitaires, peut donc être interprété à la lumière de la Création (première affirmation), la Rédemption (négation de la négation) et la surabondance eschatologique de l’Esprit de Jésus Ressuscité (éminence). La communauté chrétienne et, par là même, chaque chrétien (même « anonyme ») est par conséquent lieu et germe de libération, également de la violence historique, sociale et politique.
En guise de conclusion
38Nous avons fait trois pas. Nous nous sommes fondés sur l’attitude de Jésus, comme la décrit la Parole de Dieu et comme elle continue d’être vécue – du moins en partie – dans la communauté chrétienne, le pape François s’attachant à la promouvoir dans l’Église et en dehors d’elle. Nous avons ensuite opposé l’anthropologie et l’éthique qui en découlent, aux métarécits, anthropologies et éthiques de la modernité, et avons discerné dans la réalité historique actuelle des semences d’un avenir possible qui sont déjà à présent données et nous mettent au défi de les favoriser et de les laisser croître. Enfin, nous avons présenté, conformément à la spécificité chrétienne, des « stratégies de l’humain » (Otfried Höffe) (que tous les hommes et toutes les femmes de bonne volonté peuvent partager) qui peuvent contribuer à rendre le monde meilleur, si nous répondons de façon responsable et adéquate, aussi bien dans les relations courtes que dans les longues, transformant ainsi la violence sociale et politique en authentiques états de paix, selon le rythme eschatologique du déjà là, mais pas encore.
Notes
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[1]
La rédaction de Transversalités – Revue de l’Institut Catholique de Paris remercie Madame Simone Touzeau, chargée d’enseignement à la Faculté des Lettres de l’ICP, pour la traduction de cet article dont le texte original est en espagnol.
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[2]
Je cite l’exhortation apostolique Evangelii Gaudium du pape François avec le sigle EG et le numéro de paragraphe.
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[3]
Dans cette partie, je prendrai en compte mon article : « Violencia y ética de la gratuidad. Hacia una respuesta a los desafíos del “absurdo social” », Stromata, n° 59, 2003, p. 63-87.
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[4]
Surtout, cf. René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset, 1978.
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[5]
Cf. Sergueï Boulgakov, Du Verbe Incarné : Agnus Dei, Paris, Aubier, 1943.
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[6]
Parmi les nombreux ouvrages, on retiendra : Gisbert Greshake, Der dreieine Gott. Eine trinitarische Theologie, Freiburg im Breisgau – Basel – Wien, Herder, 1997. Depuis l’Amérique latine, voir Jean-Luc Marion et al., Comunión : ¿un nuevo paradigma ? Congreso Internacional de Teología, Filosofía y Ciencias Sociales, Buenos Aires, San Benito, 2006, auquel participa aussi G. Greshake.
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[7]
Cf. John Milbank, Theology and Social Theory : Beyond Secular Reason, Oxford, Basil Blackwell, 1990.
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[8]
Voir surtout la trilogie de Jean-Luc Marion sur la donation, à savoir : Réduction et donation. Recherches sur Husserl, Heidegger et la phénoménologie, Paris, PUF, 1989 ; Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, Paris, PUF, 1997 ; De Surcroît. Études sur les phénomènes saturés, Paris, PUF, 2001.
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[9]
Voir son discours prononcé le 5 novembre 2016, à Rome, lors de la troisième rencontre mondiale des mouvements populaires.
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[10]
Sur un paradigme qui émerge en philosophie, en sciences et pratiques sociales, cf. mon étude : « Interpretación reflexiva de la actual situación histórica. Semillas de futuro », dans Juan Carlos Scannone et al., El surgimiento de un nuevo paradigma. Una mirada interdisciplinar desde América Latina, Buenos Aires, Ciccus, 2015.
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[11]
Cf. Emmanuel Levinas, « Un Dieu homme ? », dans Qui est Jésus Christ ?, Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Recherches et Débats », n° 62, 1968, p. 186-192.
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[12]
Cf. Paul Ricyour, « La philosophie et la spécificité du langage religieux », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, n° 55, 1975, p. 13-26, plus particulièrement p. 24s.
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[13]
En espagnol, voir : « Controlar la mundialización. Documento de la Commission Justice et Paix – France, dans : Corintios XIII. Revista de Teología y Pastoral de la Caridad, n° 96, oct.-déc. 2000, p. 381-424.
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[14]
Cf. Paul Ricyour, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 228.
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[15]
Sur ces conditionnements, cf. Christoph Hubig, « Die Unmöglichkeit der Übertragung individualistischer Handlungskonzepte auf institutionelles Handeln und ihre Konsequenzen für eine Ethik der Institution », dans Christoph Hubig (éd.), Ethik institutionellen Handelns, Frankfurt – New York, Campus, 1982, p. 56-80. De même, cf. le chapitre 10 de mon ouvrage : Discernimiento filosófico de la acción y pasión históricas. Planteo para el mundo global desde América Latina, Barcelona, Anthropos ; México, Universidad Iberoamericana, 2009.
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[16]
Cf. Bernard Lonergan, Insight : A Study of Human Understanding, London, Longmans, 1957, voir l’index thématique.
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[17]
Voir aussi : Paul Ricyour, Amour et Justice, Tübingen, Mohr, 1990.
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[18]
Cf. Bernard Lonergan, « Human Right and Historical Mindedness », dans A Third Collection. Papers by Bernard J.F. Lonergan S.I., éd. par Frederick Crowe, New York, Paulist Press ; London, Geoffrey Chapman, 1985, p. 169-183 ; cf. mon article : « Afectividad y método. La conversión afectiva en la teoría del método de Bernard Lonergan », Stromata, n° 65, 2009, p. 173-186.
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[19]
En anglais, social surd (cf. Bernard Lonergan, Insight, op. cit., index thématique).
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[20]
Cf. mon ouvrage : Teología de la liberación y doctrina social de la Iglesia, Madrid, Cristiandad ; Buenos Aires, Guadalupe, 1987 (2ª ed., Buenos Aires, 2011), chapitres 1 et 2. De son côté, Robert Doran parvient lui aussi à l’option pour les pauvres depuis Lonergan ; entre autres ouvrages, voir : Theology and the Dialectics of History, Toronto, University of Toronto Press, 1990.
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[21]
Par exemple, dans mon article : « Encarnación, kénosis, inculturación y pobreza », dans Antonio Spadaro et Carlos María Galli (éd.), La reforma y las reformas en la Iglesia, Santander, Sal Terrae, 2017, p. 497-521, plus particulièrement p. 513ss.
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[22]
En plus du discours de François cité en note 9, voir ceux des première et deuxième rencontres mondiales de mouvements populaires, à Rome (28 octobre 2014) et à Santa Cruz de la Sierra, en Bolivie (9 juillet 2015) respectivement.
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[23]
Cf. Jean Cohen et Andrew Arato, Civil Society and Political Theory, Cambridge (Mass.) – London, MIT Press, 1992.
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[24]
Sur ces principes, voir le chapitre 11 de mon ouvrage : La théologie du peuple. Racines théologiques du pape François, Paris, Lessius, 2017.
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[25]
Voir surtout, le point V de la troisième étude de Paul Ricyour, Parcours de la reconnaissance, Paris, Éditions Stock, 2004.
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[26]
Cf. Romano Guardini, Der Gegensatz. Versuche zu einer Philosophie des Lebendig-Konkreten, Mainz, Grünewald ; Paderborn, Schöningh, 1985³.
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[27]
Cf. Bernhard Lakebrink, Hegels dialektische Ontologie und die thomistische Analektik, Ratingen, A. Henn, 1968. Voir mon étude : « Nuevo pensamiento, analogía y anadialéctica », Stromata, n° 68, 2012, p. 33-56 ; sur une compréhension actualisée de l’analogie, cf. le chapitre 7 de mon ouvrage : Religión y nuevo pensamiento. Hacia una filosofía de la religión para nuestro tiempo desde América Latina, Barcelona, Anthropos ; México, UAM, 2005.