Couverture de TRANS_140

Article de revue

La passion selon Thérèse d’Avila

Pages 125 à 133

Notes

  • [1]
    Julia Kristeva, Thérèse mon amour, Paris, Fayard, 2008.
  • [2]
    Cf. Donald Woods Winnicott, « L’esprit et ses rapports avec le psyché-soma », dans De la pédiatrie à la psychanalyse (1958), Paris, Payot, 1969, p. 135-149.
  • [3]
    Thérèse d’Avila, Chemin, Paris, Cerf, p. 754.

1J’entends votre question, peut-être votre étonnement. Pourquoi l’extase d’une sainte ? Et quel amour Kristeva voue-t-elle à cette femme ?

2Je ne saurais vous résumer un livre de plus de 700 pages [1], dans lequel une femme qui me représente : Sylvia Leclercq, psychanalyste, psychothérapeute et critique littéraire, rencontre l’œuvre de cette mystique espagnole à un moment critique de sa propre vie, et s’attache à son expérience si profondément qu’elle décide d’écrire un « roman total » sur la sainte. Qu’est-ce qu’un « roman total » ? Il s’agit d’un texte qui s’écarte de l’« autofiction » dans laquelle se complaît une certaine littérature contemporaine, retrouve l’ambition métaphysique et philosophique des romans des Encyclopédistes français du xviiie siècle (je pense à Voltaire, Diderot, Rousseau). Sylvia Leclercq, alias Julia Kristeva, raconte la vie de la sainte, en citant longuement les écrits de cette femme extraordinaire – car Thérèse était un écrivain considérable et prolifique. Tout en y mêlant ses propres passions de femme du xxie siècle, et sa culture de psychanalyste freudienne et postfreudienne.

3Pourquoi cette rencontre étrange entre une sainte et une psychanalyste ? Je ne vous dirai pas tout. Je vous rappellerai seulement qu’il est impossible de vivre aujourd’hui sans s’apercevoir que les heurts des religions ne sont pas étrangers aux problèmes économiques qui aggravent notre quotidien et menacent la paix du monde. Je vous avouerai aussi que je suis de ces (rares ?) écrivains et intellectuels européens qui sont persuadés qu’il existe une culture européenne dont nous ne sommes pas assez fiers. Et que c’est à partir d’une meilleure appropriation critique de ses cultures plurielles que notre Europe pourra jouer un rôle décisif dans les divers conflits qui s’amoncellent à l’horizon du temps. Il ne s’agit ni plus ni moins que de « transvaluer » (le mot est de Nietzsche) les valeurs juives, chrétiennes, mais aussi musulmanes et celles de la sécularisation.

4Oui, le fil de la tradition a été coupé, préviennent Tocqueville et Hannah Arendt, et vous avez devant vous une femme qui se considère athée : mon héroïne ne finit-elle pas son récit sur Thérèse en adressant une lettre à Denis Diderot qui, en son temps, fustigeait les abus de la religion, notamment dans son célèbre roman inachevé, La Religieuse. Mais Diderot, ex-chanoine et écrivain-philosophe des Lumières, pleurait en étant incapable de finir son histoire, car, délivrée des abus de la vie monastique, sa religieuse est jetée dans une vie privée de sens. J’ai la prétention de croire que la psychanalyse freudienne, qui interroge les mythes et l’histoire des religions, en même temps qu’elle ouvre les portes de la vie intérieure des êtres modernes, est la voie royale pour transvaluer, justement, cette tradition qui nous précède et avec laquelle nous avons coupé le fil. Nous, les non-croyants. Mais aussi nous, les croyants bien souvent réduits à des « éléments de religions » (comme on dit des « éléments de langage ») et oubliant la complexité de l’expérience. La transvaluation que la psychanalyse recherche n’est guère abstraite, extérieure, savante, académique, non. Elle engage la mémoire affective singulière, le besoin de croire et le désir de savoir, autant dire l’intimité de chacune. Et tandis que la psychanalyse invite ceux qui lui font confiance à raconter leur mémoire retrouvée dans le secret du cabinet psychanalytique, littérature, et en particulier le roman pratiquent cette culture du temps retrouvée sur la place publique. Comme ce soir.

5C’est donc avec beaucoup de plaisir que j’ai accepté la proposition qui m’a été faite d’écrire « un petit livre psy » sur Thérèse d’Avila. Dont je ne connaissais que la statue de Bernini dans l’église romaine Santa Maria della Vittoria et le séminaire de Lacan sur la « jouissance féminine », au titre suggestif : Encore. Insatiable serait donc cette jouissance féminine : encore et encore ? Pourquoi ? Parce qu’elle ne se limite pas aux organes sexuels, mais embrase tous les sens et transporte le corps dans l’infini du sens, en même temps qu’elle fait basculer le sens lui-même dans le non-sens. Une jouissance dont Thérèse serait la meilleure exploratrice et qui l’exile d’elle-même, pour embrasser l’infini : perpétuel transport vers l’Autre, vers l’Impossible, vers l’Innommable. Qui ne cesse cependant de l’appeler à dire, à écrire, corps et âme, hors d’elle. On aura reconnu dans ces extases thérésiennes les logiques de cette expérience étrange qu’on appelle une écriture.

6Pendant une dizaine d’années, j’ai lu les livres de Thérèse, j’ai vécu avec cette carmélite d’un autre temps, je l’ai aimée et je l’ai discutée, disputée même. Je l’ai associé à ma vie, à celle de notre temps. Jusqu’à la dernière partie de mon texte qui l’accompagne dans ce que j’imagine être son agonie – et qui a été mise en scène au Théâtre Odéon.

Vous ne connaissez pas ma Thérèse ?

7Thérèse d’Avila (1515-1582) a mené et écrit une expérience extravagante, qu’on appelle mystique, à un moment où le pouvoir et la gloire espagnols – ceux des Conquistadors et du Siècle d’or –, commençaient à décliner. Plus encore, Érasme et Luther troublaient les croyances traditionnelles, de nouveaux catholiques comme les Alumbrados attiraient juifs et femmes, l’Inquisition mettait à l’Index les livres en langue castillane, et les procès pour attester de la limpieza de sangre se multipliaient. Fille d’une cristiana vieja et d’un converso, Thérèse est témoin, dans son enfance, du procès intenté précisément à sa famille paternelle, acculée à prouver qu’elle est vraiment chrétienne et non pas juive ; le « cas » de Thérèse elle-même, comme moniale pratiquant l’oraison, c’est-à-dire la prière mentale de fusion amoureuse avec Dieu qui la conduira à ses extases, sera soumis à l’Inquisition. Avant que la Contre-Réforme ne découvre l’extraordinaire complexité de son expérience, ainsi que son utilité pour une Église qui cherche à marier ascétisme (revendiqué par les protestants) et intensité du surnaturel (propice à la foi populaire). Teresa de Cepeda y Ahumada sera béatifiée en 1614 (trente-deux ans après sa mort), canonisée en 1622 (« sainte » quarante ans après sa mort), et deviendra, en 1970, dans le prolongement du Concile de Vatican II, la première femme Docteur de l’Église, avec Catherine de Sienne.

8Sur un plan anthropologique, je vous propose de penser que la foi chrétienne s’appuie sur trois piliers : 1. Il existe un Père idéal, la Foi est un amour pour et de ce père ; 2. Cette idéalisation se resexualise : le Père est à la fois un fils et un père battu et, en l’aimant, je m’associe à Lui pour jouir avec lui de sa castration et de sa mise à mort ; 3. Mais je participe aussi à Sa gloire et par les deux vertus de l’oralité, que sont l’Eucharistie et la Parole, ma foi fait de moi le théâtre d’une véritable parthénogénèse, d’un auto-engendrement du Moi dans l’Autre qui m’ouvre le Temps et la sublimation. Cette dynamique intrapsychique est mise en valeur par la mystique, elle constitue son dispositif subtil et d’une redoutable efficacité. Mais la mystique est en « exclusion interne » aux dogmes de l’Église : elle en révèle des vérités profondes, car se tient à la marge, dans l’excès.

9Dans l’espace culturel ainsi constitué, vous comprenez que ce ne sera pas la « différence sexuelle » (problème moderne), mais l’expérience de la sublimation très particulière chez Thérèse, et cependant tributaire de la foi catholique. Le féminin et le maternel sont résorbés dans la reconquête permanente d’une singularité exigeante du sujet de la sublimation. L’accent mis par Duns Scott (1270-1308) sur l’ecceitas devait formuler cet aboutissement de la foi chrétienne dans la vérité, compris comme singulier incommensurable. Les expériences privilégiées de cet accomplissement seront nécessairement l’écriture (comme élucidation de l’expérience) et la fondation (acte politique qui innove l’espace institutionnel et la temporalité communautaire). Thérèse entreprend la réforme du Carmel chaussé en Carmel déchaussé quelque temps après avoir commencé l’écriture du Livre de la Vie (1560), et continue à écrire tout en fondant dix-sept monastères en vingt ans. Ce faisant, elle se montre à la fois comme « le plus viril des moines » – « Je ne suis pas une femme, j’ai le cœur dur », écrit-elle –, et comme un défenseur convaincu de la spécificité féminine – en affirmant par exemple que les femmes sont plus aptes que les hommes à pratiquer l’expérience spirituelle de l’oraison, ou en se battant contre la hiérarchie de l’Église et de la royauté pour favoriser le monachisme féminin.

10Pour vous y introduire, je m’arrêterai sur quelques aspects de ses visions et de son écriture.

Les visions de sainte Thérèse

11Seule fille dans une fratrie de sept garçons (avant la naissance des deux « petits », une fille et un garçon), très attachée à sa mère et à son père, à son frère Rodrigo, à son oncle paternel Pedro, à son cousin, le fils du deuxième oncle paternel Francisco, dans une famille aux harmoniques incestueuses, aisée quoiqu’en train de s’appauvrir, Thérèse perd sa mère à l’âge de treize ans. Lorsqu’elle décide de se faire carmélite et prend l’habit au couvent de l’Incarnation, le 2 novembre 1536, elle a vingt-et-un ans ; son corps est un champ de bataille entre les désirs culpabilisés qu’elle ne fait que suggérer dans sa Vie, précisant que ses confesseurs lui interdisent de les développer, et l’exaltation idéalisante dont témoigne le culte intense qu’elle voue à Marie (mère vierge) et à Joseph (père symbolique). D’une étonnante lucidité, elle confie dans sa biographie la manière dont ces tourments l’ont conduite aux convulsions et aux pertes de conscience suivies, dans certains cas, de comas qui durent jusqu’à quatre jours : l’épileptologue français, le Dr Pierre Vercelletto, après l’Espagnol E. García-Albea, diagnostique une « épilepsie temporale ».

12Ces crises sont accompagnées de « visions » que la moniale décrit comme ce que les neurologues appellent des « auras » : non pas des « vues » par les « yeux du corps », mais ce que j’appellerais volontiers des « fantasmes incarnés » : perceptions par tous les sens de la présence enveloppante, rassurante, aimante de l’Époux. Dieu, tel un Père idéal, qui la persécute à cause de « ses tentations », « manquements à l’honneur » et « dissimulations », en la faisant souffrir jusque dans ses os, se transforme pour finir en père aimant : Thérèse réussit là où Schreber (dont Freud étudie le « cas ») échoue, Dieu ne la juge plus, ou de moins en moins, parce qu’Il l’aime. Il s’agira de l’Homme de douleur lui-même, tel que la moniale l’a vu présenté sous la forme d’une statue du Christ dans la cour du couvent : homme martyrisé avec les souffrances duquel elle est ravie de s’identifier.

13Ravie est bien le mot : Thérèse est enfin unie avec « le Christ comme homme : Cristo como hombre, elle se l’approprie – « certaine que le Seigneur était au-dedans de moi » (dentro de mi). « Je ne pouvais alors aucunement douter qu’il soit en moi ou que je sois moi-même tout abîmée en lui » (yo todo engolfada en él) (Vie, 10, 1).

14Ainsi, l’exaltation de tous les sens bascule souvent dans une parfaite annulation : l’âme est dépourvue de capacité de « travail », ne subsiste qu’un « abandon », une exquise passivation dans la béatitude : « On ne sent rien, on ne fait que jouir sans savoir ce dont on jouit » (Vie, 18, 1) ; « privée même de sentiment » (Vie, 18, 4), « une sorte de délire » (Vie, 18, 13). Positif et négatif, jouissance et douleur extrême, toujours les deux ensemble ou en alternance. Ce brouet broie le corps et l’exile dans une syncope où le psychisme est à son tour anéanti, « hors de soi », avant que l’âme ne soit capable de déclencher la narration de cet état de « perte ». Le récit qui s’ensuit est d’abord confié par Thérèse à ses confesseurs affolés et/ou séduits, avant qu’elle ne se mette à l’écrire et que ces pères, dominicains et jésuites, ne l’autorisent à le faire. L’acmé de ces « visions » auxquelles participent tous les sens confondus se trouve dans la description de sa Transfixion, restituée en marbre par le Bernin (1646).

15Les extases de Thérèse sont d’emblée et sans distinction paroles, images et sensations physiques, esprit et chair, à moins que ce ne soit chair et esprit : « le corps n’est pas sans participer au jeu, et même beaucoup ». Objet et sujet, perdue et retrouvée, dedans et dehors et vice versa, Thérèse est un fluide, un ruissellement constant, l’eau sera son élément : « J’ai un attrait particulier pour cet élément : aussi l’ai-je observé avec une attention spéciale » (Château intérieur, 4es Demeures, 2,2), et la coulante métaphore, sa manière de penser.

16L’énigme de Thérèse est moins dans ces ravissements, que dans le récit qu’elle en fait : les ravissements existent-ils ailleurs que dans ces récits ? Elle en est tout à fait consciente : « … fabriquer cette fiction (hacer esta ficción) pour donner à comprendre », écrit la carmélite dans Le Chemin de perfection (28, 10).

17Thérèse entame sa « recherche » par une « suspension des puissances » (c’est ainsi qu’on appelle à l’époque l’entendement, la mémoire et la volonté) pour atteindre ce qu’il faut bien appeler un état de régression où l’individu pensant perd ses contours identitaires et, en dessous du seuil de la conscience, devient un « psyché-soma » [2]. Dans cet état qui renvoie, pour la psychanalyse, aux états archaïques de l’osmose entre le nourrisson, voire l’embryon, et sa mère, le lien à soi et à l’autre se maintient, fugace, par une sensibilité extravagante, infra-linguistique, dont l’acuité excessive est à la mesure de la perte des facultés d’abstraction jugeante.

18Le style thérésien est intrinsèquement ancré dans les images, elles-mêmes destinées à transmettre ces visions qui ne relèvent pas de la vue (ou du moins pas seulement de la vue), mais habitent le corps-et-l’esprit tout entier, le psyché-soma. De telles « visions » ne peuvent que se donner d’abord et essentiellement au toucher, au goût, à l’ouïe, avant de transiter par le regard.

19Serait-ce une fulgurance intime ou la résurgence du thème évangélique du baptême ? Sans oublier la régression plus ou moins inconsciente de l’amoureuse de son Seigneur idéal à l’état d’embryon touché-baigné-nourri par le liquide amniotique. Toujours est-il que l’« image » de l’eau vient d’emblée sous la plume de Thérèse (Vie, 11, 6) : « l’eau est mon élément », affirme-t-elle.

20Elle prétend se réfugier dans sa condition de femme et se plaindre de son inaptitude au « langage spirituel » pour se faire excuser de cette « récréation » que serait son recours à la « comparaison » ! Ainsi justifiée, elle distingue quatre étapes de l’oraison qu’elle décrit comme « quatre eaux » qui arrosent le jardin de l’orant (Vie, 11, 7) : le puits, la noria et les godets, la rivière, la pluie.

21À suivre ses textes, je saisis que l’eau signifie pour la moniale le lien de l’âme au divin : lien amoureux qui met en contact la terre sèche du jardin thérésien avec Jésus. Figure du contact mutuel de Dieu de la créature, l’eau détrône Dieu de son statut suprasensible et le fait descendre, sinon au rôle de jardinier, du moins à celui d’élément cosmique que je goûte et qui me nourrit, qui me touche et que je touche. L’eau s’impose comme la fiction absolue, inévitable, du toucher amoureux, par laquelle je suis touché/e par le touché d’autrui qui me touche et que je touche. L’eau : fiction du transvasement entre l’être autre et l’innommable intimité, entre le Ciel et le vagin, le milieu extérieur et l’organe intérieur.

22Baudelaire, qui refusait « le cerveau du poète se comparant à un arbre », affirmait « devenir une réalité » (Les Paradis artificiels) : ne pas être comme l’autre, mais être l’autre. « L’eau n’est pas comme l’amour divin, l’eau est l’amour divin et vice versa. Et j’en suis, nous en sommes : moi, vous, Dieu lui-même », tel est le sens de l’image thérésienne de l’eau, qui nous déplace de la stylistique pour nous confronter au toucher du psyché-soma que l’écrivaine tente de transmettre. Plus qu’une métaphore, l’eau, chez Thérèse comme chez Baudelaire, est une métamorphose : témoin de l’impact sensoriel du divin sur Thérèse, autant que de sa dissolution : une critique – inconsciente, implicite, ironique – de cet impact du divin lui-même ? Jusqu’à la dissolution du Père Idéal, de l’Autre dans l’orante, dans l’écrivaine ?

23Si l’eau est l’emblème du rapport entre Thérèse et l’Idéal, on comprend que son Château intérieur n’est pas une forteresse, mais un puzzle de « demeures » : moradas (c’est le titre original de son livre, et certainement pas un « château » !) – « demeures » aux cloisons perméables. C’est dire que la transcendance selon Thérèse se révèle immanente : le Seigneur n’est pas au-delà mais en elle ! De quoi lui valoir les ennuis qu’on imagine avec l’Inquisition, les confesseurs et les éditeurs, qui atténueront cette prétention.

24Mais elle n’est pas sans conséquence.

L’ironie et les jeux de l’écriture

25La première serait-elle une ironie qui frise l’athéisme ? Dans un feuillet non retenu du Chemin de perfection, Thérèse conseille à ses sœurs de jouer aux échecs dans les monastères, même si ce n’est pas permis par le règlement, pour… « faire échec et mat au Seigneur » [3]. Une impertinence qui résonne avec la célèbre formule de Maître Eckhart : « Je demande à Dieu de me laisser libre de Dieu ».

26La seconde est formulée par Leibniz. Il écrit dans une lettre à Morell du 10 décembre 1696 : « Et quant à sainte Thérèse, vous avez raison d’en estimer les ouvrages ; j’y trouvai cette belle pensée que l’âme doit concevoir les choses comme s’il n’y avait que Dieu et elle au monde. Ce qui donne même une réflexion considérable en philosophie, que j’ai employée utilement dans une de mes hypothèses ». Thérèse inspiratrice des monades leibniziennes toujours déjà contenant l’infini ? Thérèse précurseur du calcul infinitésimal ?

27Écrire, cet acte de langage amoureux, au carrefour du sens et du sensible, et quelle qu’en soit la modestie, est aujourd’hui encore – sera toujours ? – une expérience qui n’ignore pas ces ravissements, ces extases. À ces extrêmes, Thérèse est notre contemporaine. Elle n’a pas inventé la psychanalyse ni l’écriture moderne, mais cinq siècles avant nous elle a élucidé cette étrange expérience qu’est la pensée aux frontières du sens et du sensible, corps et âme ensemble : les secrets de l’écriture.

28Après avoir assisté à un débat sur les femmes voilées, qui l’a rendue très pessimiste quant à la liberté des femmes dans les temps qui viennent, Sylvia Leclercq, la psychothérapeute qui me ressemble, adresse à Thérèse une lettre d’amour que je voudrais vous lire pour finir :

29

Je vous salue, Thérèse, femme sans frontières, corps physique érotique hystérique épileptique, qui se fait verbe qui se fait chair, qui se défait en soi hors de soi, flots d’images sans tableaux, tumultes de paroles cascades d’éclosions, mille langues sans langue, nuit et lumière, trop de corps et sans corps, hors matière, matrice vide béante palpitante pour l’Aimé toujours présent sans jamais être là, mais il y a être et être, Il est en elle, elle en Lui, senti pressenti plus senti du tout, sensation sans perception, dard ou cristal, transpercée ou transparente, telle est la question, transverbération plutôt et encore inondation, la Madre est le plus viril des moines, la plus adroite des meneurs d’âmes, un jumeau du Christ, elle est Lui, Lui est elle, la Vérité c’est moi, c’est Lui au fond intime de moi, moi Thérèse, parano réussie, Dieu c’est moi et alors ! Qu’est-ce ? un festin pour tous, qui fait mieux ? certainement pas Schreber, même pas Freud, trop sérieux ce Viennois, triste peut-être, la femme trouve plus facilement les langues pour dire ça, ça quoi, mais elle, voyons, elle hors d’elle, évidemment, saisie d’effroi et de délices, le petit papillon expire avec une indélébile joie car Jésus est devenu lui c’est-à-dire elle, Jésus papillon, Jésus femme, je connais une personne qui sans être poète compose aussitôt des poèmes, des romans qui sont des poèmes avec quelque chose de plus, des mouvements en plus, vraiment je me demande si c’est moi, Thérèse, qui parle, le chemin c’est la souffrance, le Néant de tout, ce tout qui n’est rien, faites ce qui est en vous, mais en allégresse, soyez gaies mes filles, depuis vingt ans j’ai des vomissements tous les matins, maintenant c’est le soir et ça vient plus difficilement, je suis obligée de les provoquer à l’aide d’une plume ou autre chose, tel un bébé ou si vous préférez une bébé « e » à la mamelle de l’Autre, mariage mystique ou bien mariage spirituel, ce petit Jean de la Croix y voit une différence, moi à peine, c’est l’envers et l’endroit, plutôt, Cantique des cantiques, comme toujours et encore, elle chante faux mais écrit juste et ne cesse de fonder ses couvents, ses filles, son Église, sa gestation à elle, son jeu, un jeu d’échecs, il est permis de jouer, oui, oui, même dans les monastères, surtout dans les monastères, Dieu nous aime joueuses, mes filles croyez-moi, Jésus aimait les femmes, pourquoi cet effroi à notre égard chez les docteurs, oui, échec et mat à Dieu aussi, oui, oui, Thérèse ou Molly Bloom, enfin je ne sens plus rien, je me coule dans l’eau du jardin, on s’écoule, on ne fait que jouir, les âmes qui aiment voient jusqu’aux atomes, mais oui, pour l’âme tout est oui, elle voit jusqu’aux atomes infinis qui sont des atomes amoureux, les philosophes ne s’en doutent pas, ils deviennent lettrés, ils redoutent vos sensations, les meilleurs se font mathématiciens, ils apprivoisent l’infini, et pourtant c’est aussi simple que ça, mais oui, métaphores transmuées en métamorphoses, à moins que ce ne soit le contraire, mais oui, Thérèse, oui, ma sœur, invisible, ekstatique, excentrique, hors de vous en vous, hors de moi en moi, oui, Thérèse mon amour, oui.

Notes

  • [1]
    Julia Kristeva, Thérèse mon amour, Paris, Fayard, 2008.
  • [2]
    Cf. Donald Woods Winnicott, « L’esprit et ses rapports avec le psyché-soma », dans De la pédiatrie à la psychanalyse (1958), Paris, Payot, 1969, p. 135-149.
  • [3]
    Thérèse d’Avila, Chemin, Paris, Cerf, p. 754.
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