Notes
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[1]
Platon, La République, 560 b.
-
[2]
Ibid., 519 e.
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[3]
Protagoras, 319 d.
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[4]
La République, 473 c-d.
-
[5]
Ibid., 508 a et 509 b.
-
[6]
Heidegger, « De l’essence du fondement », GA 9, p. 160 (note a) et Platon, La République, 508 e.
-
[7]
« La doctrine platonicienne de la vérité », GA 9, p. 235. Le Bien désigne ce qui rend l’étant possible en son être, il est une pure fonction ontologique, et Heidegger soulignait ainsi, contre la tentation commune aux divers avatars du platonisme chrétien d’identifier l’Idée de Bien au Dieu de la Bible, que cette idée « est pensée au sens grec, et c’est contre quoi échouent toutes les subtilités de l’exégèse théologique ou pseudothéologique […]. Au sens grec et platonicien, ?????? signifie l’apte, ce qui est apte à quelque chose : l’essence de l’???? est de conférer l’aptitude, c’est-à-dire de rendre l’étant possible en tant que tel » (GA 6.2, p. 201). Si l’idée de Bien est « au-delà », c’est qu’elle est ce qu’il y a à être pour être totalement ce que l’on est : « On pose au dessus de l’être quelque chose dont on peut dire à tout moment que l’être ne l’est pas encore, mais doit l’être » (GA 40, p. 206).
-
[8]
Platon, Le Sophiste, 254 b.
-
[9]
La République, 517 a, 379 a, et 500 e.
-
[10]
Hegel écrivait ainsi dès 1797 : « Réunification et être ont la même signification » (Vereinigung und Sein sind gleichbedeutend), Frühe Schriften, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1971, p. 251, prémisse de ce grand traité dialectique de la réconciliation (Versöhnung) qu’est la Phénoménologie de l’Esprit.
-
[11]
Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 270, texte présenté, traduit et annoté par Robert Derathé, Paris, Vrin, 1982, p. 273.
-
[12]
La Raison dans l’histoire, traduction et notes par Kostas Papaioannou, Paris, Plon, 1965, p. 68.
-
[13]
Ibid., p. 139.
-
[14]
Principes de la philosophie du droit, § 270, Rem., op. cit., p. 277.
-
[15]
Ibid., § 360, p. 341.
-
[16]
Leçons sur le droit naturel et la science de l’État (1817-1818), § 123, traduction et présentation de Jean-Philippe Deranty, Paris, Vrin, 2002, p. 202-203.
-
[17]
Encyclopédie des sciences philosophiques I. La science de la logique [1830], § 85, texte présenté, traduit et annoté par Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 1986, p. 348.
-
[18]
Principes de la philosophie du droit, § 270, Rem., op. cit., p. 272.
-
[19]
Ibid., § 258, Add., p. 260.
-
[20]
Leçons sur la philosophie de la religion I : Introduction - Le concept de religion, traduction et présentation de Pierre Garniron, Paris, PUF (coll. « Épiméthée »), 1996, p. 320.
-
[21]
Principes de la philosophie du droit, § 30, op. cit., p. 89.
-
[22]
Leçons sur la philosophie de la religion III : La religion révélée, traduction et présentation de Pierre Garniron, Paris, PUF (coll. « Épiméthée »), 2004, p. 255.
-
[23]
Leçons sur l’histoire de la philosophie III : La philosophie grecque. Platon et Aristote, traduction et notes de Pierre Garniron, Paris, Vrin, 1972, p. 411.
-
[24]
Ibid., p. 494.
-
[25]
Encyclopédie des sciences philosophiques III : Philosophie de l’Esprit, § 552, Rem., texte présenté, traduit et annoté par Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, p. 340.
-
[26]
Science de la logique. L’être [1812], traduction, présentations et notes par Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, Paris, édition Kimé, 2006, p. 112.
-
[27]
Leçons sur la philosophie de la religion III, op. cit., p. 61.
-
[28]
Leçons sur la philosophie de la religion I, op. cit., p. 261
-
[29]
Leçons sur la philosophie de la religion III, op. cit., p. 238.
-
[30]
Ibid., p. 68.
-
[31]
Phénoménologie de l’Esprit, présentation, traduction et notes par Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, Paris, Gallimard, 1993, p. 671.
-
[32]
Leçons sur la philosophie de la religion III, op. cit., p. 98.
-
[33]
Ibid., p. 174.
-
[34]
Ibid., p. 100.
-
[35]
Ibid., p. 99.
-
[36]
Encyclopédie des sciences philosophiques III, § 563, op. cit., p. 351.
-
[37]
Leçons sur la philosophie de la religion III, op. cit., p. 253.
-
[38]
Phénoménologie de l’Esprit, op. cit., p. 671.
-
[39]
Encyclopédie des sciences philosophiques III, § 552, Rem., op. cit., p. 336 et p. 333-334.
-
[40]
Leçons sur la philosophie de la religion III, op. cit., p. 255.
-
[41]
Encyclopédie des sciences philosophiques III, § 311, p. 311.
-
[42]
Leçons sur la philosophie de la religion I, op. cit. p. 319.
-
[43]
Principes de la philosophie du droit, § 270, Rem., op. cit., p. 277.
-
[44]
Science de la logique, L’être [1812], op. cit., p. 19.
-
[45]
Leçons sur la philosophie de l’histoire, traduction de Jean Gibelin, Paris, Vrin, 1963, p. 336.
-
[46]
Principes de la philosophie du droit, § 270, Rem., op. cit., p. 276.
-
[47]
La positivité de la religion chrétienne, traduit par Guy Planty-Bonjour, Paris, PUF (coll. « Épiméthée »), 1983, p. 59.
-
[48]
Encyclopédie des sciences philosophiques III, § 552, Rem., op. cit., p. 334.
-
[49]
Principes de la philosophie du droit, § 270, Rem., op. cit., p. 275.
-
[50]
Encyclopédie des sciences philosophiques III, § 563, op. cit., p. 353.
-
[51]
Leçons sur la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 320.
-
[52]
Ibid., p. 265.
-
[53]
Encyclopédie des sciences philosophiques III, § 448, op. cit., p. 163.
-
[54]
Comme l’a montré Heidegger dans Hegel. La négativité, GA 68, p. 14 et p. 47, Hegel accomplit « la complète dissolution de la négativité dans la positivité de l’Absolu […] La négativité hegélienne n’en est pas vraiment une, parce qu’elle ne prend jamais au sérieux le “ne pas” et le néantiser – le “ne pas” a déjà été relevé par le oui ».
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[55]
Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion III, op. cit., p. 12.
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[56]
Encyclopédie des sciences philosophiques III, § 573, Rem., op. cit., p. 361.
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[57]
Ibid., § 377, Add, op. cit., p. 379.
-
[58]
Leçons sur la philosophie de la religion III, op. cit., p. 61.
-
[59]
John-Paul Meier y insiste dans sa magistrale somme sur le Jésus historique : « Le noyau des béatitudes proclame une révolution, mais c’est une révolution dont le seul artisan est Dieu, alors que ce monde présent touche à sa fin […]. Jésus était un prophète eschatologique avec une nuance apocalyptique : l’avènement définitif de la souveraineté royale de Dieu était imminent ; les appels à la réforme sociale et politique, lancés par certains individus, et bien souvent avortés, n’étaient donc pas de mise », Un certain Juif Jésus : les données de l’histoire. Tome II : La parole et les gestes, Paris, Cerf, 2010, p. 285.
-
[60]
Hegel, Leçons sur le droit naturel et la science de l’État (1817-1818), § 164, op. cit., p. 278.
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[61]
Dostoïevski a ainsi mis en évidence dans la parabole du Grand Inquisiteur des Frères Karamazov que la situation du Christ par rapport à n’importe quelle puissance politique, y compris l’Église quand elle se fait pouvoir temporel, était celle du sacrifié et du condamné.
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[62]
Au sens où l’entend Philippe Muray (L’Empire du Bien, Paris, Les Belles Lettres, 1991), qui d’ailleurs « s’appuyait » sur Dieu pour critiquer la béatitude contemporaine (Exorcismes spirituels IV, Paris, Les Belles Lettres, 2006, p. 66).
« Le christianisme est possible comme forme d’existence la plus privée : il suppose une société étroite, retirée, absolument non politique — il relève du conventicule. En revanche un “État chrétien”, une “politique chrétienne” ne sont que paroles d’actions de grâce dans la bouche de telles gens qui ont des raisons de produire des paroles d’action de grâce. »
L’ontothéologie politique de la métaphysique
1La philosophie est le projet constitutif du destin de l’Occident, celui d’accéder au Σοφόν, totalité rationnelle translucide à elle-même, et elle établit pour ce faire le λόγος comme principe et fondement : le λόγος est l’instance de constitution du Tout, qui se manifeste alors comme ordre rationnellement structuré, le κόσμος. À l’intérieur du κόσμος cependant subsiste un facteur de désordre susceptible de réintroduire le χάος : l’ensemble des attitudes humaines, soumises à l’anarchie et à la démesure des passions, des désirs et des opinions. À la philosophie appartient donc l’impératif de prévenir ces dissensions internes (στάσις) et d’intégrer la multiplicité humaine dans l’unité du κόσμος, de la rassembler ainsi dans un microcosme : la πόλις. La philosophie est en son essence politique, son projet de totalisation rationnelle lui impose comme tâche de constituer la diversité empirique des attitudes humaines par l’unité de l’Idée, et d’instituer ainsi une idéocratie, et par suite d’élaborer la Constitution susceptible de réduire tout ce qui menacerait le microcosme de la πόλις : ce projet se rassemble dans l’élaboration de la Constitution politique, la πολιτεία. Le dialogue de Platon intitulé Ἡ Πολιτεία : La Constitution, plus connu par sa traduction latine De re publica, est le traité directeur du destin de l’Occident.
2Tout l’enjeu de La République est d’unifier la multiplicité humaine, et de mettre ainsi chacun à la place qui lui revient dans le microcosme politique. Cet ordonnancement de toutes choses définit la Justice, mais la Justice doit ici être entendue en son sens grec, c’est-à-dire ontologique, comme principe d’ajustement des étants qui accorde à chacun son être et son temps : elle a pour fonction de mettre chacun à la place qui lui revient dans l’ordre du monde. La Constitution a alors pour fonction d’organiser l’intégration de toute particularité dans l’universalité du ????? : en lui soumettant l’organisation même des classes et des fonctions, en lui subordonnant toute activité de production et de création (d’où l’élimination de ces éléments subversifs que sont les poètes, et la subordination stricte de la ??????? et de la ????? aux Idées), en éliminant surtout toute poche de résistance à l’Universel qui risquerait de réintroduire de l’individuel, et en particulier (par la communauté des femmes et des enfants) le couple et la famille, et en structurant l’intériorité même de chacun sur le modèle de l’ordre politique par la soumission des désirs et passions à « l’acropole de l’âme » [1]. La Constitution vise ainsi l’élimination de toute particularité par son intégration à un espace public redéfini par l’universalité du concept, elle a pour fonction d’« unifier les citoyens par la persuasion et par la contrainte » afin de les « mettre au service de ce qui est commun » (?? ??????) [2], c’est-à-dire « le Commun de l’État » (?? ?????? ??? ??????) [3].
3La philosophie est en cela une ontologie politique, qui se donne pour mission d’accomplir l’onto-logie en soumettant effectivement au Principe de raison les existants humains, ce qu’ils produisent, et leur être-en-commun. Il s’agit cependant de déterminer comment la Constitution peut devenir effective, c’est-à-dire quel peut être le gouvernement d’un tel État. L’idéocratie sera possible si le pouvoir est exercé par ceux qui se sont spécialisés dans la connaissance des Idées, c’est-à-dire les philosophes : l’impératif politique impose « que les philosophes règnent dans les Cités […] que coïncident l’un avec l’autre pouvoir politique et philosophie » [4]. Or si seule l’aristocratie philosophique est en mesure de donner force de loi à l’onto-logie, c’est qu’elle seule a accès à son principe, c’est-à-dire le « joug » (?????) qui « assemble et tient lié » le concept et l’étant, qui arrime l’être au ?????. Platon nomme « Idée de Bien » cette condition de possibilité de l’onto-logie, et cette idée, précise-t-il, est « par-delà la substance » (???????? ??? ??????) [5] : il n’y a là cependant qu’une hypostase dans laquelle il faut se garder de voir une transcendance. L’idée de Bien est en effet la fonction requise pour ajuster l’un à l’autre l’étant et le concept, elle est un réquisit interne au champ d’immanence dont elle garantit la cohésion, elle est la clef de voûte qui referme la sphère onto-logique sur elle-même, et Heidegger précisait qu’« ???????? n’est pas la transcendance, mais l’?????? en tant que ????? » [6], c’est-à-dire la Cause première. Or « cette cause première et suprême est appelée par Platon, et à sa suite par Aristote, ?? ?????, le divin » [7] : si l’onto-logie suppose la politique pour accomplir la rationalisation totale, cette politique est mise en œuvre par ceux qui sont capables de « fixer leur regard sur le divin » [8], et peuvent ainsi « se référer au paradigme divin » pour réguler les sociétés : la politique se trouve alors soumise à ce que Platon lui-même nommait « théologie » (????????). Le pouvoir idéocratique est exercé par ceux qui se consacrent à la « contemplation divine » [9] ; cette idéocratie est théocratie : tout autant qu’ontologie politique, la philosophie est donc théologie politique, et son projet peut se définir par une ontothéologie politique, où la politique a pour tâche de soumettre les communautés humaines à la logique et aux structures de l’onto-théo-logie, c’est-à-dire à la totalisation onto-logique conçu comme avènement du Bien et du divin.
L’accomplissement de la métaphysique dans l’État
4L’explicitation par Platon de l’ontothéologie politique inhérente à la métaphysique est longtemps restée l’exemple même de l’utopie irréalisable : elle était sans doute, en Grèce au ive siècle, un paradigme u-topique parce que situé dans un lieu intelligible, mais ce paradigme est devenu le principe constitutionnel des États modernes, et Hegel est le penseur de cet accomplissement politique de la métaphysique. Hegel a mené à son terme la métaphysique, c’est-à-dire l’identité de l’étant et du ????? : mais s’il put l’achever dans la pensée, c’est que l’histoire fut le processus de la rationalisation du réel et de la réalisation de la raison, et que l’onto-logie est désormais effectivement accomplie dans le monde. Hegel est en effet le penseur de l’être comme réconciliation [10], où la corrélation de la raison et du réel est conçue dans son devenir, et où la différence apparaît comme sa médiation nécessaire. Notre époque est alors celle de la réconciliation accomplie, parce qu’entre l’époque de Platon et la nôtre a été opéré « ce pas prodigieux que l’on fait en passant de l’intérieur à l’extérieur, de la raison imaginaire à la réalité pour laquelle toute l’histoire mondiale a travaillé, travail par lequel l’humanité civilisée a gagné la réalité effective et la conscience de l’existence rationnelle, des institutions et de ses lois » [11]. Sous tous ses aspects, notre époque est celle d’une rationalisation intégrale, qui réussit à totaliser le réel dans une sphère logique transparente à elle-même, c’est-à-dire dans le ????? tel qu’il fut recherché par les Grecs, et Hegel pouvait en cela affirmer que « la fin de la Sagesse éternelle s’est accomplie, aussi bien sur le terrain de la nature que sur celui de l’esprit réel et actif dans le monde » [12].
5Or cette totalité, en laquelle s’intègrent et s’articulent toutes les dimensions de l’effectivité, c’est l’État, et Hegel précisait que « ce terme peut paraître ambigu parce que dans l’État et le droit public on voit d’habitude uniquement le côté politique, indépendamment de la religion, de la science, de l’art, etc., mais ici le concept de l’État est pris en un sens plus étendu » [13]. En tant que totalité rationnelle et réelle, l’État est en effet Idée, et c’est comme État qu’existe l’Idée : « L’Idée véritable est la rationalité effective, et celle-ci existe en tant qu’État » [14]. L’avènement de l’État moderne est souveraineté absolue de l’Idée, et en cela accomplissement de l’idéocratie métaphysique. L’Idée, en tant qu’elle est l’identité de l’effectif et du rationnel advenue comme résultat final d’un processus historique, est la réconciliation, et l’« Histoire mondiale » qui clôt les Principes de la philosophie du droit affirme en son ultime paragraphe qu’avec la modernité germanique « la réconciliation véritable est devenue objective, et développe l’État pour en faire l’image et la réalisation de la raison » [15]. L’adéquation de la raison et de son effectivité est le Vrai ; en tant que réconciliation de l’idéal et du réel, elle est le Bien, et l’État est en cela l’avènement du Bien : dans l’État moderne, « il n’y a aucune nostalgie, aucun au-delà, aucun avenir, la fin est effective, au présent […] Dans l’État, le Bien est effectivement présent, pas un au-delà » [16]. Le processus de l’histoire mondiale a résorbé l’écart que Platon devait encore maintenir entre la substance et l’Idée de Bien : cette Idée a conquis sa substantialité, il n’y a plus dès lors de différence entre ce qui est, et ce qui doit être ; ce qui est, c’est ce qui doit être, et l’éthicité se définit par la pure et simple conformité-aux-mœurs.
6Conformément à la thèse directrice de la métaphysique qui divinise la sphère onto-logique et nomme « Dieu » sa condition de possibilité, Hegel pose que « toutes les déterminations logiques peuvent être considérées comme des définitions de l’Absolu, comme les définitions métaphysiques de Dieu » [17]. L’accomplissement de l’onto-logie dans l’État conduit donc à affirmer que « l’État est la volonté divine prise comme Esprit actuellement présent » [18], et Hegel affirmait : « C’est la marche de Dieu dans le monde qui fait que l’État existe. Lorsqu’il s’agit de l’Idée de l’État, il ne faut pas avoir devant les yeux des États particuliers, des institutions particulières, mais il faut considérer l’Idée, ce Dieu réel » [19]. De ce point de vue, « les lois, l’autorité civile, la constitution politique tirent leur origine de Dieu » [20], et dès lors « le droit est de façon générale quelque chose de sacré » [21] : l’espace public de la Res publica, l’espace (du) Commun, n’est plus l’espace profane par rapport auquel il faudrait maintenir un espace sacré irréductible, il est l’espace sacré dont l’institutionnalisation dans l’élément du droit est l’expression même de la volonté de Dieu, puisque « les institutions de la vie éthique sont des institutions divines » [22]. Par là même, la vie éthique dans l’État est inséparable d’une nouvelle forme de religiosité, et son histoire depuis deux siècles est accompagnée d’une religion civile dont la foi est l’abandon plein d’espérance à cette nouvelle version de la Providence qu’est le progrès. Un tel progrès n’est autre que le processus de l’effectuation de l’Idée, et c’est pourquoi la religion civile moderne est soumission sans réserve à l’idéocratie, c’est-à-dire à l’accomplissement étatique de la métaphysique. L’État moderne apparaît ainsi comme accomplissement systématique de La République, et il faut aujourd’hui constater que « la requête de Platon est, quant à la chose même, passée dans les faits » [23].
La médiation chrétienne
7Il convient néanmoins de se demander pourquoi vingt-trois siècles furent nécessaires pour effectuer ce projet, c’est-à-dire quelle fut la médiation qui permit de faire passer l’État de la puissance à l’acte. Hegel constate alors que « la République platonicienne a pour caractère essentiel la répression du principe de la singularité » [24], et n’est à ce titre que le concept de l’unité immédiate et objective de la substance éthique. C’est là la limite interne à l’élaboration platonicienne du projet politique de la métaphysique : Platon « fit ressortir le substantiel, mais ne put pas insérer de façon formatrice dans son Idée de l’État la forme infinie de la subjectivité » [25]. Il manquait donc aux Grecs le principe de la subjectivité, de l’intériorité, de la singularité et de la négativité, et c’est ce qui interdisait une totalisation effective et sans reste, dans la mesure où l’Absolu n’est pas seulement « concept intégratif de toutes les réalités », il est tout autant « concept intégratif de toutes les négations » [26].
8Or la négativité de la subjectivité, c’est le christianisme qui l’apporte. La Révélation hébraïque est le moment de la déchirure et de la pure différence – entre Dieu et l’homme, la transcendance et l’immanence, l’Autre et le Même, l’Éternité et le temps, l’Infini et le fini, l’Idéal et le réel – : l’Incarnation est alors cruciale, d’abord en ce qu’elle apporte cette différence et sa négativité à la positivité immédiate de la substance dans l’immanence de laquelle elle creuse « l’abîme de scission le plus profond » [27] ; ensuite parce qu’elle donne à cet avènement de la différence la forme de la subjectivité et de la singularité, celle de Jésus de Nazareth ; enfin parce qu’elle présente dans le Christ, reconnu comme vrai Dieu et vrai homme, l’idéal de la réconciliation des moments que le judaïsme maintenait séparés. Le christianisme est en cela la médiation qui permet l’accomplissement total de l’Absolu tel qu’il fut élaboré en Grèce : la Cité grecque est substance simple non différenciée en soi et pure positivité, l’Incarnation vient apporter la fissuration de cette substance immédiate, elle apporte la négativité au sein de la positivité, et « c’est seulement avec la différence que commence la religion en tant que telle » [28].
9Il faut néanmoins distinguer deux moments : la vie historique du Christ, tout uniment révélation de la différence et idéal de sa réconciliation, et la religion, qui est la tentative de la communauté des fidèles pour surmonter cette différence et accomplir ainsi la réconciliation promise ; Hegel disait ainsi du Christ que « c’est précisément dans sa mort que s’effectue la transition au religieux » [29]. Or tout le propos de Hegel va consister à montrer que la voie religieuse est en vérité un échec, et que la réconciliation n’y a jamais lieu que de façon illusoire. La religion chrétienne commence avec la communauté des fidèles unifiée par l’amour et la fraternité, et qui par rapport à la puissance politique demeure marginale et hors-la-loi : ce moment est décisif en ce qu’il donne au divin le mode d’être qui lui revient, celui de la communauté, et Hegel affirmait ainsi que « la communauté elle-même est l’Esprit existant, l’Esprit dans son existence, Dieu existant comme communauté » [30]. Mais si cette communauté est « l’homme divin universel » [31], cet « homme » n’a pas cependant conscience de sa propre universalité et de sa propre divinité, qu’il pose dans la transcendance de l’objectivité. La religion chrétienne est le moment essentiel à l’avènement de l’Absolu puisqu’elle est le moment où la communauté prend conscience de l’Absolu, mais ce faisant elle maintient séparés l’Absolu-sujet et l’Absolu-objet ; l’Esprit se scinde donc en lui-même, et « dans la religion, l’Esprit est pour l’Esprit, de sorte que les deux Esprits sont distincts » [32]. C’est là la contradiction interne au moment religieux : « La religion est conscience de Dieu, conscience de l’essence absolue comme telle. Mais la conscience est différenciante, elle est la séparation elle-même » [33], et « la religion est ainsi constituée que le contenu fuit au-delà et, du moins en apparence, demeure un contenu lointain » [34]. Le discours propre à la religion chrétienne est alors la théologie, mais celle-ci n’est justement qu’un savoir objectif, où « il s’agirait de connaître Dieu comme le Dieu seulement objectif, absolu, qui demeure absolument dans la séparation vis-à-vis de la conscience subjective et est ainsi un objet extérieur », et en cela la théologie ne comprend pas que « l’essentiel dont il s’agit n’est pas cet extérieur, mais la religion elle-même, c’est-à-dire l’unité de cet objet avec le sujet » [35].
10Cette objectivation de sa propre essence par la communauté religieuse se répète alors dans l’institution de l’Église. La communauté chrétienne en effet ne reste pas dans sa simplicité primitive : elle acquiert l’existence objective d’une institution dont elle hérite de l’empire romain et du principat, et devient ainsi Église sous l’autorité du pape. Moment nécessaire, puisque ce faisant la communauté éthique s’objective dans une forme d’État, mais moment contradictoire : la limite essentielle de la communauté ecclésiale est qu’elle s’installe dans la différence alors même qu’elle a l’unité pour essence. L’organisation du culte conduit alors à donner au contenu même de la foi une existence objective, si bien que chaque fidèle doit recevoir de l’extérieur, dans les sacrements, ce qui fait pourtant son essence intérieure. La communauté chrétienne est effectivité de l’Idéal, elle est le Bien en tant que substance commune, mais elle ne se représente jamais ce Bien que sous la forme d’une chose particulière, l’hostie, et ne prend conscience de son essence commune que dans la communion où elle reçoit cette chose : « Dans la religion catholique, Dieu est présenté dans l’hostie comme une chose extérieure », affirme l’Encyclopédie, « de ce premier et suprême rapport d’extériorité découlent tous les autres rapports extérieurs, par là non spirituels et superstitieux ». L’Église catholique, si elle est en soi présence réelle de Dieu dans la communauté, ne réussit donc pas à prendre conscience de son essence et la maintient dans la séparation, et « le catholicisme est en cela la religion de l’être-hors-de-soi et de l’être-déchiré » [36]. Mais si la religion ne réussit pas à surmonter la séparation, c’est également que dans la foi et la prière, elle se replie dans la pure intériorité et se sépare de l’effectivité mondaine, et en cela « cette réconciliation est en même temps abstraite ; elle a en face d’elle le monde en général » [37]. La foi chrétienne ne réussit donc pas à accomplir la réconciliation : elle se définit par la simple « représentation de sa réconciliation », qui fait de cette réconciliation un événement en réalité inaccessible, « quelque chose de lointain, comme un lointain du futur, tout comme la réconciliation qu’accomplissait l’autre Soi apparaît comme un lointain du passé » [38], c’est-à-dire qu’elle vit dans la conscience de son éloignement par rapport à la vie historique du Christ, et à sa Parousie, elle se définit par l’infinie douleur du déchirement, elle est conscience malheureuse.
Accomplissement et dépassement du christianisme dans l’État
11La religion maintient ainsi une ultime scission dans l’Absolu, et c’est l’avènement de l’État moderne en Allemagne qui réussit à la surmonter. La mutation décisive est la Réforme protestante, qui transmue la communauté religieuse en substance éthique. La Réforme conduit en effet d’abord la communauté des fidèles à se délester de la positivité, de l’objectivité et de l’extériorité des rites catholiques pour reconnaître dans sa propre immanence substantielle la présence réelle de Dieu au lieu de la localiser dans l’hostie. La communauté se réconcilie ainsi avec elle-même parce qu’elle trouve en elle-même la vérité de sa foi, et cesse de se soumettre à l’autorité despotique du magistère. Dans le même moment, la Réforme est réconciliation avec le monde, et ce faisant accomplit l’exigence selon laquelle « l’esprit divin doit nécessairement pénétrer de façon immanente ce qui relève du monde » : la vie spirituelle ne suppose plus alors la fuite hors du monde, mais au contraire la plongée dans son immanence et son effectivité ; et ainsi au vœu de chasteté se substitue le mariage, au vœu de pauvreté l’acquisition de richesse, au vœu d’obéissance le respect du droit. La modernité germanique supprime la différence entre clercs et laïcs, elle cesse d’opposer la vie religieuse à la vie profane et identifie finalement la religion à la vie civile : « La religion véritable et la religiosité véritable ne proviennent que de la vie éthique et sont la vie éthique pensante », et dès lors « en dehors de la vie éthique, il est vain de chercher une véritable religion et religiosité » [39].
12Cette religion civile est en cela réconciliation de l’Esprit et du monde, et Hegel peut alors affirmer que « c’est dans l’éthique que se trouve présente et accomplie la réconciliation de la religion avec la mondanité, avec l’effectivité » [40]. La Réforme est donc le mouvement de la réflexivité par lequel la communauté religieuse, celle qui a l’Absolu pour contenu, entame ce mouvement qui rapatrie cet Absolu dans l’immanence de la communauté ; dans le protestantisme, la communauté n’est plus simplement conscience de l’Absolu, mais conscience de soi comme l’Absolu. Or le moment ultime où la communauté éthique cesse de s’objecter la subjectivité absolue dans la transcendance d’un Autre inaccessible, pour se reconnaître elle-même substance et sujet et se constituer en sujet de droit, est l’avènement de l’État : « L’État est la substance éthique consciente de soi » [41], et c’est donc à l’État et à sa vie éthique qu’aboutit le dépassement protestant du catholicisme : par la Réforme, conclut Hegel, la foi « s’accomplit en tant que vie éthique, et par cette voie la religion passe sur le terrain des mœurs, de l’État » [42].
13Ce dépassement de la religion ne concerne pas uniquement sa forme institutionnelle cependant, mais aussi son contenu spirituel. Le propre de la religion chrétienne est la conscience de l’Absolu, mais sa limite est de donner ce contenu au sentiment, à l’intuition et à la représentation, et c’est pourquoi le catholicisme adore l’Absolu dans l’hostie, mais aussi dans la profusion d’images saintes et de reliques. La modernité découvre alors que l’Absolu n’est pas donné à l’intuition ni à la représentation, mais au concept et au penser spéculatif : la religion se dépasse en cela dans la philosophie. La philosophie n’a en effet pas d’autre contenu que la religion, et « c’est la connaissance philosophique qui nous montre que l’Église et l’État ne s’opposent pas par le contenu de la vérité et de la rationalité, mais que la différence vient de la forme » [43]. Mais précisément, la réflexivité infinie du Concept est adéquate à la pensée de l’Absolu, quand la foi ne pouvait le donner que dans la forme unilatérale de la représentation. Avec l’achèvement de la philosophie, Dieu ne se donne plus à la foi et par révélation, mais à la pensée, et par réflexion : ce n’est plus dans les Évangiles et les paraboles de Jésus qu’il convient de chercher la manifestation de l’essence divine, mais dans la Science de la logique et les syllogismes de Hegel, qui affirmait en effet que « la logique est la présentation de Dieu tel qu’il est dans son essence éternelle » [44]. La Réforme accouche ainsi des Lumières, pour lesquelles « l’extérieur, auquel l’Église veut rattacher ce qui est supérieur, n’est qu’extérieur ; l’hostie n’est que de la pâte, les reliques ne sont que des os » [45]. Dès lors, au sein de l’État moderne, « la science – ou la connaissance en général – peut se considérer avec plus de raison habilitée à prendre la place de l’Église » [46], sous la forme de l’Université. La religion est donc un moment historique, nécessaire, mais qui a fait son temps, et il faut dire que la religion est pour nous quelque chose de passé, comme l’art, et pour les mêmes raisons : ce qui autrefois se donnait de façon obscure et confuse dans l’œuvre, ce qui apparaissait sous la figure aliénée de la représentation dans la religion, tout cela se donne désormais de façon claire et distincte dans le système de la Science.
14Cependant, de même que l’art subsiste comme culture, de même la religion subsiste à l’intérieur de l’État, dans une fonction essentielle qui consiste à garantir l’éthicité de la subjectivité. L’unité de la substance éthique impose en effet que le sujet se conforme aux mœurs civiles dans son intériorité, mais les lois de l’État sont impuissantes à régir cette intériorité : « Si l’État édictait des lois exigeant que ses membres soient moraux, ces lois ne seraient pas de son ressort, elles seraient contradictoires et risibles » [47], écrivait Hegel dans La positivité de la religion chrétienne, et seule la religion est alors à même de conduire les individus à être moraux en leur être, c’est-à-dire à conformer leur intériorité même à la substance éthique. L’État a donc besoin de la religion : « L’État repose sur la disposition d’esprit éthique, et celle-ci sur la disposition d’esprit religieuse », si bien qu’en dernière instance « la religion est la base de la vie éthique et de l’État » [48]. La religion est en cela la garantie de la subordination effective des sujets au Bien en tant qu’il constitue la substance éthique immanente à l’État : elle est la condition de possibilité de leur ralliement au Bien commun. Elle demeure donc fondamentale en ce qu’elle assure la conformité de la subjectivité finie avec l’Esprit objectif, elle reste cependant entièrement subordonnée à l’État, en ce qu’elle relève du droit commun sur les corporations qui les soumet à l’autorité gouvernementale : « Dans la mesure où la communion religieuse d’individus s’élève au rang d’une communauté, d’une corporation, elle se trouve de manière générale sous le contrôle et soumise à la surveillance de l’administration de l’État » [49]. La religion devient ainsi un des moments internes à l’État : elle est garante de l’adéquation de l’intériorité spirituelle des individus à la substance éthique de l’État, lequel lui assure l’existence civile de la corporation, si bien que « la vie éthique de l’État et la spiritualité de l’État sont ainsi pour elles-mêmes de solides garanties réciproques » [50]. La modernité est le surmontement dialectique de la religion dans l’État, et surmontement au sens technique de l’Aufhebung : l’État dépasse la religion, mais ne la dépasse que parce qu’il accomplit son essence et en manifeste la vérité, et il la conserve en lui comme l’un de ses moments structuraux. Du point de vue hegélien donc, l’État moderne européen accomplit l’ontothéologie politique conçue par Platon dans La République, mais il accomplit tout autant la théologie politique chrétienne : « Les États ne sont que la manifestation de la religion dans les conditions de l’effectivité » [51], et la vérité du christianisme trouve donc son accomplissement effectif et substantiel dans l’État moderne fondé sur l’éthique protestante.
La subversion eschatologique du politique
15« Le monde chrétien est le monde de l’accomplissement ; le principe est réalisé, et donc la fin des temps est advenue » [52] : la modernité occidentale est la fin de l’histoire, l’avènement de l’État rationnel est la parousie véritable, et de ce point de vue tout est bien, car tout est accompli, y compris la religion, dont tous les contenus sont manifestés dans le système de la Science ; la religion ne subsiste plus alors dans l’État que comme garant politique de l’éthicité des citoyens, c’est-à-dire auxiliaire de la police des mœurs. L’Allemagne moderne accomplit pour Hegel la théologie politique chrétienne parce qu’elle est l’advenue du Royaume, et c’est pourquoi se confondent « tribunal du monde » et « jugement dernier » [53].
16Mais si le christianisme n’intervient que comme une médiation dans l’histoire de l’Esprit, moyen-terme appelé à être surmonté par la dialectique de son syllogisme, alors il n’est qu’une fonction interne à son auto-déploiement autonome : l’Autre n’est jamais que l’aliénation du Même, appelé à être réintégré dans son immanence, et reconnu comme illusion. Aucune altérité à l’être n’est en effet concevable chez Hegel, et il n’y a pas véritablement de Néant dans sa logique, dans la mesure où la négativité elle-même n’est qu’un moyen de la positivité de l’Absolu qui garantit l’absoluité de sa positivité [54]. Il n’y a alors pas de révélation, si par révélation on entend l’irruption imprévisible et illogique d’un Autre absolument transcendant qui vient subvertir le champ d’immanence et lui demeure irréductible. Conformément à la thèse directrice de la métaphysique qui identifie Être, Dieu et Concept, Hegel pose que « Dieu n’est pas un concept : il est le Concept » [55], et dès lors « le contenu de la philosophie et celui de la religion sont le même contenu » [56]. Il n’y a donc pas de révélation au sens propre, parce qu’il n’y a pas d’extériorité au Concept : « Pour l’Esprit, quelque chose d’absolument autre n’existe pas du tout » [57], et il n’y a rien dont le Concept ne soit susceptible de dire la vérité par lui-même et en lui-même. Ce n’est pas de religion révélée dont parle Hegel, mais seulement de religion manifestée : le christianisme n’apporte pas une vérité inouïe, il manifeste simplement ce qu’est la religion, il est le plein déploiement de son concept, qui en exprime l’essence de façon complète et limpide quand les religions antérieures restaient partielles et confuses.
17La Révélation est pourtant constitutive du christianisme, et l’approche du rapport entre christianisme et politique impose de prendre au sérieux l’hypothèse que ce qui advient « une fois pour toutes » (He 9,26-28) dans la Révélation demeure irréductible à l’immanence de la manifestation et à la logique du concept. De ce point de vue, « l’abîme de scission le plus profond » [58] qu’est le creusement de la différence et de la négativité dans l’immanence substantielle n’est pas la prémisse d’une réunification : cette ouverture est au contraire « une porte ouverte que nul ne peut fermer » (Ap 3,8), elle a à être maintenue comme telle, sauvegardée comme trace précieuse et fragile de la transcendance, et la religion n’est plus la tentative, vouée à l’échec, de la réconciliation, mais bien au contraire la préservation au sein du champ d’immanence de cette différence abyssale : en chacun, comme lieu du soi ; et dans l’État, comme espace du sacré.
18Or, si la Révélation se définit par cette déchirure et par le dévoilement abrupt d’un surcroît irréductible, alors son mystère ne peut être intégré par le système de la Science, ni ses fidèles intégrés à l’ordre de l’État. Définie par la sauvegarde de cet événement, par le maintien de l’ouverture à la transcendance, et comme tension du rapport à l’imminence, la communauté chrétienne est en effet communauté eschatologique, par principe irréductible à la totalité étatique et à sa téléologie historique. C’est alors l’essence même d’une telle communauté que de se situer en dehors de la politique et d’y être inassimilable : conformément au principe selon lequel il faut « rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mt 22,21), le christianisme suppose d’abord et avant tout la dissociation de la politique et de la religion, et c’est en effet un point central de la Révélation de Dieu dans le Christ que d’annoncer son renoncement au pouvoir sur les empires de ce monde (Lc 4,5-8). Il n’y a donc pas de théologie politique chrétienne possible, si l’on conçoit cette politique en termes d’appareil d’État, de pouvoir gouvernemental et d’administration publique. La Révélation est en son essence apocalyptique, elle met en évidence la finitude et la vanité du monde (Rm 8,20) et l’imminence de sa fin (Rm 13,12), elle n’a pas pour vocation de le construire, de le gérer ni de l’organiser [59]. Le Royaume n’est pas de ce monde (Jn 18,36) et son avènement n’est pas celui d’une théocratie : le Bien n’est pas de ce monde, et accorder à la politique le pouvoir de l’instaurer donnerait à l’État la toute-puissance d’un Léviathan (Ap 17,13).
19La dissociation du politique et du religieux n’est pourtant pas une évacuation pure et simple de la question du pouvoir, mais implique au contraire son jugement : l’horizon eschatologique est en cela ce qui permet de juger injuste l’ajustement même de l’ordre politique et de contester que l’effectivité soit à elle-même sa propre juridiction, là où au contraire Hegel affirmait que dans l’histoire, « aucun peuple n’a jamais souffert d’injustice ; ce qu’il a souffert, il l’a mérité » [60]. Le critère du jugement de la puissance politique est en effet donné par la Révélation, qui advient dans la faiblesse et l’impuissance d’un « serviteur souffrant » (Is 53) et d’un « messie crucifié » (1 Cor 1,23), c’est-à-dire précisément d’une souffrance imméritée infligée par le pouvoir politique et la raison d’État. Or tout pouvoir a ses victimes injustement sacrifiées, toute communauté a ses exclus, et le christianisme ne peut dès lors qu’être constamment critique de toute autorité politique : il s’agira pour lui de toujours assumer le point de vue des proscrits, des réprouvés, des condamnés et des vaincus, de ceux qui n’ont aucun pouvoir, et non pas de ceux qui l’exercent [61]. En cela, le rapport chrétien au politique ne peut être que celui d’un combat contre les détenteurs de la puissance, « car nous ne sommes pas en lutte contre la chair et le sang, mais contre les pouvoirs, contre les puissances, contre les princes de ce monde et leurs ténèbres » (Ep 6,12) : il implique une subversion constante de l’ordre politique – par une inversion du rapport des premiers et des derniers (Mt 20,16), des amis et des ennemis (Mt 5,43), des riches et des pauvres (Mc 10,23), des justes et des pécheurs (Mt 9,13) –, et une critique aussi de toute prétention mondaine à instaurer un « empire du Bien » [62].
Mots-clés éditeurs : G. W. F. Hegel, État, eschatologie, christianisme, bien commun, religion
Date de mise en ligne : 28/10/2014.
https://doi.org/10.3917/trans.131.0031Notes
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[1]
Platon, La République, 560 b.
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[2]
Ibid., 519 e.
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[3]
Protagoras, 319 d.
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[4]
La République, 473 c-d.
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[5]
Ibid., 508 a et 509 b.
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[6]
Heidegger, « De l’essence du fondement », GA 9, p. 160 (note a) et Platon, La République, 508 e.
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[7]
« La doctrine platonicienne de la vérité », GA 9, p. 235. Le Bien désigne ce qui rend l’étant possible en son être, il est une pure fonction ontologique, et Heidegger soulignait ainsi, contre la tentation commune aux divers avatars du platonisme chrétien d’identifier l’Idée de Bien au Dieu de la Bible, que cette idée « est pensée au sens grec, et c’est contre quoi échouent toutes les subtilités de l’exégèse théologique ou pseudothéologique […]. Au sens grec et platonicien, ?????? signifie l’apte, ce qui est apte à quelque chose : l’essence de l’???? est de conférer l’aptitude, c’est-à-dire de rendre l’étant possible en tant que tel » (GA 6.2, p. 201). Si l’idée de Bien est « au-delà », c’est qu’elle est ce qu’il y a à être pour être totalement ce que l’on est : « On pose au dessus de l’être quelque chose dont on peut dire à tout moment que l’être ne l’est pas encore, mais doit l’être » (GA 40, p. 206).
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[8]
Platon, Le Sophiste, 254 b.
-
[9]
La République, 517 a, 379 a, et 500 e.
-
[10]
Hegel écrivait ainsi dès 1797 : « Réunification et être ont la même signification » (Vereinigung und Sein sind gleichbedeutend), Frühe Schriften, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1971, p. 251, prémisse de ce grand traité dialectique de la réconciliation (Versöhnung) qu’est la Phénoménologie de l’Esprit.
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[11]
Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 270, texte présenté, traduit et annoté par Robert Derathé, Paris, Vrin, 1982, p. 273.
-
[12]
La Raison dans l’histoire, traduction et notes par Kostas Papaioannou, Paris, Plon, 1965, p. 68.
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[13]
Ibid., p. 139.
-
[14]
Principes de la philosophie du droit, § 270, Rem., op. cit., p. 277.
-
[15]
Ibid., § 360, p. 341.
-
[16]
Leçons sur le droit naturel et la science de l’État (1817-1818), § 123, traduction et présentation de Jean-Philippe Deranty, Paris, Vrin, 2002, p. 202-203.
-
[17]
Encyclopédie des sciences philosophiques I. La science de la logique [1830], § 85, texte présenté, traduit et annoté par Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 1986, p. 348.
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[18]
Principes de la philosophie du droit, § 270, Rem., op. cit., p. 272.
-
[19]
Ibid., § 258, Add., p. 260.
-
[20]
Leçons sur la philosophie de la religion I : Introduction - Le concept de religion, traduction et présentation de Pierre Garniron, Paris, PUF (coll. « Épiméthée »), 1996, p. 320.
-
[21]
Principes de la philosophie du droit, § 30, op. cit., p. 89.
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[22]
Leçons sur la philosophie de la religion III : La religion révélée, traduction et présentation de Pierre Garniron, Paris, PUF (coll. « Épiméthée »), 2004, p. 255.
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[23]
Leçons sur l’histoire de la philosophie III : La philosophie grecque. Platon et Aristote, traduction et notes de Pierre Garniron, Paris, Vrin, 1972, p. 411.
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[24]
Ibid., p. 494.
-
[25]
Encyclopédie des sciences philosophiques III : Philosophie de l’Esprit, § 552, Rem., texte présenté, traduit et annoté par Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, p. 340.
-
[26]
Science de la logique. L’être [1812], traduction, présentations et notes par Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, Paris, édition Kimé, 2006, p. 112.
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[27]
Leçons sur la philosophie de la religion III, op. cit., p. 61.
-
[28]
Leçons sur la philosophie de la religion I, op. cit., p. 261
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[29]
Leçons sur la philosophie de la religion III, op. cit., p. 238.
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[30]
Ibid., p. 68.
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[31]
Phénoménologie de l’Esprit, présentation, traduction et notes par Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, Paris, Gallimard, 1993, p. 671.
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[32]
Leçons sur la philosophie de la religion III, op. cit., p. 98.
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[33]
Ibid., p. 174.
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[34]
Ibid., p. 100.
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[35]
Ibid., p. 99.
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[36]
Encyclopédie des sciences philosophiques III, § 563, op. cit., p. 351.
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[37]
Leçons sur la philosophie de la religion III, op. cit., p. 253.
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[38]
Phénoménologie de l’Esprit, op. cit., p. 671.
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[39]
Encyclopédie des sciences philosophiques III, § 552, Rem., op. cit., p. 336 et p. 333-334.
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[40]
Leçons sur la philosophie de la religion III, op. cit., p. 255.
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[41]
Encyclopédie des sciences philosophiques III, § 311, p. 311.
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[42]
Leçons sur la philosophie de la religion I, op. cit. p. 319.
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[43]
Principes de la philosophie du droit, § 270, Rem., op. cit., p. 277.
-
[44]
Science de la logique, L’être [1812], op. cit., p. 19.
-
[45]
Leçons sur la philosophie de l’histoire, traduction de Jean Gibelin, Paris, Vrin, 1963, p. 336.
-
[46]
Principes de la philosophie du droit, § 270, Rem., op. cit., p. 276.
-
[47]
La positivité de la religion chrétienne, traduit par Guy Planty-Bonjour, Paris, PUF (coll. « Épiméthée »), 1983, p. 59.
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[48]
Encyclopédie des sciences philosophiques III, § 552, Rem., op. cit., p. 334.
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[49]
Principes de la philosophie du droit, § 270, Rem., op. cit., p. 275.
-
[50]
Encyclopédie des sciences philosophiques III, § 563, op. cit., p. 353.
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[51]
Leçons sur la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 320.
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[52]
Ibid., p. 265.
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[53]
Encyclopédie des sciences philosophiques III, § 448, op. cit., p. 163.
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[54]
Comme l’a montré Heidegger dans Hegel. La négativité, GA 68, p. 14 et p. 47, Hegel accomplit « la complète dissolution de la négativité dans la positivité de l’Absolu […] La négativité hegélienne n’en est pas vraiment une, parce qu’elle ne prend jamais au sérieux le “ne pas” et le néantiser – le “ne pas” a déjà été relevé par le oui ».
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[55]
Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion III, op. cit., p. 12.
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[56]
Encyclopédie des sciences philosophiques III, § 573, Rem., op. cit., p. 361.
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[57]
Ibid., § 377, Add, op. cit., p. 379.
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[58]
Leçons sur la philosophie de la religion III, op. cit., p. 61.
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[59]
John-Paul Meier y insiste dans sa magistrale somme sur le Jésus historique : « Le noyau des béatitudes proclame une révolution, mais c’est une révolution dont le seul artisan est Dieu, alors que ce monde présent touche à sa fin […]. Jésus était un prophète eschatologique avec une nuance apocalyptique : l’avènement définitif de la souveraineté royale de Dieu était imminent ; les appels à la réforme sociale et politique, lancés par certains individus, et bien souvent avortés, n’étaient donc pas de mise », Un certain Juif Jésus : les données de l’histoire. Tome II : La parole et les gestes, Paris, Cerf, 2010, p. 285.
-
[60]
Hegel, Leçons sur le droit naturel et la science de l’État (1817-1818), § 164, op. cit., p. 278.
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[61]
Dostoïevski a ainsi mis en évidence dans la parabole du Grand Inquisiteur des Frères Karamazov que la situation du Christ par rapport à n’importe quelle puissance politique, y compris l’Église quand elle se fait pouvoir temporel, était celle du sacrifié et du condamné.
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[62]
Au sens où l’entend Philippe Muray (L’Empire du Bien, Paris, Les Belles Lettres, 1991), qui d’ailleurs « s’appuyait » sur Dieu pour critiquer la béatitude contemporaine (Exorcismes spirituels IV, Paris, Les Belles Lettres, 2006, p. 66).