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Article de revue

Absolutisme ou relativisme ?

Pages 113 à 123

Notes

  • [1]
    Dans le dernier chapitre de Condition de l’homme moderne (Paris, Pocket-Agora, 2005), H. Arendt a bien montré que la condition humaine était universelle et non simplement terrestre, au sens d’une condition dans l’univers infini. C’est précisément en tant qu’elle est universelle que la condition humaine est caractérisée par la relativité.
  • [2]
    Alors même que l’époque était marquée par un regain du scepticisme et du relativisme dont témoignent les œuvres de Montaigne, Charron et d’autres, Descartes trouve dans la subjectivité elle-même le point d’appui qui lui permet d’en sortir.
  • [3]
    Dans la pensée contemporaine, le problème est posé comme un problème de traduction entre les langues et entre les langages. Peut-on dire quelque chose d’universel en différentes langues ? Peut-on être sûr que ce dit universel se conserve d’une langue à l’autre, autrement dit qu’on peut toujours revenir par la traduction au sens dont on était parti ? L’universalisme soutient que oui ; le relativisme dit que non, que la traduction est irréversible. Cf. Willard Quine, Le mot et la chose, trad. P. Gochet, Paris, Flammarion, Coll. Champs, 1999 ; Donald Davidson, Enquêtes sur la vérité et l’interprétation, trad. P. Engel, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1993.
  • [4]
    Le Protagoras de Platon met en scène la discussion entre le sophiste Protagoras qui soutient que l’homme est la mesure de toute chose et Socrate qui réfère à une réalité objective des Idées.

1Il convient de se méfier des oppositions simplistes, des débats purement idéologiques, dans lesquels tout est ramené à des oppositions absolues et où l’adversaire est caricaturé et diabolisé. Le but de la présente réflexion n’est pas de convaincre de la justesse d’une opposition entre absolutisme et relativisme ni de la faire jouer dans un sens ou dans l’autre (contre l’absolutisme ou contre le relativisme), mais de la déjouer en essayant de revenir à la réalité complexe et actuelle qu’elle élude. Au regard de cette réalité, toutes les idéologies, même l’idéologie relativiste, sont absolutistes ; c’est de l’absolutisme qu’en fait il convient de se garder.

La relativité de la condition humaine

2Le monde contemporain semble gagné par le relativisme, ce qui aux yeux de certains est catastrophique. Mais d’où procède cette évolution ? En quoi consiste-t-elle exactement ? C’est au fond assez simple, mais on ne prend généralement pas le recul suffisant pour le comprendre. Le relativisme existe depuis que la philosophie existe. Sous sa forme classique, il est associé au scepticisme. En ce qui concerne la question du vrai et celle du bien et du mal, il soutient que l’homme n’a pas accès à une mesure objective autre que lui-même. Ce qui est nouveau à l’époque moderne, c’est que l’on connaît mieux la condition qui pourrait expliquer que l’homme soit privé d’une mesure objective. Il y a une double racine de la situation présente.

3La première concerne le monde dans lequel nous sommes et notre manière d’y être. La science moderne n’est pas relativiste (si « relativisme » ne veut pas dire seulement « partisan de la théorie scientifique de la relativité » mais « philosophie relativiste »), mais elle a découvert la relativité dès le xviie siècle. La vision ancienne du cosmos était la vision d’un ordre absolu dans lequel la terre et plus généralement le domaine du corruptible étaient eux-mêmes positionnés de manière absolue. La vision moderne de l’univers infini pose, au contraire, que toutes les positions dans l’univers sont relatives et ne peuvent être définies que de manière relative. Dans un premier temps, la portée de cette relativité reste limitée dans la mesure où l’on tient que la position dans l’espace et la position dans le temps peuvent être définies exactement et séparément. Mais quand il apparaîtra qu’espace et temps ne peuvent être séparés, la relativité sera complète. On tient toujours, aux premiers temps de l’époque moderne, que l’ensemble de l’univers répond à un ordre absolu, mais cet ordre n’est pas tel que les lieux et les positions dans l’univers soient eux-mêmes fixés et assignés absolument. Le lieu terrestre pour les vivants et pour les hommes est un lieu absolument quelconque. On sait le sentiment de frayeur qu’entraîne chez Pascal la prise de conscience de cette contingence de la position des hommes dans l’univers. La première raison du sens que l’on a de la relativité dans le monde moderne se trouve là. Le lieu où l’on est, la position qu’on occupe, le point d’où l’on voit et d’où l’on connaît ne sont pas absolus mais relatifs, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas tels qu’ils garantissent une valeur absolue de notre vision et de notre connaissance, mais une valeur seulement relative et particulière. Ce qui est vrai du point de vue humain en général, point de vue attaché au lieu terrestre, est vrai aussi des points de vue plus particuliers des hommes attachés à des lieux et des positions plus particuliers sur terre, collectivement et individuellement. Le sens de la relativité lié en dernier ressort aux lieux et aux temps occupés dans le monde physique se répand à tous les niveaux de l’existence humaine.

4La relativité se trouve ainsi découverte comme caractéristique de la condition humaine. Un sens vraiment nouveau de la condition humaine est acquis à l’époque moderne que l’on doit aux sciences modernes. Un sens de la condition humaine s’était précisé dans la philosophie gréco-latine assez tardivement, notamment chez les Stoïciens. Ce sens s’attache surtout à la particularité de la situation des hommes dans le cosmos, à leur subordination au tout, non à une relativité de cette situation. Le christianisme modifie ce sens de la condition humaine en la réfléchissant dans le cadre d’une théologie de la création et de la rédemption. Non seulement Dieu crée les hommes en leur assignant leur nature, mais en les créant il les met dans leur condition. Dans la relation avec Dieu, cette condition change. Elle est paradisiaque d’abord, terrestre ensuite ; elle sera enfin une condition de gloire. Cela signifie que cette condition est historique, même si c’est dans le cadre d’une histoire sainte et non dans celui de l’histoire terrestre seulement. Des changements radicaux affectent la condition humaine, mais on ne peut parler de relativité. La condition terrestre demeure pensée comme elle l’était dans la vision antique du cosmos, c’est-à-dire comme assignée absolument dans l’ordre cosmique. La science moderne change donc profondément le sens de la condition humaine sur terre en découvrant la relativité. Cette condition n’est pas en réalité terrestre mais universelle, au sens où elle est condition dans l’univers infini, positionnée relativement et non absolument dans cet univers [1].

5On peut aussitôt faire remarquer que si l’homme fut capable de découvrir cette relativité, c’est qu’il dispose d’un pouvoir ou d’une faculté qui, à certains égards, échappe à cette condition relative, pouvoir qui fut également dès le xviie siècle reconnu comme le pouvoir de la pensée et de la raison. La seconde racine du sens moderne de la relativité est la subjectivité dont on dit couramment qu’on l’a découverte à ce moment-là. On connaissait la subjectivité avant le xviie siècle, mais c’est alors qu’on lui a reconnu une réalité et consistance telles qu’on en est venu à une sorte de partition de l’être entre monde matériel et monde de l’esprit. Cette manière de reconnaître la réalité ontologique de la subjectivité fut une façon de parer à la découverte de la relativité de la condition humaine [2] : l’homme existait dans une condition totalement relative, mais il avait dans sa pensée ou sa raison un point de vue absolu. La philosophie moderne, idéaliste et rationaliste en bonne partie, a cru pouvoir échapper aux conséquences de la découverte moderne de la relativité. Comme sujet, l’homme occupait un lieu qui échappe à la condition qui est celle des hommes dans leur monde de terriens, un lieu de référence absolu. Elle l’a admis en s’appuyant sur les sciences elles-mêmes qui semblent alors en mesure de connaître absolument les lois qui régissent un univers où tout est relatif.

6Pourtant, le développement des sciences jusqu’à nos jours ne cesse de renforcer le sens de la relativité et ne confirme pas du tout l’idée que les sciences nous apporteraient un savoir absolu concernant la nature et l’univers. D’autre part, l’interprétation idéaliste de la subjectivité élude ce qu’implique celle-ci dans le sens que nous avons du relatif. Nous le savons très couramment, le sens premier du terme « subjectif » est plutôt péjoratif : ce qui est subjectif est arbitraire, relève de l’opinion particulière, ne représente qu’un point de vue. La subjectivité est le domaine du relatif par excellence. Le rationalisme et l’idéalisme modernes renversent ce sens de la subjectivité en érigeant celle-ci en esprit absolu ou en subjectivité transcendantale. Il y a lieu de penser qu’en réalité la soi-disant découverte de la subjectivité a été découverte non d’un sujet absolu, mais de l’impossibilité de penser l’être en faisant abstraction de la subjectivité, autrement dit du fait qu’il n’y a d’être que pour quelqu’un, pour des sujets. Si au contraire des philosophies rationalistes et idéalistes, on reconnaît que la subjectivité humaine ne peut avoir lieu que dans la condition humaine telle qu’on la connaît aujourd’hui, on a une vue plus complète et précise du sens de la relativité qui règne dans notre monde. Un problème philosophique majeur aujourd’hui est de comprendre ce que sont exactement les pouvoirs de la pensée et de la raison dans la condition humaine caractérisée par la relativité. Mais nous pouvons dire que la relativité tient à la fois à la condition humaine dans l’univers et au fait que, dans cette condition, l’homme est subjectif. On ne peut être assuré que la subjectivité humaine est absolue ou capable d’absolu (ni de quel absolu elle est capable), mais il est sûr qu’existant dans la condition humaine, la subjectivité est elle-même facteur de relativité. Il reste à souligner l’importance de la prise en compte de cette double racine de la relativité qui tient à la fois à une condition de position dans l’espace-temps et à une condition de subjectivité. On rapproche souvent relativisme et subjectivisme au point de les confondre. Cette confusion signifie qu’on ne prend en compte dans la relativité que la subjectivité. Il y a un facteur objectif de la relativité, à savoir la condition spatiotemporelle. Il conviendrait de reconnaître et d’appréhender complètement la condition humaine.

7Grâce à un bref rappel historique, nous avons donc mis en évidence que derrière le relativisme qui semble avoir gagné le monde moderne, il y a un sens et une connaissance de la relativité caractéristique de la condition humaine. Cela ne veut pas dire que le relativisme est en conséquence justifié ; mais il convient d’en tenir compte pour se situer par rapport au débat idéologique qui le concerne. Nous n’aurons pas la prétention d’échapper à ce débat ; il faut y intervenir mais en essayant de le faire à partir de raisons qui ne sont pas purement idéologiques. Dans ce sens, les analyses précédentes conduisent d’abord à nuancer et à compliquer les options en présence pour ensuite nous orienter dans un certain sens.

Le relativisme et son environnement idéologique

8Le monde des idéologies est étonnamment riche et varié, ce qui est paradoxal puisque l’opération idéologique par excellence consiste toujours à réduire et à masquer cette variété en la ramenant à une opposition simple. Le cas du relativisme est exemplaire à cet égard.

9Demandons-nous d’abord quel est justement l’autre du relativisme. De quelle idéologie se réclament ceux qui s’en prennent au relativisme ? Il y a plusieurs candidats. Le plus fréquemment cité est l’universalisme qui affirme des valeurs et des vérités universelles dont le relativisme nierait l’existence [3]. Mais il y a aussi le réalisme ou l’objectivisme. S’opposer au relativisme implique de soutenir que l’on a accès à une réalité indépendante des points de vue de chacun, qu’il y a des vérités objectives et un fondement objectif des valeurs [4]. Dans la mesure où relativisme rime aussi avec nihilisme, on pourrait lui opposer un ontologisme ; soit il y a l’être vraiment consistant soit il n’y a rien de vraiment consistant. La simplicité des oppositions n’exclut donc pas les variations et les nuances dans la manière de se positionner et de s’opposer.

10Mais avec ces variantes, nous n’avons pas encore vraiment repéré l’autre du relativisme. Dans le langage le plus courant, l’autre du relatif est l’absolu. A priori, l’autre du relativisme devrait être l’absolutisme. Il n’est pas d’usage de désigner par « absolutisme » une idéologie générale. Ce terme désigne ordinairement une idéologie politique et la manière d’exercer le pouvoir qui lui correspond. Il est devenu difficile aujourd’hui de défendre ouvertement cette idéologie même si on ne la confond pas avec le totalitarisme. Il est aisé de se réclamer de l’universalisme pour s’opposer au relativisme mais qui s’y opposerait en se réclamant d’un absolutisme ? Pourtant l’absolutisme est le nom propre de l’idéologie anti-relativiste, même si ici encore les choses ne sont pas simples.

11Pour l’anti-relativisme, « vérités et valeurs universelles » veut aussi bien dire « vérités et valeurs absolues ». Ne peut valoir universellement que ce qui vaut absolument. Cette conviction est plus que discutable ; elle implique des simplifications caractéristiques des idéologies. Ce qui vaut pour tous les hommes n’est pas ce qui vaut absolument, précisément parce que c’est ce qui vaut pour les hommes. Comme nous l’avons montré plus haut nous ne pouvons plus aujourd’hui ignorer la relativité de la condition humaine. Même quand nous parlons de tous les hommes, quand nous visons une universalité, celle-ci ne peut se comprendre que comme une universalité dans la condition humaine. Les hommes ne sont pas positionnés de manière absolue dans l’existence, ni du fait d’une organisation du cosmos, ni en tant que sujets pensants. Il est donc nécessaire de distinguer clairement une universalité que l’on peut dire de principe qui serait idéelle et absolue et une universalité factuelle qui concerne les hommes tels qu’ils existent dans leur condition. Nous ne pouvons plus confondre ou faire coïncider les deux, dès lors que la condition humaine est caractérisée par la relativité. Nous le pouvons d’autant moins qu’un changement considérable s’est produit dans la situation de l’humanité. Pendant très longtemps l’universalité humaine n’était donnée en quelque sorte que dans l’idée ; la condition humaine elle-même n’était que pensée, son universalité n’était pas vérifiée dans le vécu des hommes. Aujourd’hui, l’universalité pour l’humanité est devenue effective, parce que les liens entre tous les hommes se sont considérablement resserrés et intensifiés, parce que l’humanité a fait le tour d’elle-même, parce que la connaissance de son unité et de sa spécificité biologique, de son enracinement terrien relatif est acquise. La condition humaine est devenue un fait beaucoup plus concret ; sa position relative dans l’univers est devenue beaucoup plus évidente. Quand on dit « tous les hommes », il est nécessaire de distinguer le sens absolu et le sens factuel de l’expression. Il y a une réalité de l’universel qui n’implique pas immédiatement l’absolu. Ne pas se référer à un absolu ne signifie pas que l’universel est ipso facto perdu.

12D’autre part, l’anti-relativisme, qui est donc un universalisme absolutiste, prête à l’autre, auquel il s’oppose en le caricaturant, la position qui est en fait la sienne, ce qui est caractéristique des idéologies en général. Une position est idéologique quand elle ne parvient pas à reconnaître l’autre position dans sa différence et la voit à son image. L’anti-relativisme s’oppose au relativisme en l’érigeant en absolutisme. Il le reconnaît de manière explicite à certains égards puisque son principal argument contre le relativisme est justement celui qui lui reproche d’être contradictoire en absolutisant le relativisme lui-même. Dire « tout est relatif » est contradictoire puisque cela revient à poser une affirmation absolue au moment où l’on dit que rien n’est absolu. Cet argument montre bien qu’on voit dans le relativisme un absolutisme. La possibilité d’adopter une position véritablement non absolutiste est éludée.

13La position anti-relativiste est donc absolutiste à la fois parce qu’elle ne conçoit pas un universel qui ne serait pas absolu et parce qu’elle ne peut voir dans le relativisme lui-même qu’un absolutisme. Nous venons donc de reconnaître qu’au-delà de l’universalisme, de l’objectivisme voire de l’ontologisme qui s’opposent au relativisme, le motif profond de cette opposition est un absolutisme parce qu’il est difficile de ne pas associer universel et absolu, objectif et absolu, être et absolu. Dans cette perspective, le relativisme lui-même est en fait regardé comme un absolutisme. Il nous reste à voir s’il est possible de s’en garder.

Récuser l’absolutisme

14Dans la situation présente, il conviendrait plutôt de s’opposer non au relativisme mais à l’absolutisme comme tel, en y incluant bien sûr le relativisme absolutiste, et tout en reconnaissant toute la gamme des absolutismes possibles au-delà du seul absolutisme politique.

15Il pourrait sembler que l’absolutisme, par définition, ne peut qu’être unique et n’avoir qu’une seule référence, cela qu’il tient pour absolu. Cependant il est manifeste, dans les sociétés modernes où sont différenciés les domaines de référence, qu’on peut avoir affaire à une diversité d’absolutismes : religieux, politique, scientifique etc. Il y a des conflits évidents et historiques entre les absolutismes, notamment celui qui a marqué le passage d’un absolutisme religieux théocratique à un absolutisme politique au cours du Moyen-Âge. Il y a un absolutisme en positif et un absolutisme en négatif. L’absolutisme en positif (qui n’a rien à voir avec un positivisme) se réclame d’une réalité qu’il affirme comme étant elle-même absolue, autrement dit suprême et souveraine. Ainsi passe-t-on de la souveraineté du divin à la souveraineté de l’État, de l’entité politique. L’absolutisme en négatif ne se réfère pas à une réalité affirmée positivement comme absolue mais n’en pose pas moins des règles ou des impératifs catégoriques à respecter inconditionnellement. Il y a donc l’absolutisme qui est fonction de la réalité qu’il pose comme absolue et celui qui est fonction de la manière absolue de poser une certaine réalité. Le passage de l’absolutisme religieux à l’absolutisme politique sera très vite suivi du passage d’un absolutisme en positif à un absolutisme en négatif, d’une souveraineté tenant à la qualité supérieure du souverain à une souveraineté fonctionnelle qui est une modalité du gouvernement du prince et de l’obéissance des sujets.

16Tout absolutisme tend à être communautarien, c’est-à-dire à considérer que cela même qui est absolu ou doit être respecté absolument réunit par là même tous les hommes dans une entité communautaire selon une logique d’intégration à un unique corps qui implique aussi l’exclusion de ceux qui ne reconnaissent pas la souveraineté de l’absolu. Cela se vérifie même dans le cas de l’absolutisme en négatif. L’entité politique laïque est une entité qui exclut de se référer à une quelconque réalité absolue affirmée positivement, en particulier à une réalité absolue de caractère religieux. Elle n’en exige pas moins un respect inconditionnel de la loi. Il lui est difficile d’imposer ce respect sans se référer à une entité positive, le peuple ou la nation, ni sans la sacraliser. Mais en principe la forme du droit et de la loi suffisent et s’imposent absolument. La loi souveraine fonctionne selon une logique communautaire d’intégration/exclusion. La république qui, en se laïcisant, récuse tout fondement absolu religieux et exclut le mode de gouvernement despotique de la monarchie absolue, n’exclut pas l’absolutisme politique et tend, elle aussi, à sa manière, à être communautarienne.

17On pourrait objecter que les absolutismes religieux et politique ont pu se vouloir universalistes. Ce fut le cas du christianisme de chrétienté et du républicanisme de la révolution française. Kant montre bien que la logique républicaine est cosmopolitique. Dans ce cas, l’intégration ne paraît plus aller de pair avec l’exclusion. Mais l’idée de communauté universelle est éminemment paradoxale. Elle ne correspond à aucune expérience politique effective ; pour le christianisme elle est eschatologique ; pour le kantisme elle est une idée régulatrice. Dans la vie politique réelle, l’absolutisme est communautarien. Or le problème vraiment politique est celui de l’universel qui est au-delà de toute communauté. L’absolutisme ne répond pas à ce problème, pas davantage l’absolutisme relativiste que les autres.

18Récuser l’absolutisme s’impose, à considérer la réalité pratique de l’humanité actuelle et du sens qu’elle a acquis de sa condition, considérée et étudiée non pas seulement de haut et comme de l’extérieur, mais explorée en elle-même et de l’intérieur. Ce sens inclut la connaissance de ses liens avec la nature et les êtres vivants apparus sur terre, l’expérience de soi-même comme sujet et des conditions d’existence de ce sujet dans la nature et la société, la reconnaissance de la pluralité humaine. La relativité, disions-nous, est une caractéristique de la condition humaine. Elle dépend non seulement de la subjectivité des hommes mais de la condition humaine de cette subjectivité. La relativité ne s’explique pas par le seul fait que nous donnons une place à la subjectivité, voire la première place à l’arbitraire de celle-ci. Elle tient au fait que nous devons toujours tenir compte du lieu et de la condition du sujet qui s’exprime. Rien ne peut être dit ni pensé de quoi que ce soit que de là où et quand cela est dit et pensé. La reconnaissance de ce fait requiert non l’affirmation d’un relativisme absolu mais le renoncement à tout absolutisme. Il ne s’agit pas d’absolutiser la condition humaine mais d’en prendre acte, ce qui exige un travail de connaissance et de réflexion débattu entre les hommes. Cette prise de conscience et cette réflexion fait partie de l’expérience historique des hommes ; elle caractérise l’époque présente où elle se trouve en quelque sorte requise par la situation. L’humanité universelle, qui jusqu’au xixe siècle n’existait pas pour les hommes eux-mêmes et n’était effectivement qu’un avenir possible, est devenue une réalité. Au sein de cette humanité, le sens de la pluralité des subjectivités et des conditions dont celles-ci dépendent ne peut que se renforcer. Dans cette condition de l’humanité et avec ce sens acquis de la condition humaine, l’absolutisme n’a plus de pertinence.

19Au moment donc où l’universalité humaine n’est plus simplement une question de principe, mais une réalité de fait, il n’est plus possible de référer directement l’universalité à un absolu quel qu’il soit. Tout se passe comme si toute universalité de principe se trouvait débordée par l’universalité devenue effective qui n’est pas une universalité absolue mais universalité de la condition humaine. La fin de l’absolutisme et la relativité de la condition humaine ne signifient pas que l’on ne puisse plus rien dire d’universel concernant l’homme. Si on ne confond pas absolu et universel, il n’y a aucune raison qu’il en soit ainsi. Le problème philosophique et pratique actuel est précisément de penser l’universalité humaine existante sans l’absolutiser ; de reconnaître et de définir ce qui vaut pour tous les hommes non pas par principe ou absolument mais au regard de la condition dans laquelle ils se trouvent.

Conclusion

20Si donc l’on est attentif à la découverte qui s’opère à l’époque moderne de la relativité comme caractéristique de la condition humaine, il devient possible et même nécessaire d’échapper à une opposition qui peut apparaître comme éternelle en philosophie. Dans cette opposition, c’est l’absolutisme et non le relativisme qui est déterminant même s’il reste souvent caché et innommé, d’autres termes étant préférés pour s’opposer au relativisme, tels l’universalisme ou le réalisme. Dans ces oppositions, le relativisme est lui-même combattu comme un absolutisme. Cette problématique peut être dépassée et tend à l’être en politique et en philosophie si l’on ne confond plus universel et absolu, si l’on reconnaît qu’une universalité humaine peut être effective sans que ce soit par l’affirmation immédiate d’un absolu.

21Il y a donc un chemin à prendre entre absolutisme et relativisme. Il faut refuser de se laisser enfermer dans une alternative idéologiquement simplifiée. Ce chemin est difficile d’accès. Il suppose une rupture avec les traditions pour la plupart dominées par l’absolutisme sans pour autant se laisser entraîner sur la pente d’un relativisme qui n’est pas toujours affirmé absolument mais qui résulte souvent d’un laisser-aller. Pour y accéder, il faut s’efforcer de comprendre la situation réelle à laquelle les hommes sont parvenus aujourd’hui et tout ce qu’ils savent aujourd’hui de cette situation. Cette tâche énorme et complexe, nous ne pouvons l’accomplir qu’ensemble. Mais nous ne pouvons saisir ce qui vaut universellement pour les hommes que par elle.

22La non pertinence de l’absolutisme risque d’être particulièrement difficile à admettre par les religions monothéistes. Peut-on se réclamer d’un Dieu unique sans être absolutiste ? Comment une religion de l’absolu peut-elle se comprendre et se situer par rapport à l’expérience humaine d’une condition caractérisée par la relativité ? Cette question est sans doute la tâche principale dont devrait s’occuper une théologie aujourd’hui. Dieu – celui dont telle ou telle religion prétend avoir reçu la révélation – est-il bien pensé quand il est pensé comme l’Absolu ? Peut-on toujours se fier au discours métaphysique pour parler du Dieu de la religion ? Le sens acquis aujourd’hui de la condition humaine nous oblige-t-il à revoir des discours trop vite acquis concernant Dieu lui-même ? Quoi qu’il en soit de la pertinence d’un discours absolutiste concernant Dieu, n’est-il pas requis par la situation présente de l’humanité, de laisser se constituer la sphère de l’universalité humaine, de l’encourager même à trouver les raisons non religieuses et non absolues de sa régulation, plutôt que de soutenir qu’elle ne peut se constituer qu’en se référant à de l’absolu ? Ne devrait-on pas trouver dans le discours d’une religion comme le christianisme à propos de l’agir de Dieu lui-même dans l’Incarnation, à propos de son rapport à la loi, des raisons de prendre ses distances avec l’absolutisme, même quand il s’agit de penser le rapport de Dieu à la condition humaine ?


Date de mise en ligne : 06/03/2014

https://doi.org/10.3917/trans.127.0113

Notes

  • [1]
    Dans le dernier chapitre de Condition de l’homme moderne (Paris, Pocket-Agora, 2005), H. Arendt a bien montré que la condition humaine était universelle et non simplement terrestre, au sens d’une condition dans l’univers infini. C’est précisément en tant qu’elle est universelle que la condition humaine est caractérisée par la relativité.
  • [2]
    Alors même que l’époque était marquée par un regain du scepticisme et du relativisme dont témoignent les œuvres de Montaigne, Charron et d’autres, Descartes trouve dans la subjectivité elle-même le point d’appui qui lui permet d’en sortir.
  • [3]
    Dans la pensée contemporaine, le problème est posé comme un problème de traduction entre les langues et entre les langages. Peut-on dire quelque chose d’universel en différentes langues ? Peut-on être sûr que ce dit universel se conserve d’une langue à l’autre, autrement dit qu’on peut toujours revenir par la traduction au sens dont on était parti ? L’universalisme soutient que oui ; le relativisme dit que non, que la traduction est irréversible. Cf. Willard Quine, Le mot et la chose, trad. P. Gochet, Paris, Flammarion, Coll. Champs, 1999 ; Donald Davidson, Enquêtes sur la vérité et l’interprétation, trad. P. Engel, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1993.
  • [4]
    Le Protagoras de Platon met en scène la discussion entre le sophiste Protagoras qui soutient que l’homme est la mesure de toute chose et Socrate qui réfère à une réalité objective des Idées.

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