Notes
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[1]
Cf. par exemple les règles d’exégèse et d’herméneutique bibliques utilisées à l’époque du Nouveau Testament, à leur pertinence en ce temps-là et pour nous aujourd’hui.
-
[2]
Gerard Mussies, Dio Chrysostom and the New Testament, Leiden, Brill, 1972, p. 123. Repris par Dean Philip Bechard, « Paul among the rustics : The Lystran Episode (Acts 14 :8-20) and Lucan Apologetic », The Catholic Biblican Quarterly, n° 63, 2001, p. 84-101.
-
[3]
La seule monographie récente sur le sujet est celle de Dean Philip Bechard, Paul Outside the Walls : A Study of Luke’s Socio-geographical Universalism in Acts 14,8-20, Rome, Institut Biblique Pontifical, Analecta Biblica 143, 2000.
-
[4]
Lucien de Samosate (iie siècle), La mort de Pérégrinus, 11.
-
[5]
J’emprunte la liste qui suit au rhéteur Aphthonios dans la section enkômion de ses progymnasmata. Cf. George Kennedy, Progymnasmata : Greek Textbooks of Prose Composition and Rhetoric, Leiden, Brill, 2003, p. 108. Également, Michel Patillon (éd.), Progymnasmata, Paris, Les Belles Lettres (coll. « Universités de France »), 2002. Aphthonios vécut au ive siècle ap. J.-C., mais sa classification (genos, paideia, praxeis) suit celle des rhéteurs antérieurs et remonte au moins au temps de l’apôtre Paul, dans les périautologies de qui on la retrouve (par exemple en Ga 1 ; 2Co 11-12 ; Ph 3). Du texte d’Aphthonios sont ici omises l’introduction (en grec : prooimion) et la conclusion (en grec : epilogos), qui correspondraient respectivement chez Luc au prologue (Lc 1,1-4) et aux épisodes après la résurrection (Lc 24), ces derniers étant, comme cela a été depuis longtemps montré, une conclusion en bonne et due forme du premier volet du diptyque.
-
[6]
Alors considéré comme une divinité (la Fortune ; en grec : Tychè).
-
[7]
Les observations qui suivent valent aussi pour le récit matthéen.
-
[8]
Voir par exemple Jean-Noël Aletti, Quand Luc raconte, Paris, Cerf, 1998, p. 69-112.
-
[9]
Les biographies anciennes étaient souvent des éloges de personnes illustres.
-
[10]
Cf. par ex., selon Théon, la liste des traits que les personnages reçoivent ou doivent recevoir dans un récit (diêgêma) : « origine (genos), nature, éducation, disposition, âge, fortune, moralité, actions, paroles, genre de mort et après-mort », George Kennedy, Progymnasmata : Greek Textbooks of Prose Composition and Rhetoric, Leiden, Brill, 2003, p. 28. Cela vaut évidemment pour les biographies.
-
[11]
Cf. la remarque de Philon, en son Moïse, 1,5 : « Je commencerai par où il faut (anagkaion) commencer : par son origine (genos) Moïse est hébreu, mais il naquit et fut élevé en Égypte… »
-
[12]
L’exégèse anglophone nomme ces chapitres Infancy Narrative.
-
[13]
N’oublions pas également la synkrisis avec Pierre, comme signalé ci-dessus.
-
[14]
Il faut distinguer la désignation (= Église) et les compréhensions, autrement dit les images et systèmes symboliques exposant les traits de l’Église.
-
[15]
La thèse de Wolfgang Kraus, Das Volk Gottes. Zur Grundlegung der Ekklesiologie bei Paulus (WUNT 85, Tübingen, 1996) suit cette orientation.
-
[16]
Sans considérer cet aspect heilsgeschichtlich, mais plutôt la manière dont Paul voit les relations intra-ecclésiales, d’autres mettent en évidence une évolution du groupe Église où il y aurait eu, dans un premier temps des rapports de fraternité (et d’égalité), et, progressivement, avec les deutéro- et les tritopauliniennes, les rapports ecclésiaux se seraient calqués sur ceux de la maisonnée (oikos), avec une insistance grandissante donnée à la hiérarchisation des statuts. Voir David G. Horrell, « From adelphoi, to oikos theou : Social Transformation in Pauline Christianity », Journal of Biblical Literature, 120, 2001. De ce dernier type d’approche, on trouvera d’autres représentants en Klaus Schäfer, Gemeinde als « Bruderschaft », Peter Lang, 1990 et Helen Doohan, Paul’s Vision of Church, Wilmington, Michael Glazier, 1989.
-
[17]
Voir principalement les travaux de Helmut Merklein.
-
[18]
Sur le sujet, voir Jean-Noël Aletti, Essai sur l’ecclésiologie des lettres de saint Paul, Pendé, Gabalda (coll. « Études bibliques », 60), 2009.
-
[19]
Jean-Noël Aletti, « De l’usage des modèles en exégèse biblique. Le cas de la mort de Jésus dans le récit marcien », dans Vincente Collado Bertomeu (éd.), Palabra, prodigio, poesìa. In memoriam P. Luis Alonso Schökel s.j., Rome, Institut Biblique Pontifical (coll. « Analecta Biblica », 151), 2003, p. 337-348.
1Si l’objet d’étude de l’exégèse biblique est principalement la Bible, en ses langues originales et ses traductions anciennes, l’approche en est extrêmement diversifiée : comparatiste, historique, archéologique, linguistique, sociologique, rhétorique, narrative, juridique, théologique. Si les exégètes doivent en principe être familiers avec la plupart des approches, ils vont aux textes bibliques en fonction de leur formation première (linguistique, archéologique, sociologique, historique, rhétorique ou théologique). Ajoutons que pour qui est archéologue, historien, sociologue ou linguiste, la foi n’est pas nécessaire à l’interprétation des données analysées. La recherche doctorale peut et doit même se poursuivre en toutes les disciplines et les approches à peine mentionnées. On comprendra dès lors que les modèles sont de divers ordres et domaines et qu’il est pour le moins inconvenant de les ignorer, sous peine de se priver d’outils d’interprétation utiles voire nécessaires.
Quelques distinctions : modèles et paradigmes
2Commençons par quelques distinctions. Le mot « modèle » désigne les structures de différents niveaux sous-jacentes aux ensembles représentés dans/par les textes. On ne parlera donc pas ici des modèles empruntés aux sciences contemporaines (sociologie, psychologie, psychanalyse, archéologie, etc.) même si leurs catégories peuvent être pertinentes et utiles pour les chercheurs. Cela dit, une fois mis en évidence les modèles à l’œuvre dans les textes, ces modèles méthodologiques peuvent aider à déterminer leur pertinence à l’époque où ils étaient à l’œuvre et aujourd’hui encore [1].
3Le repérage des modèles qui se dégagent des textes, des plus anciens aux plus récents, est en revanche éminemment utile, car il permet de comprendre ce qu’on appelle le monde d’un texte et d’éviter les contresens grossiers.
Modèles qui se dégagent des textes
4Quels sont-ils ? Littéraires (mythiques, rhétoriques, narratifs, tragiques), mais aussi socio-historiques (famille, religion, travail, politique, société, valeurs éthiques, systèmes juridiques), anthropologiques (homme/femme, libre/esclave, vie/mort), théologiques et/ou confessionnels (canonicité, typologie, christologie haute/basse).
5Il reste ensuite à voir comment les repérer et évaluer leur fonction. Dans les paragraphes suivants, quelques exemples illustrant ces différents types de modèles seront proposés.
Paradigmes et évolutions de la recherche
6Pour les sujets de recherche traités, il est aussi très utile de voir quels modèles nos devanciers identifiaient. Au cours des âges, des interprétations (et donc des modèles proposés) ont eu plus de fortune que d’autres et ont influencé plus ou moins l’histoire de la recherche sur un sujet ou dans un champ donné. On appelle paradigme une interprétation (un modèle dégagé) qui s’impose à l’ensemble des chercheurs pendant un certain temps. Repérer les changements de paradigmes et leurs raisons permet de comparer les modèles d’explication proposés et de voir comment et pourquoi ils se sont imposés à une époque donnée, de déterminer également s’ils sont encore pertinents et/ou pourquoi ils ne le sont plus.
7Ainsi, pour l’exégèse biblique, quelques changements de paradigmes sont repérables et valent la peine d’être interprétés :
- Dans le passé, l’approche des textes était surtout confessionnelle et, pour le côté catholique, une liberté de recherche limitée par l’autorité ecclésiale. Depuis quelques décennies, l’exégèse biblique s’est partiellement dégagée de la mainmise magistérielle.
- Pour les protestants, il y avait le cœur de l’Évangile représenté par les protopauliniennes et Marc, auquel s’opposait le Frühkatholizismus des autres livres du Nouveau Testament. On ne pouvait donc donner la même valeur à tous les livres du Nouveau Testament ; en d’autres termes, il fallait établir un canon dans le canon.
- On prêtait une très grande attention à l’évolution temporelle des traditions et à l’histoire de la rédaction des textes pour déterminer la progression des idées (théologie, etc.), et beaucoup moins au texte final, ce qui est plutôt la tendance actuelle.
- Aujourd’hui, l’exégèse biblique est en état d’éclatement, ce qui est infiniment dommageable pour l’interprétation.
8Cela dit, voyons comment la découverte d’un certain nombre de modèles régissant les divers niveaux textuels a permis à l’exégèse de progresser et d’explorer de nouvelles voies. Commençant avec les modèles socio-culturels, nous irons progressivement vers les modèles théologiques et verrons comment l’interprétation se donne à lire dans leur articulation.
Modèles socio-culturels. Le cas d’Actes 14,8-20 [2]
9Cet épisode va me permettre d’illustrer mon propos et de mettre en évidence le nombre important de modèles innervant les micro- et macro-unités. Je l’ai choisi précisément parce qu’on ne lui trouve rien de bien intéressant [3]…
Il se trouvait à Lystre un homme qui ne pouvait pas se tenir sur ses pieds ; étant infirme de naissance, il n’avait jamais marché.9 Un jour qu’il écoutait Paul parler, celui-ci fixa son regard sur lui et, voyant qu’il avait la foi pour être sauvé,10 il dit d’une voix forte : « Lève-toi, droit sur tes pieds ! » L’homme bondit : il marchait.11 À la vue de ce que Paul venait de faire, des voix s’élevèrent de la foule, disant en lycaonien : « Les dieux se sont rendus semblables à des hommes et sont descendus vers nous. »12 Ils appelaient Barnabas « Zeus », et Paul « Hermès », parce que c’était lui le porte-parole.13 Le prêtre de Zeus-hors-les-murs fit amener taureaux et couronnes aux portes de la ville ; d’accord avec la foule, il voulait offrir un sacrifice.14 À cette nouvelle, les apôtres Barnabas et Paul déchirèrent leur manteau et se précipitèrent vers la foule en criant :15 « Oh! que faites-vous là ? disaient-ils. Nous aussi nous sommes des hommes, au même titre que vous ! La bonne nouvelle que nous vous annonçons, c’est d’abandonner ces sottises pour vous tourner vers le Dieu vivant qui a créé le ciel, la terre, la mer et tout ce qui s’y trouve.16 Dans les générations maintenant révolues, il a laissé toutes les nations suivre leurs voies,17 sans manquer pourtant de leur témoigner sa bienfaisance, puisqu’il vous a envoyé du ciel pluies et saisons fertiles, comblant vos cœurs de nourriture et de satisfaction. »18 Ces paroles calmèrent à grand-peine la foule, la détournant ainsi de leur offrir un sacrifice.19 D’Antioche et d’Iconium survinrent alors des Juifs qui rallièrent la foule à leurs vues. On lapida Paul, puis on le traîna hors de la ville, le laissant pour mort.20 Mais, quand les disciples se furent rassemblés autour de lui, il se releva et rentra dans la ville. Le lendemain, avec Barnabas, il partit pour Derbé.
Repérer les modèles
11Grâce aux noms des dieux Zeus et Hermès, on peut repérer une allusion au topos de Philémon et Baucis, qui nous est connu grâce aux Métamorphoses d’Ovide, 8.626-724. Comme celui décrit par Ovide, l’épisode d’Ac 14 se déroule aux confins de la Phrygie. Zeus, le protecteur des voyageurs cherchant logis et hospitalité, et Hermès (cf. Ac 14,12), sous les traits de mortels, demandent partout une hospitalité qui leur est refusée. Seuls Philémon et Baucis les accueillent en leur pauvre demeure. À Zeus et Hermès qui veulent les récompenser, les deux vieillards demandent seulement d’être les gardiens du temple qu’est devenue leur demeure. Ils sont exaucés et peuvent encore vivre de beaux jours, alors que les autres habitants de la contrée qui ont refusé de recevoir les dieux périssent dans un déluge.
12Si, grâce à la mention de Zeus et d’Hermès, le modèle est repérable, il reste à l’interpréter. Par la venue de Barnabas et Paul, c’est bien Dieu qui visite cette région d’Asie Mineure considérée alors comme peuplée de gens rustres. Les apôtres vont être reçus, mais peu croiront vraiment et pleinement en l’Évangile. Si l’origine divine du message est admise, l’auditoire reste cependant des plus primitifs. Cela dit, le modèle ne permet pas de rendre compte de toutes les dimensions d’Ac 14,8-20, car les deux apôtres sont des hommes et non des dieux. En d’autres termes, le modèle joue doublement : 1) avec Barnabas et Paul c’est bien Dieu qui visite ces pauvres et rustres, mais 2) il y a méprise sur les hérauts, hommes et non dieux.
131) Le topos de l’authentique sage : il existe un autre modèle, celui de l’authentique sage qui refuse les honneurs et dissuade ses auditeurs de le considérer comme un dieu. L’antidote à la vénération proche de l’adoration est ainsi décrit en Dion Chrysostome, Orationes, 35.9-10 : le vrai sage « doit, ayant déchiré ses vêtements, sauter nu dans les rues (ekpèdan gymnon eis hodous), montrant à tous qu’il n’est pas meilleur que tout un chacun, et si quelqu’un le suit en disant être son disciple, le chasser en le frappant et en jetant des mottes de terre et des pierres, comme s’il était stupide ou mauvais ».
14Manifestement, la réaction de Paul reprend celle du topos décrit par Dion en quelques-unes de ses composantes.
152) Selon plusieurs exégètes, il existe en ce passage un autre topos, celui de la crédulité des chrétiens, qui pointe déjà au ier siècle et sera développé au IIe :
Ce fut vers cette époque qu’il [Pérégrinus/Protée] se fit instruire dans la sagesse des chrétiens, en s’affiliant en Palestine avec quelques-uns de leurs prêtres et de leurs scribes. Que vous dirai-je ? Cet homme leur fit bientôt voir qu’ils n’étaient que des enfants. Tour à tour prophète, thiasarque, chef d’assemblée, il fut tout à lui seul, interprétant leurs livres, les expliquant, en composant de son propre fonds. Aussi nombre de gens le regardèrent-ils comme un dieu, un législateur, un pontife, égal à l’homme qui est encore honoré, celui empalé (avnaskolopisqe, nta) en Palestine pour avoir introduit ce nouveau culte parmi les hommes [4].
17L’allusion à ce topos est possible mais moins sûre. Si l’on pense qu’il a été repris en Ac 14, c’est parce qu’il semble montrer a contrario que les hérauts de l’Évangile ne trompent pas, et, en revanche, que les habitants de Lystra sont séduits par la roublardise et l’hypocrisie de juifs venus d’ailleurs. Il se peut donc que l’allusion soit oblique et que le narrateur reprenne le topos en inversant les rôles : à ceux qui voudraient voir dans les hérauts de l’Évangile de fieffés trompeurs, ce passage, avec d’autres dans les Actes, montre que les trompeurs ne sont pas ceux que l’on pensait.
Articulation et fonction des différents modèles culturels en Ac 14,8-20
18La prédication de l’Évangile scelle et authentifie la venue de Dieu en toutes nations et cultures. La dénotation est double : premièrement sont soulignées l’ingénuité et la rudesse des auditeurs qui n’ont pas quitté les mythes du polythéisme grec et pensent que les deux apôtres sont Zeus et Hermès, mais, deuxièmement, avec Paul et Barnabas, c’est évidemment Dieu lui-même qui, par son Évangile, a rejoint cette humanité délaissée. Les acteurs se méprennent sur les personnages Paul/Barnabé, mais pas sur la réalité profonde, à savoir la visite divine (salvifique).
19Le passage souligne aussi les oppositions à l’Évangile : l’ingénuité des Lycaoniens, qui croient plus les juifs que les apôtres et s’en remettent aux mensonges plus qu’à la vérité. Ce ne sont pas les hérauts de l’Évangile qui trompent, mais les juifs qui fomentent et obtiennent leur rejet, qui est identiquement celui de l’Évangile.
20Nous verrons plus loin pourquoi c’est le modèle de comportement du sage refusant d’être déifié qui régit le précédent.
Les modèles narratifs et leur importance
21Une fois identifiés les modèles socio-culturels (et religieux), il importe de voir comment ils se donnent à lire, selon quelles techniques narratives et rhétoriques. Passant en revue les modèles biographiques de l’époque du Nouveau Testament, nous pourrons revenir sur Ac 14 et en dire plus sur sa raison d’être.
22Pour se prononcer sur l’identité et la finalité narratives des récits du Nouveau Testament, une comparaison avec les récits de l’époque est plus qu’utile, nécessaire. Or un examen même superficiel montre que les évangiles ne suivent pas uniformément les modèles des biographies de leur temps. Peut-on même les qualifier de biographies ? On sait qu’en ce temps là bien des biographies étaient pour leur grande majorité aussi des éloges, dont la composition était semblable à celle de la biographie, les différentes parties étant les suivantes [5] :
- Le genos ou l’origine : pays, nation, patrie, ancêtres, parents, naissance ;
- La paideia ou l’éducation : coutumes, principes de conduite, école et culture ;
- Les praxeis ou les actions – partie la plus importante et la plus développée de l’enkômion –, divisées elles-mêmes en trois : celles du corps (beauté, performances physiques), celles de l’esprit (jugement, courage, prudence, grandes entreprises, etc.), et celles attribuées au destin [6] (pouvoir, richesse, amis, honneurs, mort glorieuse ; mais aussi leurs contraires : épreuves, exils, trahisons subies, persécutions, mort ignominieuse) ;
- En chacune des étapes, utilisation doit être faite de la comparaison ou synkrisis (entre le personnage dont on fait l’éloge et d’autres, quant à l’origine, l’éducation et les actions respectives, pour souligner différences ou ressemblances, supériorité ou infériorité, etc.).
23Signalons en passant combien Marc détonne doublement par rapport aux biographies de l’époque : 1) il ne commence pas avec les conventions d’alors – le genos et la paideia ; 2) le héros de son récit, Jésus, finit seul, abandonné de ses disciples et, apparemment, de Dieu même ; 3) les disciples sont peu reluisants, peu dignes de leur maître, au point que le récit peut être lu comme celui d’un échec total et d’une déconstruction de la figure des disciples. Pour ces raisons, le récit de Marc ne pouvait rester le seul à cause des difficultés qu’il soulevait.
24Vue d’assez haut, la composition de Luc se développe en revanche manifestement de la même façon que les biographies/éloges de l’époque [7] :
- Le récit commence en effet par le genos (Lc 1,5-2,21),
- se poursuit avec la paideia (en Lc 2,22-52),
- prend corps avec la partie la plus développée, les praxeis, celles de l’esprit et du corps, dues à l’initiative de Jésus (Lc 3-22), et se clôt avec celles venant du « destin » (Lc 23) ;
- quant à la technique de la synkrisis, tous s’accordent aujourd’hui à reconnaître sa présence massive dans le diptyque lucanien [8].
25Si le IIIe évangile commence par le genos, c’est parce que son auteur suit l’ordonnancement standard des biographies anciennes [11]. On ne peut donc a priori savoir si la question du commencement y est du plus haut intérêt. À partir de Lc 4,14, Jésus n’est pas seulement le protagoniste du récit, mais celui qui connaît les êtres et les choses, prévoit les événements, les interprète souverainement et montre leur cohérence profonde ; les autres acteurs et le lecteur apprennent de sa bouche le comment des voies de Dieu. Si l’épisode de Nazareth détermine à ce point le reste du IIIe évangile, quelle est la fonction de ceux qui le précèdent ? Sans aucun doute de présenter le protagoniste du récit, en son origine divine et humaine, et d’annoncer quelques-uns des thèmes récurrents du récit [12].
26La manière de composer différemment (Mc/Jn et Mt/Lc) a pour effet de placer autrement le lecteur par rapport aux personnages du récit. En Mc/Jn, le lecteur et les personnages vont apprendre à connaître Jésus ensemble, au fil des événements (enseignements et signes), alors qu’en Lc/Mt, les récits dits de l’enfance, l’identité de Jésus est énoncée par les anges de manière assertorique et met le lecteur dans une situation privilégiée par rapport aux personnages qui ne rencontreront Jésus qu’après son baptême : le lecteur connaît en effet le genos de Jésus, en particulier son genos divin, ce qui va l’amener à lire les épisodes du ministère autrement que les disciples, les foules, les autorités religieuses, etc. À la différence de ces personnages, le lecteur ne se demande pas qui est Jésus, mais si, comment et quand ils vont les uns et les autres le reconnaître. Le choix d’un modèle narratif a ainsi des conséquences décisives sur le mode de lecture.
La comparaison/synkrisis et son importance
27Cette technique littéraire est très utilisée à l’époque et par l’auteur de Lc/Ac en particulier : en témoigne la synkrisis entre le Paul qui s’adresse aux rustres d’Ac 14 et le Paul qui parle aux philosophes cultivés d’Ac 17.
28Fonction du parallèle entre Ac 14 et 17, et entre Pierre et Paul :
29Le contenu de l’annonce de Paul en Ac 14 n’est pas relaté. Le narrateur ne relate le contenu d’un seul discours aux païens qu’une seule fois, pour Pierre et pour Paul, et il ne le fait que pour les deux discours marquants : Pierre en Ac 10, et Paul en Ac 17. En Ac 14, c’est moins le discours qui importe que la parole puissante capable de faire marcher correctement un boiteux de naissance. Et cela même le met en parallèle avec Pierre qui a lui aussi guéri le boiteux de la Belle Porte (Ac 3,1-10). Également, en Ac 3 et 14, on est à la porte d’un temple (Ac 3,2 et 14,13).
30Nous pouvons maintenant revenir sur l’utilisation du modèle du sage en Ac 14 et déterminer son rôle. Il vise à mettre en parallèle Pierre et Paul, qui refusent d’être pris pour des dieux. Le contraste est net entre l’humilité de leur condition et la puissance salvifique du message. Pierre et Paul réagissent de la même manière en Ac 10,27 et 14,14-15. Quelle est la fonction de la synkrisis Pierre/Paul ? Paul est comme Pierre, lequel est comme Jésus. Le narrateur montre ainsi que l’esprit de Jésus habite Pierre et Paul, qui, bien que n’étant pas des dieux, ne sont pas des successeurs au petit pied, mais des disciples dignes de ce nom.
31Si les techniques et les modèles de l’époque sont bien repris par Luc, on peut aussi noter que leur utilisation est discrète, au point qu’ils n’ont été mis en évidence que ces dernières décennies. Or la discrétion dans l’imitation était une règle à l’époque. On voit donc combien la connaissance des modèles de tous ordres utilisés alors a de l’importance pour l’interprétation.
32Cela dit, si les modèles biographiques de l’époque sont grosso modo suivis par les narrateurs du Nouveau Testament, il faut se demander jusqu’à quel point ils le sont. Les modèles d’écriture sont ceux d’une époque, mais ils sont retravaillés et originalement utilisés. Avec les biographies de leur temps, les récits du Nouveau Testament ont de nombreux points communs mais aussi de grosses différences, surtout pour Marc et Jean.
Modèles rhétoriques dans les écrits du Nouveau Testament
33En exégèse biblique, l’attention portée à la composition des écrits, pris globalement ou en leurs parties, ne date pas d’hier. Mais, jusqu’à récemment, la recherche de composition était essentiellement basée sur les répétitions de vocabulaire. Il était en effet admis que la composition des écrits bibliques était alternée, concentrique ou chiastique. Ce type de composition, effectivement assez fréquent dans les écrits poétiques, ne dit pas tout de la composition, car il en reste à la pure forme, sans tenir compte de la progression de la pensée. Chaque genre littéraire a son type de progression et articule ses composantes de manière spécifique. Un psaume, une lamentation, un récit, etc., n’ont pas les mêmes éléments ni la même articulation de leurs éléments. Ne chercher que des chiasmes réduit indûment le tissu scripturaire et interdit de repérer les structurations sémantiques profondes.
34Le changement d’approche le plus drastique s’est opéré il y a maintenant trente-cinq ans, grâce à un exégète allemand, professeur à Chicago, Hans Dieter Betz, selon qui la composition de la Lettre aux Galates suivait celle des manuels de rhétorique gréco-latine. Si cet auteur ne nia jamais l’existence d’un cadre épistolaire, bien marqué par des saluts initial et final, il lui sembla que le corps de la lettre ressemblait fort à une argumentation, et qu’il fallait l’étudier comme telle, car Paul y affirmait une thèse, appelée propositio par les anciens (la justification ne peut être obtenue en devenant juif, il est donc inutile de se faire circoncire) et la défendait par une probatio, autrement dit par une série de preuves nettement repérables. Pour Betz, la dispositio de Galates se présentait donc comme suit :
salut épistolaire initial 1,1-5
exorde : 1,6-11
narratio : 1,12-2,14 (l’établissement des faits)
thèse : 1,12, suivie de plusieurs développements (1,13-24 ; 2,1-10 ; 2,11-14)
propositio (ce que Paul va montrer) de la lettre 2,15-21
probatio (preuves fournies pour appuyer et expliquer la propositio) : 3,1-4,31
exhortatio : 5,1-6,10
épilogue et salut épistolaire final 6,11-18
36Le schéma proposé apparente effectivement la dispositio de Galates à celle des discours anciens. Un coup d’œil au modèle que Quintilien fournit pour décrire la dispositio en son Institution oratoire montre en effet que les principales composantes sont en gros les mêmes de part et d’autre : exorde, narratio, propositio, probatio et conclusion (ou épilogue). Dans les discours judiciaires, la narratio ne faisait pas partie de la probatio, mais elle la préparait en établissant les faits sur lesquels cette dernière pourrait s’appuyer. Sans aucun doute, Ga 1-2 mentionne des événements, et la forme y est bien plus narrative qu’aux chapitres suivants (Ga 3-4), voilà pourquoi Betz vit en Ga 1-2 une narratio. Comme le corps de la lettre ressemble à celui des discours judiciaires d’alors, le même auteur en vint à conclure que tel était bien son genre. Car Paul y défend sa manière de faire en Ga 1-2, et le contenu de son Évangile dans les deux chapitres suivants : l’ensemble formé par Ga 1-4 serait ainsi globalement une apologie ; quant aux deux derniers chapitres (Ga 5-6), ils ne feraient que tirer les conséquences pratiques de l’argumentation.
37Que cette approche ait convaincu et séduit nombre d’exégètes, c’est peu dire : il devenait désormais possible de suivre dans le détail les argumentations pauliniennes ; la mise en évidence des propositiones et des probationes permettait de voir ce que Paul voulait montrer et comment il le montrait. Une clef de lecture était donnée, qui pouvait évidemment être appliquée à toutes les lettres du Nouveau Testament. L’onde de choc fut plus ample qu’on aurait pu le croire, car furent alors revisités non seulement les lettres du Nouveau Testament et les anciens traités de rhétorique, mais aussi les écrits juifs de la période néotestamentaire. Il importait en effet de savoir jusqu’à quel point ils avaient été influencés par l’hellénisme dans leur manière de composer les lettres, les argumentations et les récits.
38Betz eut ainsi des émules. De nombreuses études sur la dispositio de Galates et des autres lettres attribuées à Paul virent le jour, l’hypothèse de lecture étant qu’elles pouvaient toutes suivre la dispositio des discours persuasifs, telle que la décrivent Aristote et les traités qui se sont plus ou moins inspirés de lui, et dont les plus connus sont l’Institution oratoire de Quintilien et la Rhétorique à Herennius. Il apparut en outre important de mieux distinguer les rhétoriques épistolaire et discursive : une lettre n’est ni un discours ni un traité. La distinction a permis d’éviter de classifier les lettres de l’apôtre en relation aux seuls genres des discours – judiciaire, délibératif et épidictique –, et elle s’est révélée d’autant plus utile que les spécialistes avaient étiqueté différemment une même lettre.
39D’une application rigide des dispositiones anciennes, on en est surtout venu à prendre en considération son originalité, en reconnaissant que, comme beaucoup d’autres auteurs, il respecte sans servilité les règles en usage. Si la dispositio que Betz propose pour Galates ne fait pas trop violence au texte, appliquer tel quel le schéma standard des discours judiciaires pour toutes les autres lettres pauliniennes tient de la camisole de force. Chemin faisant, les spécialistes de rhétorique ont perçu ce qu’avait d’arbitraire une approche pour laquelle chaque lettre était constituée d’une seule argumentation. On a en effet peu à peu vérifié que de nombreuses unités de moyenne grandeur constituent elles aussi des argumentations dignes de ce nom, puisqu’elles contiennent les deux éléments qu’Aristote considérait déjà comme essentiels pour qu’une argumentation soit telle, la thèse et le déroulement de sa preuve. Ainsi Rm 1,18-3,20, qui n’est qu’une sous-section de Romains, a les caractéristiques principales d’une argumentation, comme on peut aisément le constater :
propositio (sur la rétribution divine) : Rm 1,18
probatio (Rm 1,19-3,18) se déroulant en trois séries de preuves :peroratio : 3,19-20.
- les faits (du passé : injustice humaine et rétribution divine) : Rm 1,19-32
- les principes de la rétribution divine, leurs conséquences à la fin des temps : Rm 2,1-29
- réflexion sur les principes et preuve finale, basée sur l’autorité des Écritures : Rm, 3,1-18
41Ce passage est représentatif de nombreuses sous-sections des lettres pauliniennes, qui forment elles aussi des argumentations, et montrent comment la réflexion de l’apôtre se structure par enchaînement d’argumentations indépendantes ou hiérarchisées selon les cas. L’idée que le corps de chaque lettre était composé d’une seule argumentation devait donc un jour ou l’autre être révisée, ce qui a eu pour conséquence de faire évoluer la manière dont on a conçu la dispositio rhétorique. Plus que de chercher à faire cadrer la totalité de chaque lettre paulinienne avec une dispositio standard, il est bien plus utile de mettre en évidence les propositiones des argumentations : en les individualisant, on se donne la possibilité de saisir ce que Paul veut montrer et comment il le montre. Définir le périmètre des diverses unités rhétoriques est ainsi essentiel à la compréhension de ses argumentations, en leur finalité et leur dynamique.
42À ceux qui s’intéressent principalement à la manière dont l’apôtre compose ses lettres, il reste donc à isoler toutes les argumentations, à déterminer la façon dont elles s’enchaînent pour former des sous-sections et sections. Le travail ayant été au départ fait beaucoup trop rapidement et uniformément a dû être repris et orienté différemment, mais les études se multiplient avec toujours plus de sens critique et de maîtrise. Certains représentants de l’exégèse classique, essentiellement historico-critique, ironisent encore sur la non-uniformité des résultats dans le domaine de la rhétorique paulinienne, qui est une discipline toute récente. Cette critique est un peu trop facile et oublie que, s’il est un domaine où l’unanimité est loin d’être faite, c’est bien dans le domaine de l’historico-critique. Bref, si la découverte d’un nouveau modèle permet de mieux rendre compte des écrits bibliques, il doit être utilisé, mais avec toute la souplesse voulue, sous peine de forcer les textes et leur interprétation. L’évolution de l’approche rhétorique et son changement de paradigme est ici exemplaire, car nous y est indiqué ce qu’il importe de faire et de ne pas/plus faire.
43Il va de soi que, depuis la découverte de Betz, d’autres modèles de composition ont été mis en évidence dans les lettres pauliniennes, afférents aux différents types de preuves utilisées. Signalons-en seulement deux ici, assez fréquentes chez Paul pour qu’on doive les signaler :
- la périautologie (cf. Ga 1,12-2,14 ; 2Co 10,1-12,10 ; Ph 3,3-15) ;
- l’exemplum (cf. 1Co 4,1-13 et 9,1-27 ; Ph 2,6-11 et 3,3-15).
44Pour un texte narratif comme celui d’Ac 14, déterminer la dispositio suivie est également important. Si nous revenons aux modèles socioculturels utilisés en ce passage, nous voyons qu’ils se suivent :
- celui (retravaillé) de la visite divine, aux versets 7-13 ;
- celui du sage refusant d’être divinisé, aux versets 14-18 ;
- celui (inversé) des hérauts trompeurs et des auditeurs crédules, aux versets 19-20.
On voit ainsi que le passage est une mise en abîme, comme disent les narratologues, d’une grande partie du récit de Luc. Il est ainsi proleptiquement indiqué que Paul aura le même itinéraire que son Seigneur. Le modèle narratif nous a paradoxalement menés vers les modèles théologiques. C’est avec eux que se finira cet exposé, puisque c’est vers eux que tend notre travail interprétatif.
Modèles théologiques
45Avec les modèles théologiques nous arrivons au plan des idées. Les mettre en évidence et déterminer leur raison d’être est évidemment l’objet du travail de l’exégète. Pour montrer l’importance et la pertinence de ce travail, qu’il suffise de prendre deux types de modèles dans le Nouveau Testament.
Les modèles ecclésiaux dans la tradition paulinienne
46Tant que le groupe chrétien fut un sous-groupe juif, il s’est sans doute défini comme groupe baptiste ou messianique. Mais dès que des communautés en majorité non juives virent le jour, la question de leur dénomination commença à se poser. À l’aide de quels modèles Paul décrit-il l’Église [14] ? Comment a-t-il conceptualisé la nature de la (des) communauté(s), par rapport à Dieu, au Christ, à l’Esprit, à Israël, au monde gréco-romain, dans la relation entre membres du même groupe, etc. ? Comment et quand un concept global d’Église a émergé ? Pour une telle entreprise, Paul a-t-il utilisé des modèles existants et lesquels (bibliques ou non, venus de Jésus, de la toute première communauté de Jérusalem…), ou bien a-t-il privilégié des modèles non bibliques ?
47Les dernières études en date sur l’ecclésiologie paulinienne fondamentale relèvent plusieurs étapes correspondant plus ou moins à la distinction entre proto-, deutéro- et tritopauliniennes. Les spécialistes ne sont pas d’accord sur le modèle de référence ou (seulement) de point de départ. Selon certains, dans les premières lettres, le modèle ayant servi comme point de référence serait celui du « peuple de Dieu » [15], car l’apôtre devait situer le groupe chrétien – en particulier les croyants venus de la gentilité – par rapport aux promesses et à l’alliance, et donc par rapport au peuple d’Israël [16]. Dans les deuxièmes (Col et Ep), le modèle serait constitué par l’agencement des métaphores de la tête et du corps, et témoignerait d’une christologisation drastique de l’ecclésiologie paulinienne [17]. Dans les Pastorales enfin, le modèle serait l’oikos theou, empruntant lui-même ses traits à la maisonnée (oikos) de la société d’alors [18].
48Il est intéressant de voir que la tradition paulinienne a privilégié les métaphores de la tête et du corps (un modèle corporel), qui n’est pas biblique et a dû, pour le justifier, recourir à une autre catégorie, celle de mystèrion. Le modèle tête/corps constitue d’ailleurs un tournant, car, n’étant pas biblique, il permet de dire le statut inouï de l’Église de manière nouvelle. Ce qui est néanmoins étrange et encore non expliqué par les exégètes, c’est qu’à peine élaboré le modèle tête/corps, le Paul des Pastorales semble l’ignorer et en privilégier un autre ; celui de maisonnée (oikos). Pour beaucoup d’exégètes, les siècles suivants en sont restés au modèle des Pastorales, celui de l’oikos theou, où le gouvernement est confié à des mâles, à l’exclusion des femmes. Pour quelles raisons la tradition paulinienne a-t-elle cru bon de devoir changer de modèle et comment les modèles tête/corps et oikos ont pu cohabiter et se combiner, telle est la question à laquelle sont confrontés les chercheurs depuis quelques décennies.
Les modèles christologiques dans la tradition évangélique
49En christologie néotestamentaire, on raisonne encore trop en termes de titres christologiques. Jésus, Prophète, Serviteur, Messie, Grand-Prêtre, Sauveur, Seigneur, Fils de Dieu. En réalité chacun de ces titres renvoie à une structure ou à un système conceptuel, en d’autres termes suppose un modèle ou une grille de lecture déterminée : des actions et des paroles (sèmeia et logia) susceptibles de faire reconnaître Jésus comme la figure eschatologique attendue.
50Prenons l’exemple du modèle prophétique en Luc. Si le modèle éliaque (et éliséen) s’applique à Jean-Baptiste et à Jésus, c’est pour des raisons différentes. Concernant Jésus, la typologie prophétique fonctionne doublement : elle permet de faire reconnaître Jésus comme prophète grâce à ses miracles, mais elle permet aussi d’expliquer le rejet de Jésus, persécuté et mis à mort comme tous les prophètes avant lui (Lc 11,50 ; 13,34). La typologie prophétique, énoncée et vécue par Jésus, permet ainsi de couvrir adéquatement le ministère de Jésus (reconnu par ses signes) mais aussi et surtout sa Passion/mort (rejeté et mis à mort). Cela dit, tel quel le modèle prophétique ne peut expliquer le rôle salvifique universel et définitif qui est celui de Jésus. Il doit ainsi être combiné à d’autres.
51Si en Luc le modèle prophétique couvre tout le récit et l’unifie magnifiquement, en Matthieu et Marc les récits de la Passion utilisent massivement le modèle psalmique des supplications du juste persécuté. On change donc de modèle lorsqu’on passe aux récits de la Passion. Et ce changement reflète la stratégie narrative de ces deux évangiles. Ayant déjà écrit sur la question, je me contente de renvoyer ici à mes contributions passées [19].
52Si la mise en évidence des modèles a une réelle importance, c’est bien en christologie, car elle permet de sortir de l’étude trop souvent statique des titres de Jésus et, en définitive, de déterminer l’organisation d’ensemble de chaque récit, ce qui n’est pas négligeable.
Conclusion
53Nous aurions pu mentionner d’autres modèles en chacune des parties. Notre parcours a été seulement indicatif de la présence de modèles de tous ordres, de leur utilité et, par-là, de la nécessité qui est la nôtre de les mettre en évidence pour déterminer comment ils influent sur le sens.
54Certes, les exemples fournis ici ont été empruntés à l’exégèse biblique, mais tous peuvent faire le même constat dans leur discipline. Il n’est pas de sens qui ne se donne à lire et à comprendre sinon modélisé, autrement dit structuré culturellement, littérairement, rhétoriquement et sémantiquement. La qualité des résultats d’une recherche passe nécessairement par la mise en évidence des modèles et ce que nous pouvons nous souhaiter les uns aux autres, c’est d’en montrer la pertinence et l’utilité.
Mots-clés éditeurs : modèles, topoi, synkrisis, périautologie, exemplum, rhétorique
Date de mise en ligne : 25/01/2013
https://doi.org/10.3917/trans.121.0129Notes
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[1]
Cf. par exemple les règles d’exégèse et d’herméneutique bibliques utilisées à l’époque du Nouveau Testament, à leur pertinence en ce temps-là et pour nous aujourd’hui.
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[2]
Gerard Mussies, Dio Chrysostom and the New Testament, Leiden, Brill, 1972, p. 123. Repris par Dean Philip Bechard, « Paul among the rustics : The Lystran Episode (Acts 14 :8-20) and Lucan Apologetic », The Catholic Biblican Quarterly, n° 63, 2001, p. 84-101.
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[3]
La seule monographie récente sur le sujet est celle de Dean Philip Bechard, Paul Outside the Walls : A Study of Luke’s Socio-geographical Universalism in Acts 14,8-20, Rome, Institut Biblique Pontifical, Analecta Biblica 143, 2000.
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[4]
Lucien de Samosate (iie siècle), La mort de Pérégrinus, 11.
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[5]
J’emprunte la liste qui suit au rhéteur Aphthonios dans la section enkômion de ses progymnasmata. Cf. George Kennedy, Progymnasmata : Greek Textbooks of Prose Composition and Rhetoric, Leiden, Brill, 2003, p. 108. Également, Michel Patillon (éd.), Progymnasmata, Paris, Les Belles Lettres (coll. « Universités de France »), 2002. Aphthonios vécut au ive siècle ap. J.-C., mais sa classification (genos, paideia, praxeis) suit celle des rhéteurs antérieurs et remonte au moins au temps de l’apôtre Paul, dans les périautologies de qui on la retrouve (par exemple en Ga 1 ; 2Co 11-12 ; Ph 3). Du texte d’Aphthonios sont ici omises l’introduction (en grec : prooimion) et la conclusion (en grec : epilogos), qui correspondraient respectivement chez Luc au prologue (Lc 1,1-4) et aux épisodes après la résurrection (Lc 24), ces derniers étant, comme cela a été depuis longtemps montré, une conclusion en bonne et due forme du premier volet du diptyque.
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[6]
Alors considéré comme une divinité (la Fortune ; en grec : Tychè).
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[7]
Les observations qui suivent valent aussi pour le récit matthéen.
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[8]
Voir par exemple Jean-Noël Aletti, Quand Luc raconte, Paris, Cerf, 1998, p. 69-112.
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[9]
Les biographies anciennes étaient souvent des éloges de personnes illustres.
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[10]
Cf. par ex., selon Théon, la liste des traits que les personnages reçoivent ou doivent recevoir dans un récit (diêgêma) : « origine (genos), nature, éducation, disposition, âge, fortune, moralité, actions, paroles, genre de mort et après-mort », George Kennedy, Progymnasmata : Greek Textbooks of Prose Composition and Rhetoric, Leiden, Brill, 2003, p. 28. Cela vaut évidemment pour les biographies.
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[11]
Cf. la remarque de Philon, en son Moïse, 1,5 : « Je commencerai par où il faut (anagkaion) commencer : par son origine (genos) Moïse est hébreu, mais il naquit et fut élevé en Égypte… »
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[12]
L’exégèse anglophone nomme ces chapitres Infancy Narrative.
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[13]
N’oublions pas également la synkrisis avec Pierre, comme signalé ci-dessus.
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[14]
Il faut distinguer la désignation (= Église) et les compréhensions, autrement dit les images et systèmes symboliques exposant les traits de l’Église.
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[15]
La thèse de Wolfgang Kraus, Das Volk Gottes. Zur Grundlegung der Ekklesiologie bei Paulus (WUNT 85, Tübingen, 1996) suit cette orientation.
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[16]
Sans considérer cet aspect heilsgeschichtlich, mais plutôt la manière dont Paul voit les relations intra-ecclésiales, d’autres mettent en évidence une évolution du groupe Église où il y aurait eu, dans un premier temps des rapports de fraternité (et d’égalité), et, progressivement, avec les deutéro- et les tritopauliniennes, les rapports ecclésiaux se seraient calqués sur ceux de la maisonnée (oikos), avec une insistance grandissante donnée à la hiérarchisation des statuts. Voir David G. Horrell, « From adelphoi, to oikos theou : Social Transformation in Pauline Christianity », Journal of Biblical Literature, 120, 2001. De ce dernier type d’approche, on trouvera d’autres représentants en Klaus Schäfer, Gemeinde als « Bruderschaft », Peter Lang, 1990 et Helen Doohan, Paul’s Vision of Church, Wilmington, Michael Glazier, 1989.
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[17]
Voir principalement les travaux de Helmut Merklein.
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[18]
Sur le sujet, voir Jean-Noël Aletti, Essai sur l’ecclésiologie des lettres de saint Paul, Pendé, Gabalda (coll. « Études bibliques », 60), 2009.
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[19]
Jean-Noël Aletti, « De l’usage des modèles en exégèse biblique. Le cas de la mort de Jésus dans le récit marcien », dans Vincente Collado Bertomeu (éd.), Palabra, prodigio, poesìa. In memoriam P. Luis Alonso Schökel s.j., Rome, Institut Biblique Pontifical (coll. « Analecta Biblica », 151), 2003, p. 337-348.