Notes
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[1]
Les chiffres sont âprement discutés entre les autorités gouvernementales algériennes et les organisations non gouvernementales de défense des droits de l’Homme. Des dossiers étayés de faits et témoignages sont disponibles sur le site de Algeria Watch : http://www.algeria-watch.org/francais.htm et sur le site de l’International Crisis Group, rubrique « Algérie ».
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[2]
Voir Bernard Gorce, « L’histoire des moines de Thibirine », La Croix, 5 septembre 2010. Jean-Marie Guénois, « Le dernier moine de Thibirine témoigne », Le Figaro, 6 février 2011.
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[3]
Anonyme, Islamisme, violence et réformes en Algérie : tourner la page, Rapport Moyen-Orient et Afrique du Nord n° 29, International Crisis Group, 30 juillet 2004, 32 p., p. 12.
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[4]
Colonel Mohamed Samrahoui, Chronique des années de sang : Algérie, comment les services secrets ont manipulé les groupes islamiques, Paris, Denoël, 2003 (accessible dans son introduction sur le site de Algeria Watch).
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[5]
Salah-Eddine Sidhoum, Algérie : la machine de mort, rapport, Algeria-Watch, octobre 2003, 41 p.
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[6]
Nesroulah Yous, Qui a tué à Benthala ? Algérie : chronique d’un massacre annoncé, Paris, La Découverte, 2000.
1Le film réalisé par Xavier Beauvois Des hommes et des dieux retrace les trois dernières années de la vie de la petite communauté des moines du prieuré de Notre-Dame de l’Atlas à Tibhirine, près de Médéa. Souligné comme un événement cinématographique remarquable lors de sa sortie en 2010, le film a suscité un vif engouement du public et a permis de remettre en lumière, par-delà la tragique fin des Moines de Tibhirine, la guerre civile algérienne qui lui sert d’arrière-plan.
2L’insurrection débute en 1991, lors de l’interruption du processus électoral par les généraux algériens, et monte en puissance avec l’interdiction du Front islamique du Salut (FIS), en février 1992, conjointement avec la promulgation de l’état d’urgence. Un mois auparavant, l’armée dépose le président Chadli Benjedid et instaure un Haut comité d’État qui va mener la répression anti-islamiste. Elle s’achève en 2005 avec l’adoption de la Charte de réconciliation nationale, puis avec l’élargissement des prisonniers islamistes encore emprisonnés l’année suivante. Toutefois, l’amnistie générale laisse un goût amer dans la bouche de la population. Le chiffre des pertes humaines n’est pas connu avec précision. Il se situe entre 67 000 et 150 000 selon des sources officielles ou non gouvernementales [1]. La question des disparus reste pendante. 7 000 personnes n’ont jamais donné signe de vie à la suite de leur enlèvement ou de leur arrestation par les forces de sécurité. Surtout, l’insurrection a donné lieu à des épisodes d’une violence inouïe, des massacres atroces de villages entiers, notamment dans la période relatée par le film. Les moines, comme des milliers de citoyens, ont été emportés dans la campagne de contre-terreur qui est alors engagée par les autorités algériennes pour tenter de mettre fin à l’insurrection armée. C’est une période noire, dans laquelle tous les coups sont permis, sans égard pour les civils. Aujourd’hui encore, la société algérienne en reste profondément marquée.
Gros plan sur Thibirine
3La communauté cistercienne de Thibirine est installée depuis 1938 dans la région. Ses activités sont tournées vers l’agriculture et la mise en valeur des terres avec les habitants locaux. En 1947, le monastère acquiert le statut d’abbaye. Il traverse les événements de la guerre d’Algérie sans drame majeur. Toutefois, en 1959, Frère Luc, l’un des sept moines assassinés en 1996, se trouve déjà sur place et sera enlevé pendant quelques jours par les combattants du Front de Libération Nationale (FLN). En 1964, avec l’assentiment du nouveau gouvernement algérien, l’abbaye reste ouverte, même si une partie des terres est réattribuée aux locaux. La communauté dépeinte dans le film, devenue entretemps prieuré, prend sa forme définitive en 1984, avec à sa tête le père de Chergé, fervent acteur du rapprochement entre chrétiens et musulmans dans la région.
4Les événements sont suffisamment connus pour qu’un rappel succinct soit fait sur les conditions de l’enlèvement [2]. Dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, un groupe armé investi le monastère et enlève les sept moines en résidence. Deux autres personnes qui dormaient dans un autre corps de bâtiment échappent à la capture. L’identité des agresseurs reste incertaine. Le Groupe islamiste armé (GIA), qui dispose d’un maquis dans la région, revendique dans un communiqué rendu public le 26 mai l’exécution des prisonniers. Les forces de sécurité algériennes retrouveront les têtes des suppliciés quatre jours plus tard, mais pas leurs corps. Les conditions de la découverte demeurent d’ailleurs confuses, du moins pour le public. Plusieurs hypothèses ont été formulées pour identifier les commanditaires : une action effective du GIA, lequel avait mené plusieurs attaques et égorgé des ouvriers croates dans le voisinage ; une opération commanditée par les services spéciaux algériens pour décrédibiliser le GIA ; enfin, une bavure de l’armée algérienne, laquelle aurait tiré sur le campement des prisonniers, les prenant par erreur pour des insurgés. Cette dernière hypothèse a été formulée récemment par un général français du cadre de réserve, à l’époque en poste en Algérie. Une instruction est actuellement en cours, en France, pour tenter de découvrir la vérité.
Terreur et contre-terreur : la loi d’airain des insurrections
5L’épisode des moines n’est pas unique ; il s’inscrit dans une dynamique propre aux insurrections. Malheureusement pour eux, et pour la population avoisinante, ils se trouvaient dans une zone de rébellion menée par l’organisation violente la plus extrémiste. Trois organisations principales menaient les opérations contre le gouvernement, à partir de 1992, avec des buts différents [3]. Le Mouvement Islamique Armé (MIA) et le Mouvement pour un État Islamique (MEI) militaient pour une action révolutionnaire visant la déstabilisation des autorités algériennes et l’avènement d’un État islamique. Leurs opérations armées étaient donc principalement dirigées contre les forces de l’ordre, les représentants publics et les citoyens aux positions prééminentes accusés de « collaboration ». L’Armée Islamique du Salut (AIS), affiliée au FIS, cherchait à faire monter la pression sur le gouvernement, de manière à ce qu’il libère les prisonniers politiques et légalise le mouvement. Enfin, le GIA, formé au début par des cellules d’Algériens ayant pratiqué le Djihad en Afghanistan contre les Soviétiques, luttait pour une transformation radicale de la société algérienne, comme préliminaire à l’avènement de l’État islamiste. Il s’attaquait directement à la population, dont les éléments rétifs au suivi des préceptes de l’Islam radical devaient être « purifiés ». Comme dans toute situation révolutionnaire, des dizaines de petits groupes armés, plus ou moins autonomes, contribuaient au désordre et à l’insécurité générale dans tout le pays. C’est d’ailleurs l’incapacité des mouvements rebelles à s’entendre qui va causer leur perte par une action drastique des généraux algériens. Après l’élimination rapide des chefs du MIA et du MEI, ces deux organisations se dissoudront. L’AIS déposera les armes en octobre 1997, contre une promesse d’amnistie. Il reste donc le GIA, clairement analysé comme la menace principale à abattre.
6Pour cela, l’inspiration viendra de l’expérience contre-insurrectionnelle des dictatures d’Amérique latine, elle-même issue de l’exemple de la guerre d’Algérie (1954-1962). Les services de sécurité vont appliquer les mêmes modes d’action qu’à l’époque afin d’infiltrer certains groupes islamistes pour les monter les uns contre les autres. Des éléments des forces armées seront déguisés en rebelles pour pousser les insurgés à commettre des exactions contre la population (barrages illégaux, assassinats, enlèvements, massacres de village). Plusieurs témoignages d’anciens de ces services dénoncent l’implication directe de l’armée dans les exactions [4]. Ces initiatives sont complétées, sur le terrain, par un ratissage en règle du territoire et par un investissement des villes et villages qui avaient voté majoritairement pour le FIS en 1991. Des milliers d’arrestations seront menées, des centres de détention ouverts dans le Sahara. Des centaines de témoignages relatent le recours systématique aux brutalités et à la torture dans ces centres [5]. Plusieurs milliers de personnes disparaîtront. Toutefois, dès 1996, les effets de l’infiltration se font sentir. Le GIA s’attaque aux autres organisations, notamment de l’AIS considérée comme un mouvement « apostat ». Dans la région de Médéa, les membres des familles de l’AIS/FIS sont massacrés. À l’intérieur même du GIA, une épuration systématique est menée entre chefs rivaux et son principal dirigeant Djamel Zitouni. Ce dernier organise une répression féroce à l’intérieur du mouvement et exerce des exactions systématiques contre la population.
7Ces massacres culminent dans les années 1996-1997, alors que paradoxalement l’armée algérienne a repris le dessus sur le terrain. Ils s’accompagnent de la fuite de populations des régions rurales vers les grands centres urbains, à la recherche d’un peu de sécurité. Du coup, les attaques se déplacent au milieu des villes. La plus emblématique, qui attirera l’attention du monde entier, est commise à Benthala, dans la banlieue d’Alger, le 22 septembre 1997. D’après les témoins sur place, près de 450 personnes, hommes, femmes et enfants sont égorgés et mutilés par un groupe armé opérant pendant près de cinq heures à proximité immédiate des différentes forces militaires officielles et de leurs auxiliaires paramilitaires, sans aucune réaction de leur part [6]. Il y aura plusieurs Benthala dans ces années noires.
8Le sort des moines de Thibirine est ainsi à remettre dans ce contexte hautement délétère. Les généraux algériens à l’origine de la contre-insurrection commencent à s’inquiéter d’éventuelles réactions internationales, notamment en France. La lutte contre le terrorisme islamique ne peut être remise en cause. C’est le moment où Djamel Zitouni, promu émir du GIA en 1994, dirige plusieurs actions terroristes contre les Français. Tout d’abord, en août 1994 à Alger, où périssent cinq nationaux. Ce sont ensuite les opérations de détournement de l’Airbus d’Air France du 24 décembre 1994, arrêté à Marseille par le GIGN, puis les attaques de l’été 1995 dans les transports parisiens, culminant avec la bombe de la station Saint-Michel, enfin l’enlèvement des moines en 1996. Or, plusieurs témoignages d’anciens hauts responsables des services secrets algériens prétendent que Zitouni était une créature infiltrée au cœur du GIA pour éliminer les factions non encore contrôlées et pour mener des exactions contre la population afin de la retourner contre les islamistes. Il n’est pas exclu que ses actions se soient étendues à la France et à ses citoyens pour convaincre Paris de soutenir la politique algérienne de contre-terreur. À tout le moins d’imposer une certaine retenue dans les critiques. Les moines se sont trouvés piégés dans une confrontation qui les dépassait. Leur mort, peut-être initialement non voulue, était toutefois programmée, tant leurs témoignages auraient nécessairement soulevé des questions sur l’identité réelle de leurs geôliers. Djamel Zitouni a été tué en juillet 1996, par un groupe islamiste rival. Il ne pourra donc plus témoigner. Toutefois, le GIA sous sa forme initiale s’écroulera en deux ans. Il se scindera en plusieurs groupes de moins en moins importants, dont le plus actif, le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) se transformera par la suite en l’actuel Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI).
9Dans l’ombre de cette guerre sale, les moines ont fait ce qu’ils ont pu. Survivre d’abord, puis tenter d’assister les voisins, de porter secours aux blessés. Une lueur d’humanité au cœur des ténèbres. C’était déjà trop ! C’est bien connu : les tortionnaires de quelque bord qu’ils soient détestent la lumière.
Notes
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[1]
Les chiffres sont âprement discutés entre les autorités gouvernementales algériennes et les organisations non gouvernementales de défense des droits de l’Homme. Des dossiers étayés de faits et témoignages sont disponibles sur le site de Algeria Watch : http://www.algeria-watch.org/francais.htm et sur le site de l’International Crisis Group, rubrique « Algérie ».
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[2]
Voir Bernard Gorce, « L’histoire des moines de Thibirine », La Croix, 5 septembre 2010. Jean-Marie Guénois, « Le dernier moine de Thibirine témoigne », Le Figaro, 6 février 2011.
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[3]
Anonyme, Islamisme, violence et réformes en Algérie : tourner la page, Rapport Moyen-Orient et Afrique du Nord n° 29, International Crisis Group, 30 juillet 2004, 32 p., p. 12.
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[4]
Colonel Mohamed Samrahoui, Chronique des années de sang : Algérie, comment les services secrets ont manipulé les groupes islamiques, Paris, Denoël, 2003 (accessible dans son introduction sur le site de Algeria Watch).
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[5]
Salah-Eddine Sidhoum, Algérie : la machine de mort, rapport, Algeria-Watch, octobre 2003, 41 p.
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[6]
Nesroulah Yous, Qui a tué à Benthala ? Algérie : chronique d’un massacre annoncé, Paris, La Découverte, 2000.