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Article de revue

La notion de « style » est-elle transposable au développement durable ?

Pages 35 à 53

Notes

  • [1]
    J. De Jean, Du style ou comment les Français ont inventé la haute couture, la grande cuisine, les cafés chic, le raffinement et l’élégance, Paris, Grasset, 2005.
  • [2]
    M. Shapiro, Style, artiste et société, Paris, Gallimard, 1990.
  • [3]
    B. Cathelat, Socio-Styles système. Les styles de vie : théorie, méthodes, applications, Paris, Éditions Organisation, 1990.
  • [4]
    F.-R. Mahieu, « Le marché du développement », communication aux Journées de développement du GRES, Le développement en débat, 16-17 septembre 2004, Université de Bordeaux IV, 2004.
  • [5]
    J. Stiglitz, La grande désillusion, Paris, Fayard, 2002.
  • [6]
    K. Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983.
  • [7]
    J.-F. Draperi, Making Another World Possible: Social economy, cooperatives and sustainable development, Paris, Presses de l’Économie Sociale, 2005.
  • [8]
    H. Jonas, Le principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Cerf, 1990.
  • [9]
    E. Lévinas, Éthique et Infini. Paris, Fayard, 1982. P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance. Paris, Stock, 2004.
  • [10]
    J. Rawls, Théorie de la justice, Paris, Le Seuil, réédition 1987.
  • [11]
    K. Marx et F. Engels, L’idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1976.
  • [12]
    P. Rosanvallon et J.-P. Fitoussi, Le Nouvel âge des inégalités, Paris, Seuil, 1994.
  • [13]
    A. Touraine, Pourrons-nous vivre ensemble, égaux et différents, Paris, Fayard, 1997.
  • [14]
    M. Walzer, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Paris, Le Seuil, 1997.
  • [15]
    V. Clément, C. Le Clainche et D. Serra, Théorie de la justice et de l’équité, Paris, Economica, 2008.
  • [16]
    A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance : grammaire morale des conflits sociaux, Paris, Cerf, 2000.
  • [17]
    A. Touraine, Un nouveau paradigme. Pour comprendre le monde d’aujourd’hui, Paris, Fayard, 2005.
  • [18]
    A. K. Sen, Identité et violence, Paris, Éditions Odile Jacob, 2007.
  • [19]
    A. Honneth, « Axel Honneth, philosophe social », Philosophie Magazine n° 5, janvier 2007, p. 52-56.
  • [20]
    A. K. Sen, Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté. Paris, Éditions Odile Jacob, 2000. Édition anglaise : Development as Freedom, New York, Knopf, 1999.
  • [21]
    M. Nussbaum, Femmes et développement humain : l’approche des capabilités, Paris, Éditions des Femmes 2008.
  • [22]
    A.K. Sen, « Quelle égalité ? » In Éthique et économie, et autres essais, Paris, PUF, collection Philosophie morale, 1993, p. 189-213.
  • [23]
    A.K. Sen, op. cit., 1999.
  • [24]
    A.K. Sen, « The Ends and Means of Sustainability », Keynote Address at the International Conference on Transition to Sustainability, 15 May 2000, Tokyo.
  • [25]
    J.-L. Dubois, P. Bakhshi, A.-S. Bouillet et Duray-Soundrou, Repenser l’action collective : une approche par les capabilités, Paris, Réseau IMPACT et L’Harmattan, 2008.
  • [26]
    S. Sassen, A Sociology of Globalisation, New York, W. W. Norton & Company, 2007.
  • [27]
    CMED [Commission mondiale sur l’environnement et le développement], Notre avenir à tous, Montréal, Éditions du Fleuve, 1989.
  • [28]
    J.-L. Dubois et F.-R. Mahieu, « La dimension sociale du développement durable : lutte contre la pauvreté ou durabilité sociale ? », J.-Y. Martin (ed.), Développement durable ? Doctrines, pratiques, évaluations, Paris, IRD, 2002, p. 73-94.
  • [29]
    PNUD, 15 années de publication du Rapport mondial sur le développement humain 1990-2004, CD-Rom base de données statistiques, Programme des Nations Unies pour le Développement, New York, 2005.
  • [30]
    J. Ballet, J.-L. Dubois et F.-R. Mahieu, L’autre développement : le développement socialement soutenable, Paris, L’Harmattan, 2005.
  • [31]
    J. Ballet et F.-R. Mahieu, Éthique Économique, Paris, Ellipses, 2003.
  • [32]
    F.-R. Mahieu, Responsabilité et crimes économiques. Paris, L’Harmattan, 2008.

Introduction

1La liste des problèmes graves, auxquels notre monde se doit de faire face dans les décennies à venir, s’accumulent. Début de crise énergétique, augmentation inégalement répartie de la population, déficit alimentaire, risques dûs au changement climatique, réduction des ressources de la mer, destruction des écosystèmes naturels, etc. Alors que les objectifs d’éradication de la pauvreté, de savoir vivre ensemble, égaux et différents, et de gestion équitable des ressources naturelles, demeurent toujours cruciaux.

2La résolution de ces problèmes, de manière raisonnable, fait partie des défis auxquels il faut que l’humanité réponde dans les prochaines décennies. Cela demande de concevoir et de mettre en œuvre des stratégies de développement appropriées, sur la base desquelles des politiques publiques concertées pourront être imaginées.

3Dans un tel contexte, il semble normal de s’interroger sur les orientations et les modes de développement qu’il convient de préconiser : développement économique, développement social, développement humain, développement durable, etc. Autant d’approches complémentaires régulièrement mises en avant, qui diffèrent en fonction de leurs méthodes et pratiques de mise en œuvre.

4On peut donc se demander si le fait de faire appel à la notion de « style » dans le cadre du développement apporte réellement un nouveau regard dans le débat sur la manière de le pratiquer. Autrement dit, peut-on parler d’un style de développement comme on se réfère déjà au style de vie, au style d’architecture, ou au style de gouvernement pour décrire des manières de faire bien précises ?

5On commencera donc par s’interroger sur la notion même de style, tenu comme une manière singularisée d’agir ou d’être, tout en sachant que lorsqu’on aborde le cadre du développement, il existe déjà des approches d’ordre économique qui intègrent le choix des acteurs et leurs manières de créer, d’interagir et d’être. C’est le cas, précisément, de l’économie solidaire, du développement socialement durable et, même, d’une certaine microéconomie hétérodoxe, qui s’inscrivent tous dans une vision particulière de l’économie publique du développement.

Style et développement : quelle articulation ?

6La notion de style prend une place de plus en plus importante dans le monde contemporain, qui est marqué d’une part par la montée de l’individualisme et des besoins d’identification qu’il implique, et d’autre part, par l’accent mis sur l’innovation et les besoins de reconnaissance qui en résultent. Elle naît des discours d’une certaine critique esthétique qui s’étend au-delà du seul domaine artistique, pour qualifier toute manière singularisée en ce qui concerne l’agir ou l’être d’individus, d’acteurs sociaux ou de personnes.

Le style comme manière de faire et d’être

7Dans l’Antiquité, le style désigne la manière d’écrire avec un instrument particulier, le « stilus », un stylet qui permettait de graver le texte sur des plaquettes d’argile. C’est au travers de cette opération d’écriture qu’a émergé le processus de singularisation d’une œuvre. Apparaissent en conséquence les notions de style de l’auteur, du style de ses discours et, plus généralement, de style littéraire. Il y a, dans la définition même de style, un aspect de création personnelle qui s’effectue en lien à l’autre, ou aux autres, à qui l’on écrit. Ceci ouvre la voie à l’approche philosophique, d’ordre phénoménologique, de la personne.

8Dès la fin du xviie siècle, sous le règne de Louis XIV, la notion de style va s’étendre à d’autres domaines avec les prémisses de la mode – vêtements, chaussures, parfums –, du paraître – cafés et journaux – et, plus généralement du raffinement artistique [1]. Le style exprime alors une forme culturelle qui sert de référence ou de cadre d’identification à des comportements singularisés et aux objets qui leur sont attachés. On voit alors apparaître les termes de style vestimentaire, style architectural, style de peinture, etc.

9Selon Meyer Schapiro [2], historien de l’art qui analyse la dynamique de création artistique en relation avec le contexte socio-économique dans laquelle elle se situe, « on entend par style la forme constante – et parfois les éléments, les qualités et l’expression constants – dans l’art d’un individu ou d’un groupe d’individus. Le terme s’applique aussi à l’activité globale d’un individu ou d’une société, comme quand on parle d’un style de vie ou du style d’une civilisation. » Le style est alors certes une caractéristique de son créateur, mais aussi de la culture, au sens large, dans laquelle il évolue. Il révèle les valeurs et normes culturelles sous-jacentes et, dans une certaine mesure, les conditions économiques et sociales au sein desquelles le créateur évolue. Ce qui lui confère une acception plus sociologique, qui donne naissance ainsi aux notions de « style de vie » et, plus empiriquement, de « socio-styles » [3].

10Dans le domaine politique, le style retrace la tension que subit l’individu qui tente d’être lui-même et de mettre en place sa politique à travers des processus d’innovation, tout en étant une personne sociale qui doit, dans le même temps, endosser une fonction, incarner des institutions et représenter des concitoyens.

11Ces quelques exemples montrent que si chaque domaine apporte une signification particulière à la notion de style, une convergence apparaît autour de l’idée que le style exprime une manière singularisée de créer, d’agir et d’interagir, d’être soi-même tout en étant relié aux autres. Cette façon d’agir et d’être s’exprime par des attitudes particulières, qui font appel à des objets bien précis (instruments, méthodes, moyens financiers), et se trouve influencée par le lieu ou le contexte dans lequel elle s’exprime. Elle répond ainsi aux besoins d’identité, d’identification et de reconnaissance, qui expriment, en dernière analyse, une manière particulière de vivre.

12On pourrait s’arrêter à ce niveau de définition en considérant, dans une vision d’observation positive, que le style n’implique pas à proprement parler de choix ou d’intentions, l’arbitrage du sujet étant alors totalement conscient de l’instauration d’une manière particulière d’agir, d’être ou de paraître. Cependant la vision dynamique d’un style exprimant une manière de créer et d’innover pour s’ajuster à de nouvelles contraintes amène à confronter le sujet à différents « possibles » qu’il est susceptible de rencontrer et dont on ne peut envisager les choix que de manière probabiliste.

Le marché du développement comme lieu d’expression spécifique

13Pour articuler la notion de style avec celle de développement, le plus simple est de faire appel à une métaphore chère aux économistes, celle du marché [4]. L’idée est qu’il y aurait, en quelque sorte, un marché fictif du développement sur lequel des offreurs de développement proposeraient des « objets de développement » sous forme d’initiatives (projets, programmes ou politiques) ou d’idées (concepts théoriques et méthodes). Ils seraient alors confrontés à des demandeurs de développement qui pourraient en être les bénéficiaires ou les acteurs. Cette image du marché du développement, comme rencontre de l’offre et de la demande de développement, permet d’analyser les différentes formes de coopération entre acteurs, l’échange ou la substitution entre objets, face à des finalités variées.

14Cette métaphore, malgré tous les risques de simplification qu’elle présente, permet d’envisager un lieu où les différents acteurs sociaux, offreurs comme demandeurs, se rencontreraient en considérant leurs manières respectives d’agir pour le développement et d’être dans leurs rapports avec les autres. On rejoint de cette manière la notion de « style de développement » pour caractériser chaque acteur à partir de ses comportements concernant l’utilisation d’objets de développement ou de ses attitudes vis-à-vis d’autrui. Elle permet d’intégrer dans l’analyse les considérations réciproques et les attitudes respectives que se portent les acteurs entre eux. Le style permet d’introduire une dimension supplémentaire, d’ordre psycho-sociologique, dans l’analyse des rapports qui s’instaurent entre différentes catégories d’acteurs, et des attitudes qui en résultent.

15Ainsi, le « style de développement » exprime une manière de créer, d’agir face au développement et d’être dans la confrontation entre les acteurs de ce développement. C’est bien une attitude originellement singulière, même si elle peut être étendue à un groupe ou à une institution. Les grandes institutions, offreuses de développement, comme la Banque Mondiale ou le FMI, ont bien un « style de développement » particulier qui diffère fortement de celui des Nations Unies, des coopérations bilatérales (France et Royaume Uni) ou des organisations non gouvernementales [5]. Style que reconnaissent facilement ceux qui, de l’autre côté, dans les administrations publiques ou les communautés locales, sont les acteurs ou bénéficiaires de cette offre.

L’économie solidaire comme expérimentation du style

16L’économie solidaire est, à ce titre, fort intéressante. Elle est, par excellence, le lieu où s’inventent actuellement de nouvelles manières d’agir et d’être sur la base d’un principe de réciprocité entre personnes reliées par des finalités perçues comme essentielles.

L’invention de nouvelles manières d’agir et d’être

17Sous le terme « d’économie solidaire », on regroupe toute une série d’actions collectives qui résultent d’interactions sociales entre différentes catégories de personnes. Un principe de réciprocité, ou de partenariat, tel que défini par l’anthropologue et économiste K. Polanyi (1944) [6] est à la base de ces relations sociales.

18Dans ce cadre, l’économie solidaire recouvre un large éventail de projets qui peuvent avoir des objectifs économiques (production, consommation, échange), sociaux (éducation, santé, emploi, etc.), culturels (culture et identité, tradition et affaires religieuses), politiques, etc. Elle s’attaque aux grands défis sociaux et environnementaux du monde actuel par la recherche de solutions innovantes sur les plans tant économique que social, culturel ou technologique. Ainsi en est-il des fonds éthiques, de l’épargne solidaire, du tourisme solidaire, du microcrédit et de la micro-assurance, des actions environnementales de développement durable, du commerce équitable, de la responsabilité sociale des entreprises, de la défense des groupes indigènes ou minoritaires, etc. Il y a là autant d’initiatives qui constituent son domaine d’intervention.

19L’économie solidaire prend ses racines dans l’économie sociale. Cette dernière est née du mouvement des coopératives et mutuelles de travailleurs (ouvriers, pêcheurs, paysans…) qui apparaît à la fin du xixe siècle en réaction aux injustices du mode de production capitaliste. Ses réalisations sont alors très importantes au Royaume-Uni et en Allemagne. Elle se développe au xxe siècle avec les coopératives et mutuelles de consommation qui s’implantent dans les secteurs de l’assurance, la banque, la santé, l’habitat, etc., en s’appuyant sur les valeurs de liberté (volontariat et indépendance), d’égalité et de solidarité [7]. Au cours des trente dernières années, l’économie solidaire a prolongé l’économie sociale en faisant appel à ses aspects formels, par la création de coopératives et de mutuelles, mais tend à l’élargir aux associations, fondations privées ou publiques, et à des entreprises de formes diverses.

20L’économie solidaire est actuellement en plein développement à travers le monde, certains États pionniers comme le Brésil ont même un secrétariat d’État spécialisé dans ce domaine, et elle recouvre un nombre croissant d’associations en raison de la multiplicité des innovations qui émergent. En effet, elle est à la source de nouvelles manières d’agir pour le développement, et de manières d’être dans les rapports sociaux d’un monde globalisé où des personnes issues de socio-cultures différentes veulent réaliser en partenariat des objectifs d’importance. Cette invention de style l’amène à rechercher ou repenser des structures et institutions démocratiques nouvelles, en fonction des besoins du processus de développement.

Une évolution parallèle des références éthiques

21Si l’économie solidaire poursuit la dynamique de l’économie sociale, elle va aussi plus loin dans la mise en œuvre du principe de réciprocité. En effet, face à la mondialisation des cultures et la multitude des perceptions de vie, elle a dû affiner les trois grandes valeurs qui imprègnent l’économie sociale, à savoir la liberté, l’égalité et la solidarité, pour intégrer le fait qu’il ne suffit plus d’être « entre égaux et solidaires pour agir » comme c’est toujours le cas pour l’économie sociale, mais qu’il faut maintenant faire face aux urgences globales du monde, « agir ensemble de manière solidaire comme des égaux, tout en étant fortement différents ». La défense du bien commun, face à l’enchaînement des crises actuelles, impose à l’économie solidaire de donner priorité à l’intérêt général face à l’intérêt collectif des groupes d’égaux solidaires qui constituent la base de l’économie sociale.

22L’économie solidaire est ainsi mieux adaptée à un univers mondialisé, où l’on est rarement entre égaux, car elle peut intégrer le problème de la différence dans un cadre égalitaire. Dans ce contexte, le principe de réciprocité devient un principe de partenariat qui conduit à des considérations éthiques particulières, comme la responsabilité personnelle vis-à-vis des autres, la recherche de l’équité, la reconnaissance de la dignité des plus vulnérables, l’attention aux plus pauvres, etc. Ceci conduit à s’appuyer sur des valeurs complémentaires à celles de la liberté, de l’égalité, de la solidarité. Ainsi la liberté doit se doubler de la responsabilité dans sa forme prospective, la lutte contre les inégalités doit faire appel à l’équité, et la solidarité laisser place à la reconnaissance de l’autre. Responsabilité, équité et reconnaissance de la dignité de l’autre deviennent ainsi les trois valeurs complémentaires de l’économie solidaire.

23Naturellement, les valeurs de liberté et d’égalité demeurent comme fondements, mais ce qui fédère toutes les initiatives de l’économie solidaire, c’est la responsabilité prospective à l’égard de ceux qui sont en danger ou vulnérables, mais aussi à l’égard des générations futures qui sont laissées pour compte avec le mode d’expansion actuel. Cette articulation entre liberté et responsabilité, qui se trouve au cœur de la vision éthique de l’économie solidaire, est étudiée par les philosophes Hans Jonas [8] dans le cadre de l’environnement, Emmanuel Lévinas et Paul Ricœur dans le cadre des interactions sociales [9].

24Leurs travaux montrent la nécessité de distinguer deux formes de responsabilité. Il y a, en premier lieu, la responsabilité qui résulte des conséquences a posteriori des actions effectuées et qui est directement liée à la liberté d’agir. Une responsabilité dite ex-post ou rétroactive, car elle résulte de l’action passée. C’est le fait « de répondre devant autrui de » ou « d’être responsable de » l’erreur commise. Il y a, en second lieu, la responsabilité qui résulte de la présence d’obligations a priori qui peuvent avoir pour effet de réduire la liberté d’action. On parle alors de responsabilité ex-ante ou prospective. Cette responsabilité, qui est de type parentale, impose d’auto-contraindre sa propre liberté pour satisfaire à des obligations que l’on considère comme prioritaires. C’est le fait « de se sentir responsable de » ou « de vouloir répondre d’autrui ». Elle correspond à l’attitude de la personne qui refuse d’utiliser un véhicule tout terrain en milieu urbain car, se sentant responsable du devenir des jeunes enfants, elle ne veut pas leur faire courir de risques, en termes de pollution ou d’accidents plus facilement mortels.

25La distinction entre ces formes de responsabilités, prospective et rétrospective, permet de comprendre l’émergence actuelle de comportements responsables, qu’ils soient écologiques ou humanitaires. De tels comportements sont de plus en plus fréquents avec la prise de conscience des défis qui attendent le monde actuel et sont, surtout, le propre des acteurs de l’économie solidaire.

26La question de la responsabilité prospective à l’égard de ceux qui sont actuellement en danger car faibles, pauvres ou vulnérables, ou pourraient l’être dans le futur pour les générations à venir, demande de repenser la question de l’égalité. Il faut, en effet, pouvoir « accepter certaines inégalités dès lors qu’elles bénéficient aux plus pauvres et aux plus vulnérables » [10] si on veut associer ces derniers à un projet commun, ou penser à agir « de chacun selon ses capacités (naturellement inégales) à chacun selon ses besoins (aussi inégaux) » (Marx et Engels [11]). De la même manière, on ne peut pas accepter, sous prétexte d’un droit égal à se déplacer, que certains polluent systématiquement l’environnement dès lors que cela pose un problème de responsabilité vis-à-vis des plus fragiles. Tous ces questionnements imposent la nécessité d’une démarche équitable et non plus égalitaire.

27Une démarche qui implique de pouvoir se référer à des règles d’équité (ou autrement dit de justice) relatives à un contexte ou à une culture, et qui ne sont pas forcément universelles. C’est d’ailleurs là une des faiblesses du concept d’équité : autant il est nécessaire pour qui veut fonctionner localement sur des bases de justice face aux inégalités rencontrées, autant il est dépendant du contexte dans lequel il est élaboré. Ce problème d’articulation entre inégalités et équité a été largement débattu en France au début des années 1990 et plusieurs auteurs ont montré que l’important était de préserver la séquence : d’abord, vouloir réduire l’inégalité, ensuite rechercher les critères d’équité [12].

28L’économie solidaire agit dans ce sens en apportant des réponses adaptées, sous forme de projets ciblés, à la question « pourrons-nous vivre ensemble, égaux et différents » fort bien perçue par le sociologue A. Touraine [13]. De son côté, le philosophe M. Walzer [14] y répond en montrant la constitution de sphères de justice. Dans un monde qui réclame plus de justice tout en souhaitant respecter les traditions et les aspirations des personnes, la notion d’équité prend toute son importance. Elle permet d’articuler la réduction des inégalités au respect des libertés. Aussi nombre d’auteurs ont-ils cherché à formaliser les principes d’une telle articulation pour en assurer la cohérence et vérifier leur application à la prise de décision économique [15].

29Si les principes d’équité ne sont pas respectés, alors apparaissent les revendications de reconnaissance [16]. C’est ce qu’exprime encore A. Touraine [17] lorsqu’il insiste sur la dimension culturelle des mouvements sociaux comme facteur explicatif des différences de réactions. Une dimension culturelle qui permet aux personnes, de par la multiplicité de leurs identités, de se reconnaître afin de mener des actions communes [18]. Or la prise en compte de cette dimension culturelle identitaire, même multiple, implique de concevoir des actions spécifiques, aux finalités différentes selon les catégories auxquelles elles s’adressent. Ce que font régulièrement les acteurs de l’économie solidaire.

30Le déni de cette dimension culturelle en France, où la méritocratie est considérée comme le meilleur moyen de promotion, a pour effet d’éliminer, de fait, les enfants des familles de travailleurs émigrés, d’expression et de culture sociale différentes, car ils n’ont pas toujours au départ les codes nécessaires pour survivre à armes égales dans un milieu hautement compétitif. Si l’égalité d’accès au système scolaire se trouve assurée, ni l’équité, ni la responsabilité vis-à-vis de leur devenir ne le sont. Or ceci, en étant perçu comme un manque de reconnaissance de la dignité d’autrui, peut alors conduire directement à la révolte comme l’a montré A. Honneth [19].

L’approche par les capabilités comme théorisation du style

31Le fait de définir le style comme manière d’agir et d’être amène à faire le lien avec les approches du développement qui mettent l’accent sur les personnes et sur leur capacité à mener une vie dont la qualité correspond à leurs aspirations. L’approche par les « capabilités » proposée par l’économiste A. Sen [20] et la philosophe M. Nussbaum [21], s’inscrit dans cette dynamique et fournit, en quelque sorte, une certaine justification théorique à la notion de style.

Les fondements de l’approche par les capabilités des acteurs

32A. Sen considère le concept de « capabilité » dans son sens générique en élargissant le sens habituel de capacité/compétence et en l’introduisant dans le raisonnement économique. Ceci permet de raisonner sur une économie « d’acteurs capables » au lieu de se cantonner, selon la vision économique classique, à l’allocation des ressources et la gestion de biens et de services.

33Son raisonnement s’appuie sur une équation relativement simple. Chaque agent, ou acteur économique, utilise la dotation en ressources matérielles ou immatérielles (biens, actifs, droits, etc.) dont il dispose pour la convertir en une série de fonctionnements, effectifs comme potentiels. Cela se fait au travers de contraintes et d’opportunités sociales comme économiques, tout en tenant compte des caractéristiques personnelles (sexe, âge, handicaps, qualités, etc.). La combinaison des différents fonctionnements permet la réalisation d’objectifs précis comme, par exemple, ceux de monter à bicyclette, de devenir médecin, de participer à la vie collective, etc., qui expriment la « capabilité » de cet agent, autrement dit, ce dont il est capable.

34En fait, on doit distinguer deux dimensions dans cette capabilité. Il y a, d’une part, la dimension effective qui est observable et exprime ce que l’agent est effectivement capable de faire ou d’être. Elle résulte de la combinaison de fonctionnements réalisés. Il y a, d’autre part, la dimension potentielle de la capabilité qui comprend des fonctionnements non encore réalisés, mais qui pourraient bien l’être si les opportunités se présentaient pour cela, ou si l’agent décidait de les effectuer. La capabilité retrace ainsi tout l’éventail des possibilités qu’un agent est, ou serait, capable de faire ou d’être.

35Pour A. Sen, cette capabilité exprime ainsi un niveau de « liberté de choisir » parmi différentes alternatives de fonctionnements dont dispose l’agent ; certaines de ces alternatives ayant été effectivement choisies et d’autres demeurant potentiellement disponibles. Dans un tel cadre de pensée, le développement se donne alors pour objectif de renforcer les capabilités des agents ou, autrement dit, d’accroître l’éventail de leurs libertés de choix. D’où le titre de son ouvrage : Development as Freedom, « Le développement comme liberté » (Sen, 1999). Un accroissement des libertés qui doit cependant se faire sur une base équitable pour assurer une égalité dans les capabilités des acteurs [22].

36Cette approche par les capabilités présente un certain nombre d’avantages pour les économistes. Premièrement, elle permet de raisonner sur les fonctionnements des agents ou acteurs et sur leurs aspirations, au lieu de demeurer au niveau de la pure gestion de biens (pour la production, la consommation, les échanges, l’allocation). Deuxièmement, elle fournit un cadre unifié pour traiter conjointement des problèmes de pauvreté (comme privation de capabilité), d’inégalité (comme distribution inégale de capabilité), de vulnérabilité (comme insuffisance de capabilité) et d’exclusion sociale (comme défaut d’accessibilité ou manque de capabilité d’accès à certains biens). Troisièmement, il devient plus facile de relier des analyses sur le niveau de vie et les conditions de vie (généralement menées par les économistes) aux analyses sur les comportements et les manières de vivre (habituellement faites par les sociologues) ; ce qui accroît d’autant les informations disponibles pour la conception des politiques publiques.

L’élargissement à la responsabilité et à l’action collective des personnes

37Cependant, sous sa forme originelle, l’approche par les capabilités aborde peu, et de façon fort incomplète, deux caractéristiques fondamentales de l’économie solidaire, à savoir la responsabilité prospective et l’action collective issue du partenariat. La prise en compte de ces caractéristiques implique un élargissement des hypothèses qui fondent originellement l’approche par les capabilités.

38Pour ce qui est de la responsabilité, A. Sen [23] ne considère, tout au moins de manière explicite, que la dimension rétrospective (ex-post) de la responsabilité, c’est-à-dire celle qui résulte a posteriori de ses propres actions en tant qu’acteur autonome. Cette responsabilité naît de la liberté d’agir et implique donc que la liberté préexiste à la responsabilité. Or, comme nous l’avons vu, c’est la responsabilité prospective (ex-ante) qui importe dans l’économie solidaire. Une responsabilité qui s’impose de fait avant l’action et qui infléchit d’autant la liberté de choix de l’acteur par autocontrainte volontaire afin de pouvoir satisfaire à ce qu’il considère comme des obligations morales.

39Évidemment, ceci demande de repenser la liberté de choix de l’acteur en reconnaissant l’existence d’une capabilité particulière : la capabilité d’autocontrainte de sa propre liberté. Un aspect important à prendre en compte dans la manière d’agir et d’être d’une personne. Or cela n’a jamais été fait par A. Sen, même si, de manière assez paradoxale, il reconnaît que la responsabilité vis-à-vis des générations à venir peut amener à une réduction des capabilités pour la génération actuelle [24]. La capabilité d’autocontrainte rejoint ainsi l’ensemble des capabilités que le développement cherche à accroître sur une base équitable.

40Pour ce qui est de l’action collective, A. Sen reconnaît que les relations sociales engendrent des capabilités particulières, c’est-à-dire des capabilités sociales qui résultent des relations existantes entre acteurs. Cependant, il ne s’appesantit guère sur le processus d’agrégation qui permettrait d’expliquer la formation d’une capabilité collective de partir de la combinaison de capabilités individuelles et sociales, ni sur le passage de la capabilité collective à l’action collective. La raison en est la complexité analytique d’un tel processus, qu’il est difficile de formaliser de manière générique car dépendant de la qualité des relations entre acteurs. Si certaines relations harmonieuses peuvent accroître la capacité d’action collective par une combinaison astucieuse de capabilités individuelles et sociales, tout en les orientant vers l’action, l’apparition de conflits entre acteurs peut à l’inverse réduire à néant tout effet collectif [25]. Il faudrait, de plus, prendre en compte le rôle des institutions et de l’État dans la formation de telles capabilités. Un autre aspect difficile à traiter et qui fait que certains chercheurs commencent à parler de capabilités d’institutions ou de l’État [26].

Le développement socialement durable comme cadre d’intégration du style

41Mettre l’accent dans son ensemble demande d’élargir la vision de l’économie solidaire, qui s’exprime surtout en termes d’initiatives innovantes et de projets ciblés, pour déboucher sur la conception de stratégies globales qui se déclinent en différentes politiques publiques. Comment alors faire en sorte que ces politiques puissent être imprégnées des mêmes valeurs que l’économie solidaire afin d’induire des manières d’agir et d’être équivalentes ?

La dimension sociale du développement durable

42Selon le rapport Brundtland, le développement durable se définit comme un mode de développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs [27]. Deux idées-clés sont inhérentes à cette notion : la capacité à satisfaire les besoins et l’équité, intra et intergénérationnelle, dans la constitution de ces capacités.

43En 1992, à Rio-de-Janeiro, le Sommet de la Terre décida de privilégier, pour la réalisation de l’Agenda 21, trois dimensions importantes, à savoir économique, sociale et écologique, en recherchant dans chaque cas les conditions de soutenabilité correspondantes. Si les dimensions économique et écologique sont fréquemment citées, peu est fait concernant la dimension sociale. En d’autres termes, la soutenabilité (ou durabilité) sociale, et sa relation avec les deux autres dimensions, est trop souvent négligée dans la conception des politiques publiques.

44Or, prendre en compte la dimension sociale du développement durable ne peut se ramener à la seule amélioration du niveau de vie des populations ou, plus précisément, à réduire la pauvreté comme il a été déclaré en 2002 lors du Sommet de Johannesburg [28]. Il faut aussi, si on se réfère au rapport Brundtland, améliorer les capacités des populations au sein d’une même génération et assurer l’équité entre générations sur cet aspect.

45A. Sen, de son côté, insiste sur le fait qu’un développement durable se doit d’améliorer les capabilités de la génération actuelle sans compromettre le renforcement des capabilités des générations futures (Sen, 2000). Il jette ainsi les bases d’une articulation entre le renforcement équitable des capabilités et la mise en œuvre d’un développement qui se veut durable en termes sociaux. Une vision que promeut le Programme des Nations-Unies pour le développement (PNUD [29]) à travers ses rapports annuels sur le développement humain (2005) et à travers les rapports nationaux correspondants qui en reprennent certains aspects sensibles.

46Il ne s’agit plus seulement de vouloir partager ou redistribuer des ressources devenues rares, comme le pétrole, l’eau potable, les poissons, les bois tropicaux, etc., mais de rendre, par une répartition plus équitable des capabilités humaines, une vie possible tous ensemble, face aux tensions qui émergent des crises actuelles relatives à l’énergie, l’alimentation, le climat, la biodiversité naturelle, etc.

47Dans un tel contexte, le mot « social » que l’on emploie pour qualifier la dimension correspondante du développement durable est chargé d’ambigüité. Il porte, en effet, la double signification de social et de sociétal.

48Or, le qualificatif « social » concerne surtout les secteurs sociaux comme, par exemple, la santé, l’éducation, la nutrition, l’emploi, les affaires sociales, etc. Un « développement social durable » s’intéresserait alors à la soutenabilité de ces secteurs, comme la santé, en considérant, par exemple, les taux de prévalence du VIH/SIDA, ou l’éducation, en s’occupant des taux d’abandon scolaire, ou l’emploi en suivant le taux de chômage, etc..

49Par contre, le qualificatif « sociétal » porte sur le niveau de qualité interne de la société, c’est-à-dire sur l’importance et l’intensité des interactions sociales qui existent entre acteurs. Il concerne l’ensemble des liens sociaux de toutes formes que les gens tissent entre eux et qui permet la réciprocité, le partenariat, la solidarité, la cohésion sociale et la confiance. À l’opposé, la destruction des liens sociaux est source de fractures et d’exclusion sociales, voire de famines ou de génocide. Ce qui a des conséquences importantes sur le processus de décision économique et sur la capabilité des agents à agir et créer individuellement ou collectivement.

50Reconnaître le rôle croissant des interactions sociales dans un monde globalisé impose d’opérer une nette distinction entre les aspects social et sociétal. Aussi préférons-nous parler de « développement socialement durable (ou soutenable) » au lieu de « développement social durable » avant d’aborder les conditions de soutenabilité sociale. En fait, l’idée de « socialement durable » exprime bien mieux la dynamique d’innovation qui naît des interactions sociales au sein d’une société donnée que l’association des mots « social et durable » appliquée au développement.

51Le problème fondamental de la dimension sociale (en fait sociétale) du développement durable est alors de savoir comment prendre en compte des interactions sociales et réseaux existants entre les acteurs de façon à éviter que les politiques de développement mises en œuvre – qu’elles soient économiques, sociales ou écologiques – n’engendrent des dysfonctionnements sociaux (à travers l’extrême pauvreté, l’exclusion, les conflits, etc.) tels que les acquis (en termes d’accessibilité aux services sociaux), les potentialités (notamment en capital humain et social, etc.) et les capacités d’amélioration du bien-être soient remises en cause, pour les générations actuelles comme à venir [30].

Assurer la soutenabilité sociale des politiques publiques

52Le développement passe par la mise en œuvre de stratégies de développement qui articulent des politiques publiques dans différents domaines comme les infrastructures, l’agriculture, l’industrie, les transports, la santé, l’éducation, les affaires sociales, la culture, etc.

53Il arrive fréquemment que certaines mesures de politique, mal adaptées au contexte local, aient des effets pervers conduisant à des situations d’exclusion sociale, à l’accroissement de la vulnérabilité des populations, à la naissance de nouvelles inégalités. Ceci a pour effet de susciter frustrations et sentiments d’injustice, mais aussi détérioration de la cohésion sociale. Les économistes parlent alors « d’externalités sociales ». Or, ces externalités peuvent être à l’origine de sérieuses conséquences en termes de coûts humains, qui peuvent dégénérer et conduire à des situations irréversibles comme la migration forcée, le suicide ou le conflit armé.

54Un développement qui se veut socialement durable se doit d’éviter de telles situations en abordant de la manière la plus large possible le contexte sociétal et en effectuant une évaluation de l’impact social des mesures préconisées, avant leur mise en œuvre. Il s’agit tout simplement de rechercher, de façon concrète, les conditions qui assurent la durabilité sociale du développement. Des conditions qui peuvent être en relation avec les dimensions économique et écologique, mais pas forcément. Cela requiert des méthodes d’évaluation particulières capables de mesurer, ex-ante comme ex-post, les conséquences des actions prévues et de préconiser des principes préventifs de précaution ou de prudence sociale [31]. Des principes qui doivent veiller à ce que les coûts humains soient réduits au minimum et que des compensations soient allouées en cas d’échec. Cette attitude découle naturellement de la responsabilité prospective des acteurs économiques et particulièrement de ceux qui décident du contenu des politiques publiques [32].

55Il en résulte qu’une stratégie de développement qui se veut socialement durable doit repenser la manière de concevoir les politiques publiques en considérant qu’elles peuvent être conçues de manière concertée « pour le public et avec le public ». Cette vision « de bas en haut » (bottom-up), par laquelle les acteurs économiques et sociaux arrivent à participer et à s’exprimer lors de la conception des politiques, soulève cependant un certain nombre de problèmes méthodologiques qui ont trait à la définition des capabilités, à la détermination de règles éthiques reconnues, à l’établissement de priorités et de normes relatives à la qualité de vie souhaitée. Mais elle permet d’envisager un développement qui ne soit pas uniquement conçu de haut en bas (« top-down ») même si l’État, et les institutions qui lui sont associées, conservent un rôle de coordonnateur et de régulateur d’ensemble. Elle ouvre aussi la voie à l’invention de nouvelles manières d’agir pour le développement ou de gérer les rapports entre acteurs.

56L’économie solidaire s’inscrit naturellement dans cette dynamique ascendante car sa vitalité nait du partenariat de réseaux sociaux permettant la mise en œuvre des projets définis localement. Elle réalise ainsi un grand éventail d’expériences innovantes qui peuvent être considérées comme exprimant la partie expérimentale d’un développement qui se veut socialement durable.

Conclusion

57On peut alors revenir à la question originelle de ce texte : dans quelle mesure la notion de « style de développement » peut-elle être utile dans le cadre de l’analyse des politiques de développement ?

58Il est certain qu’en se référant à la notion de marché du développement, il devient possible de s’interroger sur la manière dont les offreurs et les demandeurs de développement se rencontrent. Dans ce cas, le style se situe dans les comportements respectifs de ces acteurs, dans leur manière d’agir pour le développement et dans les rapports qu’ils entretiennent entre eux comme praticiens du développement ou bénéficiaires des actions de développement. Cela permet d’intégrer dans l’analyse les différentes formes de coopération, d’échange ou de substitution face à des finalités variées, les considérations réciproques et les attitudes respectives qu’ils se portent. Dans ce cas, le style introduit une dimension supplémentaire, fort utile et d’ordre sociologique.

59En termes économiques, la conclusion est moins évidente, car le style est, de fait, déjà intégré, sous forme expérimentale ou théorique dans les différentes approches économiques de la personne. Il est intégré dans le développement socialement durable qui s’appuie sur la capacité de responsabilité des personnes. Il est régulièrement expérimenté par l’économie solidaire qui est source d’innovation dans les manières d’agir et d’être face au développement. Il est, enfin, largement théorisé dans l’approche par les capabilités ou la capacité des personnes à mener la vie qu’elles souhaitent.

60Néanmoins le développement socialement durable, en tant que mode de développement particulier, offre la possibilité de réalisations de « style différent » pour les acteurs qui souhaiteraient le mettre en œuvre, tant par les moyens qui seront employés que par la manière de les utiliser. Parler de style de développement n’implique-t-il pas, naturellement, une manière particulière et singularisée de mettre en œuvre un mode de développement dans un contexte donné ? Or, concernant le mode de développement capitaliste, certains auteurs continuent d’opposer, en ces temps de crise financière, les capitalismes de style américain et de style rhénan. La notion de « style de développement » conserve donc encore un potentiel d’avenir.

Bibliographie

Références

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Notes

  • [1]
    J. De Jean, Du style ou comment les Français ont inventé la haute couture, la grande cuisine, les cafés chic, le raffinement et l’élégance, Paris, Grasset, 2005.
  • [2]
    M. Shapiro, Style, artiste et société, Paris, Gallimard, 1990.
  • [3]
    B. Cathelat, Socio-Styles système. Les styles de vie : théorie, méthodes, applications, Paris, Éditions Organisation, 1990.
  • [4]
    F.-R. Mahieu, « Le marché du développement », communication aux Journées de développement du GRES, Le développement en débat, 16-17 septembre 2004, Université de Bordeaux IV, 2004.
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  • [12]
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  • [14]
    M. Walzer, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Paris, Le Seuil, 1997.
  • [15]
    V. Clément, C. Le Clainche et D. Serra, Théorie de la justice et de l’équité, Paris, Economica, 2008.
  • [16]
    A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance : grammaire morale des conflits sociaux, Paris, Cerf, 2000.
  • [17]
    A. Touraine, Un nouveau paradigme. Pour comprendre le monde d’aujourd’hui, Paris, Fayard, 2005.
  • [18]
    A. K. Sen, Identité et violence, Paris, Éditions Odile Jacob, 2007.
  • [19]
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  • [20]
    A. K. Sen, Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté. Paris, Éditions Odile Jacob, 2000. Édition anglaise : Development as Freedom, New York, Knopf, 1999.
  • [21]
    M. Nussbaum, Femmes et développement humain : l’approche des capabilités, Paris, Éditions des Femmes 2008.
  • [22]
    A.K. Sen, « Quelle égalité ? » In Éthique et économie, et autres essais, Paris, PUF, collection Philosophie morale, 1993, p. 189-213.
  • [23]
    A.K. Sen, op. cit., 1999.
  • [24]
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  • [27]
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  • [28]
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  • [29]
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  • [30]
    J. Ballet, J.-L. Dubois et F.-R. Mahieu, L’autre développement : le développement socialement soutenable, Paris, L’Harmattan, 2005.
  • [31]
    J. Ballet et F.-R. Mahieu, Éthique Économique, Paris, Ellipses, 2003.
  • [32]
    F.-R. Mahieu, Responsabilité et crimes économiques. Paris, L’Harmattan, 2008.
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