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Article de revue

Laïcité : de quoi parlons-nous ? Confusions et obscurités

Pages 9 à 19

Notes

  • [1]
    Discours reproduit en particulier dans Jacques Maritain, Œuvres (1940-1963), Paris, Desclée de Brouwer, 1978, p. 435-450.
    Sur l’océan bibliographique français, je me tiendrai à citer trois de mes bouteilles à la mer :
    – Liberté, laïcité. La guerre des deux France et le principe de la modernité, Paris, Cujas et Cerf, 1987, 440 p.
    – La solution laïque et ses problèmes, Paris, Berg international, 1997, 230 p.
    – Notre laïcité publique. « La France est une République laïque », Paris, Berg international, 2003, 416 p.

1Les Français présentent volontiers leur « laïcité » comme une exception en Europe et pourtant un modèle pour l’Europe. On pourrait objecter que l’Europe est constituée de vingt-sept exceptions offrant autant de modèles. En France même, le long conflit entre l’Église et la République s’est épuisé malgré les profonds désaccords qui subsistent, comme on le voit dans le débat sur les « racines chrétiennes de l’Europe », qui rappelle un débat antérieur sur les « origines chrétiennes des Lumières ».

De quoi parlons-nous ?

2De part et d’autre, et de toute évidence, le discours a profondément changé en un siècle. À cause de l’évolution des sentiments et des idées, sans doute, mais aussi et plus encore en raison de la complexité progressivement apparue de ce que nous nommons la laïcité. Elle a d’abord été une idée, celle de quelques intellectuels dissidents : symboliquement, les « Philosophes » contre les théologiens. Elle a pris la forme d’un programme dont la réalisation exigeait un combat sans ménagement. Elle est finalement devenue un régime, inscrit dans un droit en évolution et une jurisprudence attentive aux situations. L’idée était simple, le programme était ambitieux, le régime a toutes les complexités de la vie en société.

3Il est plus facile de se référer à l’idée que chacun peut se faire et reste libre de se faire de la laïcité qu’au régime dans lequel nous vivons tous et sur lequel le vent des opinions n’a guère de prise. Il en va ici comme du discours sur la liberté dont la généralité s’oppose à la réalité des « libertés publiques ».

4Il ne faudrait cependant pas disqualifier les idées personnelles ou collectives qui circulent sur la laïcité et réduire celle-ci à son essentiel, qui serait le régime institué qui nous gouverne. La somme de ces idées divergentes constitue une réalité significative : si le régime pose les règles du jeu, cette somme porte en elle les enjeux de société qui nous divisent. Une société apaisée n’est pas nécessairement une société accordée. Le régime nous permet de vivre ensemble paisiblement et de régler nos contentieux en limitant la violence sociale : il ne maîtrise par le cours de la société, marquée, comme disent les sociologues, par la sécularisation, les efforts des Églises pour faire face à la situation ou même inverser le sens de la marche, l’apparition de nouvelles formes religieuses dans un monde en voie de globalisation.

5« La France est une république laïque » : cette affirmation a été posée pour la première fois en 1946 par la constitution de la IVe République (communistes, socialistes, démocrates chrétiens), puis reprise en 1958 par la constitution de la Ve République (gaullistes). Beau cas d’unanimité nationale – tardive, il est vrai –, facilitée par la sobriété et le vague de l’assertion. Le général de Gaulle la commentait à sa manière : « La République est laïque, mais la France est chrétienne ». Ce rapport entre la France, l’Église et la République est bien le fond du problème, où l’histoire et l’actualité sont inséparablement liées.

6Les linguistes remarqueront une première chose: les deux constitutions utilisent l’adjectif laïc, laïque, mais ignorent le substantif laïcité. Celui-ci n’apparaît d’ailleurs dans aucun texte législatif. Toutes les grandes « lois laïques » – et en particulier la loi du 9 décembre 1905, « concernant la séparation des Églises et de l’Etat » – ont été votées sans recourir à ce mot abstrait, que les dictionnaires de langue datent du début des années 1870, et que Ferdinand Buisson considérait encore en 1911 comme un « néologisme ». Il est vrai que, dès son apparition, commence l’histoire de deux syntagmes: laïcité de (l’État, l’école, l’administration, etc.) ou la laïcité (en soi).

7L’adjectif/substantif, écrit soit laïc, soit laïque, est beaucoup plus ancien : il renvoie aux premiers siècles chrétiens, par opposition aux clercs et au clergé. Il est permis de dire qu’à la fin du xixe siècle, il s’est « laïcisé » dans un emploi dérivé : les « laïques » par opposition aux « cléricaux » (qu’ils soient clercs ou laïcs). À l’époque, une formule, jouant sur l’orthographe, a résumé la situation : « Benoît Joseph Labre est un saint laïc » (non clerc), « Littré était un saint laïque » (non clérical).

8Substantifs et adjectifs viennent du grec laos : un mot qui a bénéficié, dans les milieux catholiques, de la valorisation qui a entouré « peuple » et « populaire ». C’est oublier que, comme le latin conscientia, laos est un mot qui vient de très bas : c’est la masse de la population, indistincte – le « troupeau » des fidèles –, par opposition à démos, le peuple organisé politiquement, la classe des citoyens.

9Comme religion et secte, laïcité est un mot intraduisible en dehors des langues latines, où il suffit d’un simple décalque. Mais cette opération facile ne garantit pas le résultat : laïcité en français, laicità en italien ont la même consonance, non la même résonance. Plusieurs colloques franco-italiens ont eu l’occasion de le souligner.

10Mais alors, qu’est-ce que la laïcité à la française et comment la définir ? Il va d’elle comme de religion, dont Michel Despland a pu rassembler un corpus de quelque 400 définitions. Pour faire bref, en France, la meilleure définition, la plus opératoire, apparaît historique et structurale : la laïcité, c’est le régime qui succède à la catholicité. La catholicité était exclusive : qui n’était pas catholique – juifs ou protestants –, au royaume de France, ou ne bénéficiait d’aucun droit, ou ne jouissait que de droits limités. Détachés du christianisme, les esprits éclairés étaient du moins catholiques de naissance, baptisés dans la religion traditionnelle et obligés, en droit, à respecter ce qu’on appelait « l’extérieur de la religion ».

11La catholicité connaissait, même si elle ne la respectait pas toujours, la liberté de conscience limitée au for interne : côté Église, « de internis non judiat Ecclesie » ; côté État, « foris ut mos est, intus ut libet ». La laïcité s’est imposée progressivement, par étapes, à partir du moment où ce régime devient intolérable dans une société qui s’émancipe de l’Église. De là, une deuxième définition : la laïcité, c’est la liberté publique de conscience pour tous et pour toutes, pour chacune et pour chacun. C’est le principe que posera l’article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen en 1789 : « Nul ne peut être inquiété pour ses opinions même religieuses » (c’est-à-dire, à cette date, non catholiques, hétérodoxes au regard de la doctrine catholique).

12À la catholicité exclusive s’oppose ainsi, paradoxalement, une laïcité inclusive : un combat minoritaire au départ, en vue d’une société ouverte à tous et faisant place à tous, quelles que soient ses convictions, fussent-elles catholiques. Cette société nouvelle repousse les prétentions de l’Église catholique, mais lui laisse toute liberté de les exprimer, pourvu que celle-ci accepte la loi de cette société, le droit de chacun à professer publiquement ses convictions. Pareille société se donnera elle-même le nom de démocratie, et c’est ce qui explique fondamentalement la longue opposition doctrinale d’abord, politique ensuite.

13On le constate, le cas français s’inscrit dans une configuration générale : le passage de sociétés confessionnelles, fondées sur l’autorité, à des sociétés dites sécularisées, laïques, libérales ou démocratiques, fondées sur la liberté. Chaque nation a opéré ce passage suivant une chronologie particulière et par des voies singulières, prenant à terme une figure originale. Quand on regarde chacune, elle apparaît unique. Quand on les compare, on peut insister soit sur les différences, soit sur les ressemblances, et surtout sur l’étalement dans le temps de ce processus. L’opposition classique est ici entre la France et les États-Unis d’Amérique. Les colonies anglaises d’Amérique du Nord ont été fondées par des protestants dissidents et, dans un cas (le Maryland), par un catholique : en se dotant d’un État fédéral, ces colonies, marquées par leur singularité religieuse, n’ont eu qu’un souci : se préserver des empiétements de l’État. Le problème était inverse en France où l’Église catholique ne faisait pas la loi (c’était l’affaire du Roi), mais dont la loi religieuse était aussi la loi du royaume après avoir été reçue par le Parlement, en vertu du principe que la religion catholique était la loi fondamentale du royaume et que le Roi lui-même devait la professer pour être sacré.

La spécificité française

14La « laïcité » a longtemps cheminé non pas masquée, mais non identifiée, ni dénommée, à la manière dont on s’éveille à la conscience d’une nouveauté radicale. Rien ne se pensait et ne se faisait sans Dieu. Une présupposition apparaît : « Etsi Deus non daretur », qui va déterminer le mouvement de la pensée avant d’informer la marche de la société. Toutes deux apprennent à fonctionner et à se gouverner comme si Dieu n’existait pas. La science œuvre en quête des « lois de la nature » qu’elle ne trouve pas dans la Bible. La société agit comme si elle ne dépendait que des lois positives qu’il lui appartient de se donner, par contrat entre ses membres, et qu’elle ne doit qu’à elle-même. Une prise de conscience collective de cette envergure et de cette importance ne peut être que lente, voire très lente, et ses débuts longent une épaisse obscurité.

15Un assentiment à peu près général s’est fait sur la thèse de Georges de Lagarde, La naissance de l’esprit laïque au déclin du Moyen-Âge (1re édition : 1934-1946, 6 vol.), avec le nominalisme de Marsile de Padoue et de Guillaume d’Ockham. Alphonse de Châteaubriant, dans un ouvrage posthume, Itinerarrium ad lumen divinum (1953), a estimé qu’il fallait remonter jusqu’au thomisme, qui rompt avec la pensée symbolique des Pères (dont Bonaventure sera le dernier grand représentant) en substituant l’aristotélisme au platonisme dans la théologie catholique. Thomas d’Aquin introduisait ainsi au cœur du mystère chrétien ce cheval de Troie qu’était l’idée de nature et la notion corrélative de surnaturel dont le P. de Lubac a relaté les vicissitudes. Le « piège des origines » dénoncé par Lucien Febvre est ici tentateur : des exégètes n’ont pas hésité à trouver la laïcité dans la Bible – « Jésus est le premier des laïcs », voire « Dieu est laïc » –, négligeant ou ignorant ce fondamental de la laïcité, qui ne se constitue qu’en s’émancipant de Dieu.

16En revanche, il convient d’accorder une attention privilégiée à l’issue des guerres de religion du xvie siècle en France. Partout, la question s’est réglée par la victoire d’un confessionnalisme sur l’autre, sauf en Allemagne où s’est imposé le compromis confessionnel du « cujus regio ejus religio » entre catholiques et luthériens, et en France où s’est affirmé le tiers parti des « Politiques » (du chancelier Michel de L’Hospital à Michel de Montaigne), promis à un grand avenir et à une postérité multiple. Pour ceux-ci, les guerres entre catholiques et protestants du même pays obligent à conclure que la paix civile est une affaire trop sérieuse pour être abandonnée aux religions. Ainsi en arrive-t-on à une source capitale de la laïcité, trop souvent méconnue : la pacification des esprits par le droit, et non seulement ou simplement l’émancipation des esprits par la raison.

17L’émancipation des esprits, ce sera l’étape suivante, qui sera décisive au point qu’elle est généralement considérée comme la première. Elle s’identifie aux Lumières à la française, aux « Philosophes » (par opposition aux théologiens) et à leur grande entreprise, l’Encyclopédie (1751-1772). Elle débouchera sur la Révolution française, sa tentative d’une Église constitutionnelle, les violences de la « déchristianisation » et de la « déprêtrisation », la première « séparation de l’Église et de l’État » (1794-1802), puis le compromis du « Concordat » de 1801. À dater de 1802, il y eut bien restauration religieuse, caractérisée par le rétablissement de l’ordre ancien. Le régime concordataire, qui subsistera jusqu’en 1905, repose sur deux grands principes : la liberté publique de conscience pour tous et le système des quatre « cultes reconnus » (catholicisme, luthérianisme, calvinisme, judaïsme). La religion catholique n’est plus, en France, que celle de « la grande majorité des citoyens français ». Avant Léon XIII, Pie VII a opéré le premier ralliement au nouveau régime.

18La spécificité française ne tient pas seulement à la singularité de son histoire, mais tout autant aux catégories de son droit. Le régime concordataire, issu du concordat et, au regard de Rome, s’en écartant dès l’origine, reconnaît bien « la religion catholique », mais il ignore « l’Église catholique » et sa structure canonique, à laquelle il substitue sa propre structure administrative. S’il respecte sa structure hiérarchique (l’évêque et son clergé), il refuse toute personnalité morale et toute capacité juridique aux diocèses et aux paroisses: celles-ci sont accordées à des fabriques paroissiales (présidées par un laïc) et à des menses épiscopales, capitulaires et curiales.

19Bien plus, au mot « Église » a été substitué le mot « culte », typiquement français en ce sens, sans équivalent hors de l’espace national. Ce n’est ni le culte au sens traditionnel de la liturgie, ni les « cults » au sens anglo-saxon. Il s’agit plutôt de ce que, sous l’Ancien Régime, on appelait « l’extérieur de la religion », à savoir tout ce qui, matériellement et financièrement, était nécessaire à son exercice, et qui regardait les paroissiens autant que leur curé.

20Le mot « culte » avait un avantage immédiat : il évitait une dispute théologique, puisque, pour les catholiques, il n’y avait qu’une seule Église, et que l’ecclésiologie protestante récusait cette théologie. Il aura bientôt un second avantage, lorsque, en 1808, le judaïsme deviendra le quatrième « culte reconnu ». La loi du 9 décembre 1905 parlera bien des « Églises » dans son titre, mais l’évitera dans son texte, où il n’est question que de « culte », « exercice du culte », « budget du culte », « association pour l’exercice du culte ».

21Mais, plus précisément, qu’est-ce qu’un « culte » ? Ni le concordat, ni la loi de séparation ne le définissent. Pour tous, c’était une évidence: le culte catholique – à plus de 95 % –, c’était la vie paroissiale dans le cadre diocésain.

22Était donc étranger au culte tout ce qui, dans la vie de l’Église, ne concernait pas cette activité centrale et qui, au xixe siècle, apparaîtra comme un catholicisme surimposé, voire un « néo-catholicisme » : au premier chef, les congrégations religieuses, la presse et l’édition catholique, l’enseignement privé (confessionnel), dont la liberté sera conquise en trois étapes sur le monopole étatique (primaire en 1833, secondaire en 1850, supérieur en 1875), les missions étrangères, etc. Chacune de ces activités relève d’une législation particulière.

23À ce point, il importe de préciser que ce régime de séparation succédant au régime du concordat connaît trois importantes limites :

  1. Il ne s’étend pas à l’ensemble du territoire français : d’une part, il ne concerne la métropole que dans ses limites de 1905, amputée de l’Alsace-Lorraine depuis 1871 ; d’autre part, il n’a été appliqué outremer qu’à trois vieilles colonies (Guadeloupe, Martinique, Réunion).
  2. Il accepte des dérogations pour les institutions fermées (internats, prisons, hôpitaux et hospices, forces armées) et qui bénéficient d’un service public d’aumônerie, en vertu du principe de la liberté de conscience.
  3. Le Parlement a refusé de priver la République de la propriété des édifices du culte qui lui appartenaient depuis 1789 (soit environ 40 000 églises et chapelles, dont 87 cathédrales). Ceux-ci sont laissés gratuitement à la disposition des ministres du culte catholique qui en est affectataire sans durée limitée, tandis que l’entretien et la restauration restent largement à la charge de la collectivité propriétaire.
On peut ajouter que, au cours du siècle écoulé, la législation française n’a cessé d’évoluer dans un sens favorable aux Églises, accordant l’équivalent de la reconnaissance d’utilité publique aux associations cultuelles et aux congrégations religieuses (1942), puis associant par contrat les établissements d’enseignement privés (massivement catholiques) au service public de l’éducation nationale.

24La laïcité française s’est donc accommodée d’une séparation limitée, compartimentée, contrôlée. Elle a développé une législation distincte pour les cultes, les congrégations, les établissements scolaires et universitaires, etc., au lieu de traiter les Églises comme des corporations. Il en résulte un sérieux écart dans l’analyse et l’évaluation de l’Église catholique selon qu’on l’approche comme force sociale ou comme agrégat associatif.

25La tradition française a ainsi patiemment construit cette espèce juridique dénommée cultes : une notion « extravagante » au regard du droit européen qui l’ignore. Elle lui a progressivement accordé des avantages substantiels, à commencer par cette disposition unique au monde de la loi du 9 décembre 1905, article 1er : « La République garantit le libre exercice des cultes », alors qu’elle ne garantit pas celui des simples réunions publiques. De là, un insurmontable malentendu entre les tribunaux français et la Cour européenne de justice dont témoigne l’action de l’Union des athées, revendiquant les droits reconnus aux cultes : elle a perdu en France au motif qu’elle n’avait pas pour but exclusif l’exercice public d’un culte ; elle a gagné au Luxembourg au titre d’une famille spirituelle comme le sont les organisations religieuses.

26En revanche, la tradition française est allergique à la notion de liberté religieuse, qui appartient à l’usage commun mais n’est jamais entrée dans le langage juridique. Ce dernier admettrait au plus qu’on en parle au pluriel : les « libertés religieuses ». Il préfère se référer aux libertés publiques qu’il détaille : liberté de conscience, liberté de culte, liberté de réunion, liberté d’association, liberté de la presse, etc. Il ignore plus encore la « liberté de l’Église » (libertas Ecclesiae), puisque l’Église et les Églises ne sont pas pour lui des catégories juridiques.

27Ni l’État, ni la République n’ont été plus laïques après 1905 qu’avant 1905, après la séparation que sous le concordat. Ils ont simplement été moins sacristains, renonçant à nommer les évêques et à ordonnancer les traitements du clergé. La loi de 1905 ne fera que tirer les dernières conséquences de la législation laïque instituée depuis 1880.

28En conclusion, on observera que par la laïcité ou la sécularité – on peut tenir les deux mots pour équivalents selon les cultures –, nous assistons à une profonde mutation de l’homo religiosus, caractérisée par le passage, dans le langage de Louis Dumont, de l’homo hierarchicus à l’homo aequdis, ou, en d’autres termes, d’une société consensuelle, unanimiste, autoritaire, à une société ouverte, pluraliste et démocratique, livrée au libre examen, à la libre recherche, à la libre entreprise, où la laïcité devient une solution nécessaire, même si elle crée de nouveaux et graves problèmes.

29Dès lors, on ne s’étonnera pas que cette laïcité marche sur deux jambes : institutionnelle et culturelle. Elle ne se réduit pas à l’émancipation de l’État et des citoyens récusant toute autorité extrinsèque. Devant ce mouvement centrifuge de dissociation, elle doit fournir un mouvement de consociation, celui qui assure, par l’autorité de droit, la paix civile entre citoyens divisés par leurs convictions au sein de l’État où ils doivent vivre.

30La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (1948) proclamée par l’ONU peut apparaître comme le symbole mondial de cette situation : elle affirme la liberté de religion, mais évite toute référence à Dieu. Jacques Maritain en avait pris acte le 6 novembre 1947 à Mexico lors de la 1re Conférence internationale de l’Unesco. Dans un monde aussi divisé, une coopération était-elle possible ou la guerre était-elle fatale ?

31Prenant acte du babélisme de la pensée moderne, il propose une issue au paradoxe de la tâche dont était investie l’Organisation internationale : « Elle implique un accord de pensée entre les hommes dont les conceptions du monde, de la culture et de la connaissance sont différentes ou même opposées. » Jugeant utopique une réconciliation théorique, il en appela à la finalité de l’Unesco :

32« S’il s’agit, au contraire, de l’idéologie pratique fondamentale et des principes d’action fondamentaux implicitement reconnus aujourd’hui, à l’état vital sinon à l’état formulé, par la conscience des peuples libres, il se trouve qu’ils constituent grosso modo une sorte de résidu commun, une sorte de commune loi non écrite, au point de convergence pratique des idéologies théoriques et des traditions spirituelles les plus différentes. » [1]

33Soixante ans plus tard, ce texte peut encore nous servir de base de réflexion sur les enjeux et la portée de ce que nous nommons « la laïcité ».

34On ne peut pourtant en rester à ce niveau collectif. Force est de réfléchir sur la liberté individuelle de conscience. Un principe peut être posé, acceptable par tous : reconnaître l’absolue liberté de ta conscience ne m’oblige à reconnaître ni l’idée que tu t’en fais, ni l’usage que tu en fais, mais implique la réversibilité et la réciprocité à mon égard.


Mots-clés éditeurs : régime, culture, institution, consociation, laïcité

Mise en ligne 22/01/2013

https://doi.org/10.3917/trans.108.0009

Notes

  • [1]
    Discours reproduit en particulier dans Jacques Maritain, Œuvres (1940-1963), Paris, Desclée de Brouwer, 1978, p. 435-450.
    Sur l’océan bibliographique français, je me tiendrai à citer trois de mes bouteilles à la mer :
    – Liberté, laïcité. La guerre des deux France et le principe de la modernité, Paris, Cujas et Cerf, 1987, 440 p.
    – La solution laïque et ses problèmes, Paris, Berg international, 1997, 230 p.
    – Notre laïcité publique. « La France est une République laïque », Paris, Berg international, 2003, 416 p.
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