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Article de revue

François Jullien, l'actualité de l'Universel

Pages 177 à 190

1Dans un livre paru très récemment, intitulé : De l’universel, de l’uniforme, du commun, et du dialogue entre les cultures, François Jullien, philosophe et sinologue, nous propose une longue méditation sur la notion d’universel. C’est là une œuvre originale et passionnante, importante certainement, qui nous incite à penser sur une question éminemment actuelle et qu’il serait philosophiquement grave de croire ne pas devoir aborder. Pour F. Jullien, la pensée philosophique occidentale ne peut plus se satisfaire de ce qu’elle a longtemps cru être pour elle une évidence fédératrice, qu’elle était porteuse d’une conception universelle indiscutable de l’humanité, de son émancipation de toute dépendance et oppression, qui transfigurait les différences culturelles et les rapports historiques de domination entre les peuples, en faveur d’une libération et d’une reconnaissance mutuelle. Si elle veut penser aujourd’hui ce qui la relie à la notion de l’universel, éprouver l’universalité comme une puissance concrète, un sens commun intelligible de notre humanité, il faut que la philosophie européenne sorte de sa réserve géographique et linguistique et se montre capable d’une historia, au sens d’Hérodote, c’est-à-dire d’une enquête qui nécessite quelque voyage : d’aller voir ailleurs, de se décentrer en éprouvant la réalité des autres cultures, par exemple celles de l’Inde, de l’Islam, du Japon et de la Chine. À défaut de quoi, elle risque de se retrouver isolée et incapable de concevoir encore précisément le sens de ce à quoi elle appartient, incapable de se saisir de sa propre histoire intellectuelle et culturelle et du programme philosophique qui la constituait. On s’en souvient, E. Husserl écrivait, au début du xxe siècle, que les philosophes étaient « les fonctionnaires de l’humanité ». Or il ne suffit plus d’invoquer un universel rationnel législateur pour espérer maintenir désormais la pertinence de son sens à l’âge de la mondialisation. Ni l’humanisme universaliste de la philosophie occidentale, ni le droit international fondé sur les droits de l’homme n’y suffisent plus. Pour autant, F. Jullien reconduit dans ce livre la double nécessité, d’origine kantienne, d’affirmer, d’une part, un concept inconditionné de l’universel, comme idéal régulateur, et, d’autre part, de maintenir l’exigence des droits de l’homme là où ils paraissent absents, sans que cela implique encore de présupposer une unicité immédiate de valeurs communes universalisables, donc une intégration de la multiplicité culturelle à une universalité acquise et posée a priori.

Un constat

2Pour mieux comprendre la démarche de pensée de F. Jullien, il est possible de partir d’un constat. Effectivement, le monde contemporain, tel que nous le vivons, s’avère marqué à la fois par une certaine universalisation des modes de vie et des normes sociales, du fait de la mondialisation économique et communicationnelle, et, en même temps, se voit traversé par une crise très profonde de l’universalité ou des idéaux universalistes issus de la modernité européenne. Nous assistons ainsi comme à une perte d’évidence, à la remise en cause de l’idée d’une universalité humaine qui pourrait s’exprimer au sein d’un seul idéal rationnel et culturel, politique et éthique, indifférent à la pluralité des civilisations et des peuples de la terre. De sorte que nous serions aujourd’hui acteurs et témoins d’une situation des plus paradoxales, parce qu’elle mêle à la fois uniformisation et fermeture des sociétés. En ce début du xxie siècle, nous nous voyons effectivement pris dans un processus mondial d’hyper-circulation de l’information, des techniques, des biens et des personnes, qui s’accompagne apparemment d’une extension des normes juridiques communes, du droit et des droits, et qui occasionne une certaine standardisation, stéréotypie des modes de vie et de consommation, ainsi que des formes culturelles. Or cette uniformisation s’accompagne en même temps d’une dénonciation, aujourd’hui relativement répandue dans l’opinion politique des pays extra-européens, du caractère ethnocentrique et impérialiste de la civilisation occidentale que recouvriraient ses prétentions apparentes à l’universalité. À l’encontre de l’universalisme déclaré des sociétés européennes, il y aurait une irréductibilité entre elles des cultures qui les rendraient incompatibles avec toute doctrine d’une humanité universelle rassemblée dans un même droit et portée par de mêmes valeurs légales. On assiste ainsi à une rébellion des cultures qui s’affirment comme autres, autres à l’universel européen. Une telle contradiction, issue de la mondialisation, remet en cause très directement le rationalisme des européens hérité de la philosophie des Lumières et qui est à l’origine de la rédaction de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme adoptée par l’ONU en 1948. Un tel rationalisme repose, au-delà du constat de différences ethniques, religieuses et linguistiques, sur l’idée, sur l’idéal, de l’existence d’une seule humanité, universelle. Elle se voit réunie en droit, si elle conçoit de façon réflexive son essence d’humanité en énonçant les principes objectifs de connaissance et de moralité liés à sa condition naturelle de liberté et de mortalité. Ils sont, entre autres, si l’on essaie de les déduire du fait commun de cette humanité, ceux de l’égale dignité de chacun indépendamment des conditions sociales, de la valeur supérieure de la vérité et de l’exigence d’objectivité, du respect de la propriété et de la sécurité individuelles, de l’égalité des personnes devant la loi, de la non violence et de la solidarité, de la nécessité de d’éducation et de la protection sociale de la santé individuelle, de la liberté de conscience et d’expression, de l’exigence d’une justice fondée sur un jugement équitable, de la responsabilité mutuelle et du caractère démocratique des institutions politiques. Or c’est bien de la crise d’un tel idéal programmatique, en la perte de son évidence politique et sociale sur le plan international, que se saisit la problématique du livre de F. Jullien.

Le triangle de l’universel

3Se proposer aujourd’hui de réfléchir sur l’universalité conduit à rencontrer un triangle de notions qu’elle appelle nécessairement pour la pensée : l’universel, l’uniforme et le commun. Comme l’écrit F. Jullien, « ces trois notions se recoupent à l’évidence, mais à partir de plans différents ». C’est donc à partir d’une démarche critique qu’il faut envisager la question du sens de l’universel, opérer à sa construction conceptuelle afin de ne pas rester prisonnier du flasque de l’opinion et du flou des bonnes intentions qui l’environnent le plus souvent.

4Premièrement, F. Jullien montre que la notion de l’universel ne relève pas d’une simple extension maximale de nature empirique (dans tous les cas plutôt ceci) mais procède au contraire d’une prescription, c’est-à-dire d’une nécessité de principe qui ne peut se poser qu’a priori (dans tous les cas cela doit être ainsi). En ce sens, l’idée d’une universalité des droits appartient dans la philosophie européenne à l’invocation d’un devoir-être abstrait distinct de toute « sagesse » reliée elle à un simple concret de l’expérience morale. On trouve chez Kant l’expression aboutie d’une telle conception, puisque selon lui « seule une universalité posée préalablement à toute expérience rend légitime ». Ce en quoi la nécessité naturelle telle qu’elle apparaît dans la connaissance vient rencontrer l’impératif de la légalité morale dans l’action de la volonté au sein d’une même exigence d’objectivité. Ce dispositif kantien se superpose à l’opposition de l’universel et de l’individuel, ou du singulier, dont on sait qu’il constitue depuis Aristote le cadre formel logique et ontologique de la pensée philosophique occidentale. Or, cette vision d’un universel et d’un absolu qui le confirme, ne sont-ils pas une aventure elle-même singulière de la pensée ? Ne présuppose-t-elle pas un écrasement de son opposé, l’existence singulière, au bénéfice d’une vision substantialiste abstraite de la réalité, à l’encontre de laquelle la querelle médiévale des universaux et le drame existentiel solitaire de la subjectivité individuelle apparaissent comme autant de réfutations légitimes ?

5Deuxièmement, F. Jullien observe que le monde contemporain, du fait de la mondialisation, tend à confondre l’universel et l’uniforme. Il écrit : « Tandis que l’universel est tourné vers l’Un et traduit une aspiration à son égard, l’uniforme n’est, de cet un, qu’une répétition stérile. » Reposant sur l’imitation et l’habituation, l’uniformité ne représente pas un devoir-être rationnel universel, mais procède seulement de processus de production dont le principe, d’ordre économique et gestionnaire, est celui de la fonctionnalité. À l’uniforme s’oppose la division du différent, en grec diapherei, porteuse en elle d’un écart, dans son dia- initial. Or, dit F. Jullien, il ne suffit pas d’exiger la reconnaissance de sa différence identitaire pour échapper à la coercition de l’uniformité et du nivellement normatif. L’uniformisation peut tout à fait se déployer en s’habillant d’exotisme et de la sorte s’imposer mieux partout. Une telle uniformisation qui s’amalgame à l’universalité n’est pourtant en rien représentative d’un quelconque universel, elle est une pseudo-universalité. Toute la question est alors de pouvoir résister à une telle uniformisation, en trouvant quelque ressource dans nos cultures qui ne soit pas seulement de nature conservatoire et permette de nous poser en autant de sujets possibles d’une réelle diversité.

6Troisièmement, F. Jullien pose le concept complémentaire des précédents, celui du commun. Cette fois ni logique, ni économique, il est d’ordre politique : « le commun est ce à quoi on a part ou à quoi on prend part, qui est en partage et à quoi on participe ». Il est à la base de toute définition du politique depuis Aristote, en tant que celle-ci ne se pose qu’à partir d’une existence commune, en grec koinônia, c’est-à-dire d’une communauté d’appartenance et d’échange qui unit nécessairement les individus vivant au sein d’un même ensemble humain intégrateur. S’il implique l’existence implicite d’un fonds sans fond, d’une réversibilité inépuisable du don, une réciprocité qui nous rassemble et que nous invoquons sans pouvoir l’objectiver intégralement, un tel commun ne se réduit certainement pas au semblable, écrit F. Jullien. Présenté ainsi, il n’est donc pas essentiellement de structure exclusive, mais procède aussi d’un principe extensif. En un sens équivalent, l’invocation du commun, propice à la possibilité de la communauté civile, n’est nullement l’instauration de la particularité en identité absolue exclusive. F. Jullien nous conduit ici à penser qu’une communauté est toujours immanquablement ouverte à ceux qu’elle s’associe et qui la relient doublement à elle-même, en son dedans et en son dehors, dans la structure de l’échange. En ce sens, si la communauté instaure de l’Un et le délimite, elle n’implique pas qu’il soit par ailleurs jamais en clôture définitive de lui-même. C’est pourquoi il faut, comme l’écrivait G. Braque, ici cité par F. Jullien : « rechercher le commun qui n’est pas le semblable ». Mais, pour autant, écrit F. Jullien, le commun n’est pas encore l’universel. Si l’universel s’édicte en tant que loi nécessaire, le commun s’éprouve et se vit. Son modèle originaire est celui de la famille, du foyer. Son extension est donc décisionnelle et graduelle, non pas d’emblée portée par un principe de totalisation logiquement nécessaire. Elle nécessite des choix, une délibération pour s’étendre. Or un point limite objectif vient faire coïncider logiquement universel et commun « quand le commun est commun à tous ». En ce cas la pensée du commun est ce qui permet logiquement et ontologiquement de « s’élever à l’universalité du concept ». Pour autant cela ne permet pas de supprimer leur dichotomie. Il y a donc d’un côté un universel générique qui est abstraction, après-coup et, de l’autre, une instanciation du commun qui appartient à l’individu singulier actuel et participe de son existence immédiate. L’un ne peut se convertir et s’associer à l’autre sans une médiation qui ne supprime pas leur opposition, mais qui doit permettre de traduire le commun participatif, concret, en une prescription universelle, abstraite. Là est toute la question de ce qui nous rapproche et nous éloigne en notre humanité, en nos humanités, mais aussi de ce hiatus de l’universalisme dont les Droits de l’homme sont l’expression, parce qu’ils présupposent, comme prescription, une traductibilité immédiate de l’un dans l’autre. De plus, le commun n’est nullement un moindre universel, parce qu’il ne serait que local et ne pourrait s’étendre. Il se pose aussi comme porteur d’une idéalité propre capable d’une extension progressive non formelle, par exemple par imitation, adoption, alliance, conversion, assimilation, etc. Quel est donc son opposé ? C’est le propre ou le particulier, écrit F. Jullien, et il menace tendanciellement d’absorber le commun. Ce qui se produit dès qu’une communauté, fondée nécessairement sur un partage « considère qu’elle possède en propre ses attributs partagés », ce faisant « dessinant un dedans, elle éjecte au-dehors ». Le commun est donc ambivalent, bipolaire, il est à la fois inclusif et exclusif. Or, on ne peut endiguer un tel renversement que si l’on rappelle à toute communauté évoluant vers sa clôture exclusive, qu’elle procède d’une dette, d’un don-devoir originaire qui l’évide en l’extériorisant et qu’elle ne saurait, ni ne pourrait, détenir par elle-même seule le principe de son appartenance à ce qui fonde son commun. F. Jullien évoque alors les philosophes qui, à la suite de l’œuvre de l’anthropologue Marcel Mauss, ont voulu explorer cette voie : J. Derrida, J.-L. Nancy, J.-L. Marion, R. Espositos.

L’histoire européenne de l’universel

7Le concept d’universel comme emblème philosophique de valeurs objectives universelles, comme principe abstrait d’un devoir-être, malgré notre adhésion intellectuelle consensuelle à son sens quand il en appelle à une égalité de condition et de justice pour le genre humain tout entier, n’est pas tout à fait une notion universelle, si on entend par ce terme l’existence factuelle dans toutes les cultures d’une conception de cet ordre. Il n’est pas certain que cette construction conceptuelle d’un devoir-être rationnel, logique et légal, factuel et moral, dont la philosophie de Kant a élaboré la brillante synthèse, soit autre qu’occidental. Toutes les civilisations n’ont pas produit, ni disposé, d’une conception aussi abstraite de la loi morale que celle de l’impératif catégorique kantien qui, loi-sentence inconditionnée du devoir soumise au principe logique, s’énonce ainsi : « agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse toujours avoir valeur de loi universelle de la volonté ». L’universel, écrit F. Jullien, procède d’une histoire culturelle, linguistique et philosophique, juridique et religieuse, propre à l’esprit européen. Une Europe dont la culture fut d’abord faite d’une pluralité de langues et de peuples. De plus, loin d’être homogène, ni historiquement cohérent, cet universel est composé de plusieurs strates disparates qui se sont amalgamées peu à peu les unes aux autres pour constituer notre vision philosophique de cette notion et nous sont de ce fait devenues indistinctes. F. Jullien nous en rappelle précisément la constitution. Les trois principales sont l’universel en tant que condition juridico-politique, concept logique et doctrine du salut. Respectivement, il s’agit de la citoyenneté romaine antique, du principe grec de la science et de la révélation chrétienne. Visitons-les brièvement et successivement.

8La civilisation antique méditerranéenne est allée du modèle grec de la Cité, porté par l’idéal politique d’un bien commun opposé au particulier, déjà égalitaire et démocratique pour les citoyens, mais exclusif quant aux femmes, aux esclaves, à l’étranger et au Barbare, donc local et clos, au modèle d’une citoyenneté romaine devenue désexclusive. En 212, par décret de l’empereur, la citoyenneté romaine devient universa civitas, étendue à tous les habitants de l’empire romain, sans prise en compte aucune des différences ethniques, culturelles et religieuses quant à son obtention, ni de l’appartenance à des institutions locales. Un tel idéal de l’extension universelle du commun aura d’abord été porté par la philosophie grecque qui a transposé le commun politique des cités en la vision d’un monde commun d’ordre rationnel, puis par l’humanisme cosmopolite de la philosophie latine. Celui-ci posera l’existence d’un seul genre humain pour lequel il étendra l’exigence de justice et de droit hors des anciennes limites politiques. La justice devient dès lors naturelle et d’ordre moral, donc de fait universelle, alors qu’elle était auparavant dépendante de l’appartenance des personnes à la structure isolée des États. Mais, écrit F. Jullien, seul l’Empire romain aura pu véritablement croiser l’universel, en sa valeur formelle de prescription, ici juridique, avec le commun, dans son accomplissement politique concret, c’est-à-dire partagé et étendu cette fois dans les faits à tous et non plus seulement posé comme concept moral.

9Entre ces deux époques, la Cité grecque et l’Empire romain, c’est l’universel abstrait et logique de la philosophie grecque qui se sera déployé, celui d’une connaissance pensée comme la science du nécessaire. Connaître, pour la philosophie grecque depuis Socrate, c’est, sur le plan impersonnel du discours, accéder à la détermination conceptuelle du réel « selon le tout », c’est-à-dire : kat-holou. Cette démarche de conceptualisation de la réalité par la pensée se montre alors inséparable d’une « promotion de l’universel comme exigence de la raison », écrit F. Jullien. Le savoir et la vérité deviennent dès lors dépendants d’un abandon raisonné, logique et conceptuel, de ce qui ne vaudrait que de façon singulière, le jugement ne pouvant être valide que s’il est nécessaire pour tous les cas semblables et donc universel. Aristote viendra systématiser cette exigence en définissant toute science comme la connaissance de ce qui ne peut être autrement, qui apparaît donc nécessaire et se démontre comme n’étant pas contingent. Elle ne peut alors se poser théoriquement que comme science de l’universel selon l’axe d’une connaissance absolue de l’identité de l’existant, d’une ontologie, s’appuyant sur les notions abstraites de l’essence, de la forme et de la cause. L’universel, ainsi posé, devient donc ce qu’il faut prescrire de façon axiomatique à la connaissance pour qu’elle prenne valeur de vérité. C’est l’idéal d’un devoir-être logique qui se voit configuré comme horizon de compréhension de la réalité et de notre humanité.

10Le troisième trait de l’édification de cette doctrine européenne de l’universel est la diffusion dans l’Empire romain du christianisme dans sa prédication paulinienne. L’apôtre Paul, lui-même né juif grec et de citoyenneté romaine, va déployer dans ses écrits une conception universaliste de la foi chrétienne comme salut individuel face à la mort par la résurrection du Christ, cette « folie de la croix ». Délivrant ses disciples de toute loi particulière, la foi chrétienne, par l’amour commun partagé et la grâce accordée intimement à chacun par Dieu, ouvre à une expérience qui vient réunir l’existence singulière et universelle dans un cadre « porteur d’une liaison qui n’est plus formelle », écrit F. Jullien, l’énoncé de la promesse de la résurrection opérant « comme un abstracteur – évideur – de tout particularisme ». Pour ce faire, la prédication paulinienne opère de trois façons : elle détache de toute appartenance, elle oblige à dépasser tout clivage, elle contraint tout sujet à s’évider de toute plénitude individualisante pour accéder au dénuement de la foi. Le sujet chrétien, dépendant d’un Dieu unique et d’un même événement, la venue du Christ, sa mort et sa résurrection, appartient singulièrement par la foi à une promesse de portée universelle et à une même condition et histoire humaine qui dissout toutes les anciennes appartenances particulières et identités de statut, de sexe, de langue et de loi. Ce faisant, « le christianisme a profondément modifié la figure de l’universel », écrit F. Jullien. Mais, pour ainsi dire, emporté par la puissance de son geste, le christianisme devenu Église « catholique », c’est-à-dire s’étant approprié le concept grec de l’universel, aura voulu éradiquer toute autre conception religieuse et cultuelle en s’érigeant en la seule forme possible de cet universel. Ce faisant, le christianisme aura fait réapparaître cette contradiction et négativité que l’universel porte en lui dès qu’il se pose comme le commun, celle de la menace d’exclusion, d’être un exclusivisme.

11À quoi succédera, avec le processus de sécularisation de l’idéal religieux à partir du xviiie siècle dans des formes sociales, politiques et culturelles, l’idée que seule la rationalité occidentale serait porteuse de l’essor de valeurs universelles émancipatrices et pourrait en assurer, comme force dominante, le développement pour tous les peuples de la Terre. Or nous ne pouvons plus ignorer qu’une telle prétention à la positivité universaliste est travaillée par la négativité, car, dès que l’on s’efforce d’intégrer et d’inclure selon la loi d’un devoir-être, fut-il émancipateur, on se trouve confronté à l’altérité des peuples et des cultures, au caractère irréductible de ce qui ne peut s’assimiler à et résiste à son absorption. De cela, la violence déclenchée par les différents impérialismes et colonialismes issus de l’Europe occidentale atteste suffisamment, y compris dans la justification scientifique et juridique de leur terrible domination.

L’universel est-il universellement commun ?

12Du fait du caractère européen de la notion d’universel, il paraît important de s’interroger sur l’existence ou non dans d’autres civilisations de concepts équivalents de l’universalité, analogues à ceux qui ont configuré l’idéologie européenne. À cette fin, F. Jullien se livre à une récapitulation comparative des analyses dont nous disposons relatives à ces différentes civilisations que sont l’Islam, l’Inde, le Japon et la Chine. Il paraît attesté qu’on n’y trouve guère des idéaux illustrés par des représentations picturales religieuses symboliques qui feraient « confluer toute pensée et culture vers la révélation d’une même vérité », à la différence de la culture européenne chrétienne. Cela devrait peut-être alors nous permettre de concevoir une autre modalité de l’universalité qui se défie de la monologie d’un message et se refuse à tout surplomb du sens, à toute logique absolue de convergence. Il s’agirait de concevoir un universel qui « ne vise pas à saturer les possibles », mais soit plutôt un « désaturateur ».

13Si l’Islam arabe a pu s’approprier la question logique de l’universel, il n’en a pas déduit une vision universaliste de la religion, celle-ci restant attachée à un peuple et à une langue, à un devoir légal communautaire. Ici, l’universalité logique ne se confond donc pas avec celle morale. L’Inde, elle, a posé l’universel comme un opérateur unitaire permettant de discriminer l’identité éternelle de classes de particularités. Ce qui n’entraîne en aucun cas la moindre universalité éthique, la société étant divisée en castes immuables. Quant à l’absolu éprouvé par le saint délivré de l’existence mondaine, il fait disparaître toute opposition de l’individuel et de l’universel. De telles sociétés n’ont donc pas eu besoin de se poser la question de l’universel, en dehors de la mise en forme logique de leurs connaissances. De quoi F. Jullien déduit une question : n’est-ce pas du fait d’une défaillance de son unité idéologique, donc d’une négativité féconde, qu’une culture en vient à postuler pour y remédier à un universel des valeurs ? Quant à la Chine, dernier exemple, elle est une telle culture impériale et hégémonique de la globalité qu’elle n’a pas eu besoin de concevoir un concept de l’universel, se trouvant sans extériorité, intégratrice de ses autres barbares, confondant dans ses institutions le religieux, le légal, le politique, le moral en une même immanence. Ce en quoi, comparables aux stoïciens latins, les lettrés de la Chine antique ont pu concevoir un humanisme civilisateur d’ordre naturel. Or, jamais pour autant ils n’ont conçu « extraire de la multiplicité du divers une unité idéelle fondant une nécessité de principe », écrit F. Jullien.

14À partir de cela, F. Jullien, de manière affirmative, reconduit l’universel non pas comme un concept plein allant de soi, constitutif et donné, mais comme relevant d’un manque, d’une subversion, d’un évidement, similaire, peut-être, à celui que l’on rencontre dans les textes des taoïstes chinois et qu’aucun signifié jamais ne comble. Il ajoute que rien ne nous autorise à abandonner toute exigence d’une universalité de principe du fait de la diversité des cultures ; il ne s’agit nullement d’avaliser un relativisme inconséquent. Il faut seulement renoncer à conserver la représentation naïve qu’il y aurait, d’une part des notions universelles, et d’autre part de leurs variations culturelles. Les langues, les cultures et les conceptualités différent trop entre elles pour pouvoir les identifier. On ne trouvera pas en Chine, par exemple, le concept d’un temps homogène abstrait. On refusera en ce sens de postuler des invariants, comme l’Être, la vérité, le temps ; pour poser une universalité transversale, celle de l’équivalent qui rapproche sans confondre et, surtout, ne présuppose pas l’existence d’un cadre commun de sens. La diversité ineffaçable des civilisations n’annule pas la validité d’un universel, culturel cette fois, inconditionné, donc transcendantal au sens de Kant. Car s’il n’y a pas de culture universelle, toutes les cultures relèvent de l’idée, régulatrice, de la culture comme un commun, comme une inatteignable et latente « aspiration à une entente universelle entre les cultures », qui n’est nullement sans conflit. Ce en quoi nous avons obligation « d’intégrer l’absolu dans la perspective singulière propre aux diverses cultures ». En ce sens, l’actuelle multiplication de la revendication de la singularité culturelle ne fait pas disparaître l’exigence de l’universel, mais vient plutôt la rencontrer comme un point de butée. Ainsi, il subsiste au-delà de l’universalisation arbitraire de l’idéal européen, une « opérativité de l’universel », écrit F. Jullien. C’est pourquoi la revendication radicale du respect des singularités ravive l’exigence d’universalité, car, au-delà des particularismes qui s’adossent aux universalismes établis et ne font que dépendre d’eux, c’est l’exigence manquante de l’universel qui se voit réaffirmée, puisque aucune singularité ne peut se conserver effective si elle se clôt sur elle-même. Il faut admettre alors que l’universel n’est ni un objet purement spéculatif, ni un contenu idéologique complaisant et figé, ni un résidu permettant la revendication du singulier. Il faut le définir comme un « continuel défectif qui ne cesse de nous renvoyer à la fonction du négatif ». Au lieu de se refermer sur le principe d’une totalisation complète et déjà définie, l’universel est ce qui rouvre sur l’illimité, sur l’illimitable comme condition de la rencontre entre les cultures.

Les droits de l’homme

15De cette dimension d’une opérativité de l’universel ou pas, la question des droits de l’homme est aujourd’hui le théâtre. Postulés par l’Europe occidentale comme idéal universel, ayant une valeur absolue et produit de celle-ci, ils paraissent aujourd’hui contestables, car incapables de contenir une détermination définitive du droit, des droits, du fait de la spécificité des cultures et de la condition des peuples dans l’histoire. Or, au-delà de leur mise en doute, peut-on maintenir l’idée régulatrice et paradoxale d’un « sens commun de l’humain », qui ne serait pas corrélatif à un argumentaire objectif, mais qui ferait se rejoindre les cultures « en deçà a priori des langues et des conceptions », comme l’écrit F. Jullien ? Peut-on faire encore se rencontrer le commun du partage, singulier, local et concret, avec le devoir-être de l’universel dans son abstraite et absolue ubiquité ? Là encore, F. Jullien rappelle la contingence de leur élaboration et le caractère composite de leur rédaction. Constamment réécrits, ils ne sauraient prétendre à une validité littérale définitive. Ils ne représenteraient donc pas un donné, mais une aspiration à, qui guide indéfiniment la recherche, un idéal régulateur au sens de Kant. Par ailleurs, la notion générique de l’homme individuel qui en est la base, être subjectif doué de liberté et susceptible de se voir reconnu un droit naturel distinct des appartenances sociales, n’est-elle pas une construction philosophique typiquement européenne ? C’est par abstraction, isolation et absolutisation des notions de droit et d’humanité qu’ils ont été bâtis, constate F. Jullien. Pour ne pas risquer de s’aliéner et perdre son indépendance, pour s’émanciper de toute tutelle, l’homme du droit accepte de ne plus se voir intégré à son monde, assimilé à son appartenance singulière, à son milieu d’existence ; et le droit naturel le détache du vivant, du groupe, de tout ordre symbolique supérieur à son existence individuelle. Une telle construction culturelle et philosophique n’existe nullement dans des cultures posant un ordre transcendantal supérieur, l’Inde, cosmique, l’Islam, théologique, ou quand l’immanence et la circonstance prévalent, comme en Chine. Les droits de l’homme apparaissent donc comme une forme très spécifique, isolés du donné, transcendantaux, mais tout autant incompatibles avec un ordre supérieur surhumain. Ils ne réintègrent donc pas l’homme universel à une harmonie mais procèdent d’une rupture de plénitude, d’une absence de totalisation possible. Mais, par cela, affirme fortement F. Jullien, ils sont bien l’expression d’une négativité inhérente à l’universel, qu’il semble important de devoir rappeler. Or dès lors que considérés abstraits, présupposant la nature humaine, ou idéologie particulière de l’Europe, symptomatiques d’une perte du divin et instrumentalisés pour opprimer les peuples, ils apparaissent obsolètes et limités. Afin de les sauver, différentes orientations se proposent de les relativiser selon les cultures, de les réintégrer à une vision plus consensuelle, de les retrouver dans la diversité des valeurs, de les réduire à leur valeur symbolique ou de les réduire à des minima communs.

16À l’encontre de telles orientations, F. Jullien oppose que toute justification idéologique d’une universalité des droits de l’homme est sans issue et qu’on ne peut en maintenir l’exigence que si on les défend d’un point de vue logique. C’est de celui-là seul qu’ils peuvent tirer « un gain d’opérativité et de radicalité ». Leur statut d’abstraction les rend isolables et donc identifiables et transférables et, puisqu’ils n’envisagent l’être humain que dans sa nudité « en tant seulement qu’il est né », c’est-à-dire comme inconditionné, ces droits permettent de penser ce qui apparaît comme « un devoir-être imprescriptible a priori ». Mais ce n’est pas tout. F. Jullien ajoute à cela que, actuellement, la portée universalisante des droits de l’homme ne tient pas tant à leur « extension positive, ce à quoi ils adhérent », qu’à leur « portée négative, ce contre quoi ils se dressent ». Ce par quoi ils rouvrent « une brèche dans toute totalité clôturante » et se montrent, par le refus qu’ils représentent, insurrectionnels et opérateurs d’une transcendance non intégrable qui ouvre sur « l’inconditionné », qui est encore « le sens commun de l’humain ».

Le transcendantal et l’universalisant

17L’universel comme un universalisant effectif n’est alors plus réductible, selon F. Jullien, à l’universalisable, c’est-à-dire à ce que l’on prétend être en droit de pouvoir universaliser, mais relève du seul transcendantal. Savoir ce qu’est le droit, s’oppose ici à opératoire, à ce qui est à l’œuvre comme aspiration au droit et apparaît foncièrement et singulièrement irrépressible. L’universalisant se déploie en ce sens à défaut et non pas parce qu’il serait posé a priori à partir de la seule définition possible d’un droit qui serait légitime. C’est bien le défaut d’universel qui fait advenir et légitime la revendication inconditionnelle du droit. « Qu’est-ce qu’il ne m’est pas possible d’accepter, de faire ou de ne pas faire, de ne pas exiger, à défaut de me le voir reconnaître ou de le voir réalisé, en tant qu’il relève foncièrement de ma simple humanité ? », pourrait-on énoncer comme la forme nouvelle éventuelle de l’impératif catégorique kantien et de la revendication d’un droit, à partir des thèses de F. Jullien. En ce sens, par opposition à l’uniforme, poser un universel, c’est poser, au-delà des différences, le pouvoir-être d’un « sens commun intelligible de l’humain », porteur d’une capacité de dialogue entre les cultures. Or il ne s’agit pas d’affirmer nécessaire une synthèse grossière inévitable qui viendrait supprimer l’incommensurable des cultures, ni non plus de présupposer une « communauté communicationnelle », fondée sur des procédures de langage qui conduirait à un sens objectif rationnel commun, comme le croient les philosophes K. O. Apel et J. Habermas. C’est plutôt dire que l’universel relève d’un pouvoir de juger dont on pourrait trouver la forme initiale dans l’expérience esthétique selon Kant. Selon lui, celle-ci nous expose, dans le sentiment de la beauté, à une universalité perçue véritablement telle par notre subjectivité singulière, mais en l’absence de toute connaissance d’une règle explicite qui la rendrait démonstrativement objective, intégralement traductible en la forme d’un concept. Non point différentielle, la beauté s’éprouverait de la sorte comme un écart. Hors du contexte esthétique et en transposant à la culture une telle modalité du jugement, d’un tel écart, la possibilité intrinsèquement logique de l’universel comme transcendant exprimerait toujours analogiquement la loi. Dans sa lecture de Kant, J. F. Lyotard a pu développer une approche un peu similaire à celle-ci, autour de la définition du sens commun et du sublime.

18Ce en quoi, l’universel, entendu cette fois concrètement comme un horizon intelligible commun d’humanité, universalisant, se verrait maintenu, mais posé dans sa valeur d’abstraction nécessaire, donc dans son irréductible écart. Il n’apparaîtrait plus alors a priori comme fait de normes identifiables, d’un fonds commun d’articles dont la stipulation prescriptive pour tous se pourrait d’emblée objectivement au sein d’une doctrine unique du droit ou des valeurs. Il apparaîtrait plutôt comme l’hypothèse maintenue, ou le principe transcendantal d’un commun des cultures qui les disposerait à leur intelligibilité réciproque. Elle serait vécue dans l’expérience comme toujours possible, malgré l’incompréhension, et accessible, parce que provenant d’une inépuisable ressource commune présente à chacun et indéterminée, celle, comme l’écrit F. Jullien, d’un « indéfiniment partageable ».

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