Notes
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[1]
Notons cependant les travaux de Catherine Grenier – en particulier L’art contemporain est-il chrétien ?, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2003 – dont il avait été rendu compte dans Transversalités, et ceux de Sabine de Lavergne, en particulier sur Manessier.
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[2]
315 artistes cités, 135 œuvres reproduites en quadrichromie !
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[3]
Voir par exemple la citation de Jean Paul (Richter) en exergue du ch. 1 : « Devant une tête de Christ nous ne nous représentons pas le Christ peint, mais celui auquel nous pensons et qui hantait l’âme de l’artiste, bref nous nous représentons l’âme de l’artiste. » Que ce petit mot « bref » me paraît induire un raccourci trop hâtif !
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[4]
Op. cit., p. 25.
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[5]
Par exemple le rapprochement entre le scandale ou la provocation artistique contemporaine et la provocation prophétique (p. 64). On dit bien qu’il y a des provocations gratuites. Il faut donc passer par la vérification du sens, d’un sens, et cela ne va pas de soi. Je vérifie la difficulté du propos dans tous mes cours sur Nietzsche.
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[6]
Réminiscences, commémorations, anamnèses, souvenirs, mémoire vive, mémoire momifiée … il y a bien des manières de se rapporter, dans le présent, au passé …
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[7]
C’est moi qui souligne.
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[8]
Aussi bien d’ailleurs qu’analytique. Cf. l’importance de l’allocutaire dans l’esthétique analytique. Le public est aussi important que l’artiste. Mais aussi le contexte, lieu, temps, présentation, etc. doivent être pris en compte
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[9]
C’est moi qui souligne.
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[10]
Une différence majeure entre les évangélistes et les artistes est que les seconds sont toujours des individus singuliers, leur génie venant de leur singularité même, tandis que les évangélistes sont les porte-parole de communautés vivantes.
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[11]
Jérôme Cottin se fait d’ailleurs une curieuse idée de la représentation prétendument canonique du Christ, figuration mièvre d’un visage symétrique aux traits parfaitement réguliers, etc. Quelle est cette image de Dieu « héritée de la tradition chrétienne » (p. 9) ? Curieuse conception de la tradition fort peu traditionnante et purement traditionnée ! Y a-t-il jamais eu une tradition dans l’histoire des rapports de l’art et de l’Église ? Dans le patrimoine pictural et sculptural dont s’enrichit la mémoire catholique, il y a tout compte fait peu de Christs de ce type. Le style nazaréen et son cousin saint-sulpicien ne résument pas à eux seuls la figuration catholique du Christ, de grâce !
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[12]
Souvenir personnel d’une visite de la Chapelle Sixtine lors d’un colloque international et œcuménique de théologie. Quelle émotion partagée lors de la visite des Catacombes, mais la Chapelle Sixtine suscita incompréhension et rejet d’une partie de notre groupe …
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[13]
Constitution Sacro-Sanctum Concilium
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[14]
Je pourrais ici citer beaucoup d’artistes, le plus souvent non-chrétiens, qui ont apprécié d’être « dirigés » selon des critères théologiques ou pastoraux dans des « commandes d’église » ou au contraire qui ont vivement regretté de ne pas l’avoir été. Je suis de ce point de vue en profond désaccord avec la p. 58
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[15]
Comme dirait Kant, l’« originalité exemplaire » du génie ne s’impose pas d’emblée et il y a toujours eu, et dans toutes les époques des « barbares », i.e. des esprits conformistes et étroits. Encore que leurs (mauvaises) raisons mériteraient un examen théologique et pastoral.
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[16]
Cf. la note 1, p. 58 sur l’évaluation « réductrice » de Vatican II qui n’aurait pas envisagé l’art en dehors des églises !
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[17]
J’emprunte cette expression à l’esthétique analytique. Le « art-world » comprend les artistes certes, mais aussi les galeristes, les conservateurs de musée, les amateurs, les marchands d’art, etc.
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[18]
Cf. l’exception du chapitre sur La Cène de Léonard de Vinci. Mais elle trouve ici sa place en raison de ses fréquents pastiches dans la publicité
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[19]
Ce livre a été, par rapport à l’habilitation initiale, allégé des chapitres les plus spécifiquement théologiques en vue de la publication.
1Jérôme Cottin nous offre ici un livre bienvenu tant du point de vue théologique que pour saisir un aspect important et pourtant méconnu de l’art moderne et plus encore contemporain : à savoir sa thématique religieuse. Le propos est original [1], et indispensable à qui veut comprendre les rapports de la modernité et du christianisme. C’est l’une des tâches prioritaires de la théologie que de réfléchir notre contemporanéité de façon à la fois ouverte et critique. À cet égard, La mystique de l’art sera un ouvrage de référence par la richesse et l’intérêt des exemples [2] et des thèmes étudiés : de l’expressionnisme allemand à la question du nonfiguratif, « images d’un Dieu sans images » rejoignant la spiritualité de l’iconoclasme, de la position de Tillich devant l’expressionnisme à l’art comme acte engagé, militant et prophétique, de l’art contemporain entre autonomie et quête de religieux à la reprise de thèmes bibliques dans un but tout à fait sécularisé et parfois même jugé blasphématoire (la Cène de Vinci reprise dans des publicités), etc. Plusieurs des chapitres de ce livre se terminent par une « évaluation théologique ». C’est là bien entendu la pointe du travail de Jérôme Cottin, et ce qui m’intéresse au premier chef dans les lignes qui vont suivre. Comment se situe l’auteur dans ce « dialogue » de l’esthétique et de la théologie, et quelles sont les questions d’un lecteur qui partage totalement la visée de sa démarche, mais pas forcément toutes les conclusions qu’il en tire !
Quel dialogue ?
2La visée est double et la difficulté de l’équilibre entre l’esthétique et le théologique se révèle assez vite. En effet Jérôme Cottin propose une grille interprétative « pour juger de la qualité esthétique de ces œuvres d’un genre nouveau », et tente un essai d’interprétation théologique, tant il est vrai que le thème suggère « un dialogue certes tendu mais fécond avec la théologie chrétienne contemporaine » (p. 27). Mais ce dialogue entre l’art et la foi, ou entre l’art et la théologie (ce qui n’est pas tout à fait la même chose – cf. infra) est-il réel, est-il même possible ? Ne s’agit-il pas souvent d’une confrontation, ou pire encore d’un rapport en trompe-l’œil entre la foi chrétienne et un art tout puissant dans sa revendication d’autonomie et dans la liberté qu’il s’accorde d’utiliser comme bon lui semble des thèmes certes chrétiens, mais considérés comme disponibles, absolument disponibles, parce qu’au fond, le christianisme ne compterait plus, n’existerait plus vraiment ? On le voit, l’objection est d’importance.
3À maintes reprises [3], le lecteur peut avoir le sentiment que la concurrence est rude entre l’artiste et le chrétien, qui forment aujourd’hui plus que jamais une sorte de couple paradoxal où les partenaires ne cessent d’éprouver une étrange fascination-répulsion réciproque. Aussi certains préfèreraient séparer les protagonistes : l’art seul jugerait de l’art, et la religion du religieux. Mais que faire quand un athée proclamé recourt, utilise, détourne, profane des thèmes religieux ? Quelle instance, devant quel tribunal, osera un verdict ? Une société qui défend le respect du religieux peut-elle au nom de l’art autoriser n’importe quelle image du Christ ? Quels sont les droits légitimes des croyants devant des « représentations [qui] se trouvent dans leur immense majorité en tension ou en décalage tant avec le dogme chrétien qu’avec l’iconographie chrétienne » ? Je pense pour ma part que les deux écarts mentionnés ne sont pas du tout de même ordre. L’histoire de l’iconographie chrétienne montre assez la liberté que prirent les artistes de par leur créativité même, à l’égard de traditions sclérosantes. Cette histoire est faite de ruptures permanentes. Par contre le dogme exprime le noyau dur de la foi et renvoie à la Tradition même qui la constitue, en particulier pour les catholiques et les orthodoxes. Que faire devant des images qui « revendiquent une liberté absolue vis-à-vis du dogme, qu’elles contestent parfois violemment », ou encore devant des œuvres qui sont autant d’« exemples d’utilisations antichrétiennes d’images chrétiennes » (p. 26) ? Nous ne le savons que trop, l’embarras, la dispute et vite l’intolérance se partagent alors les esprits.
4Théologien aussi bien que grand amateur de cet art contemporain, Jérôme Cottin, dans un très louable souci d’accueil et d’ouverture théologique, ne fait-il pas la part trop belle à l’art ? Les deux partenaires du dialogue précité sont-ils vraiment à égalité de droits et de devoirs dans cet exercice d’interlocution ? On peut en douter quand la méthode est fortement affirmée : « il ne saurait être question de partir de la tradition iconographique chrétienne, ou du dogme chrétien pour évaluer cet art, il faut partir de l’art lui-même ». Certes, cela s’impose au critique d’art qui juge de la qualité esthétique de l’œuvre, de l’art en tant qu’art, mais au théologien ? C’est là la difficulté et l’écueil, on le sait bien, de tout dialogue non pas tant avec l’Autre en général – mais plus spécifiquement avec l’Autre qui vous interroge dans vos propres convictions, votre propre appartenance, votre culture et votre foi, en les récupérant, les utilisant à contresens, les dénaturant, les contrefaisant. Devant telle figuration du Christ, telle crucifixion ou telle Cène, le chrétien est tenté de protester que ces thèmes lui appartiennent et que donc, seul détenteur légitime, il est aussi seul juge. Quelle est la pertinence de ces figurations ? Quelle est leur légitimité ? Au nom de quoi ? De l’art ou de la foi ?
La christianité
5D’emblée on se heurte à la pierre d’achoppement de toute réflexion, théologique plutôt que simplement historique ou iconographique, désireuse d’articuler comme l’indique le sous-titre « art et christianisme ». Qu’est-ce qu’un art chrétien ? Faut-il aller jusqu’à dire avec Catherine Grenier qu’« il n’y eut jamais d’art chrétien en Occident, [qu’] il y a eu une iconographie chrétienne » [4] ? Ainsi à propos de Bacon, la question se pose : qu’est-ce que la dimension chrétienne d’une œuvre (p. 48) ? Certes elle n’est pas liée au thème, encore moins au titre. Mais « une œuvre a-chrétienne ou antichrétienne comme celle de Bacon peut se révéler être à un second niveau de lecture, très proche de questions existentielles propres au christianisme » (p. 48-49). Cette proximité conduit à se demander quel est le spécifique chrétien – des thèmes communs au chrétien et au non-chrétien certes, mais cela suffit-il ? On trouverait les mêmes préoccupations existentielles dans d’autres traditions totalement extérieures au christianisme. Par contre, mais cela n’est pas un hasard, on peut qualifier sans hésitation de chrétienne la « magnifique synthèse entre la cruauté de la mort de Jésus […] et l’espérance chrétienne : […] entre la mort et la résurrection » à laquelle est parvenue Manessier, ce peintre de la mort du Christ et de la Passion, qui voulait « être aussi celui des Alléluias ». Une piste originale est ici ouverte par Tillich, mais resterait à élucider : « faire du style artistique le trait d’union entre l’art et la religion » (p. 148) ; mais rien n’est plus difficile que d’interpréter de ce point de vue un style. Car de quoi s’agit-il au juste ? Dès le début de l’introduction, Jérôme Cottin parle d’analogies, « de fortes analogies entre l’activité artistique, l’émotion artistique et l’expérience religieuse » (p. 7). Ou encore « d’un dialogue entre art et spiritualité ». Mais encore … Analogies, connivences, affinités, aussi bien que divergences, extériorité, entre l’art et la spiritualité, la mystique, le religieux, le christianisme, quel christianisme ? – voilà de quoi inviter le théologien, mais aussi le philosophe et l’anthropologue à un travail exigeant d’analyse et de détermination de ces notions. Ces mots gagneraient à être précisés, c’est-à-dire distingués, alors qu’ils perdent beaucoup à devenir synonymes ou presque [5]. La dilution de la christianité dans le religieux, du religieux dans le spirituel ne sont-ils pas gages d’un effacement inéluctable du spécifique chrétien ?
Traces, survivance, effacement : quelle mémoire du christianisme ?
6« Le christianisme survit donc à son effacement ou à sa disparition dans la culture contemporaine. Dans les arts visuels, il n’a même jamais cessé d’être présent tout au long du xxe siècle et encore aujourd’hui. Tel est l’objet du présent ouvrage » (p. 7). À supposer que le christianisme ait effectivement cessé d’être vraiment présent ou actif dans la culture contemporaine – personne ne niera un effacement au moins culturel et surtout médiatique –, le problème est de savoir comment il survit dans les arts visuels. Quel est le type de survivance que l’art contemporain lui assure ? Il y a des survies qui sont des morts en sursis, pire, la mort même anticipée. Quel est l’intérêt pour la théologie d’un christianisme disparu ou effacé, alors que son essence est par ailleurs, mais ce par ailleurs est essentiel, d’être christianisme vivant, foi célébrée, partagée et transmise ? La foi chrétienne n’est pas la simple commémoration du Christ mort et ressuscité. Je pense à Nietzsche et à ce Dieu mort dont l’ombre recouvre encore l’Europe. Qu’avons-nous à faire d’une ombre ou d’un fantôme qui continuerait de hanter certains artistes, à leur insu souvent ? De cette survivance, de ces traces plus qu’à moitié effacées, faut-il se réjouir ou pas ? En simple chrétien ? En théologien ? En homme ou femme de culture, ayant la mystique de l’art, le culte de l’art ? Ne l’oublions pas, l’Antiquité gréco-romaine et sa mythologie ont naguère, pendant longtemps et encore aujourd’hui servi de prodigieux réservoir d’images, de thèmes, de formes plastiques. Du quattrocento italien à la fin du xixe siècle, ce fut une longue et belle survie. Renaissance, classicisme, néo-classicisme … Pour autant Athènes et Rome étaient plus imaginées, refigurées et recréées que réellement revécues ou restaurées. Leurs dieux étaient bien morts, qui dormaient dans le linceul de pourpre des musées. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour le christianisme dont certains annoncent depuis deux siècles qu’il a fait son temps ? Nous le savons désormais, comme le disait Valéry, toutes les civilisations sont mortelles. Les défunts peuvent avoir des héritiers jusqu’aux enfants de leurs enfants à la énième génération, pour autant ils sont bien morts. Et il arrive que plus personne ne comprenne ce qu’a pu représenter tel vestige, telle relique, ce que signifie telle trace. Ignorance, pire dérision. « Alors qu’on pourrait presque parler à son propos de restes archéologiques, de fragments, de souvenirs, tellement le thème du christianisme se fait discret et périphérique » (p. 8), que signifie « le thème du christianisme », « la dimension chrétienne de l’art » ? Le Christ peut être reconnaissable – pour autant a-t-on un thème chrétien ? Ou un légendaire chrétien ? Qu’est-ce qu’être « chrétien » ? Qu’est-ce que la christianité ? Questions ici lancinantes et qu’il n’est pas possible d’éviter.
La question herméneutique
7Cela amène inévitablement à une autre question, celle de la fidélité culturelle, de la mémoire culturelle au sens où « la culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié ». Cet oubli est-il possible en christianisme, est-il acceptable ? Mais du côté de cette culture à la fois oublieuse et capable de réminiscences [6], les choses ne vont pas non plus de soi. Comme Jérôme Cottin le remarque fermement, cette capacité peut à son tour s’amoindrir et même disparaître, comme c’est le cas en France où l’enseignement public se tient délibérément à distance de la Bible et de toute référence chrétienne. Les traces qu’un chrétien survivant de la fin « annoncée » du christianisme ou aussi bien un non-chrétien cultivé et expert reconnaissent évidemment, les autres, tous les autres peuvent-ils seulement les pressentir – je ne dis même pas les apercevoir ? Les chrétiens n’ont-ils pas tendance à voir du christianisme larvé, potentiel, virtuel, implicite, inconscient, anonyme, etc., là où il n’y en a pas ou plus ? Et les autres, tous les autres n’ont-ils pas à l’inverse tendance à ne pas voir les éléments chrétiens qui subsistent parfois de façon criante ? Ce constat se vérifie à observer le public de nos monuments historiques et de nos musées d’art antérieurs à 1900. J’en rapporte ici aux témoignages de ces étudiants de l’Institut des Arts Sacrés responsables de visites guidées dans nos cathédrales. Cela se vérifier a fortiori pour l’art du xxe siècle. Et si c’étaient les caricatures qui se laissaient le plus facilement identifier ? Mais peut-on dire qu’on connaît quand on ne connaît que dans le simulacre ou la dérision ? Ce soupçon surgit à la lecture de textes audacieux. Celui-ci par exemple : « si la figure du Christ est bien laïcisée, sécularisée, déformée, décalée par rapport à l’iconographie traditionnelle du Christ, elle n’en pose pas moins des questions susceptibles d’ouvrir à un débat de nature plus théologique. La figure du Christ résiste à sa propre mise en accusation et survit à sa disparition. Même non-religieuse, voire antireligieuse, elle continue de parler de Dieu, ne serait-ce que sur le mode de la négativité » [7] (p. 57). Pour ma part, je n’en suis pas si sûre. Cela dépend de l’œuvre, cela dépend aussi du regard qui se porte sur elle. À quelles conditions une œuvre favorise-t-elle ou non un regard chrétien ? Ou plus modestement un regard qui se souvient du Dieu de Jésus-Christ ? À quelles conditions peut-on dire qu’une œuvre continue à parler de Dieu ? Peut-on ici faire abstraction des destinataires (ou plutôt des allocutaires) de l’œuvre ? Il n’y a pas que l’artiste et ses intentions conscientes ou inconscientes, il y a tous ceux qui, dans leur incroyable diversité, vont regarder l’œuvre et lui donner un sens. Eux aussi sont d’une certaine façon, créateurs ou pas de sa christianité éventuelle. De ce point de vue, l’entreprise de Jérôme Cottin nous invite à une réflexion approfondie d’ordre herméneutique [8].
Une telle position peut paraître acceptable d’un point de vue extrinsèque. Point de vue de l’historien, de l’historien d’art, de l’iconologue qui observeraient les phénomènes du point de vue de Sirius. Mais il y a des bons et des mauvais témoins. Il y a même des faux-témoins. Tout témoignage n’est pas apostolique ! Il faut une vérification et une validation. Mais peut-être cela est-il plus sensible en régime catholique. Comment ne pas tenir compte de la régulation opérée dans l’histoire de l’Église dès ses origines sur les interprétations canoniques et les autres (évangiles apocryphes par exemple) ? Je ne peux m’attarder sur ce point pourtant décisif, mais la cohérence interne de la Révélation (la Bible), la Tradition, le sensus fidei fidelium, et le Magistère, n’autorisent pas n’importe quelle interprétation personnelle [10].[…] Pour eux [les croyants], les œuvres d’art ne sont pas un témoignage direct de Dieu et de sa présence. Elles sont un témoignage sur un témoignage, une parole sur une parole ; elles participent ainsi à cette chaîne interprétative constitutive du Credo apostolique, et qui débute avant même la rédaction des Évangiles, pour arriver à la parole que nous entendons ou que nous voyons aujourd’hui. Ces œuvres d’art du passé étaient déjà, de leur temps, des interprétations modernes d’une écriture ancienne, laquelle était à son tour l’actualisation d’une Parole originale perdue, mais accessible à travers ses témoignages successifs. Or ces témoignages qui constituent les textes de la Bible furent toujours des interprétations, des appropriations et des actualisations – donc aussi des trahisons – des sources et des événements originaires, qui restent inconnus. Les artistes contemporains ne font finalement rien d’autre que de se situer dans la chaîne interprétative des différents auteurs bibliques. Eux aussi furent des interprètes d’un fait inaugural – la révélation de Dieu parmi les humains – qui échappent à la vue. [9] Les quatre évangélistes – Matthieu, Marc, Luc et Jean – et Paul, et avant eux les auteurs souvent anonymes de l’Ancien Testament constituent des maillons de cette tradition d’interprétation : ils ont interprété très personnellement un événement dont ils ont été les témoins et dont ils ont reçu le récit. Mais en ce qui concerne l’événement fondateur, nous ne disposons que de leur interprétation.
« Vérité de l’art et trahison des Églises »
8Jérôme Cottin a raison de dénoncer les contresens auxquels sont arrivés ceux qui voulurent juger de l’art contemporain à partir d’un art dit chrétien. Car cet art reste insaisissable et renvoie plus à des conformismes passagers (l’art saint-sulpicien en est un bon exemple) qu’à une Règle de Foi, et nous sommes reconnaissants aux artistes d’avoir su pratiquer « une subversion “évangélique” d’un christianisme officiel et le plus souvent dévoyé ». Mais pour autant faut-il être si sévère à l’égard des Églises, et en particulier de l’Église catholique (puisque le problème ne se posait pas avec la même intensité dans les autres Églises, bien évidemment) ? Le sous-titre de la p. 57 renvoie à la mécompréhension de l’art par les Églises. Jérôme Cottin en donne pour exemple « deux tragiques erreurs d’interprétation », le célèbre polyptique de Nolde et le Christ de Germaine Richier (chapelle d’Assy). Mais là encore nous sommes renvoyés à l’herméneutique, et donc à l’histoire. D’une part, le phénomène n’est pas nouveau. La création artistique en tant que telle est toujours nouvelle, et par là choquante pour des regards habitués. Giotto, Fra Angelico, Piero della Francesca n’étaient assujettis à aucun conformisme pictural, loin de là [11]. Ce n’est pas ce conformisme prétendu qui pourrait expliquer que certaines époques soient plus réceptives que d’autres à la nouveauté de toute véritable œuvre d’art. Il faut chercher ailleurs. On peut par exemple remarquer que Michel-Ange fut jugé plus chrétien de son vivant qu’après sa mort et probablement qu’il ne l’est aujourd’hui, même pour des catholiques [12].
9Dans le même ordre d’idées, un jugement aussi sévère reste tout à fait extrinsèque au monde de la vie chrétienne ; il ne distingue pas suffisamment à mon avis, les diverses possibilités intentionnelles de l’œuvre. Celle-ci est-elle destinée à une église, trouve-t-elle sa place dans un espace liturgique, ou bien se propose-t-elle, éventuellement, à la réflexion du théologien dans le contexte purement artistique du musée ? Vatican II n’a jamais prétendu juger de l’art en général mais de l’art dans la Liturgie et dans l’Église [13]. Si l’on tient compte de tous les paramètres en jeu, et en particulier de la réception par les fidèles, on ne peut que constater qu’une église catholique n’est pas un musée et que telle œuvre qui a sa place, ô combien, dans ce dernier, peut être, me semble-t-il, légitimement récusée dans un lieu de culte. C’est, diront certains, instrumentaliser l’art, mais ce n’est pas l’aliéner comme l’atteste l’histoire de l’art chrétien [14]. À l’inverse de ce qui est écrit (p. 58), l’Église a su ne pas imposer « un modèle normatif original » par rapport auquel « l’image contemporaine sera forcément déviante ». J’ose dire qu’un tel jugement me paraît profondément injuste dans sa généralisation [15]. Je revendique pour les pasteurs et les théologiens de pouvoir exposer les raisons dogmatiques qui leur font accepter ou refuser une œuvre pour le service de la communauté croyante dans l’expression de sa foi. Mais certes, ce n’est pas leur rôle, du moins ès qualité, de juger de l’art contemporain hors l’Église [16]. Ce n’est pas aux Églises d’évaluer l’art en général. Elles sortiraient ici de leur fonction. Ce qui n’empêche pas que des passeurs, comme Jérôme Cottin, sensibilisent aux mérites et aux enjeux de l’art contemporain les trop nombreuses personnes dans et en dehors des Églises qui n’y comprennent rien ! Le nouveau a toujours choqué, et Mozart fut trouvé discordant par certains critiques (d’art) de son temps !
« Art autonome et références chrétiennes » … Créativité et liberté
10Jérôme Cottin souligne et affirme l’autonomie absolue de l’art alors même qu’il cultive des références chrétiennes. L’art peut-il être jamais autonome? « Toute source d’inspiration, qui lui est extérieure sera [-t-elle] ressentie par lui comme contraignante et appauvrissante » (p. 8)? Le thème n’est-il pas, quel qu’il soit – érotique, tauromachique, religieux … – le thème n’est-il pas cette extériorité, cette altérité inspirante dont tout artiste a besoin? Ne faut-il pas craindre la vacuité et la stérilisation d’un art pour l’art où l’expression serait vraiment prise au pied de la lettre? L’aventure du père Couturier a bien montré par des chefs-d’ œuvre proprement chrétiens, résultats de commandes ecclésiales précises, que des artistes contemporains incroyants acceptaient de se laisser porter par l’extériorité bien comprise d’une foi qu’ils essayaient de comprendre et de communiquer alors même qu’ils ne la partageaient pas. Il faut avoir prié et célébré l’eucharistie à Assy pour le vérifier. Des artistes contemporains incroyants, qui se voient proposer de telles commandes, se plaignent plutôt du manque de contraintes … Comment vérifier qu’un artiste a travaillé « hors de tout contexte chrétien, souvent même pas habité par des préoccupations religieuses » (p. 9)? Alors qu’il suffit de savoir que parmi les noms cités plusieurs ont été formés et donc marqués, ô combien, par un milieu « chrétien » (Dali). C’est l’œuvre qui est autonome, pas l’artiste, l’œuvre qui dit une chose à l’un, autre chose à l’autre, selon les temps, les lieux et les personnes
11Pour autant il faut entendre Jérôme Cottin quand il pense que, dès lors que des références chrétiennes persistent, l’art est (ou peut être) créatif, innovateur, dérangeant, original et inspirant pour le chrétien. Même si, ou dans la mesure où, les thèmes sont détournés ou parodiés. Les Églises n’apprécient guère cette originalité surprenante, parce qu’elles la considèrent comme contestatrice et provocante « et non comme une nouveauté, ou comme une utopie annonciatrice de temps nouveaux » (p. 8 ; p. 65). Mais je ne le suivrai pas jusqu’au point où il soutient le paradoxe d’une sorte d’incompatibilité entre l’art et la foi : « les œuvres d’art les plus remarquables sur des sujets chrétiens ont été réalisées par des artistes travaillant hors de tout contexte chrétien, voire contre le christianisme. À l’inverse : un croyant convaincu aura du mal à être un véritable artiste, comme si la force de sa conviction était un frein à la liberté de la création artistique » (p. 8). Je n’en suis pas si sûre. Cela n’est pas vrai absolument et il y eut des époques, plus nombreuses, où ce fut le contraire. Pourquoi ? … Qu’il ne faille pas forcer la relation entre un artiste et le christianisme, d’accord. Pourtant, selon la belle expression de Louis Marin à propos de Manessier précisément, « le religieux peut faire art ». Qui décide aujourd’hui qu’un artiste est grand ou petit ? N’oublions pas que « le monde de l’art » [17] fait partie d’un monde plus vaste susceptible d’être marqué par une laïcité agressive et polémique qui lui fera toujours préférer le dénigrement et la dérision à l’égard du religieux, ou qui plus simplement possède un sens commercial et publicitaire qui lui fait cultiver le clin d’œil plutôt que le respect pour les convictions d’autrui. Jérôme Cottin signale d’ailleurs lui-même les raisons religieuses pour lesquelles il a choisi l’expressionnisme allemand « le seul mouvement qui, à [sa] connaissance, conjugua l’avant-garde esthétique avec une quête religieuse » (p. 10).
Conclusion
12Je dois l’avouer pour finir, le travail entrepris depuis plusieurs années avec Jérôme Cottin dans un séminaire sur La théologie et l’éthique des images, m’a autorisée, si je puis dire, à ne retenir ici que les points pour moi les plus problématiques. Mais après tout, un livre qui suscite des questions aussi difficiles nous incite à un travail exigeant de réflexion, dans l’accueil du contemporain, son altérité, son étrangèreté même par rapport à la foi, ou plutôt à nos habitudes de croyance. Mettre en relation esthétique et théologie – « penser théologiquement l’art … esthétiquement la théologie », et cela dans un contexte essentiellement contemporain [18] est au cœur même du projet initial de l’Institut des Arts Sacrés. C’est une entreprise difficile et trop rare pour ne pas en féliciter l’auteur et pour ne pas souhaiter qu’elle se poursuive dans un dialogue amical [19] dont la dimension œcuménique devra être approfondie, dans le jeu complexe de nos différences de sensibilités, de traditions, de pratiques liturgiques et priantes. Dans tous les cas, merci d’obliger la théologie si habituée à l’abstraction spéculative, à se tourner vers cet autre qu’est l’expression artistique. C’est sa propre mémoire qu’elle retrouve ainsi figurée, défigurée, refigurée. Comment n’en serait-elle pas étonnée et renouvelée ?
Mots-clés éditeurs : art contemporain, pastorale, herméneutique, autonomie de l'art, christianisme, dialogue, Église, mémoire, histoire, dogme, fidélité
Date de mise en ligne : 23/01/2013
https://doi.org/10.3917/trans.106.0195Notes
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[1]
Notons cependant les travaux de Catherine Grenier – en particulier L’art contemporain est-il chrétien ?, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2003 – dont il avait été rendu compte dans Transversalités, et ceux de Sabine de Lavergne, en particulier sur Manessier.
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[2]
315 artistes cités, 135 œuvres reproduites en quadrichromie !
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[3]
Voir par exemple la citation de Jean Paul (Richter) en exergue du ch. 1 : « Devant une tête de Christ nous ne nous représentons pas le Christ peint, mais celui auquel nous pensons et qui hantait l’âme de l’artiste, bref nous nous représentons l’âme de l’artiste. » Que ce petit mot « bref » me paraît induire un raccourci trop hâtif !
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[4]
Op. cit., p. 25.
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[5]
Par exemple le rapprochement entre le scandale ou la provocation artistique contemporaine et la provocation prophétique (p. 64). On dit bien qu’il y a des provocations gratuites. Il faut donc passer par la vérification du sens, d’un sens, et cela ne va pas de soi. Je vérifie la difficulté du propos dans tous mes cours sur Nietzsche.
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[6]
Réminiscences, commémorations, anamnèses, souvenirs, mémoire vive, mémoire momifiée … il y a bien des manières de se rapporter, dans le présent, au passé …
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[7]
C’est moi qui souligne.
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[8]
Aussi bien d’ailleurs qu’analytique. Cf. l’importance de l’allocutaire dans l’esthétique analytique. Le public est aussi important que l’artiste. Mais aussi le contexte, lieu, temps, présentation, etc. doivent être pris en compte
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[9]
C’est moi qui souligne.
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[10]
Une différence majeure entre les évangélistes et les artistes est que les seconds sont toujours des individus singuliers, leur génie venant de leur singularité même, tandis que les évangélistes sont les porte-parole de communautés vivantes.
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[11]
Jérôme Cottin se fait d’ailleurs une curieuse idée de la représentation prétendument canonique du Christ, figuration mièvre d’un visage symétrique aux traits parfaitement réguliers, etc. Quelle est cette image de Dieu « héritée de la tradition chrétienne » (p. 9) ? Curieuse conception de la tradition fort peu traditionnante et purement traditionnée ! Y a-t-il jamais eu une tradition dans l’histoire des rapports de l’art et de l’Église ? Dans le patrimoine pictural et sculptural dont s’enrichit la mémoire catholique, il y a tout compte fait peu de Christs de ce type. Le style nazaréen et son cousin saint-sulpicien ne résument pas à eux seuls la figuration catholique du Christ, de grâce !
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[12]
Souvenir personnel d’une visite de la Chapelle Sixtine lors d’un colloque international et œcuménique de théologie. Quelle émotion partagée lors de la visite des Catacombes, mais la Chapelle Sixtine suscita incompréhension et rejet d’une partie de notre groupe …
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[13]
Constitution Sacro-Sanctum Concilium
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[14]
Je pourrais ici citer beaucoup d’artistes, le plus souvent non-chrétiens, qui ont apprécié d’être « dirigés » selon des critères théologiques ou pastoraux dans des « commandes d’église » ou au contraire qui ont vivement regretté de ne pas l’avoir été. Je suis de ce point de vue en profond désaccord avec la p. 58
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[15]
Comme dirait Kant, l’« originalité exemplaire » du génie ne s’impose pas d’emblée et il y a toujours eu, et dans toutes les époques des « barbares », i.e. des esprits conformistes et étroits. Encore que leurs (mauvaises) raisons mériteraient un examen théologique et pastoral.
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[16]
Cf. la note 1, p. 58 sur l’évaluation « réductrice » de Vatican II qui n’aurait pas envisagé l’art en dehors des églises !
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[17]
J’emprunte cette expression à l’esthétique analytique. Le « art-world » comprend les artistes certes, mais aussi les galeristes, les conservateurs de musée, les amateurs, les marchands d’art, etc.
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[18]
Cf. l’exception du chapitre sur La Cène de Léonard de Vinci. Mais elle trouve ici sa place en raison de ses fréquents pastiches dans la publicité
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[19]
Ce livre a été, par rapport à l’habilitation initiale, allégé des chapitres les plus spécifiquement théologiques en vue de la publication.