1 L’absence de prise en considération de l’histoire d’une discipline reviendrait à nier son contenu comme science et comme pratique en la réduisant à une collection disparate de faits liés essentiellement à des individus et non à un corpus conceptuel et notionnel qui évolue.
2 Mais existe-t-il une histoire de la psychanalyse et si c’est le cas qui en est l’auteur ? Lorsque Freud (1923 a) veut définir la psychanalyse en 1922 pour une Encyclopédie qui paraîtra à Bonn, il donne l’histoire de psychanalyse, sa genèse et son développement, comme « la meilleure façon de comprendre la psychanalyse ».
3 Nous verrons plus loin en quoi sa conception de l’histoire de la psychanalyse se confond en fait avec celle de sa découverte et dans une moindre mesure celle des collègues qui ont pu l’y accompagner. Mais une autobiographie et plus généralement des biographies peuvent certes constituer des matériaux pour l’écriture de l’histoire d’une discipline mais celle-ci ne saurait s’y limiter.
4 C’est la raison pour laquelle l’histoire de la psychanalyse s’est souvent limitée à des reportages anecdotiques, ce qui n’en fait pas une histoire au sens scientifique du terme.
5 Il n’est, de ce fait, pas étonnant qu’en 2012 deux auteurs dans un texte paru en anglais dans « American Imago » aient contesté l’existence d’une telle histoire. Selon eux, il y aurait eu de nombreuses biographies de psychanalystes, à commencer par celles sur Freud, mais pas d’histoire de la psychanalyse comme discipline.
6 Leur thèse sur les causes de cette absence peut se résumer ainsi :
7 il n’y a pas d’histoire de la psychanalyse en tant que science parce que la psychanalyse souffre d’une « fragmentation dissociative et d’une perte d’identité » due aux nombreux schismes dont elle est jalonnée.
8 Ces schismes seraient dus au refus de Freud d’accepter des visions trop divergentes des siennes. Dès lors, la psychanalyse se serait bâtie dès le début sur de « profonds désaccords et des clivages internes ». Chaque désaccord entraînant une scission, il en est résulté la disparition d’une partie de théorie et l’appauvrissement de celle-ci.
9 Mais, selon les auteurs, l’absence d’une histoire de la psychanalyse serait aussi due à la diaspora qui a conduit les psychanalystes à émigrer pour fuir le nazisme. De fait, 1939 est la date à la fois de la mort de Freud et celle du début de cette diaspora.
10 Partant du fait initial de la confusion par Freud entre l’histoire de la psychanalyse et sa propre autobiographie, j’envisagerai d’abord son point de vue sur la question et comment il délimite ce qui est historique et néglige ce qui pour lui ne l’est pas.
11 L’histoire de la psychanalyse n’est pas un long fleuve tranquille où l’on assisterait à une croissance régulière et harmonieuse si tant est qu’aucune histoire puisse répondre à ce modèle. Une question majeure, voire unique, accompagne celle qui nous intéresse ici : jusqu’à quel point une différence ne risque-t-elle pas d’introduire une disruption telle qu’il ne s’agirait plus du tout de psychanalyse ?
12 On sait par ses correspondances combien Freud est soucieux de rappeler à ses collègues que les extensions et les approfondissements qu’ils proposent sont justifiés par la vie même de la discipline. Toutefois il existe des « piliers de la théorie psychanalytique » hors desquels on parle d’autre chose.
13 « Qui n’est pas en mesure de souscrire à tous (les piliers en question) ne devrait pas compter parmi les psychanalystes » (Psychanalyse et théorie de la libido, 1922)
14 Je les rappelle : l’acceptation de processus psychiques inconscients, la reconnaissance de la doctrine de la résistance et du refoulement, la prise en considération de la sexualité et du complexe d’Œdipe.
15 On se souvient de fait que, dans les causes de sa rupture avec Jung, il y avait notamment le reproche d’avoir fait des conférences sur la psychanalyse aux USA en omettant volontairement pour éviter de choquer de parler de la sexualité infantile.
16 Freud termine en soulignant que la psychanalyse n’est pas un système clos à la manière de la philosophie qui partirait de quelques concepts de base avec lesquels tenter de saisir l’univers sans laisser de place pour de nouvelles découvertes. C’est une science empirique qui s’avance en tâtonnant sur le chemin de l’expérience, aussi est-elle « toujours inachevée et toujours prête à aménager et modifier ses doctrines » (ibid, p. 72).
17 « Elle supporte, aussi bien que la physique ou la chimie, que ses concepts majeurs ne soient pas clairs, que ses présupposés soient provisoires, et elle attend de son activité future une détermination plus rigoureuse de ceux-ci ».
18 Je proposer de distinguer trois aspects dans cette nécessaire mouvance de la psychanalyse :
- Les divergences (lesquelles ne doivent pas sortir du cadre constitué par les trois piliers évoqués plus haut).
20 Ces divergences peuvent être considérées pour des raisons qui restent à analyser comme des « dissidences » et elles peuvent être à l’origine de scissions et donc de nouveaux groupes. Mais, la plupart du temps, l’origine des scissions est différente et tient davantage à des conflits de personnes qu’à des oppositions théoriques irréductibles.
- Les prolongements qui constituent une expansion de la discipline vers de nouveaux objets. Ils correspondent en fait à ce que Freud appelait de ses vœux et sont une preuve de la vie de la discipline (par exemple, la psychanalyse des psychoses, celle des groupes et beaucoup d’autres).
- Les « interactions de la psychanalyse » qui prennent en considération ce que Freud avait dès le début souligné de la nécessaire confrontation avec les faits de culture et les diverses sciences humaines.
22 Comme je les ai définies, et contrairement à une « application » de la psychanalyse, il s’agit de voir comment la psychanalyse elle-même se voit interrogée comme théorie et comme méthode par les objets auxquels elle se confronte. L’utilité pour la psychanalyse devient alors de pouvoir cerner ses limites et d’éviter qu’elle ne soit assimilée à une vulgate convocable en toutes les circonstances. Elisabeth Young-Bruel et Murray Schwartz notent que ce qu’ils appellent « extensions de la psychanalyse » a été favorisé par le développement de l’interdisciplinarité telle qu’elle s’est développée à partir des années 1970 dans les universités en Europe et aux USA, ce qui est exact.
23 Mais si nous revenons à leur article, on peut cependant faire remarquer qu’il est en partie contradictoire. En effet, les auteurs soulignent que la dé-restriction des « Archives Freud » a permis qu’une historiographie de la psychanalyse puisse s’établir. Ils citent essentiellement les travaux qui ont été menés à partir de 1984 en France dans l’Association Internationale d’histoire de la Psychanalyse : colloques tous les deux ans, expositions à Vienne et à Londres, collection éditoriale consacrée à l’histoire de la psychanalyse, revue d’histoire de la psychanalyse, etc.
24 Mais d’autre part, ils maintiennent qu’une histoire de la psychanalyse reste à écrire et qu’elle doit être celle du traumatisme de la diaspora des psychanalystes en raison du nazisme. Ils maximalisent par ailleurs les divergences au sein de la psychanalyse en en faisant une « fragmentation ».
25 Je considère que ce vœu d’une histoire basée sur un paradigme unificateur, le traumatisme, est au contraire une fermeture vis-à-vis de l’histoire d’une pratique et d’une théorie qui ne peut être écrite qu’en fonction des phénomènes et des individus qui en constituent les objets.
26 Bref, il faut, à l’intérieur des « piliers de la théorie », décrire et analyser les divergences, les prolongements et les extensions de la psychanalyse.
27 Par ailleurs, l’histoire d’une discipline est pour partie une histoire de ses concepts. C’est donc dans les dictionnaires de psychanalyse à commencer par le « Vocabulaire de la psychanalyse » rédigé par Laplanche et Pontalis, le « Dictionnaire international de la psychanalyse » (Mijolla, Mijolla Mellor, Perron, Golse), mais aussi dans les nombreuses thèses universitaires sur l’évolution de tel ou tel concept qu’on la trouve.
28 La manière dont la psychanalyse s’est développée à une période spécifique de l’Histoire, le fait qu’elle se soit répandue partout ou presque, les individus qui ont été les concepteurs et les transmetteurs de ses concepts et de sa pratique, forment donc un ensemble complexe qui n’est en aucun cas réductible à des biographies.
Mais qui est désigné pour écrire cette histoire ?
29 Faut-il être historien ou psychanalyste ? Faut-il être les deux ? En bref, peut-on écrire une histoire psychanalytique de la psychanalyse ? ».
30 Une partie des historiens considèrent la référence à la psychanalyse comme une partie de leur méthode.
31 Ces historiens « informés » de la psychanalyse (Alain Besançon, Michel de Certeau et d’autres) y font appel comme à un corpus de concepts. Toutefois aucun n’a, à ma connaissance, tenté l’équivalent d’un discours de la méthode historique appliquée à la psychanalyse.
32 On a aussi réciproquement nombre d’auteurs qui tentent une « application », au sens de la « psychanalyse appliquée » à des faits historiques ou à des individus historiques qu’il s’agisse alors de « psycho-histoire » ou de « psycho-sociologie historique ».
33 Saül Friedlander la définit ainsi :
« La psychohistoire est l’utilisation d’une psychologie systématique en l’occurrence la psychanalyse, dans le cadre de l’investigation historique. » (p.21)
35 Ces questionnements épistémologiques nous concernent en tant que psychanalystes, mais notre objet est beaucoup plus précis et limité.
36 Il porte sur l’écriture de « l’histoire de la psychanalyse », histoire locale et qui plus est d’un type particulier puisqu’il s’agit de l’histoire d’une science.
37 Pour Saul Friedlander si l’histoire peut et doit faire appel à la psychanalyse, c’est parce que cette dernière, en tant que méthode est essentiellement « historique », dans la mesure où les notions de « temps » de « développement » et de « mémoire » y jouent un rôle essentiel.
38 Pour Alain Besançon, ce sont les fantasmes contre-transférentiels de l’historien qui vont guider sa compréhension :
« Le fantasme induit dans la psyché de l’historien est dans un rapport direct, pouvant aller jusqu’à la reproduction, avec celui qui est sous-jacent à la réalité étudiée. » Ou encore : « Nous sommes donc conduits à supposer que chaque homme détient virtuellement un registre complet de l’imaginaire et que c’est cela qui permet, avec l’imaginaire de l’autre, une communication qui s’opère de fantasme à fantasme. ».
40 Mais de fait, mises à part quelques biographies ou quelques études sur le « Mouvement psychanalytique » lui-même écrites par des historiens de profession, ce sont les psychanalystes eux-mêmes qui s’essaient de manière partielle et documentaire à rassembler les éléments de leur histoire.
41 Or, dans la mesure où un document n’est jamais un donné brut, mais porte toujours la trace d’une élaboration et donc d’une subjectivité dans la manière dont il est présenté, on en vient naturellement à s’interroger sur ce que cela change que ce soient des psychanalystes et non des historiens qui s’en chargent.
De quoi y a-t-il histoire quand on parle de l’histoire de la psychanalyse ?
42 Un exposé méthodique distinguerait entre ces trois champs tout à fait différents que constituent :
43 L’étude de la vie des psychanalystes ayant laissé une œuvre significative et celle de leurs relations réciproques : filiations, exclusions voire anathème… Mais aussi l’histoire de leur insertion dans l’Histoire générale de leur époque, ce qu’ils ont pu le cas échéant en subir ou en vivre. Sans en faire un analyseur unique, il est clair que la diaspora en 1939 a eu une influence sur ce dont ils étaient porteurs et qu’ils ont pu transmettre.
44 L’étude du « Mouvement psychanalytique », c’est-à-dire la manière dont les psychanalystes se sont regroupés en sociétés, en groupes, voire en hordes et ont commencé le plus souvent à s’invectiver et à réclamer chacun pour soi d’être le seul détenteur de l’authenticité psychanalytique, le seul détenteur du fragment de la vraie Croix.
45 L’étude des notions et des concepts en psychanalyse, domaine qui ressort davantage de l’histoire des sciences.
46 C’est là où notre interrogation en rejoint une autre, récurrente, celle de la scientificité de la psychanalyse.
47 Pourrait-on, forts de cette assurance de scientificité, limiter l’histoire de la psychanalyse au troisième aspect évoqué, soit l’histoire des concepts ?
48 Certainement pas car on ne peut pas envisager une histoire de la psychanalyse à la manière de Koyré ou de Canguilhem qui se recentrerait sur l’histoire des idées ou des concepts dans la mesure où la psychanalyse a été aussi un phénomène social touchant des domaines aussi divers que ceux du soin médical, de l’éducation, du juridique, etc.
49 Plus profondément encore, la psychanalyse véhicule une « morale », un « art de vivre » qui l’ancre dans la cité.
50 Le fait que tel prix Nobel de physique ait pu être nazi peut être regrettable sur le plan de l’estime portée à sa personne, mais n’affecte pas l’exactitude de ses théories. S’il s’agit d’un philosophe, c’est discutable mais pas certain. En revanche, comme cela a pu se passer au Brésil, nous considérons contraire à l’essence même de l’exercice de la psychanalyse de pouvoir continuer à la pratiquer en participant activement à une dictature.
51 La psychanalyse n’est en effet pas une pure théorie pour comprendre les faits psychiques ou les soigner lorsqu’ils dysfonctionnent, mais une conduite de vie impliquant une pensée du sujet et de la condition humaine, bref une « morale » au sens antique du terme.
52 Aussi le psychanalyste est-il partie prenante de la vie de la Cité et, au même titre que Socrate démontre à Criton l’inanité philosophique de s’enfuir pour éviter la condamnation à mort.
53 Une question en surgit alors : quelle est la part du fantasme de savoir et de dénoncer les manquements à cette morale implicite qui anime les « historiens de la psychanalyse » ?
54 C’est là où la tentation biographique est évidemment la plus vive à qui découvrira les témoignages qui attestent des infractions vis-à-vis de la morale sexuelle voire à la déontologie de tel ou tel analyste admiré voire révéré…
55 Mais c’est alors que se pose la question de la définition du « fait » dans l’histoire de la psychanalyse.
Comment concevoir les différences entre le statut du fait en histoire et en psychanalyse ?
56 En Histoire de la psychanalyse, les documents les plus précieux à cet égard sont les correspondances, mais aussi les comptes-rendus des assemblées de sociétés de psychanalystes et, plus récemment, les interviews qui sont faits avec images à l’appui de psychanalystes à qui on demande d’évoquer leurs souvenirs.
57 La prise de conscience de l’importance historique de ces documents est récente et implique non seulement un travail de sauvetage des documents éparpillés, mais aussi une conservation actuelle de ces mêmes documents nécessairement destinés à devenir passés et donc potentiellement « historiques ».
58 Mais ce n’est que dans l’après-coup, lorsqu’un historien aura décidé de les utiliser pour en faire un récit historique que ces documents auront cette qualité.
59 Récit, car l’histoire est avant tout une narration, comme l’éprouve le psychanalyste lorsqu’il lui faut rendre compte d’un cas clinique.
60 On est donc face à la même exigence qui permet l’interface entre théorie et clinique.
61 Elle consiste à rendre intelligible la singularité individuelle pour lui donner une portée générale au-delà de sa spécificité.
62 Peut-on aller plus loin et dire que la psychanalyse a ouvert une manière de penser la temporalité et la vérité notamment qui déterminerait du coup une approche spécifique de son histoire ?
Quelles sont les spécificités de la temporalité en psychanalyse ?
63 Dans une analyse, le passé habite le présent non pas à la manière d’un souvenir, mais comme une trame qui soutiendrait l’émergence des affects dans des formes spécifiques. Cette dimension temporelle spécifique est celle d’un « temps-mêlé », celui du transfert, reviviscence au présent d’un passé refoulé ou forclos de la mémoire.
64 Pour l’historien, le passé même relié au présent par des relations de causalité ne franchit jamais les bornes que lui impose la successivité. Celle-ci demeure immuable et ce qui fait l’historicité de l’événement précisément parce qu’il s’est produit en un temps qui ne se répète jamais. Le psychanalyste ne peut donc se fonder sur son expérience de la cure pour écrire l’histoire de sa discipline sauf à faire de cette histoire une approche limitée aux relations des individus tout en sachant qu’il lui manquera la plupart des éléments pour cela.
Qu’en est-il d’un autre élément fondamental pour l’historiographe, soit la détermination du vrai et du faux ?
65 On sait que le point de vue de Freud sur la question de la vérité historique tel qu’il l’énonce dans « L’homme Moïse et la religion monothéiste » consiste précisément à récuser une opposition trop simple entre le fait qui serait vrai et la légende qui serait fausse.
66 Il s’interroge sur la nature de la vérité contenue dans ce qui pourrait apparaître comme illusion comparé à l’authenticité des faits, des « choses telles qu’elles furent ».
67 Lorsque Freud écrit dans « L’homme Moïse et la religion monothéiste » :
« II faut souligner avec une netteté particulière que tout morceau de passé qui revient se fraie un chemin avec une puissance particulière, qu’il exerce une influence incomparablement forte sur les masses humaines et élève une prétention irrésistible à la vérité contre laquelle l’objection logique demeure impuissante – à la manière du “credo quia absurdum” ».
69 En fait le texte latin dit « ineptum » et non « absurdum » dans cette affirmation attribuée à Tertullien ce qui signifie « je crois à la place de comprendre et parce que je suis inapte à cela ». Car c’est l’homme qui est inapte, ce n’est pas le mystère en soi qui est absurde.
70 Mais l’attitude vis-à-vis de l’invraisemblable va être au contraire de se rendre apte à comprendre ce retour du refoulé dans l’Histoire se faisant sous la forme d’étranges fantômes, constructions de l’imaginaire formées à partir de bribes de la réalité recollées selon un ordre inattendu.
71 Comment passe-t-on de l’inepte au noyau de vérité ? Il est intéressant de constater que c’est précisément l’invraisemblance du montage qui signe son authenticité, comme si aucune pensée n’avait pu consciemment parvenir à former pareil artifice.
72 Mais derrière cette invraisemblance se cache, selon Freud, la présence d’un « noyau de vérité » qui ne parvient à la conscience qu’à travers ces déformations.
73 L’illusion apparaît dès lors comme la manifestation déformée d’une vérité à exhumer ce que Freud explicite dans « Moïse » à partir de la notion de « Leitfossil », c’est-à-dire le noyau organisateur, le fait résistant qui ne se comprend pas par la logique des faits mais nécessite une reconstitution historique.
74 Cette interprétation a-t-elle cependant une visée de vérité ?
75 Si on en croit Marc Bloch, la démarche critique de l’historien dans ce domaine nous ramène à une dimension à quelle le psychanalyste devrait pouvoir apporter sa contribution :
« Une vue nouvelle s’ouvre sur de vastes perspectives historiques. Voilà donc la critique amenée à chercher derrière l’imposture, l’imposteur, c’est-à-dire conformément à la devise même de l’Histoire, l’Homme. »
77 En quoi la confrontation de la psychanalyse à d’autres logiques lui permet-elle de se préciser en ses limites ce qui est l’objectif d’une approche basée sur les « interactions de la psychanalyse » telle que je la définis ?
78 S’interroger sur les limites de la psychanalyse, c’est nécessairement prendre en considération les interactions qu’elle établit avec d’autres domaines du savoir ou de la culture. On a pu d’abord les concevoir, dans le sillage de l’hégémonie militant de l’« intérêt de la psychanalyse », comme autant d’« applications » de la théorie, étirant ses pseudopodes « hors-les-murs » vers des champs et des objets divers. Le bénéfice de cette extension apparaît bien davantage désormais dans ses effets en retour, c’est-à-dire dans la manière, dont l’objet peut interroger la méthode et la contraindre à se préciser en ses limites. Qui plus est, la fréquentation, le « inter-esse », qui est au fondement de cette exportation de la méthode analytique hors du champ de la cure, ouvre des perspectives nouvelles avec la connaissance des objets dont on se rapproche. Des logiques différentes s’y dégagent, images et associations qui viennent ouvrir, bousculer des axes théoriques menacés par la rigidification.
79 Je prendrai l’exemple des rapprochements que l’on peut établir entre la démarche historienne et la démarche psychanalytique.
80 Paul Veyne, dans son essai d’épistémologie, « Comment on écrit l’Histoire, » nous offre quelques éléments de comparaison avec la méthode de l’analyste ou du moins avec les présupposés épistémologiques qui régissent celle-ci. Et tout d’abord cette idée : « L’histoire est une pure curiosité pour le spécifique », formule provocante en ce que la curiosité est ici censée se limiter au spectacle de la variété. Comme il est dit plus loin, « l’histoire est une cité que l’on visite pour le seul plaisir de voir les affaires humaines dans leur diversité et leur naturel sans y chercher quelque autre intérêt ou quelque beauté ».
81 On est là dans ce que l’on pourrait appeler le plus bas degré de l’Histoire, comparable à la remarque de Freud selon laquelle les histoires de cas se lisent « comme des romans ». L’intérêt se porte ici sur l’imprévu de la vie, lequel a toujours partie liée avec l’éphémère puisque, pour être tel, il lui faut échapper à la répétition.
82 Or, quelle est, selon Veyne, la fonction de la répétition dans l’Histoire ?
83 On peut dire à la fois qu’elle est nulle, car elle est extérieure à l’Histoire proprement dite, et fondamentale car elle est ce sur quoi peut s’étayer la constitution de l’Histoire. Celle-ci, en effet, se fonde sur la différence qui crée l’événement. Est événement ce qui ne va pas de soi, c’est-à-dire ce qui n’est pas prévisible en fonction d’un ensemble de lois.
84 Je cite Veyne : « Si on prend le fait pour événement, c’est qu’on le juge intéressant en lui-même ; si on s’intéresse à son caractère répétable, il n’est plus qu’un prétexte à découvrir une loi ». Cet « intérêt du fait en lui-même » ne saurait se concevoir en fonction de la nature même du fait. L’« événement », qu’on assimilerait en psychanalyse au « traumatisme », peut bien se définir en fonction de considérations de type quantitatif ou en écart par rapport à la répétition. Il n’en est pas de même pour le fait historique. Ce dernier se conçoit par rapport à une base de répétition qui échapperait à l’Histoire et qui correspondrait à une sorte de fonds commun des peuples entre eux et par rapport à l’observateur historien, ainsi que l’exprime par exemple Hérodote lorsqu’il note que « … sur ce point, l’opinion de ce peuple est à peu près semblable à la nôtre… ».
85 Il n’y aurait pas là matière à Histoire et c’est ce que Veyne montre bien dans la comparaison qu’il propose avec la grammaire : « Il n’existe pas d’événements en soi mais par rapport à une conception de l’Homme éternel. Un livre d’Histoire ressemble un peu à une grammaire ; la grammaire pratique “une langue étrangère ne recense pas “tabula rasa” toutes les règles de la langue mais seulement celles qui sont différentes de celles du lecteur ».
86 Mais les faits historiques s’entendent aussi par rapport à leur situation dans le temps. Ces considérations visant à établir l’événement par opposition au répétable perdent leur pertinence lorsqu’on considère que pour Veyne tout fait, par son inscription dans un temps éphémère, prend valeur d’hapax. « Cela signifie simplement, écrit-il, que l’âme de l’historien est celle d’un lecteur de faits divers ; ceux-ci sont toujours les mêmes et sont toujours intéressants parce que le chien qui est écrasé en ce jour est un autre que celui qui a été écrasé la veille et plus généralement parce qu’aujourd’hui n’est pas la veille ».
87 On aurait tort de croire que l’attention se porte vers la singularité du chien. À l’inverse, ce quadrupède n’a d’intérêt que parce que l’événement malheureux qui le concerne prend place dans un temps défini.
88 Vues sous cet angle, la position de l’historien et celle du psychanalyste par rapport à la répétition sont sans relation, même si la formule de l’intérêt pour le singulier fait écho dans les deux cas. Pour le psychanalyste, l’événement n’est pas l’imprévu qui se définirait en opposition à un fond de répétition. Si le « fait divers » ou son équivalent dans le discours du patient mérite de retenir l’écoute de l’analyste, c’est en raison de la possibilité qu’il offre à l’interprète de débusquer l’identique derrière le pittoresque d’une situation qui n’est que formellement singulière. À cet égard, le psychanalyste ne peut se situer ni du côté de l’historien, tel que le définit Veyne, ni de celui du physicien auquel il l’oppose. « La véritable différence ne passe pas entre les faits physiques mais entre l’historiographie et la science physique. La physique est un corps de lois et l’histoire est un corps de faits ».
89 Pour le psychanalyste, les faits n’existent que comme des indices permettant de reconstituer non pas des lois, mais des séquences ayant valeur causale par rapport aux faits. Ces séquences ne sont pas abstraites comme des lois et ne peuvent s’exprimer que sous forme de faits exemplaires, qui en font des équivalents de mythes.
90 Toutefois, là où le psychanalyste et l’historien se rejoignent, c’est dans la nécessité de transcender le contenu des faits sans passer par la généralisation. Pour l’historien, c’est la temporalité elle-même qui en constitue le moyen (tel fait est intéressant en fonction du temps où il se situe) ; pour le psychanalyste, c’est la possibilité d’établir entre le passé et le présent un lien permettant de reconstituer une image du premier afin d’interpréter le second en des termes qui permettent au sujet de l’investir comme propre. La temporalité n’est objet pour le psychanalyste que dans la mesure où elle éclaire un questionnement qui concerne l’identité, c’est-à-dire ce qui perdure à travers les avatars.
91 Ces positions fondamentalement différentes de l’historien et du psychanalyste vis-à-vis de la répétition se retrouvent vis-à-vis de la place que tient la narration pour l’un et l’autre. Pour l’historien, la narration est un acte constitutif de son objet. L’histoire est un récit d’événements, saisis partiellement et indirectement à travers des traces qui peuvent être elles-mêmes des récits (témoignages). Mais ces récits que sont les témoignages ne sont pas en eux-mêmes historiques, ils sont des documents, moins fidèles qu’un enregistrement sonore ou visuel, mais du même ordre. Il y a histoire à partir du moment où l’historien constitue, à partir de ces documents, la narration obéissant à un certain nombre de règles (établissement des faits) et poursuivant certains buts : constitution d’un sens intelligible et, au-delà, d’une vérité.
92 Pour le psychanalyste, lorsqu’il est en situation d’analyse et non d’écrivain rendant compte d’une cure ou de théoricien élaborant sur la psyché en général, la narration est au contraire ce qu’il lui faut déconstruire pour permettre qu’apparaisse ponctuellement son objet. La narration est le fait du patient, et de l’analyse se produit aux dépens de cette trame dans un rapprochement inattendu, incongru. L’événement, consigné dans un document, constitue pour l’historien un repère, communicable, vérifiable, éventuellement critiquable, comme je le montrerai dans un instant. Un ensemble d’événements juxtaposés dans une trame chronologique constitue un quadrillage à l’intérieur duquel la narration, toujours subjective, de l’historien peut prendre place. L’introduction d’un document « brut » ne rompt pas les conditions narratives, elle les caractérise dans un style donné : l’interprétation n’est pas explicite, elle est seulement suggérée par l’auteur en fonction de la disposition qu’il propose des éléments eux-mêmes supposés objectifs.
93 Toutefois, l’historien moderne ne considère pas l’événement comme un donné primaire, mais comme l’aboutissement d’une construction. Réciproquement, sa tâche ne se limite pas à l’archivisation du passé, aussi fidèle qu’elle puisse tenter d’être, mais à sa communication. De la réalité diffuse et des événements qui resteraient muets sans ce travail, l’historien dégage une expérience historique qui la rend transmissible, c’est-à-dire compréhensible pour un moderne. Ce travail c’est la fiction narrative construite par l’historiographie qui est un travail non de retranscription, mais de traduction destinée à rendre intelligibles les faits, incapables de – parler d’eux-mêmes.
94 Là encore, l’analogie avec le travail du psychanalyste est tentante. Elle ne doit pas faire oublier cependant une différence fondamentale.
95 L’historien travaille aussi dans le longitudinal qui va du passé au présent et vice-versa et toutes les figures sont imaginables sur cet axe.
96 Le psychanalyste, depuis son fauteuil, travaille aussi à partir de l’axe transversal qui témoigne précisément de la possibilité de faire jouer l’interprétation à partir de l’inconscient. À ce niveau-là, pas de narration possible car passé et présent entrent en collision dans l’instantané de l’interprétation transférentielle.
97 De cet instantané qui est le propre de l’effet-analyse, patient et analyste retirent quelque chose qu’ils vont réinsérer dans une trame narrative longitudinale : celle du récit sur soi-même du patient, celle de l’écriture clinique ou de l’activité théorisante pour l’analyste.
98 Mais aussi peu naïf que l’historien se veuille concernant la narration historique, dont il récusera la possibilité de reconstituer un déroulement complet ou d’offrir une explication génétique par le commencement ou encore de donner une image objective du passé, néanmoins il est difficilement imaginable qu’il puisse y transposer un fonctionnement dans l’instant et ceci est l’un des aspects par où la spécificité épistémologique de ces méthodes apparaît.
Conclusion
99 En quoi le travail d’autohistorisation de sa discipline et de ceux qui l’ont créée et soutenue est-il nécessaire à la psychanalyse et donc au travail quotidien du psychanalyste ?
100 Parce que ce travail est nécessaire à la constitution de l’identité, qu’il s’agisse d’un individu ou d’un groupe.
101 Comme l’a montré Piera Aulagnier, le Je est constitué par le discours qu’il tient à son propos et il se donne pour tâche de transformer les éléments fragmentaires de son passé, qu’ils lui viennent de lui-même ou les autres, en une construction historique.
102 La différence entre mémoire et histoire tient à l’ordonnancement des faits qui doit répondre à une double exigence : tout d’abord, apporter le sentiment d’une continuité temporelle et, simultanément, donner à cette construction historique un pouvoir d’explication causale vis-à-vis d’un avenir.
103 De la temporalité à la mémoire et à l’histoire, tout un cheminement s’opère qui est une construction pour faire sens.
104 Il en est de même pour l’identité du psychanalyste qui a besoin pour que les gestes de sa pratique fassent sens pour lui autrement que dans la répétition de ce qu’il a lui-même vécu en tant qu’analysant, de savoir par exemple pourquoi et comment s’est établi le dispositif divan/fauteuil, la durée des séances, les règles du paiement, etc.
105 Démarche nécessaire pour ne pas tomber dans la dimension de l’« ineptum » du croire faute de pouvoir comprendre tel qu’il fonde le suivisme en tous genres.
Bibliographie
- Besançon, A., Histoire et expérience du Moi, Paris, Flammarion, 1971.
- Bloch, M., 1949, Apologie pour l’Histoire, Paris, Dunod, 2020.
- Blum, H., « Évolution de la pensée psychanalytique freudienne aux États-Unis au XXe siècle. L’influence des émigrés européens », Topique, Ed A2IP, no 158, 2023.
- Freud, S., 1923 a, « Psychanalyse et théorie de la libido », Résultats, Idées, problèmes II, PUF, 1984, p 51.
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Mots-clés éditeurs : épistémologie de psychanalyse, interactions de la psychanalyse, biographies, historiens, répétition, temporalité, faits
Date de mise en ligne : 19/07/2023
https://doi.org/10.3917/top.158.0007