Notes
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[1]
De Mijolla-Mellor, S., « Le plaisir de pensée », Paris, PUF, 1992, « La sublimation », Paris, PUF, 2005, « Le choix de la sublimation », Paris, PUF, 2008, « Traité de la sublimation », Paris, PUF, 2012.
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[2]
Cf. Le Propre de l’homme - Psychanalyse et préhistoire dir. Sacco, F.
-
[3]
Sauvet G, Delachaux et Niestlé, Lausanne-Paris, 1998.
-
[4]
Sauvet, G. et Tosello, G., « Le mythe paléolithique de la caverne », in Le propre de l’homme, op. cit, p. 88
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[5]
Cf. note 1.
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[6]
Musil, R., Les Désarrois de l’élève Torless, Paris, Seuil, 1957. Cf. De Mijolla-Mellor, S., Le Besoin de savoir, « Le Retour de la pulsion de théoriser à l’adolescence », Paris, Dunod, 2002.
1Entre ces deux notions, il y a presque une opposition dans la mesure où la symbolisation implique un mouvement de rapprochement et la sublimation un mouvement de divergence.
2En effet, les racines sanscrites et indo-germaniques du sumbolon renvoient à une image de réunion de plusieurs cours d’eau et en Grèce, le sumbolon, c’est le tessèdre rompu en deux qui lorsqu’on en réunit les parties permet une reconnaissance. La réunion se fait donc sur le mode d’une identité en miroir, du moins c’est ce que prétend le symbole.
3A l’inverse la sublimation (Subliemierung) signifie chez Freud la capacité de la pulsion à changer de direction. Elle allait vers un objet désirable quoique interdit ou impossible mais, au lieu de se conformer à ce barrage, elle va chercher une voie de dérivation autre, un nouvel objet qui ne sera pas le reflet identique du premier.
4Tout le problème d’ailleurs réside dans la distance entre l’objet initial et l’objet sublimé. S’il est trop proche les problèmes vont resurgir ainsi que dans le cas du patient violoniste de Freud pour qui jouer du violon est un équivalent masturbatoire et qui se trouve pris de crampes terribles qui l’empêchent de jouer.
5C’est ce que Freud désigne comme un but qui n’est plus sexuel mais qui lui est « psychiquement apparenté » : « La pulsion sexuelle met à la disposition du travail culturel des quantités de forces extraordinairement grandes et ceci par suite de cette capacité spécialement marquée chez elle, de pouvoir déplacer son but sans perdre pour l’essentiel de son intensité ».
6« On nomme cette capacité d’échanger le but sexuel originaire contre un autre but qui n’est plus sexuel mais qui lui est psychiquement apparenté, capacité de sublimation ». (1908d, G W VII, p. 150, tr fr PUF in « La vie sexuelle », p. 33).
7Cette définition nous met dans la difficulté et précisément dans le risque de confusion entre la symbolisation et la sublimation. Car la « parenté psychique » est celle que l’on trouve dans le symptôme, elle signe donc l’échec de la sublimation.
8Pourquoi néanmoins ce rapprochement entre sublimation et symbolisation ? Pour l’expliquer il faut faire intervenir un troisième terme qui est celui d’abstraction.
9Abstraction au sens du détachement par rapport au concret, à la chair de l’objet, ce qui permet de renoncer à l’avidité pulsionnelle à son égard. Nous verrons cependant avec l’exemple d’un adolescent célère, le jeune Törless dont Robert Musil nous décrit les désarrois, que la sublimation peut vaincre le refoulement en investissant l’abstraction comme une chose vivante.
Les tâtonnements autour de la notion de sublimation
10Freud disait de cette notion que c’était sa croix, ce qui n’a pas été pour rien dans le challenge qui m’a conduite à écrire ou coécrire quatre livre [1] sur la question.
11Si je devais résumer les choses de manière un peu caricaturale, je dirais que l’errance de Freud au début, suivie et reprise par Ernest Jones, Anna Freud et d’autres, a été de faire de la sublimation un mécanisme de défense contre la pulsion et donc de la ramener à une meilleure espèce du refoulement. Lou Andreas Salomé à l’inverse dès le début (mais elle avait été à l’école de Nietzsche !) souligne le lien entre sublimation et perversion en ce que la sublimation non plus ne laisse rien interdire.
12Il faut tout d’abord s’attarder un peu sur ces premières définitions de la sublimation parce qu’elles relèvent de l’abstraction et sont du coup très proches de la symbolisation. Prenons l’exemple des métamorphoses du taureau dont Freud parle dès les lettres à Fliess et qui résument bien ce nœud de questions entre symbolisation, sublimation et abstraction. Il rappelle que le taureau a été primitivement adoré comme un dieu. C’est la phase totémique qu’on retrouve différemment dans les phobies d’animaux.
13L’objet de vénération est en l’occurrence la puissance sexuelle mâle dudit taureau. C’est par une désexualisation qu’on en vient à l’idée de puissance en général et ultérieurement à l’idée de Dieu. Le taureau n’est plus adoré comme un dieu mais, du fait de sa puissance, il symbolise Dieu lequel, pour le croyant, existe ailleurs et autrement.
14Pour permettre le passage au non figuratif il faut donc passer par des abstractions successives : d’abord celle de l’image de chose en image de mot et ensuite, la suppression de l’image de mot elle-même dans l’interdit de nommer Dieu.
15Freud défendra dans « L’homme Moïse et la religion monothéiste » l’idée que l’interdiction mosaïque d’adorer une image de Dieu est le triomphe de l’abstraction sur la figuration : « Le royaume nouveau de l’intellectualité s’ouvrit, où dominèrent les représentations, les remémorations et les raisonnements, par opposition à l’activité psychique subalterne qui avait pour contenu les perceptions immédiates des organes sensoriels. Ce fut certainement une des étapes les plus importantes sur le chemin de l’hominisation » (Freud, 1939a - 1937/1939).
16Déjà dans « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci » (1910c - mars) Freud soulignait comment les organes génitaux ont été, à l’origine l’objet d’un culte divin et même, pourrait-on dire, le divin lui-même.
17La sublimation, dit-il, serait née du refoulement de la nature sexuelle de l’objet sacré, ce que les « initiés » en revanche prétendent conserver par leurs cultes. Ce refoulement de la représentation sexuelle aurait fini par être celui de toute espèce de figuration et s’apparenter ainsi à un mouvement d’abstraction.
18On aurait donc deux étapes :
19Tout d’abord une identité entre le sexuel, ou du moins la représentation du sexuel qui en fait un objet de culte, et le divin.
20Puis une rupture qui refoule l’élément représentatif sexuel, tout en le conservant comme sens latent, magasin énergétique d’où sont extraits les éléments divins et sacrés selon un processus croissant d’abstraction.
21Pouvons-nous suivre Freud là-dessus ? Confrontons ces hypothèses à ce que nous apprennent les recherches en paléontologie [2] et plus particulièrement l’art pariétal paléolithique.
22Georges Sauvet [3] propose de considérer que la peinture rupestre avec ses représentations animales ou humaines diverses n’est pas une simple représentation du vécu de l’individu, autrement de décalque insublimé de la vie sensitive dont nous parle Freud. Selon le mythe les parois irrégulières et suggestives de la grotte seraient la trace de l’événement primordial d’une naissance où les hommes et les animaux se seraient extraits des profondeurs minérales pour devenir vivants et prendre leur indépendance. La grotte elle-même représenterait une sorte d’utérus, copie de celui, invisible, de l’intérieur de la Terre [4]. On pense à la fresque du Jugement dernier de Signorelli à Orvieto qui, avec ses corps ressuscités qui s’extraient du sol, raconte à peu près la même chose.
23Les circonstances de l’acte créateur du peintre font de l’image un passeur entre les interrogations métaphysiques du sujet et l’au-delà, la matière elle même.
24Pas besoin d’abstraction pour cela… Car, bien loin d’être une création ex nihilo, l’image est en quelque sorte suggérée par le support soit les rugosités, anfractuosités diverses de la paroi qui dicte la forme.
25Ici l’artiste n’impose rien, ne crée rien : il se laisse inspirer par quelque chose qui vient à sa rencontre, il est l’interprète fécond d’une réalité énigmatique qu’il déchiffre et qu’il va souligner, compléter. On n’est pas dans l’abstraction mais dans une sorte de certitude hallucinatoire hyper concrète telle que peuvent en avoir des délirants qui redessinent les perceptions réelles en fonction de leurs angoisses et de leurs obsessions.
26C’est loin de l’idée d’une représentation abstraite qui serait une manipulation omnipotente de la réalité par le biais de sa symbolisation.
27Que cette représentation ait eu secondairement aussi une valeur magique d’action à distance sur la réalité est vraisemblable mais la force de l’image vient de ce qu’elle ne résulte pas d’un choix mais s’impose comme un objet réel à celui qui va s’en faire le médium.
28En ce sens je proposerai d’interpréter différemment ce que Freud dit de la création artistique : « L’art, écrit-il, est le seul domaine où la toute-puissance de la pensée se soit maintenue jusqu’à nos jours. Dans l’art seulement, il arrive encore qu’un homme tourmenté par des désirs, fasse quelque chose qui ressemble à une satisfaction ; et, grâce à l’illusion artistique, ce jeu produit les mêmes effets que s’il s’agissait de quelque chose de réel » (Freud, 1913a).
29La toute-puissance n’est pas dans l’acte créateur de mots ou d’images mais dans la croyance de pouvoir entrer en communication avec un sens dont l’artiste se fera l’interprète. C’est la Muse qui guide la main du poète et, si satisfaction il y a, c’est d’être parvenu à l’entendre et non d’avoir matérialisé par une praxis toute-puissante un objet qui n’existait que dans son désir.
30L’invention du sens ne procède pas par la construction d’un récit et encore moins d’un système mais elle naît au point de contact entre une représentation d’attente issue de l’expérience et une perception interprétée comme un message qui vient la valider. Loin d’être abstraite, cette opération est vécue comme une évidence hallucinatoire que l’artiste, proche d’un chamane, concrétise et par là communique.
31Faire de la sublimation une symbolisation au sens d’une substitution d’une représentation à une autre revient à dire qu’elle est ce qui permet de se dégager de l’emprise et des limites imposées par la réalité et à l’assimiler à une abstraction manipulable au gré de la toute-puissance du sublimant.
32Or, cette recherche de la « parenté psychique » entre le symbole qui représenterait l’activité sublimée et ce qu’il symbolise va exactement à l’inverse du mouvement de l’activité sublimatoire elle-même. Celle-ci, plus qu’une succession d’éléments dont on pourrait retracer les étapes de transformation, évoquerait plutôt une concomitance, une coprésence ou une rencontre hallucinatoire entre un donné et un construit - ou plutôt un interprété.
33Aussi la sublimation va-t-elle bien au-delà de l’opération de refoulement du contenu symbolisé, sinon elle se confondrait avec les diverses opérations défensives du type du contre-investissement réactionnel.
Sublimation et perversion
34J’ai montré [5] et ne ferai ici que l’évoquer qu’elles sont proches sur le plan topique et dynamique en ce qu’elles contournent l’interdit par la force du flot libidinal. La sublimation, contrairement à l’inhibition et à l’obsession a donc cette particularité de tenir compte de l’interdit mais de le dépasser, ce faisant elle donne l’impression de l’ignorer.
35Prenons le cas de « l’abandon sublimé à une idée abstraite » selon l’expression de Freud dont les conséquences peuvent être particulièrement funestes puisque c’est aussi ce qui fait le terreau des fanatismes en tous genres.
36On est dans ce cas devant un apparent paradoxe puisque c’est précisément le haut niveau d’élévation morale et la capacité de canaliser son énergie pulsionnelle au service de cette idée qui va conduire le révolutionnaire, voire le terroriste au carnage dans lequel il laissera le plus souvent aussi sa propre vie.
37Dans ce cas, l’objet, ici l’idée abstraite est mis à la place de l’idéal du Moi. (Freud, 1921c, OC XVI p 51).
38La sublimation, loin d’aller dans un sens de progrès et de civilisation, atteste dans ce cas toute sa dangerosité.
39L’abandon à des idées abstraites peut engendrer un lien passionnel qui n’implique aucune violence agie tant que celles-ci n’ont pas rencontré un conflit historique, une situation sociale explosive.
40Toutefois, on peut considérer que l’intensité du drainage libidinal impliqué est en soi une violence potentielle.
41La devise de la Ligue hanséatique que cite Freud, « Navigare necesse est, vivere non necesse » (« Il est nécessaire de naviguer, pas de vivre ») est un bon exemple de la relation à la mort qu’entretient l’investissement sublimé passionnel.
42C’est la possibilité de sublimation libidinale qui la charge de cette intensité et permet que soit déniés la fragilité du corps, les nécessités de l’autoconservation ou même les plaisirs quotidiens plus modestes.
43Plus que d’un sacrifice, nous parlerons ici d’un désaveu de la réalité, ce qui engage à s’interroger sur les relations entre sublimation et perversion.
44Freud se réclamera de la passion de Bernard Palissy ou de celle du peintre qui brûle le mobilier du ménage pour chauffer son modèle pour considérer que celui qui consacre sa vie à la sublimation possède le droit de faire· exception aux règles de la morale commune.
45Cette justification, même si sa propre vie n’en donne pas l’image, est proche du discours pervers qui subordonne toutes les valeurs non pas à son bon plaisir mais à l’obtention d’une révélation quasi gnostique, telle que l’orgasme peut la lui révéler.
46On peut de fait considérer que l’énergie libidinale, dans la perversion et dans la sublimation, opèrent toutes deux un mouvement de contournement de l’interdit et parviennent, moyennant certaines limites, non seulement à maintenir l’écoulement du flux mais à le renforcer du fait de cet obstacle.
47Ce dernier, dans le cas de la perversion, reçoit comme réponse le « désaveu », c’est à dire le déni et la prise en compte simultanée de l’existence de la « castration », et surtout, le défi de s’en laisser interdire quoique ce soit. L’obstacle, dans le cas de la sublimation, engendrera le « déplacement » de l’objet et du but vers « le haut ».
48Il y a deux mouvements qui sans être identiques se rapprochent : le « per-ver-tir » et le « dé-river » indiquent tous deux que le flux libidinal est parvenu à ne pas se laisser prendre dans la nasse du refoulement.
Et l’adolescence ?
49La poussée des idéaux, intense à cette période, est propre à jeter l’adolescent dans toutes sortes de dérivations sublimatoires qui lui permettent de gérer à la fois le regain pulsionnel pubertaire et le processus de subjectivation.
50L’adolescent se fera écrivain, voire poète, quitte à déchirer ses œuvres quelques années plus tard ; il soumettra son corps à des épreuves diverses au mépris de la prudence et il découvrira (ou redécouvrira) des préoccupations métaphysiques non sans lien avec l’expérience de quitter définitivement son moi d’enfant.
51L’investissement de l’abstraction à cet âge a été bien décrit par Robert Musil [6] dans sa valeur à la fois défensive et sublimatoire. Ce dernier aspect tient au fait que l’adolescent ne fuit pas le trouble de l’excitation sexuelle qui l’envahit mais tente de lui donner des représentations et en éprouve les limites.
52Le roman de Musil illustre de manière exemplaire le processus sublimatoire à l’adolescence car il fait intervenir celle-ci simultanément au niveau de l’emprise cruelle et du voyeurisme.
53Pour l’adolescent, le goût pour l’abstraction procède simultanément d’un vœu de toute-puissance, d’une méfiance à l’égard de l’appréhension immédiate de la réalité, d’un doute vis à vis de ce que les sensations nous porteraient à croire et d’une suspicion à l’égard du présent menacé par un passé insuffisamment connu et d’un avenir encore inconnu.
54Mais tout en prétendant renvoyer la réalité au monde des ombres et des apparences, l’adolescent entend bien en piéger et en extraire la substantifique moelle et s’en faire un instrument de toute-puissance.
55L’abstraction va alors se faire instrument de capture de l’inconnu. Cette réalité que l’adolescent prétend ramener à l’universel dans l’opération de l’abstraction peut apparaître à la fois menaçante et excitante parce qu’il n’en a pas encore fait l’expérience.
56Lorsque Musil nous parle des désarrois de l’élève Tôrless, c’est en termes d’attente de l’excitation : « Il attendait quelque chose qui ne se produisait jamais. Quoi donc ? quelque chose de surprenant, d’inouï ; un spectacle fantastique dont il ne pouvait se faire aucune idée, un événement d’une sensualité terrifiante, bestiale qui l’empoignerait comme avec des griffes… » (p. 25).
57C’est en ce point précis que l’investissement de l’abstraction va rejoindre la sensorialité. « Il éprouvait maintenant pour les mathématiques, nous dit Musil, un soudain respect : d’aride matière à mémorisation, elles étaient devenues d’un coup pour lui problème vivant ».
58Face à l’image d’une sublimation fondée sur la désexualisation, et l’abstraction symbolisante, je conclurai en rappelant les exemples de la transgression chez le « poète maudit » ou le dérèglement systématique de tous les sens à la manière rimbaldienne. Tous deux mettent dans l’extrême de l’abandon de l’abstraction et du processus de symbolisation une condition pour la découverte du sens. La sublimation n’est-elle pas la possibilité de dépasser grâce à la dérivation libidinale toutes les oppositions auxquelles nous a soumis le refoulement ?
Mots-clés éditeurs : culte, Sublimation, intellectualité, découverte du sens, abstraction
Date de mise en ligne : 21/05/2021
https://doi.org/10.3917/top.151.0011Notes
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[1]
De Mijolla-Mellor, S., « Le plaisir de pensée », Paris, PUF, 1992, « La sublimation », Paris, PUF, 2005, « Le choix de la sublimation », Paris, PUF, 2008, « Traité de la sublimation », Paris, PUF, 2012.
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[2]
Cf. Le Propre de l’homme - Psychanalyse et préhistoire dir. Sacco, F.
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[3]
Sauvet G, Delachaux et Niestlé, Lausanne-Paris, 1998.
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[4]
Sauvet, G. et Tosello, G., « Le mythe paléolithique de la caverne », in Le propre de l’homme, op. cit, p. 88
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[5]
Cf. note 1.
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[6]
Musil, R., Les Désarrois de l’élève Torless, Paris, Seuil, 1957. Cf. De Mijolla-Mellor, S., Le Besoin de savoir, « Le Retour de la pulsion de théoriser à l’adolescence », Paris, Dunod, 2002.