Topique 2020/3 n° 150

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Article de revue

Le désarroi face à l’apparition des symptômes

Pages 53 à 66

Notes

  • [1]
    Mijolla-Mellor, S. de, Le plaisir de pensée, Paris, PUH, 1992
  • [2]
    Mijolla-Mellor, S. de, Un divan pour Agatha, Paris, L’Esprit du Temps, réédition 2020.
  • [3]
    Sacks, O., L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, Paris, Seuil, 1985 et L’odeur du Si bémol, Paris, Seuil, 2012.
  • [4]
    Sacks, O., Ibid.
  • [5]
    Zweig, S., La pitié dangereuse. Ce roman fut écrit en 1939 et publié à Stockholm. Il est contemporain du nazisme.
  • [6]
    Le Vigan, D., Les gratitudes, 2019, Lattès éditions.

Avant-propos

1Avant d’être un « malade », le sujet adulte atteint par un trouble psychique a été un conjoint, parent, ami ou collègue, avec lequel les autres entretenaient une relation d’amour, d’affection ou même seulement de proximité amicale ou collégiale. Je ne prendrai ici en considération que le cas des adultes malades mais bien évidemment celui de l’enfant ou de l’adolescent voire du jeune adulte, encore dépendant de sa famille, pose aussi des problèmes ardus bien que l’idée de la prise en charge apparaisse alors naturelle.

2Avec un adulte indépendant installé dans sa vie, lorsqu’il commence à manifester des troubles psychiques, c’est un ensemble de personnes, y compris des enfants, qui vont devoir ne plus compter sur lui mais à l’inverse le prendre en charge ce à quoi ils n’étaient pas préparés.

3La fréquence croissante des maladies neurodégénératives comme des accidents vasculaires cérébraux mais plus généralement le vieillissement de la population détermine la relative banalisation de ces situations qui créent une coupure non seulement dans la vie du sujet mais dans celle de ses proches. Certes on pourrait dire qu’il en est de même pour toutes les maladies graves et prolongées mais la spécificité de celles qui m’intéressent ici tient au fait qu’elle touche la psychè du sujet et donc un univers de représentations jusque-là partagé avec ses proches.

4Il se produit alors pour ceux-ci l’équivalent de ce que j’avais nommé dans un autre contexte [1] « l’écroulement du sol des certitudes », qui réanime les craintes infantiles et génère un désarroi auquel il va être répondu différemment selon les cas. Un autre personnage apparaît derrière celui auquel ils étaient habitués et sans aller jusqu’à dire que Mr Hyde s’est dévoilé derrière le Dr Jekyll, c’est néanmoins d’abord un vécu d’étrangeté qui s’installe sourdement.

5Je vais tenter de décrire ce que sont les affects, les angoisses mais aussi la découverte du don de soi-même et de ce qu’il apporte en retour aux « aidants ». Ceux-ci peuvent être ou non de la famille mais, dès qu’ils acceptent d’entrer dans le processus, ils deviennent non seulement l’interlocuteur privilégié du malade mais son porte-parole vis-à-vis de la société, des soignants et des institutions de prise en charge.

Le temps de la tolérance au symptôme

6L’entourage peut ignorer l’apparition de la pathologie au moins aussi longtemps que le malade lui-même la dénie. Elle va apparaître comme une humeur morose ou une excitation possiblement passagère et il y aura toujours une bonne raison pour l’expliquer soit somatique soit conjoncturelle.

7Pendant une longue période, celui qui n’est pas encore considéré comme « malade » ni par lui-même ni par son entourage va parler des difficultés qu’il rencontre dans sa vie quotidienne en termes de fatigue somatique mais aussi d’inhibitions, d’oublis, de troubles du sommeil, etc.

8Chaque personne est à cet égard différente et c’est de la qualité de la relation entre le malade et ses proches que va dépendre la capacité qu’il aura ou non à se confier et éventuellement à accepter d’aller consulter.

9Mais l’entourage est d’abord sollicité pour rassurer et cette position peut l’induire à minimiser les symptômes parce que lui aussi n’a pas envie d’y croire et une longue phase de déni et d’illusion réciproque peut ainsi s’installer.

10C’est souvent de l’extérieur, ami ou famille, qui n’a pas vu le malade depuis longtemps que va venir le soupçon que quelque chose ne tourne plus rond.

11Ou bien le regard de l’entourage professionnel voire celui du quotidien, les commerçants par exemple, va renvoyer, parfois avec gentillesse et pitié, l’image de la maladie telle qu’elle s’est surimposée sur la personne qui a changé.

12Il peut s’agir d’un laisser-aller inhabituel qui choque, de remarques qui paraissent bizarres ou de l’impression que quelque chose ne parvient pas à être échangé comme avant.

13Passer à l’étape d’après qui implique d’aller consulter le médecin demande pour l’entourage d’avoir non seulement accepté le problème mais de se sentir apte à en persuader le malade.

14Cette étape peut être particulièrement difficile et générer un vécu de persécution chez ce dernier qui peut vivre comme une attaque qu’on l’oblige à reconnaître une pathologie qu’il dénie.

15Pour le proche, conjoint ou enfant, elle peut être rendue encore plus difficile par le fait qu’il va se voir reprocher comme une négligence de ne pas contraindre le malade à consulter.

16Du coup, une longue période peut s’installer durant laquelle le proche n’aura pas d’autre choix que de faire face, de pallier les manques, d’avertir discrètement s’il y lieu que la personne n’est plus tout à fait dans son état normal, qu’elle est « fatiguée » ou « déprimée ».

17On peut considérer comme bizarre que le malade ne soit pas le premier à souhaiter être informé de son état mais c’est là où se situe la spécificité de la pathologie mentale.

18Car la responsabilité du trouble est immédiatement projetée par lui à l’extérieur et il est convaincu soit que ce sont les tâches qu’on exige de lui qui sont devenues trop lourdes, soit qu’une fatigue passagère est la cause de ses problèmes, parfois même que c’est l’entourage qui lui en veut, qui est mauvais voire fou et qui reporte cette accusation sur lui.

19Un hiatus s’installe alors entre le malade et son proche qui doit non seulement supporter d’être celui qui impose le statut de malade mais en plus parfois être désigné comme celui ou celle qui en est la cause.

20Situation difficile à laquelle va s’ajouter le peu d’espoir sur le plan médical surtout s’il s’agit d’une maladie neurodégénérative.

21L’alliance thérapeutique se fait donc d’abord entre le médecin et la famille, celui-ci prenant en charge en réalité les deux à la fois et devant être apte à mesurer les capacités de résilience de ceux qui sont devenus des « aidants familiaux ».

Le traumatisme vécu par l’aidant

22Toute la famille ne devient pas « aidant familial » et c’est en fait le plus souvent le conjoint qui va occuper cette place. Mais s’il fait défaut quelle qu’en soit la raison, c’est un membre de la famille, le plus souvent un enfant, qui va l’assumer. Il faut prendre la mesure du fait que ce dernier n’est plus un enfant par l’âge mais qu’il est le plus souvent déjà largement adulte, et devenu père, mère ou grand-parent lui-même.

23Les échanges sur les sites de discussion vont révéler une étrange régression car les correspondants, malgré leur âge, parlent de « mon papa » ou « ma maman », ce qu’ils n’auraient probablement pas fait dans d’autres circonstances. Ils vont se tenir mutuellement au courant des médicaments, prescriptions, lieux de soins, et, dans des termes qui révèlent une détresse qu’ils ne cherchent pas à dissimuler. La méfiance à l’égard du corps médical est fréquente et on sent la conviction que seul celui qui a traversé l’épreuve serait apte à comprendre, à compatir et à soigner. Bref ce n’est pas tant la compétence qui est recherchée que le partage des émotions et même de la souffrance.

24L’aidant traverse paradoxalement ce que Freud a appelé le « désaide » (Hilflosichkeit) soit la situation initiale du bébé qui est entièrement dépendant des soins de la mère ou de personne qui en tient lieu. Aussi, en écrivant aux autres qui ont une expérience analogue, c’est une protection qu’il cherche contre une crainte archaïque de l’abandon.

25Il se produit un phénomène d’emboîtement qui évoque les poupées russes où une plus grande contient une plus petite qui a son tour en contient une autre encore plus petite… L’aidant doit être aidé pour aider lui-même, pour reconstruire autour du malade cette enveloppe protectrice dont il a besoin. Cela pose la question de l’alliance thérapeutique en termes spécifiques puisque le soignant doit prendre en charge le malade à travers l’aidant

26Parler d’un « traumatisme » de l’aidant peut sembler excessif puisqu’après tout ce n’est pas lui qui est malade mais dès l’instant où il assume cette position, il va partager quelque chose de la pathologie qui a été diagnostiquée.

27La situation est évidemment particulièrement difficile lorsqu’il s’agit de personnes dont le destin est de vivre ensemble et qui se sont promis mutuellement aide et soutien jusqu’à la mort. Elle l’est aussi quoique différemment lorsqu’il s’agit d’enfants voire de petits enfants qui voient s’écrouler un personnage tutélaire et investi.

28L’entrée officielle dans la maladie qui succède à la période de déni est donc bien un traumatisme en ce qu’elle vient introduire une rupture définitive non seulement dans la relation mais dans l’image que les proches avaient d’eux-mêmes en lien avec le malade.

29Le parent s’il s’agit d’un adolescent ou d’un jeune adulte qui tombe malade retrouve sa pleine responsabilité de parent à un moment où il aurait pu considérer que l’enfant avait été plus ou moins fini d’élever. Outre son sentiment de culpabilité d’être possiblement responsable pour les troubles psychiques de son enfant, il vit l’écroulement des espoirs souvent démesurés qu’il avait placés en lui. Face aux tentatives de suicide multipliées il peut ressentir un découragement complet et il est placé de toutes manières dans une situation impossible puisque les soignants vont souvent préconiser une séparation du milieu familial ce qui ajoute à leur souffrance le fait de ne pas pouvoir se considérer eux-mêmes comme des personnages bénéfiques.

30On a dit que vis-à-vis d’un parent malade, les enfants vont retrouver une attitude infantile, mais il y a aussi les petits-enfants qui vont parfois se saisir de la situation en affirmant haut et fort leur lien privilégié avec le grand-père ou la grand-mère.

31Quant à l’autre du couple, il ou elle vit un événement incompréhensible qui n’est ni l’abandon par l’autre ni sa mort mais quelque chose entre les deux.

32Il va devoir mobiliser en permanence l’image de ce qu’était le malade avant sa maladie pour lutter contre l’idée que la personne s’est absentée d’elle-même et qu’il se retrouve seul sans l’être toutefois.

33Deux attitudes sont possibles au début : la fuite ou l’hyperinvestissement.

34La fuite peut être l’abandon pur et simple, quand il est possible physiquement et moralement, mais cela peut être aussi, pour celui qui aurait dû être l’aidant, la fuite dans la maladie ou dans ce qui va la provoquer si bien qu’il pourra décéder longtemps avant le malade qu’il n’aura pu ni abandonner ni soutenir.

35Dans le cas du « faire face ensemble », il va y avoir simultanément pour l’aidant la certitude partiellement teintée d’héroïsme de devoir tenir le coup et le questionnement au moins aussi fort quant à sa capacité de pouvoir le faire.

36Car, une fois la pathologie reconnue et nommée vient évidemment la question « est-ce que cela se soigne ? » Derrière cette question il y a l’espoir d’une possible guérison de la maladie ou du moins d’une sédation durable des symptômes comme cela peut-être le cas avec des affections somatiques diverses. Cet espoir ne va pas disparaître avec la révélation de la réalité soit celle des faibles espoirs médicaux.

37C’est pourquoi les demandes de renseignements sur les médicaments, leur efficacité, leur disponibilité tient une grande place dans les blogs des associations d’aidants comme d’ailleurs celles des adresses de médecins bien recommandés. Il faut trouver le meilleur soignant, le meilleur médicament et il y a toujours vaguement l’idée que le médecin ne peut être seul à savoir et décider, fantasme qui dénote que l’aidant s’offre lui-même comme médicament, ce qui est partiellement exact d’ailleurs.

38Il le peut parce qu’il est celui qui connaît le mieux le malade, ses angoisses, son caractère tels qu’ils existaient avant. Mais il lui faut aussi accepter la rupture d’avec la personne d’avant la maladie, exigence parfaitement contradictoire qu’il devra pourtant maintenir jusqu’à la fin.

39Il va lui falloir faire siens les vers de Louis Aragon qui rappellent qu’il n’y a pas d’amour heureux :

Mon bel amour mon cher amour ma déchirure
Je te porte dans moi comme un oiseau blessé
Et ceux-là sans savoir nous regardent passer

40Face au regard des autres, il peut parfois s’y mêler de la honte par exemple lorsque le malade interpelle des inconnus et qu’il faut expliquer. Mais expliquer quoi ?

La réanimation de craintes archaïques chez l’aidant

41La folie peut en fasciner certains qui y voient un dépassement des limites comme peut le permettre un toxique, mais chez la plupart des gens elle éveille d’abord la peur. D’ailleurs ne met-on pas les fous derrière de hauts murs, et en isolement s’ils deviennent violents ? Peur archaïque qui tient à la rupture du sens des choses et à la confiance tranquille qu’on peut leur accorder.

42L’homme ou la femme aimé ou proche, familier en tous les cas, subitement ne l’est plus. Il ne semble pas avoir accès ni à ce qui était partagé auparavant ni même à la présence des autres et en particulier celle la personne qui lui fait face et tente sans succès, comme on dit, de lui « faire entendre raison ».

43Face à l’être aimé et bien connu, l’aidant va vivre une situation d’inquiétante étrangeté. L’Unheimliche tel que Freud le définit n’est pas l’inconnu, c’est au contraire une variété de l’effrayant qui se situe à l’intérieur même du connu, du depuis longtemps familier. Naît alors la sensation que quelque chose qui aurait dû rester dans l’ombre en sort de manière transgressive et le cadre rassurant s’écroule.

44J’en donnerai un exemple avec cauchemar répétitif qui occupe une place fondatrice dans la création littéraire d’Agatha Christie.

45« Mon cauchemar particulier se concentrait autour de quelqu’un que j’appelais « l’homme armé «, parce qu’il tenait une arme à la main et non parce que j’avais peur qu’il ne tirât sur moi . Le rêve était très ordinaire, un thé, une promenade avec différentes personnes, habituellement dans une certaine atmosphère de festivité, mais soudain j’éprouvais une sensation de malaise. Il y avait quelqu’un qui n’aurait pas dû être là. Une peur panique m’envahissait et alors je le découvrais, assis à une table, marchant le long de la plage, se mêlant à un jeu. Ses yeux bleu pâle rencontraient les miens et je me réveillais en hurlant “L’homme armé, l’homme armé” !! ! [2] »

46Chacun sait la place que tiennent ces angoisses archaïques dans la littérature et les films fantastiques ou policiers avec le thème du mort vivant ou du Dr Jekyll qui se cache sous les traits de Mr Hyde.

47Rencontrer la folie chez une personne proche et investie est doublement terrifiant : tout d’abord parce que l’on peut légitimement craindre ses réactions et ensuite parce que le fait qu’elle soit bien connue a fait tomber la protection de la méfiance. Non pas que le malade soit nécessairement devenu agressif mais il est facilement méfiant et adopte de ce fait une attitude fermée et incompréhensible, hostile en un mot. Elle va culminer dans le vécu du syndrome de Capgras qui est incompréhensible tant pour le sujet que pour son entourage.

L’angoisse paranoïde dans le syndrome de Capgras

48C’est un cas extrême car cette pathologie reste exceptionnelle (sauf dans la Maladie à Corps de Lewy) mais elle constitue néanmoins un bon exemple de ce à quoi un aidant peut avoir à faire face.

49Pour Capgras, le symptôme se résume essentiellement dans l’illusion des sosies et il y voit une manière de projeter sur l’autre un sentiment de dépersonnalisation qui concerne le sujet lui-même.

50Comme l’a bien montré en particulier Olivier Sacks [3], le sujet ne peut pas reconnaître une personne proche parce que les traits de son visage constituent une sorte de puzzle non reliés entre eux. Il y a une « gnosie formelle » mais pas une « gnosie personnelle » qui aboutirait à la reconnaissance d’un « tu ». Ce désarrimage entre l’identité et les traits qui permettent de l’identifier ouvre la porte à la création de plusieurs personnages sous le couvert d’un seul.

51Le psychiatre Olivier Sacks [4] évoque la polyopie d’un homme qui en regarde un autre porteur d’une chemise rayée et qui lui semble se scinder en six ou sept copies conformes faisant les mêmes gestes avant de se replier comme un accordéon en une seule et même personne. Cette réduplication au niveau scopique est typique du syndrome de Capgras. C’est seulement l’impossibilité de s’expliquer à lui-même ces faits qui le trouble qui font que le malade va penser qu’on se joue de lui.

52On retrouve des éléments paranoïdes comme la méfiance, la recherche de particularités même minimes qui permettraient de distinguer et plus généralement la destruction du sentiment de familiarité lié à la reconnaissance immédiate.

53Mais, persécuté par son symptôme, le malade est tout autant persécutant pour l’autre. En effet, il annihile l’intégrité de la personne qu’il sosifie et c’est comme s’il la multipliait parce qu’il doutait d’elle et du fait qu’elle puisse être stable et suffisante. Ne reconnaissant pas la personne qui est en face de lui il la fait littéralement exploser en plusieurs.

54Il y a dans le syndrome de Capgras une continuité entre un sentiment d’étrangeté vécu face à un proche (défaut cognitif) et la conviction délirante d’être en présence d’un imposteur (création délirante qui donne une explication et délivre donc du sentiment d’étrangeté).

55Même s’il n’est pas attaqué comme imposteur, l’aidant va devoir s’habituer à être plusieurs dans la vie quotidienne ce qui peut créer des quiproquos soit cocasses soit angoissants selon la manière dont on veut les prendre. De toutes manières il va lui falloir apprendre à dialoguer avec les personnages de la réalité du malade, une néo-réalité délirante, accepter les hallucinations et en parler si c’est possible sans pour autant en confirmer l’existence objective mais en ne refusant pas d’en parler comme des objets familiers et acceptables.

Faire face à la néo-réalité délirante

56Freud nous a donné un exemple de cette situation en analysant la nouvelle de Jensen, Gradiva, une fantaisie pompéienne.

57Norbert Hanold, un jeune archéologue allemand qui est tombé amoureux d’un bas-relief représentant une jeune fille qui marche croit la reconnaître mais vivante à Pompéi où il visite les ruines. Il la suit et lui parle en croyant à une apparition jusqu’au moment où voulant chasser une mouche qui s’est posée sur le bras de la jeune fille il s’aperçoit qu’elle est un banal être vivant.

58La suite dévoilera qu’il s’agit en fait de sa voisine en Allemagne qui l’a fort bien reconnu et aimerait bien que lui aussi la reconnaisse.

59Norbert Hanold est en réalité sujet à une double hallucination : une hallucination négative qui lui fait ignorer sa voisine en chair et en os aussi bien en Allemagne qu’à Pompéi et une hallucination positive où il la transforme en l’image idéalisée du bas-relief antique qui a précipité son voyage à Pompéi.

60Quelle est la situation psychique de l’un et de l’autre ?

61Norbert redoute à juste titre que son hallucination qu’il prend pour réelle ne soit qu’une illusion, « un jeu trompeur de son imagination ».

62Quant à Zoè Bertgang, le support réel de l’hallucination, elle occupe deux positions simultanées : pour comprendre de quoi il s’agit, elle doit encourager le délire mais pour se récupérer elle-même comme objet réel, elle doit se faire reconnaitre et pour cela détruire le délire.

63Or, qui est-elle dans la réalité si ce n’est une petite jeune fille banale et non une femme immortelle et idéalisée ?

64Norbert Hanold d’ailleurs le lui dit de manière peu flatteuse puisqu’il s’étonne : « Pourtant je ne vous voyais pas du tout comme cela ! ». C’est-à-dire comme Gradiva, la femme dont je suis amoureux.

65Zoè est vexée et lui dit que s’il avait seulement regardé sa voisine et ancienne amie d’enfance, il se serait aperçu qu’elle était « comme cela » (une jeune fille séduisante) depuis déjà pas mal de temps !

66On sait dans la réalité que les compagnes des sujets qui développent des hallucinations sous forme d’illusion des sosies souffrent de la dépersonnalisation qui leur est imposée et qui devient la condition pour rester en relation mais il arrive qu’elles elles peuvent parfois profiter, tant sur le plan sexuel que narcissique, de la méprise que constitue l’hallucination !

67Zoé dit que le fait d’être prise pour une autre l’a « d’abord amusée » et qu’en plus elle est habituée à ne pas être reconnue, ni même perçue par son savant Tournesol de père, ce qui est une notation pour le moins amère.

68La sortie du délire va être douloureuse et confuse pour Hanold : Gradiva est bien vivante puisqu’elle parle avec d’autres personnes qui la connaissent mais ce n’est pas une jeune pompéienne d’il y a 2000 ans. Il ne comprend pas comment elle connaît son nom et il veut la fuir parce qu’elle est la preuve qu’il déraisonne et surtout parce qu’elle ne l’intéresse pas si elle n’est pas Gradiva.

69Du coup, il trouve la solution de l’illusion des sosies et fait apparaître « une des jeunes filles (il y en a donc plusieurs) qui avaient trouvé la mort dans la Villa de Diomède ».

70Comme le montre Capgras, il y a au départ une personne réelle mais elle est démultipliée en plusieurs qu’elle génère. Le problème est que cette « personne-matrice » (Gradiva/ Gravida) apparaît et disparaît à son gré et se fait remplacer par d’autres de manière imprévisible et incompréhensible, voire désagréable.

71Que va conserver Norbert Hanold de son délire ? L’hallucination s’est désormais transformée en fantasme mais il n’y renonce pas pour autant.

72Il prie Zoè de jouer à être Gradiva, ce à quoi elle se prête marchant en relevant sa robe de la même manière que le bas-relief, et il la regarde avec ravissement s’éloigner sur les dalles pompéiennes…

73L’histoire se termine bien parce que Norbert Hanold apparaît davantage comme un original que comme un malade. Ses hallucinations prolongent dans la réalité délirante ses objets de connaissance et il y mêle ses fantasmes érotiques. On est très loin de ce que décrivent beaucoup d’aidants soit des hallucinations qui n’ont rien d’agréable et peuvent parfois faire peur.

74L’aidant va donc se trouver d’abord dans la nécessité de rassurer en expliquant que ces images sont comme des rêves éveillés mais aussi de rappeler qu’il ne faut surtout pas que le malade leur fasse confiance et agisse en conséquence. En revanche, il est en permanence en position de censeur voire de rabat-joie lorsque l’hallucination ou la croyance délirante joue son rôle qui est de présenter des objets conformes au désir sinon à la réalité.

La culpabilité de l’aidant

75La relation d’aide confronte l’aidant à l’injustice du destin dont il est le vivant témoignage : pourquoi le sort l’a-t-il épargné et que doit-il faire pour se faire pardonner de n’être pas lui-même malade ? Le handicap de l’autre est toujours une accusation potentielle pour le bien portant. Prendre une place de parking d’handicapé si l’on est valide est lourd de menaces : « Prends aussi mon fauteuil roulant et ma souffrance quotidienne que tu ignores du haut de ton statut de bien portant. » Le handicapé est certes prioritaire et ce n’est que la moindre des justices qui ne compensera de toutes manières pas son malheur de l’être.

76Mais l’autre face de la médaille est le risque de discrimination. La différence existe, la voilà figée dans la carte d’invalidité. Le regard porté sur celui qui est en chaise roulante va nécessairement vers le bas et face au handicap en général il est parfois difficile de conserver une attitude naturelle, toujours coincée entre la crainte de ne pas en faire assez et celle d’en faire trop ce qui serait maladroit parce que discriminant. Cependant, ne pas en faire assez génère immédiatement la culpabilité, voire la honte.

77La bonne santé et ce qui va avec en matière de liberté et de fantaisie devient alors vite culpabilisée. Car, entourer le malade de sa sollicitude, ne peut pas remplacer pour ce dernier le fait d’être libre. Rester à la maison est supportable le temps d’une maladie fatigante mais que l’on sait brève. Lorsque c’est devenu un destin et que tout est fait pour empêcher les déambulations qui vont conduire le malade à se perdre, voire à se mettre en danger, comment pour l’aidant supporter de se voir en parent interdicteur voire pire ?

78Il y a toujours un conflit latent entre le bien portant et le malade incurable. Le premier sait que quoi qu’il fasse, ce sera toujours insuffisant puisque la seule véritable efficacité serait de pouvoir miraculeusement effacer le mal de l’autre. Le second est partagé entre le plaisir d’être ramené au monde des vivants en bonne santé par la présence de l’aidant mais ce dernier est aussi le destinataire le plus accessible de la colère et du ressentiment d’avoir été soustrait au monde normal par la maladie.

79Et en même temps, il sait, parce qu’il se souvient, que ce monde normal est étrangement aveugle et manquant du savoir élémentaire que ni la bonne santé ni la vie ne sont durables. Savoir amer mais que le malade de temps en temps rappelle avec cruauté au présomptueux plein de bons sentiments.

80La pitié dérange l’ordre établi. Stephan Zweig dans La pitié dangereuse nous rappelle qu’elle est séductrice car elle fait croire à l’aidant qu’il est appelé à un destin exceptionnel de sauveteur et qu’elle est sans limites.

81« Je voyais, écrit Zweig, ouvert devant moi un abîme du sentiment qui m’attirait étrangement, dont j’étais tenté sans savoir pourquoi de mesurer la profondeur [5]. »

82Cette attirance du vide on peut la comprendre en fonction de ce que les Grecs, amis de la juste mesure, appelaient l’Hubris c’est-à-dire d’abord une démesure. Il peut paraître étrange que celui qui se voit confronté à la détresse d’un proche puisse courir le risque de devenir mégalomane et on l’imaginerait bien plutôt anxieux tant de sa possible inefficacité que du risque de partager un jour le sort de celui qu’il aide.

83Mais n’est-ce pas à cette impuissance et à cette peur que vient répondre l’Hubris comme une réaction de défense contre l’innommable du déclin et de la mort ?

84Dans un roman où il est question de l’entrée en Ephad d’une femme qui lui a tenu lieu de mère, Delphine Le Vigan [6] décrit combien elle ressent chacune des phrases rassurantes et consolantes qui lui viennent à l’esprit comme autant d’insultes à la femme que sa vieille amie a été avant son Alzheimer.

85La pitié répond à la perte et à la privation définitive de tout ce qui faisait l’identité de la personne. Elle cherche à en reconstituer et pérenniser des bribes et à faire de ces îlots de lieux de connivence mais la même question insiste : comment l’autre ressent-il ce rappel de sa vie d’avant qui vient comme un courant d’air envahir un espace plus ou moins médicalisé et en tous les cas bien balisé autour de ce qu’il est devenu ou s’apprête à devenir. Jérôme, l’orthophoniste, souligne : « Quand je les rencontre pour la première fois, c’est toujours la même image que je cherche, celle de l’Avant… Je cherche le jeune homme ou la jeune femme qu’ils ont été. » (p. 41).

86Mais derrière cet intérêt humain se cache une panique dont il est certes venu à bout avec l’expérience mais qui est bien toujours là : « Au début une voix hurlait dans ma tête : « Mais enfin que s’est-il passé ? Comment est-ce possible ? Est-ce vraiment ce qui nous attend tous sans exception ? N’y a-t-il pas une déviation, un embranchement, un itinéraire bis qui permettrait d’échapper au désastre ? » (p. 42).

87Jérôme va s’appuyer sur sa fonction pour dépasser son angoisse. Il va finir par aimer ces voix chevrotantes dont il tente de prolonger la durée de vie, il les enregistre, les corrige, offre aux vieilles personnes qu’il rencontre sa compétence qu’il leur présente comme un travail dans un monde où il n’y a plus rien à faire d’autre qu’attendre dans un univers bien réglé par les rythmes du sommeil, de la toilette et des repas.

88Non pas qu’il soit cru, loin de là car les soignés manifestent clairement leurs doutes quant à l’utilité du processus. À quoi bon…

89Lorsque l’aidé est une personne âgée ou atteinte d’une maladie incurable pour laquelle on sait qu’il n’y a pas d’autre possibilité que de reculer l’heure de l’échéance finale, il est bien difficile de se croire tout puissant. L’aidant pourra tout au plus être physiquement présent, offrir son contact, ses paroles, son regard.

90L’illusion est toujours prête à renaître : un sourire, un échange qui fait plaisir avec ou sans les mots va faire revivre à l’aidant le temps d’avant. La connivence n’est pas détruite, parfois on peut même rire ensemble. Mais l’aidant reste modeste, il sait bien que demain, que plus tard, sans raison apparente, le contact peut se rompre et sera un jour bientôt définitivement rompu. Alors, il profite de l’instant, prend une photo, fixe un souvenir.

91Où est alors le risque de l’Ubris ? Il est tout simplement dans le fait de s’éprouver non seulement utile mais nécessaire à un autre.

92Le héros de La pitié dangereuse, le lieutenant Hofmiller est bien conscient d’avoir toujours eu la conviction d’être inutile voire inintéressant et que la découverte d’être capable de venir en aide à quelqu’un, d’être le seul à pouvoir prodiguer ce secours, était pour lui un sentiment fort et passionné.

93Une étrange transformation s’empare du jeune homme qui loin de se lasser, découvre que la sympathie pour la souffrance d’autrui est une force qui l’excite de façon presque voluptueuse. Il la compare à une drogue qui l’a arraché à la grisaille de l’indifférence et qui le rend capable de s’émouvoir de petites choses qu’il n’aurait pas même remarquées autrefois.

94Le récit est intense et romantique mais bien d’autres situations plus banales se construisent sur les mêmes illusions. Qui n’a pas entendu la démonstration d’autosatisfaction de tel parent qui se dévoue authentiquement pour ses enfants mais en attend en retour une reconnaissance infinie.

95La générosité est un don mais pas sans retour car elle est une manière de se garantir contre la menace rampante qu’on pourrait être celui qu’on aide, qu’on est en fait le même. Et que lui n’a pas fondamentalement changé, aussi plus qu’à la souffrance de l’autre, l’identification se fait au contraire à la personne d’avant que le malheur ne la frappe.

96La pitié en tant que telle n’est pas un sentiment moral, c’est une réaction empathique spontanée devant la détresse. Elle peut devenir bonne si elle est transformée en action qui va être créatrice tant pour l’aidé que pour l’aidant. Elle peut devenir mauvaise si elle ne fait que rejoindre ce qui l’avait initié, soit le recul angoissé devant la castration de l’autre.

97Et surtout la générosité a un contenu contrairement à la pitié qui n’est que l’imitation d’un sentiment. En opposant la « pitié sentimentale » à la « pitié créatrice » Zweig s’inscrit exactement dans l’opposition entre pitié et générosité.

98La question de l’aide est la question philosophique par excellence car elle est au fondement du vivre ensemble et donc de la création des groupes et des sociétés. Dans la vie courante, dominer sa pitié implique d’avoir pu trouver comment compenser la différence entre le fort et le faible et rétablir une symétrie. Dans la mesure où la pitié se fonde sur cet écart qui apparait irréductible, l’échange qui fonde la symétrie doit être trouvé ailleurs.

99Difficile exercice cependant car la fierté du déshérité peut tout autant lui faire refuser l’amour ressenti comme une pitié et donc un ancrage dans sa condition malheureuse.

La prise en charge de l’aidant

100À côté de la communication-partage à l’intérieur des réseaux d’aidants, qui constituent un inestimable soutien du fait simple de pouvoir partager une expérience aussi difficile à comprendre qu’à dire, il est nécessaire d’aider les aidants à comprendre la psychopathologie du malade dont ils partagent l’existence.

101Comprendre pour ne pas en avoir peur et surtout pour pouvoir investir cette part créative du sujet qui demeure dans l’hallucination.

102Il faut rappeler aux aidants que l’hallucination qui les angoisse tant occupe en fait une place étrange dans la vie psychique puisqu’à la fois elle signe un désordre extrême de la psyché qui rend le sujet incapable de différencier entre la réalité et les productions de sa propre psyché le coupant de ce fait de la société des autres et pourtant elle est le début, la matrice, de la vie psychique telle que le bébé l’expérimente. Chez le bébé l’image de la situation d’allaitement qu’il désire va être hallucinée jusqu’au moment où, parce que la sensation de faim est toujours là, l’hallucination va céder le pas à la décharge de l’action et le bébé va se mettre à pleurer pour décharger la tension et, secondairement, pour appeler.

103Cette position matricielle de l’hallucination fait que toute production psychique en est un substitut et que pourtant il est impossible de s’en tenir à l’hallucination.

104Les poètes et plus généralement les créateurs y verront un réservoir infini de formes et d’images qui leur permet de laisser l’imaginaire envahir la réalité.

105Il n’y aurait pas d’art et probablement pas de pensée tout court sans l’hallucination car elle est ce qui permet de se décoller de la réalité et d’exprimer un désir mais aussi une angoisse au même titre que, si nous avons des rêves, nous avons aussi des cauchemars.

106Cette pensée en images qui est propre au rêve et à l’hallucination ne sont autre que la transformation d’une idée en quelque chose de réel puisque pour le rêveur ou l’halluciné, le rêve pendant le sommeil et l’hallucination à l’état de veille sont bien la réalité.

107Dans la maladie mentale, la censure ne fait plus son travail de critique discriminatoire entre le réel et l’irréel. Du coup, les excitations inconscientes vont dominer dans la vie diurne comme elles le font dans le sommeil et produisent ces images hallucinatoires.

108Ou bien le monde extérieur n’est pas du tout perçu, ou bien sa perception reste complétement inopérante et le moi se crée automatiquement un nouveau monde, extérieur et intérieur à la fois bâti selon les désirs du çà. Le déni de la réalité frustrante s’accompagne d’un clivage du moi qui mène dès lors une sorte de double vie à la fois dans la réalité et dans l’hallucination. Un exemple assez banal seraient les hallucinations des endeuillés qui continuent de voir la personne défunte à leurs côtés mais aussi les hallucinations des sujets sous emprise toxique ou alcoolique en état de manque.

109C’est donc toujours une intense frustration qui donne à l’image sa force et lui permet, parce qu’elle est chargée de désir, de se transformer en hallucination

110L’aidant peut apprendre à accueillir la pathologie psychique ce qui ne veut pas dire qu’il doive la confirmer. Si une relation de confiance et d’amour suffisamment forte existe avec le malade, celui-ci pourra supporter, voire apprécier, que l’aidant soit vis-à-vis de lui le messager de la réalité dont il n’est jamais totalement détaché en réalité.

111Ce positionnement n’est pas celui du médecin ni même celui du psychologue.

112C’est un accompagnement quotidien fait d’amour et de réassurance qui est seul à pouvoir réellement soulager le malade mais qui est aussi la seule manière pour l’aidant de supporter sa perte en inventant cette relation de connivence profonde et qui devra même se faire au-delà des mots.


Mots-clés éditeurs : Inquiétante étrangeté, Syndrome de Capgras, Les « aidants », Hallucination, Néo-réalité délirante

Date de mise en ligne : 14/12/2020

https://doi.org/10.3917/top.150.0055

Notes

  • [1]
    Mijolla-Mellor, S. de, Le plaisir de pensée, Paris, PUH, 1992
  • [2]
    Mijolla-Mellor, S. de, Un divan pour Agatha, Paris, L’Esprit du Temps, réédition 2020.
  • [3]
    Sacks, O., L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, Paris, Seuil, 1985 et L’odeur du Si bémol, Paris, Seuil, 2012.
  • [4]
    Sacks, O., Ibid.
  • [5]
    Zweig, S., La pitié dangereuse. Ce roman fut écrit en 1939 et publié à Stockholm. Il est contemporain du nazisme.
  • [6]
    Le Vigan, D., Les gratitudes, 2019, Lattès éditions.

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