Topique 2020/2 n° 149

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Article de revue

Les deux versants de l’hallucination clinique

Pages 7 à 19

Notes

  • [1]
    « Fantasme de désir » des anciennes traductions.

1Dans le texte qui va suivre, je me propose de faire une synthèse de mes travaux sur les hallucinations, et leurs prolongements sur la place de la perception dans le fonctionnement mental tel que compris par la métapsychologie. Aussi, je demande l’indulgence du lecteur pour le nombre élevé de renvois à mes propres publications, inévitables pour composer un tableau cohérent de références bibliographiques.

Hallucination et rêve : l’environnement scientifique de Freud

2Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le fait clinique d’avoir des visions et d’entendre des voix n’était pas particulièrement rattaché à l’ensemble qui commençait alors à se former sous l’appellation de « psychoses » dans son opposition avec un autre ensemble, tout aussi en voie d’achèvement, qui était les « névroses ». Une certaine familiarité avec le surnaturel persiste encore suffisamment pour que les hallucinations puissent s’intègrer dans l’expérience mystique, dans les phénomènes de magnétisme, dans les vécus de deuil (dialogues avec le disparu), dans les effets de certains produits importés d’Orient comme le cannabis, ou encore dans les manifestations des névroses, et plus particulièrement de l’hystérie (Janet, 1909).

3Une observation courante, qui sera reprise et théorisée par Freud, viendra confirmer cette (relative) banalité du phénomène hallucinatoire et, pourrait-on dire, sa « bénignité » tout au long du XIXe siècle : il s’agit de la parenté entre les manifestations hallucinatoires et les phénomènes oniriques. Les travaux de Jacques-Joseph Moreau (plus connu comme Moreau de Tours), qui a entrepris un long voyage en Orient, où il a étudié les effets du chanvre indien (hachisch), ont bien souligné cette parenté, devenue classique au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle. Toutefois, en décrivant les effets du haschisch, Moreau de Tours écrit :

4« C’est qu’en frappant, en désorganisant les divers pouvoirs intellectuels, il en est un qu’il n’atteint pas, qu’il laisse subsister au milieu des troubles les plus alarmants, c’est la conscience de soi-même, le sentiment intime de son individualité. Quelque incohérentes que soient vos idées, devenues le jouet des associations les plus bizarres, les plus étranges, quelque profondément modifiés que soient vos affections, vos instincts, égaré que vous êtes par des illusions et des hallucinations de toute espèce au milieu d’un monde fantastique, tel que celui dans lequel vous conduisent parfois, vos rêves les plus désordonnés… vous restez maître de vous-mêmes. Placé en dehors de ses atteintes, le moi domine et juge les désordres que l’agent perturbateur provoque dans les régions inférieures de l’intelligence » (Moreau de Tours, 1845, p. 34-5).

5Henri Ey, qui a préfacé une réédition de l’ouvrage de Moreau de Tours en 1970, remarque que :

6« L’assimilation pure et simple de la folie et du rêve n’est cependant possible en thèse psychopathologique générale que si, après Freud, le rêve est considéré comme manifestation de l’inconscient dépendant d’un certain état d’inconscience (celui du sommeil et des états crépusculaires de la conscience des psychoses aigües) qui n’est lui-même qu’un cas particulier de la désorganisation de l’être conscient » (Ey, in Moreau (de Tours), 1845 [1970], préface).

7Avec ces deux passages, on se retrouve au cœur de la question de la psychopathologie des hallucinations. Henri Ey, conformément à la doctrine qu’il va élaborer, parle de l’« être conscient », de la conscience ; mais Moreau de Tours, lui, parle du « moi » (et il le souligne). Utilisation certes pré-psychanalytique du terme, mais qui ne manque pas de poser la question du « maître », celle de savoir si l’on reste, ou pas, « maître de soi-même ». Autrement dit, la question de la désappartenance de soi (et donc aussi de l’aliénation), cruciale dans l’organisation psychotique chronique, et dans les hallucinations qui l’accompagnent, mais relativement secondaire dans les états de désorganisation de la conscience, qu’il s’agisse de l’« anodine psychose de rêve » (Freud, 1933a [1932], p. 96), de l’expérience cannabique, ou de la psychose délirante et hallucinatoire aiguë.

8Vers la fin du XIXe siècle, la recherche clinique en psychopathologie crée le terme d’onirisme (ou rêve éveillé) pour souligner la parenté de certains phénomènes hallucinatoires avec une activité ordinaire et universelle, celle de rêver. L’article du neurologue Charles Lasègue (1816-1883), Le délire alcoolique n’est pas un délire, mais un rêve, paru en 1881 (Lasègue, 1884) a été le premier à rapprocher de l’activité onirique un certain nombre de manifestations psychopathologiques aiguës, associées à une altération de la conscience et de la vigilance, une perte des repères temporo-spatiaux, et une agitation confuse ; manifestations qui peuvent être liées au sevrage alcoolique brutal (delirium tremens), mais aussi à de multiples autres causes (toxiques, métaboliques, infectieuses…), et même avoir un caractère « idiopathique », voire « psychogène ». Cette pathologie, qui finalement entrera dans la nosographie française sous le terme de confusion mentale (Chaslin, 1895) se définit comme « un délire de rêve et d’action » et servira de prototype pour la compréhension des hallucinations psychotiques. Ce, d’autant plus que les épisodes psychotiques aigus (les « bouffées délirantes » de la tradition terminologique française) peuvent comporter eux-mêmes des éléments confusionnels, selon le moment et selon la cause de la bouffée délirante (laquelle peut également être déclenchée par des facteurs toxiques ou organiques).

9Ainsi, confusion mentale primitive et bouffée délirante (épisode psychotique aigu) semblent occuper les deux extrémités d’un continuum, caractérisé par une désorganisation de l’être conscient (désagrégation de Janet, dissolution de Henri Ey), dans laquelle est quasi explicitement évoquée l’idée d’une régression à de formes plus primitives de la conscience. Freud explorera cette hypothèse en tant que « régression topique » :

10« Pour les hallucinations de l’hystérie, de la paranoïa, pour les visions de personnes à l’esprit normal, je peux fournir un éclaircissement : elles correspondent effectivement à des régressions, c’est-à-dire qu’elles sont des pensées transformées en images, et seules connaissent cette transformation les pensées qui sont en corrélation intime avec des souvenirs réprimés ou restés inconscients » (Freud, 1900a [1899], p. 597-8).

11Il convient ici de rappeler que Freud connaît mal les psychoses chroniques, surtout au moment où il écrit ces lignes. Pendant un temps, ce sont les états psychotiques aigus vus dans le service de neuropsychiatrie de l’hôpital général de Vienne – l’amentia de Theodor Meynert (1833-1892), qui est une forme de confusion hallucinatoire – qui lui serviront de base pour ses premières hypothèses sur les hallucinations psychotiques. Or, ces états aigus s’accompagnent toujours d’un certain degré de dissolution de la conscience – en termes psychanalytiques, d’une certaine désorganisation de la première topique – entraînant le fonctionnement mental dans une régression vers des modalités processuelles primaires. Ce constat nourrira pendant longtemps l’idée selon laquelle les hallucinations psychotiques sont le produit d’une régression à des stades archaïques de la vie psychique sur le modèle du rêve, et une riche bibliographie, surtout de langue anglaise, viendra l’étayer. Les réserves sur le rapprochement entre rêve et délire apparaissent au début des années 1960 chez plusieurs auteurs de langue anglaise (Katan, 1959), et en France avec Jeanneau (1974) et Racamier (1976) ; ce dernier fera la synthèse de cette question dans un article qui marque un tournant, comme son titre l’indique (Rêve et psychose : rêve ou psychose).

12Il faut toutefois souligner que Freud lui-même est revenu sur ces positions du début de l’œuvre, sans pour autant que cette rectification soit prise en compte par la plupart des psychanalystes qui ont travaillé sur les psychoses chroniques dans les années d’après-guerre (et sans que lui-même l’ait davantage explorée). Il donne ces nouvelles indications notamment dans le Complément métapsychologique à la théorie du rêve que nous trouvons dans la Métapsychologie. Certes, Freud considère qu’aussi bien les psychoses aiguës, comme la confusion hallucinatoire (l’amentia de Meynert), que la phase hallucinatoire de la schizophrénie relèvent du même mécanisme :

13« La formation de la fantaisie de souhait [1] et sa régression à l’hallucination sont les parts les plus essentielles du travail du rêve. Au contraire elles se retrouvent également dans deux états morbides, la confusion hallucinatoire aiguë ou amentia (de Meynert), et la phase hallucinatoire de la schizophrénie […] On pourrait parler, d’une façon tout à fait générale, d’une psychose de souhait hallucinatoire, et l’impartir de la même façon au rêve et à l’amentia […] La phase hallucinatoire de la schizophrénie est moins bien étudiée ; elle semble être en règle générale de nature composée, mais pourrait correspondre pour l’essentiel à une nouvelle tentative de restitution, qui entend ramener l’investissement libidinal aux représentations d’objet » (Freud 1917f, p. 253).

14Mais il semble qu’il réserve ces considérations aux phases initiales de la maladie, et qu’il observe par la suite un écart considérable dans le cas de la schizophrénie. En rappelant que dans les rêves les représentations de mot régressent aux images (représentations de chose), il ajoute :

15« Voici le point où se montre la différence décisive entre le travail du rêve et la schizophrénie. Dans cette dernière ce sont les mots eux-mêmes, dans lesquels était exprimée la pensée préconsciente, qui deviennent objet de l’élaboration du processus primaire ; dans le rêve ce ne sont pas les mots, mais les représentations de chose, auxquelles les mots ont été ramenés. Le rêve connaît une régression topique, la schizophrénie, non ; dans le rêve le commerce entre investissements de mot (pcs) et investissements de chose (ics) est libre ; ce qui reste caractéristique de la schizophrénie, c’est qu’il est barré » (Freud 1917f, p. 252).

16On retrouve les mêmes idées dans l’essai de la Métapsychologie portant sur l’inconscient (Freud, 1915e). Freud remarque que dans le langage schizophrénique, ce sont les représentations de mot qui sont soumis au processus primaire, alors que les représentations de chose sont désinvesties ; or, la représentation de chose « consiste en l’investissement, sinon des images mnésiques de chose directes, du moins de traces mnésiques plus éloignées et dérivées d’elles » (p. 239- 40). Ceci signifie que toute régression topique est « barrée », comme il le disait dans le passage précédent. Il signifie aussi que le processus a comme conséquence d’éliminer toute trace du monde extérieur, puisque ce sont les « images mnésiques directes » qui témoignent de sa présence, processus qui signe ce que Green a appelé « désobjectalisation ». Un troisième aspect du processus est que les représentations de mot qui se trouvent ainsi investies, en récupérant la part d’investissement normalement destiné aux représentations de chose, témoignent du fait que le seul investissement qui persiste est celui de l’organe de mise en relation avec le monde (à l’exclusion donc de ce que cet organe ramène du monde extérieur), ce que Freud qualifie dans ce texte sur l’inconscient de « langage d’organe » (Kapsambelis, 2014).

Hallucination primitive, perception et représentation

17Une des difficultés des cliniciens à formuler une théorie psychanalytique de l’hallucination au sens clinique du terme réside sans doute dans le fait que le terme d’hallucination est présent dans l’œuvre de Freud dès les origines et fait partie des concepts fondamentaux de la construction du psychisme humain : il s’agit de l’hallucination primitive, terme qui désigne l’opération par laquelle se forment les représentations mentales, et donc la façon dont est inaugurée la vie psychique. L’originalité de Freud a été de s’écarter d’une logique positiviste de l’émergence des représentations, sur le modèle de l’appareil photographique, à savoir que celles-ci seraient simplement le « reflet », l’« inscription », l’« engramme » d’une perception. Ce n’est pas pour autant qu’il réfute un tel engramme, en neurologue qu’il est, et spécialiste des aphasies ; mais il lui réserve le terme de « trace mnésique » (Kapsambelis, 2017) et, plus tard, il considérera même que ces traces peuvent constituer un « inconscient non refoulé », un inconscient au sens « descriptif » du terme (Freud, 1923f, p. 260), c’est-à-dire des éléments (psychiques ? cérébraux ?) qui restent inconnus de la conscience (littéralement « inconscients ») sans avoir jamais été soumis au refoulement.

18Selon le modèle freudien, trop connu pour qu’on s’y attarde dans les limites de cet article, l’hallucination primitive est le résultat d’un besoin ou désir inassouvi, dont la poussée conduit à l’investissement de l’« image mnémonique » (Freud, 1895a, p. 338) de l’objet qui avait auparavant répondu à ce besoin ou désir. L’« expérience de satisfaction » qui s’ensuit crée un nouvel ensemble, fait d’un côté de l’hallucination de la satisfaction attendue, de l’autre de l’« image mnémonique » correspondante. C’est ce nouvel ensemble que Freud appelle « représentation mentale » ; celle-ci ne peut pas être confondue avec la trace mnésique elle-même, car elle comporte d’une part, des éléments qui proviennent d’elle – pas forcément tous – , d’autre part des éléments relatifs au sens que le sujet donne à cette trace mnésique, à savoir l’expérience de satisfaction obtenue du fait de son investissement ; ce qui signifie aussi que le nouvel ensemble comporte des éléments relatifs à une expérience de satisfaction antérieure.

19Envisagée de cette façon, l’hallucination primitive apparaît moins comme une modalité archaïque de fonctionnement mental, destinée à disparaître avec la maturation de l’appareil psychique, et plutôt comme une composante essentielle de la constitution de toute représentation dans la vie psychique humaine. Elle exprime, par exemple, ce que nous « voulons bien » voir dans son mélange avec ce que nous avons « réellement » vu ; ce que nous « voulons bien » entendre dans son mélange avec ce que nous avons « réellement » entendu. Elle donne un sens qui nous est personnel, car empreint de notre variable plaisir/déplaisir, à ce que nous recevons à partir de l’activité perceptive, c’est même elle – cet « hallucinatoire » (Botella et Botella, 2001) constamment présent – qui assure l’investissement du reçu perceptif, et qui de ce fait le transforme de trace mnésique en représentation mentale : elle l’extrait, en quelque sorte, d’un système – le neuronal cérébral – pour l’importer dans un autre système, le psychique.

20De multiples exemples de la vie quotidienne viennent attester de ce mélange continu de l’activité hallucinatoire (au sens de l’hallucination primitive) avec les produits de l’activité perceptive : sommes-nous tous d’accord sur ce qui a été dit, suite à une réunion ? Avons-nous lu les mêmes choses à la lecture du même roman ? Et voyons-nous l’objet de notre sentiment amoureux avec les mêmes yeux que ses amis, son entourage amical ou professionnel ? C’est ce mélange continu qui, non seulement garantit notre présence au monde en tenant compte de notre particularité, mais aussi permet le fait même que ce monde soit psychiquement investi par nous. A contrario, certains fonctionnements autistiques nous permettent d’observer ce qu’il en est d’un fonctionnement mental où la perception n’est pas imprégnée de l’hallucination primitive, c’est-à-dire un monde où les données perceptives sont reçues et traitées uniquement dans leurs caractéristiques du monde physique et sans aucune participation de la variable plaisir/déplaisir, seule capable de transformer ce qui est « objectif », issu des cinq organes de sens et de leur physiologie, en « objectal » : dans l’excellent film de Barry Levinson Rain Man (1988), le protagoniste incarnant un autiste de haut niveau joué par Dustin Hoffman reçoit le baiser d’une femme et, interrogé comment il l’a trouvé, il répond « mouillé ».

21Dans ses travaux des années 1980-1990, René Angelergues a proposé la notion de « complexe hallucination-perception » pour exprimer ce cheminement par lequel se forment les représentations mentales. Ce qui provient de l’objet, et plus généralement du monde extérieur, est reçu à la fois dans sa forme, ce qui est « le travail analyseur de l’appareil neuronal », et dans son sens, ce qui implique la variable plaisir/déplaisir de chaque sujet particulier (Angelergues, 1989, p. 49). Il y a un rapport « information/investissement » (Angelergues, 1995, p. 462) entre les deux termes : l’information est ce qui, de la représentation, provient du travail neuronal qui reçoit la perception (c’est cet aspect qui est étudié par les neurosciences). L’investissement provient de la variable plaisir/déplaisir, et c’est lui qui assure le fait que la perception se mue en représentation psychique. Les opérations mentales de cette nature se font en continu dans la vie psychique de tous les jours, et parfois se trouvent inscrites dans le langage : deux voitures en tout point de vue identiques ne sont pas les mêmes si l’une est « une voiture » et l’autre « ma voiture » ; c’est la différence entre « un travail » et « mon travail », « une femme » et « ma femme ». Il s’ensuit que l’investissement de l’élément perceptif se fait toujours selon le chemin de l’hallucination primitive, à savoir comme un investissement d’origine interne, pulsionnelle, centrifuge – un investissement qui nous fait sortir de nous, et que Pasche (1965) avait appelé l’« antinarcissisme » – allant à la rencontre de, et s’appropriant, ce qui provient du mouvement centripète, de la perception.

22Je pense que ces idées rejoignent ce que Winnicott a découvert de son côté sur le paradoxe de la constitution de l’objet, en formulant ses hypothèses dans un langage moins métapsychologique – mais aussi moins austère : l’objet est à la fois « créé » et « trouvé », c’est-à-dire qu’une perception (la dimension « trouvé ») doit se combiner à une hallucination au sens de l’hallucination primitive (la dimension « créé ») pour que l’enfant puisse s’approprier l’objet et l’utiliser. Ou, comme le dit Angelergues dans le texte de 1995 cité plus haut, « l’harmonie dominante du monde, de l’autre et de soi […] construit un état intermédiaire – à la fois entremetteur et interprète – entre l’homme et ce que l’on appelle “la réalité” et qui permet à l’homme de vivre dans le monde réel et de s’intégrer à lui » (p. 469). Ou encore P.-C. Racamier (1978) : « si le réel nous est familier, s’il n’est pas, comme pour les schizophrènes, incessamment à découvrir et à fonder, c’est parce que nous vivons sur le sentiment que nous avons inventé la réalité » (p. 878). À ceci près qu’on comprend mal pourquoi Winnicott appelle ce phénomène, souligné par divers auteurs, un « paradoxe » : la nature est pleine de manifestations qui dépendent de deux ou plusieurs conditions, dont chacune est nécessaire, et aucune n’est suffisante.

23De par son origine, le mouvement hallucinatoire (toujours au sens de l’hallucination primitive) est porteur d’une quête de retrouvaille (pour reprendre le terme que Freud (1905d) utilise dans le troisième des Trois essais sur la théorie sexuelle, lorsqu’il parle de l’objet, non pas trouvé à partir de la puberté, mais retrouvé) : nourri des expériences passées, le mouvement hallucinatoire tend à retrouver, à reproduire l’expérience de satisfaction passée avec le nouvel objet que la perception amène dans son champ. Vingt ans plus tard, Freud (1925h) confirme cette finalité : « La fin première et immédiate de l’examen de réalité n’est donc pas de trouver dans la perception réel un objet correspondant au représenté mais de le retrouver, de se convaincre qu’il est encore présent » (p. 169-70). En revanche, le mouvement perceptif, lui, est potentiellement ouvert à toute la part d’inconnu du vaste monde, et porteur de tout ce que ce dernier comporte de surprise (bonne ou mauvaise) pour le sujet, de plaisirs insoupçonnés, mais aussi de souffrances ; c’est le mouvement perceptif qui assure la part de nouveauté, et donc aussi de renouvellement, dans le fonctionnement mental.

24Compte-tenu de ces éléments, j’ai proposé ailleurs (Kapsambelis, 2013, 2016) que l’ensemble de ces opérations puisse être exprimé en termes de reconnaissance – méconnaissance – connaissance (de l’objet, et du monde). La reconnaissance serait la part hallucinatoire, celle qui retrouve dans la perception ce qu’elle cherche à y trouver (que ce qu’elle cherche s’y trouve réellement ou pas). La connaissance serait l’accueil de l’objet (et du monde) dans sa stricte altérité, dans ce qu’il a de radicalement différent par rapport aux attentes et aspirations du sujet (l’objet « objectif », dans la terminologie de Winnicott, qui s’oppose à l’objet « subjectif »). Mais la méconnaissance, en quoi consiste-t-elle ?

25À mon sens, cette activité de mélange constant hallucination – perception serait d’une nature explosive, et à la fin inappropriée à l’« harmonie dominante du monde », si le mouvement hallucinatoire ne comprenait pas, outre sa dimension « positive », une dimension d’hallucination négative : lorsque nous exerçons nos activités d’accueil de l’objet et du monde, il faut bien que nous soyons capables, jusqu’à une certaine mesure, non seulement d’y trouver ce que nous voulons bien trouver, mais aussi de ne pas trouver (de ne pas voir, de ne pas entendre…) ce qui pourtant s’y trouve bel et bien, dès le départ, mais en contradiction avec nos désirs et attentes. Aimer, ce n’est pas seulement retrouver l’objet que nous portions déjà en nous, selon les déclarations classiques des amoureux (« je t’ai attendu(e) toute ma vie, je t’ai enfin trouvé(e) » !) ; ce n’est pas seulement s’enrichir de ce que l’objet nous apporte, et que nous n’avons jamais eu, ou même penser désirer ; c’est aussi, ne pas voir (« l’amour rend aveugle ») ce que, de l’objet, heurte nos attentes et désirs, et malmène notre variable plaisir/déplaisir. L’hallucination négative apparaît comme le modérateur universel de la rencontre entre perception et hallucination (au sens de l’hallucination primitive) ; elle façonne la rencontre, « arrondit les angles », ajuste les représentations qui en découlent, assure l’application optimale du principe de plaisir/déplaisir.

L’hallucination négative et les deux mécanismes d’hallucinations cliniques

26Indépendamment des réflexions des années 1915 sur les mécanismes plus typiquement schizophréniques du fonctionnement mental, qu’il n’a pas prolongées, Freud a toujours considéré que la notion de psychose se caractérise avant tout par une rupture (déni, désaveu…) avec la « réalité ». Sur ce point, il n’a pas varié tout au long de son œuvre ; cette compréhension, manifestement primordiale à ses yeux, s’applique à tous les états psychotiques, quelle que soit leur nature, aiguë ou chronique, schizophrénique ou paranoïaque (différence d’ailleurs que Freud ne faisait pas particulièrement). En dernière partie de son œuvre, et tout en ouvrant la possibilité que ce « détournement de la réalité » puisse prendre des chemins différents, il réaffirme cette position :

27« L’étude la plus soigneuse des psychoses sévères ne nous fera découvrir aucun trait qui soit plus caractéristique de cet état de maladie [que le trait du détournement par rapport au monde extérieur]. Mais dans la psychose, le détournement par rapport à la réalité est provoqué de deux façons, ou bien lorsque le refoulé-inconscient devient excessivement fort, si bien qu’il terrasse le conscient attaché à la réalité, ou bien parce que la réalité est devenue si insupportablement chargée de souffrance que le moi menacé se jette, en une révolte désespérée, dans les bras du pulsionnel inconscient » (Freud, 1933a [1932], p. 96).

28Une telle affirmation renvoie la compréhension du fonctionnement mental des psychoses à la question de la place des fonctions perceptives dans les manifestations psychotiques. En effet, et en l’absence de toute définition de la « réalité » ou du « monde extérieur » sous la plume de Freud – en dehors du fait que ces termes semblent inclure l’objet –, la question de la réalité ne peut se poser en psychanalyse que comme une tentative d’articulation de l’appareil psychique de la métapsychologie avec la perception, hallucinations comprises. Or, sur ce point, aux paragraphes consacrées aux hallucinations du Complément, Freud ajoute une note de bas de page fort intéressante : « J’ajoute, en complément, qu’un essai d’explication de l’hallucination ne devrait pas porter son attaque sur l’hallucination positive, mais bien plutôt sur l’hallucination négative » (Freud 1917f [1915], p. 255).

29Dès lors, les hypothèses formulées plus haut sur le rôle de l’hallucination négative comme agent de modulation de la rencontre hallucination (au sens de l’hallucination primitive) et perception pourraient permettre de décrire les phénomènes des hallucinations cliniques selon deux grandes modalités (et en rappelant que description ne vaut pas explication).

30Dans un pôle, on observe une utilisation étendue de l’hallucination négative. Dans ce cas, la perception cesse de fournir au sujet autre chose que ce qu’il veut bien voir ou entendre, ce qui signifie que les mécanismes de l’hallucination primitive envahissent le champ perceptif et s’emparent des éléments issus des organes de sens. Tel est le cas, de façon exemplaire, du jeune érudit Norbert Hanold, le héros de la nouvelle de Wilhelm Jensen Gradiva, que Freud a magistralement analysée en 1907. On voit encore, ici et là, ce texte servir de théorie psychanalytique des phénomènes psychotiques ; en fait, Freud lui-même considère la pathologie du héros comme « hystérique » : « Le cas de N. H. devrait en réalité être qualifié de délire hystérique, et non de délire paranoïaque. On constate ici l’absence des caractéristiques de la paranoïa » (Freud, 1907a, p. 79). Effectivement, les mécanismes mis en évidence par Freud dans ce texte sont ceux des épisodes psychotiques aigus (des bouffées délirantes), des confusions mentales, de l’onirisme et, toutes choses égales par ailleurs, du rêve lui-même. Ils sont également présents, à des degrés variables, dans les moments critiques de la schizophrénie, ces « rechutes » si mal nommées, car permettant en réalité au fonctionnement mental de retrouver, maladroitement, en l’espace de quelques jours, un certain lien avec la fonction hallucinatoire primitive, et donc avec les représentations de chose, et donc avec les objets – habituellement si désinvestis, les unes et les autres, selon les idées de Freud citées plus haut. C’est de ces phénomènes, qui ne sont pas le propre de la psychose mais bien plutôt une « tentative de guérison » de celle-ci, que Green (1993, p. 228-9) parle, lorsqu’il observe, en décrivant le cheminement de Freud avant le Complément : « L’hallucination est une représentation essentiellement inconsciente, transformée en perception par déplacement à l’extérieur, de par son impossibilité à recevoir une forme acceptable pour le sujet même uniquement à l’intérieur », et plus loin : « L’enjeu de cette discussion, c’est le rapport à la réalité. Cette tâche est dévolue à la perception, mais comme l’hallucination (de souhait) lui ressemble à s’y méprendre, il faut penser que le psychisme s’est doté d’un dispositif supplémentaire : l’épreuve de réalité ».

31À l’autre pôle, diamétralement opposé, on assiste à une mise en échec de la fonction d’hallucination négative. Ici aussi, plusieurs auteurs ont décrit les phénomènes qui en découlent, chacun selon son langage. Dans son enseignement oral, Racamier parlait d’« hyperréalité » : ce qui est reçu, lorsque l’hallucination négative ne vient façonner la réalité, est une réalité d’une grande violence, envahissante et inassimilable. Dès 1958, Pasche (p. 715) écrit, à partir de son expérience des états psychotiques chroniques :

32« Le psychotique sera parfois forcé de se fermer hermétiquement, d’aveugler sa lucarne, de se défaire d’un sens de la Réalité bien trop sensible à la présence, à l’absence, aux caractéristiques et aux intentions d’autrui ; il est alors prêt à délirer […] Si le monde extérieur est refoulé dans les cas extrêmes, c’est qu’il n’a tout d’abord que trop existé ».

33Et c’est effectivement une impression commune chez les analystes qui ont l’habitude de travailler avec des patients psychotiques graves, notamment schizophrènes : le retrait de la réalité si communément observé, surtout après quelques années d’évolution, et que Freud semblait considérer comme primaire dans ces pathologies, donne plutôt l’impression de correspondre à une défense « autistique » (au sens de ce mot en schizophrénie) face à une réalité envahissante… Pour de très nombreux patients de ce type, sortir dans la rue signifie s’exposer aux attitudes des autres qui murmurent derrière leur dos, changent de trottoir lorsqu’ils les voient arriver, toussotent de façon significative lorsqu’ils les croisent. Et s’il n’y avait que cela… Les panneaux publicitaires qui défilent sur les installations d’affiches, les couleurs des voitures qui passent à leurs côtés, tel coup de klaxon ou phrase entendue ou musique échappant d’un café…, tout revêt le caractère d’un message personnel qui leur est personnellement destiné. « Mégalomanie », « Omnipotence » ? Certes, ils admettent volontiers que tout se passe comme s’ils étaient « le centre du monde » ; mais « qu’est-ce qu’ils y peuvent » ? Rarement activité interprétative aura laissé une telle impression d’inanité. Victimes d’une célébrité aussi involontaire qu’incompréhensible, ils éprouvent l’univers entier tourné vers eux, car ils ne peuvent pas s’empêcher d’être tournés vers lui, dans sa totalité, sans tri et sans filtre ; les deux fonctions, celle du « tri » (l’hallucination négative), et celle du « filtre » (le pare-excitations), étant probablement complémentaires, deux termes pour rendre compte, à partir de niveaux de lecture et de théorisation différents, de ce qui rend vivable notre présence dans le monde.

34Mais les phénomènes hallucinatoires psychotiques qui se situent véritablement à l’opposé du modèle de l’envahissement du système perception-conscience par l’hallucination primitive sont ceux que la tradition psychiatrique a regroupés sous le terme d’automatisme mental (Clérambault, 1942). Il s’agit de pensées parasites, mots, séries de mots, ou phrases banales, prononcés « dans la tête » sans affect particulier, souvent répétitifs, à mi-chemin entre une voix qui est décrite comme résonnant à l’intérieur de la boîte crânienne et une pensée qui n’est pas reconnue comme appartenant au sujet. Ces phénomènes renvoient à la discussion à laquelle j’ai fait allusion au début de ce texte, en opposant les formulations de Henri Ey à celles de Moreau de Tours. Car, si Ey parle d’« être conscient », Moreau de Tours, lui, utilise le terme de « moi » (et on est en 1845), sans doute parce qu’il pressent qu’il lui faut un terme plus global, moins technique, pour rendre compte des phénomènes observés. C’est bien ce que Freud a fait avec la deuxième théorie des pulsions, et c’est bien du « moi » qu’il est question ici. Autant le premier versant des hallucinations cliniques, par sa ressemblance au rêve, étend le domaine du moi pour englober l’ensemble du perçu, tout comme le rêve se déroule entièrement sur la scène du moi, autant ici le moi se retrouve dépouillé, même de ces éléments qui devraient lui appartenir en propre : traces mnésiques de mots entendus ou prononcés, souvent dépourvues d’images, qu’aucun mouvement hallucinatoire (au sens de l’hallucination primitive) ne vient, d’abord accommoder (hallucination négative), puis s’approprier (par l’entremise de l’hallucination primitive). Il s’ensuit une expérience de désappartenance – le moi lui-même, des parties entières du moi, n’appartiennent plus au sujet – et c’est bien à ce phénomène que la tradition psychiatrique a donné le nom de « xénopathie » : un étranger vient se loger à l’intérieur du psychisme, pense et parle (« fait penser » et « fait parler ») indépendamment de la volonté de son hôte, l’hôte et l’étranger se situant parfaitement, tous les deux, au niveau du système perception-conscience.

35J’ai dit plus haut, je le répète ici, que cette exploration de deux versants d’hallucinations cliniques vaut davantage description qu’explication. Elle a aussi un intérêt clinique. Dans la plupart des situations psychotiques que nous rencontrons, les manifestations hallucinatoires et délirantes réalisent probablement des formes mixtes entre ces deux versants, ou encore s’inaugurent avec l’un (le plus souvent, celui qui tend à utiliser le plus largement possible l’hallucination primitive), avant de se replier vers l’autre (celui qui, devant l’échec de l’hallucination négative à moduler le mouvement, imprime un mouvement de recul, et finalement se laisse subir la manifestation sporadique de traces mnésiques hors toute possibilité de « psychisation »). Dans d’autres situations encore, un régime de fonctionnement largement dominé par la désobjectalisation, aboutissement final de l’impossibilité à utiliser l’hallucination négative comme modérateur des relations avec le monde extérieur, peut connaître des « tentatives de guérison », qui emprunteront aux formes d’une psychose aiguë. C’est pour cette raison qu’une clinique fine du phénomène hallucinatoire, et de ses différentes facettes, me semble essentielle dans le travail thérapeutique, qu’il soit psychothérapique ou médicamenteux.

Bibliographie

Références bibliographiques

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Notes

  • [1]
    « Fantasme de désir » des anciennes traductions.
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