Notes
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[1]
Ne désigne à l’origine qu’un des ordres sociaux de l’Imerina – nom donné à cette région autour d’Antananarivo par Andrianampoinimerina, signifiant « qui regarde de haut ». Les Hova sont la classe des « bourgeois », à côté de la lignée royale et des nobles (andriana) et des esclaves (andevo).
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[2]
Qui n’avait pas 22 ans quand elle succéda à sa grand-tante Ranavalona II, en 1883.
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[3]
Le rituel du bain, de la reine ou du roi, Fandroana, était une fête de régénération de l’année et de vivification du pouvoir. Elle a son équivalent dans le rituel du bain des reliques royales, encore effectué chaque année à Belo-sur-Tsiribina, dernière capitale du royaume sakalava du Menabe.
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[4]
Linceul royal.
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[5]
Résidence royale sur l’une des collines d’Antananarivo depuis le XIXe siècle.
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[6]
Forme de discours, en public, qui a un caractère rituel, dont la forme la plus noble fut les kabary royaux ; prononcé dans n’importe quelle occasion, et dans toute cérémonie rituelle (naissance, mariage, circoncision, enterrement), il obéit à certaines règles (ne pas entrer d’emblée dans le vif du sujet, être long, enchaîner le plus de proverbes...). À la veille de mourir, Andrianampoinimerina réunit les personnages importants du royaume, ses amis et parents : « Voici mon fils Radama. Il n’est pas seulement né de ma chair, il est sorti de ma bouche. » (nous soulignons ; in S. Thierry, 1965, p. 144).
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[7]
Il s’agit de la remise d’un certain nombre de leurs fusils.
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[8]
Traduction de L. Kahn, « Le petit primitif et l’enfant culturel », In Cures d’enfance, p. 157, 2004
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[9]
Le tanguin est une graine toxique, administré comme épreuve ordalique de justice.
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[10]
Édit du 13 mai 1845.
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[11]
Porteurs, des vivres des objets, et aussi des hommes.
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[12]
Sur cette importance voir l’article d’A. Gaborit dans le Catalogue de l’exposition, p. 106- 114.
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[13]
Nous soulignons.
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[14]
Poteau funéraire de bois sculpté.
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[15]
Les amulettes ody protègent l’individu, les talismans sampy protègent une communauté.
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[16]
Voir plus loin le rituel du famahadina.
1 La récente exposition « Arts de la grande île » de Madagascar au musée du Quai Branly-Jacques Chirac (re)met les arts malgaches à l’honneur, d’une façon inédite souligne la présentation. Inédite et délicate selon cette journaliste d’un magazine malgache puisqu’elle se tient à bonne distance du passé colonial et de la dernière exposition française de 1946, au regard surtout ethnographique et concomitante du soulèvement malgache et de sa répression sanglante dans le sud de l’île en 1947. À partir du discours issu de deux époques du pouvoir colonisateur, un an après l’annexion de l’île et trente ans plus tard, nous nous attachons à dégager la façon dont fut tenu le clivage entre le « sauvage » et le civilisé, déterminant la négation d’un art malgache. Ce pouvoir canalisa en partie l’énergie artistique et ses objets d’investissement. Mais ce fut aussi répétition de l’étroite dépendance entre l’ancien pouvoir royal et la tradition malgache la plus forte que représente le culte des ancêtres et l’art qu’il détermine, notamment l’art funéraire. Nous « écouterons » notamment l’ouvrage d’un colonisateur de la première heure, Jean Carol (1898) et nous nous appuierons sur un article à propos des arts décoratifs malgaches publié en 1933, où l’on retrouve des photos d’œuvres visibles dans la récente exposition du Quai Branly.
Le « sauvage », le « faux-civilisé » et le « vrai civilisé »
2 En 1897, après une courte guerre mais des années de tentatives de protectorat qui n’eurent qu’une existence éphémère, Madagascar est déclaré colonie française. Elle s’inaugure par la prise d’Antananarivo, au pouvoir depuis un siècle d’une dynastie royale, improprement appelée hova [1], ayant réussi à rassembler sous le règne d’Andrianampoinimerina plusieurs royaumes jusque-là en guerre et étendre son territoire sur les Hauts-Plateaux. Ce jeune roi qui prit Antananarivo en 1794 réalisa des travaux considérables, développa le commerce, promut la culture du riz et fit ériger digues et canaux. Ce fut le premier qui rêva l’unité de la grande île et le rassemblement de ses différentes populations en une « nation » : « Il faut que l’île m’appartienne, la mer doit être la limite de mon royaume » (Carol, 1898, p. 245) – ailleurs on lit « de ma rizière » (Thierry, 1965, p. 30), qui sont formes de la parole orale transmise de génération en génération. Il réussit à rassembler toute la population hova de l’Imerina sous son autorité, et à soumettre d’autres parties de l’île, ce que poursuivit son successeur, Radama Ier. Mais en dépit de tentatives répétées, partiellement fructueuses, beaucoup d’autres royaumes et tribus, souvent en guerre, résistèrent à son joug, notamment les sakalava, occupant une large frange ouest de l’île. Dans les premiers temps, ces territoires restent hors de portée du pouvoir français qui s’installe à Antananarivo.
3 Quelques jours après l’exil de la « petite reine [2] », Ranavalona III, vers l’Algérie via la Réunion, une délégation de notables hova, acquis au désir colonisateur, vint alors le porter dans l’adresse à Gallieni d’un bouleversement, qui ne fut radical qu’en apparence, de deux fondements de la culture : d’une part de déplacer la fête nationale du « rituel du bain » [3] au quatorze juillet ; d’autre part de déplacer les restes des ancêtres royaux se trouvant dans les sépultures d’Ambohimanga, à Antananarivo et de les placer sous la sauvegarde de l’armée française. Le général put dire que cette démarche était le triomphe de sa politique, quand elle ne fut que l’exécutante de son désir et de ses ordres. Et il ne s’est agi en effet que d’un « déplacement », de communion festive, de partage de la viande « rituelle » de bœuf et de danse, transposant la célébration du pouvoir royal à un 14 juillet qui resta pour le hova premier jour de l’année et symbole de la tradition. Quant au « déplacement » des restes sacrés des ancêtres royaux, aucun journal français ne le relata. Bien que le Journal officiel de la colonie se prévalût d’égards aux dépouilles royales et déclarât que « cette mesure d’ordre n’avait aucunement pour objet de les froisser dans leurs convictions, ou de porter atteinte au culte légitime de leurs morts illustres » (Carol, p. 258), ce fut effectivement viol de sépulture. De surcroît, par une manœuvre malheureuse lors de l’enveloppement du cadavre d’Andrianampoinimerina par deux nobles (auxquels est réservé ce droit), le crâne jaillit hors du lambamena [4] et donna à voir à tous ce qui ne devait pas être vu ; enfin, un certain nombre d’objets trouvés dans les sépultures n’intégrèrent pas, contrairement à ce qui avait été annoncé, les tombeaux du Rova [5] de Tananarive, et d’autres se retrouvèrent au musée de Manjakamiàdana, offertes aux mains de tout visiteur. « J’y ai moi-même manié l’un des plus vieux suaires d’Andrianampoinimerina, écrit Carol, n’eût-il pas dû rester, selon les rites, autour du corps ? » (p. 258). On put même à l’époque entrer dans les tombeaux se tenant sur le Rova – ce qui fut interdit par la suite.
4 Le projet de Gallieni d’étendre la colonisation à l’île entière s’appuya sur sa « politique des races », visant à détruire la domination des hova, même si dans le fond les forces françaises furent obligées parfois de s’y appuyer pour soumettre les autres parties de l’île. Dans ces premiers temps, les nouveaux conquérants empruntent aux traditions malgaches pour asseoir leur domination, notamment celle du kabary [6]. Ainsi le général Gallieni utilise ceux de la reine en place, Ravalona III, pour aller porter la parole civilisatrice et pourvoyeuse de bienfaits aux populations alentour. Lorsqu’il s’aperçoit de son inefficacité sur le désarmement des rebelles, décision est prise de l’exiler, et rapidement, « barbarement », exécutée. Dans la colonisation progressive du sud et sud-est de l’île, commencée par Lyautey et reprise énergiquement par Gallieni, les antandroy résistent. Le chef de bataillon Blondlat, qui avait pris la direction du commandement de la région de la côte sud, écrivit au capitaine d’une des régions rebelles : « [...] Ne pensez-vous pas qu’il serait possible et avantageux que j’aille à Ambodro et que, prenant les allures de « père et mère », je déclare dans un kabary que pour ramener la paix chez « mes enfants » je réduis l’amende dans telles proportions que vous m’indiqueriez [7] » (1902, in 1933, p. 102). La posture de « père et mère », promue par le général Gallieni correspond à une inversion, et « traduction », du rapport du roi (ou de la reine) à ses sujets, où ce sont ces derniers qui étaient eux-mêmes posés comme père et mère du souverain, qui recevait son pouvoir de Dieu. Voici, rapporté par la voix de Carol (p. 60), un kabary de Ravalona II (1881) : « Moi, Ranavalomanjaka, par la grâce et la volonté du peuple, reine de Madagascar et protectrice des lois de mon pays, voilà ce que je te dis, ô peuple ! [...] Car vous m’obéissez [...] et je vous dis ma reconnaissance. J’ai un père et une mère, puisque je vous ai, ô peuple. » Reconnaissant à la filiation des ancêtres royaux son pouvoir divin, le peuple est ainsi mis en devoir de nourrir, au propre comme au figuré, l’enfant-roi, représentant de Dieu – et de l’idéal narcissique des « parents ».
5 Une fois les rébellions réprimées, Gallieni conseille « prudence, fermeté et bienveillance », prêchant pour une « politique pacifique ». « Une chose que les Antandroy commencent à comprendre (et qui les étonne) c’est que les Vazahas ne sont pas méchants foncièrement et par principe, qu’ils proportionnent l’emploi de leur force au degré de résistance qu’on leur oppose, et que, par exemple, nous sommes très bons et très doux à l’égard des populations antanosy parce qu’elles ne nous font plus de résistance. C’est là un gros progrès réalisé tout dernièrement par les cervelles antandroy ; il faut confirmer et accentuer ce progrès ; c’est uniquement en évoluant petit à petit vers la politique pacifique que vous y arriverez » (Blondlat, 1903). Nulle trace de remords conscient dans l’exposé du rapport de forces en présence. Et de ce point de vue économique, la formation réactionnelle et la rationalisation par la nécessité font tenir bon une autre sorte de résistance, celle qui contre-investit le « naturel » de l’hostilité interne. Ce sont pourtant bien les ressorts inconscients de la culpabilité qui se tiennent dans la production-même de ces lettres dans la revue de Madagascar trente ans plus tard par R. Decary, administrateur des colonies : il s’agit en effet de pièces inédites extraites d’archives, publiées à dessein de fournir la preuve de l’absence de barbarie « gratuite » employée dans les premiers moments de la conquête, qui se concluent ainsi : « Ces conditions portent-elles les marques d’« erreur » ou des traces de « brutalité ? », les guillemets répondant aux discours extérieurs humanistes qui se sont élevés mais aussi et surtout, aux voix intérieures. La politique générale dite pacifique est elle-même formation réactionnelle contre les forces pulsionnelles hostiles, cruelles et guerrières du « pacificateur » qui ont effectivement dû être mises en acte chez l’« homme de culture » qui, dit Freud, retrouve les siens dans un plaisir que ne trouble aucune pensée pour les ennemis qu’il a tués au combat. Alors que le guerrier primitif, dont Freud découvre les figures contemporaines, dans l’australien « sauvage » (wild), ayant conservé les éléments archaïques disparus ailleurs, n’est nullement sans remords. Et Freud multiplie les exemples de ses manœuvres expiatoires et purificatrices au retour du « meurtre » (1912-1913 ; 1915).
6 « En peu d’années, dit-il à la fin de sa vie, le petit primitif doit être devenu un enfant humain civilisé (ein zivilisierte Menschenkind) et doit avoir traversé une portion terriblement longue du développement culturel humain dans un raccourci presque étrangement inquiétant [8] » (1938). « Aussi cinglants qu’aient pu être les démentis infligés au mirage civilisateur, l’illusion du progrès culturel a, en effet, la vie dure, écrit Laurence Kahn. L’antériorité est animale, sauvage ; et l’humanité s’en est extraite. Il n’est donc pas simple de définir un champ du primitif qui ne soit immédiatement contaminé par le leurre temporel » (2018, p. 39 ; 2005). Aussi, quand manque la pensée de l’inactuel et de l’inaltérable du primitif, qui « tient peut-être à l’extraordinaire plasticité du matériau de ses formes » (Fédida, 2000, p 48 ; voir aussi Annuel de l’APF, 2007), la différence entre sauvage et civilisé se fonde à la fois sur ce leurre temporel et sur la race.
7 L’inaccessibilité à l’art et à la « culture » du « sauvage » s’appuie volontiers sur sa cruauté, source d’une description complaisamment anecdotique, curieuse et fascinée, à commencer par la retrouvaille dans l’histoire de la barbarie de la reine sanglante Ranavalona I (1828-1861) : celle qui faisait périr des milliers de sujets, d’épuisement de maladies, à chacun de ses voyages d’agrément, en exécutait tout autant arbitrairement, pratiquait l’ordalie avec le tanguin [9], et dont chaque célébration occasionnait la boucherie de centaines de bœufs, exigea que tous les européens se soumettent aux mêmes lois que ses sujets, celles des corvées et du tanguin, de l’esclavage, s’ils voulaient rester dans le pays [10]. Sa cruauté dénoncée comme barbarie par les missionnaires légitima la nécessité de la colonisation à venir, pour y faire triompher « l’humanité et la civilisation ! » (Carol, p. 254). Parmi les notes d’Alfred Grandidier qui n’étaient pas destinées à la publication, un cahier (avril-mai 1869) a été porté à notre connaissance par J. Lombard (1978) où, sous le naturaliste, l’ethnographe et le diplomate pointe aussi le moraliste qui juge les mœurs et la sexualité des sakalava. « Quelquefois Soumounga (Diamandilatsharrivou) donnait des bœufs de 5 à 6 ans à des sakalava qui devaient pour les tuer ne se servir ni de bâtons, ni de sagayes, ni de balles, ni même de leurs mains, mais de leurs dents. Quel horrible spectacle devaient présenter ces gens mordant aux lèvres, aux oreilles, aux yeux, aux parties sexuelles, au ventre, cette malheureuse bête ; ils étaient dégoûtants de sang. » Une interprétation tout aussi « sauvage » de la scène pourrait y voir une catharsis conjuratoire du meurtre du père de la horde ordonnée par le père-même. Elle est issue de la transmission orale d’une représentation mythique de la cruauté originelle des malgaches et reprise par Grandidier dont on entend qu’il n’a pas lui-même assisté à la scène. La non-concordance des temps dans la phrase, le renversement en dégoût et la description fascinée de chaque partie du corps entamée dit la force hallucinatoire du fantasme.
8 Elle rejoint la figure de l’homme originaire, qui « était certainement un être très passionné, plus cruel et plus mauvais que d’autres animaux » (Freud, 1915, p. 148). Ainsi fallut-il éduquer ces tendances restées sauvages, du domptage à l’apprivoisement de l’infantile, projeté en l’autre. Le premier programme de colonisation s’énonçait comme « dressage », en vue de satisfaire les appétits coloniaux conscients, bien à l’abri de ceux de la « terre étrangère interne » (Freud, 1933) : « Procéder méthodiquement au dressage des Antandroy, qui sera forcément très long ; ne pas chercher à les assimiler trop vite ; on s’exposerait à un échec et un retour en arrière. [...] Nous voulons peu à peu les mettre en confiance et les discipliner ; transformer en bourjanes [11] et en travailleurs ces indigènes qui devront abandonner toute idée de parade guerrière, arriver au désarmement dans un avenir plus ou moins proche et surtout leur créer des besoins pour augmenter leur rendement au travail et développer la prospérité commerciale. » (1900, in 1933, p. 92). Peut-on trouver moins de déguisement au projet d’asservissement de l’autre ainsi énoncé, qui mena via des instructions ministérielles de plus en plus restrictives à l’abrogation des anciennes lois hova, la perte de leurs droits, l’obligation au travail, aux impôts et à la corvée, qui donna à beaucoup le sentiment du remplacement du servage au pouvoir royal par un autre. La « parade guerrière » dit l’importance du statut de guerrier à Madagascar [12] qui conduisit, outre le désarmement en fusils, à la nécessité d’en castrer la puissance symbolique par l’interdiction de porter la sagaie ou le bâton à bout ferré ; elle fut alors déplacée dans le port de la canne de bois qui connut un grand succès, et dont quelques exemplaires de sculpture, que l’on peut tenir ici pour sublimation de l’hostilité, sont visibles à l’exposition du Quai Branly.
9 In fine, c’est la figure de l’enfant qui rejoint le sauvage, le barbare et le primitif, tel ce discours sur les bourdzanes : « Ils sont toujours enfants. Donnez-leur un pompon, un ruban, une flamme pour se l’attacher au chapeau ; ils feront leur service avec plus d’entrain » (Carol, p. 73). Cette enfance, alliée à leur fraternité, leur douceur et une « étonnante » avidité de s’instruire – que l’on ne retrouve pas chez les sakalava et les bara (p. 324) – donnent une forme au « bon sauvage ». Mais celle-ci, contre-investissant la sauvagerie et l’indomptabilité de l’infantile, reste clivée du penchant à la cruauté, dont Carol n’arrive pas à penser la coexistence. C’est alors le déploiement d’une fantaisie phylogénétique qui résout la contradiction, où la barbarie aurait dans un temps second recouvert la « douceur primitive des races océaniennes » et qu’il s’agit de retrouver.
10 Pour ce faire, l’éducation y pourvoira sans mal, précisément grâce à cette douceur qui est « faiblesse d’enfant » mais aussi forme de servilité devenue naturelle, inscrite dorénavant dans l’hérédité par une longue éducation à l’obéissance à la royauté, déterminant la tendance à vouloir se faire aimer de son maître (p. 79). Mais la question de l’éducation soulève des craintes, qui animèrent le débat politique qui se tint entre « assimilation » et « association » ; l’assimilation, totale, sans reste éveillant le risque de disparition de la domination des puissants. « [...] ces gens-là nous chasseront ! Nous leurs fournissons des armes pour une revanche inouïe ! En tout cas, ils nous humilieront par leurs progrès ; ils nous réduiront à jouer le rôle d’on ne sait quels despotes ridicules et odieux, notablement inférieurs à leurs victimes. » À tout le moins égaux, quant à l’irréductibilité de la part non éducable de l’infantile... Alors pour conjurer le risque, le recours à la race établit la « barrière infranchissable qui les sépare de nous » écrit Carol, « je veux dire toute la supériorité du cerveau blanc ». Il représente la limite au-delà de laquelle il y a développement possible « de l’originalité personnelle et l’aptitude à la généralisation des idées » : s’y tient un des arguments essentiels à la négation de l’art malgache, à savoir la contestation de l’unité des coutumes, d’un peuple, d’une nation. Même si l’on concède qu’ils puissent un jour au niveau industriel entrer dans la concurrence marchande avec l’occident, « dans le domaine spéculatif, nous resterons toujours les maîtres » (p.325). Carol n’en est pas à reconnaître que « nous descendons tous d’une lignée infiniment longue de meurtriers qui avaient dans le sang le plaisir-désir de meurtre » (Freud, 1915, p. 153), mais il constate simplement la plus grande force du peuple vainqueur, et dénonce l’hypocrisie de leur noble discours « civilisateur » en regard du discours anglais assumant franchement ses intérêts économiques. Pour autant, l’assimilation des forces plus faibles « ne pourra jamais aller jusqu’à l’identification » (p. 332).
11 Le projet de l’ouvrage de Carol est de défendre les qualités des hova en tant que ce peuple constitue pour lui le meilleur appui pour conquérir l’île entière. Dès lors, la figure du sauvage primitif résiste en étant reculée aux confins du pays hova, aux peuplades qui leur « sont inférieures », « incapables de tout concert intellectuel avec les européens » (p. 12) : entre eux et les hova, la même différence « radicale » qu’entre les hova et les européens (p. 16). On retrouve même, passé dans les premières notes sur Madagascar du jeune Jean Paulhan, cet écart entre les hova, intelligents, distingués, indolents et doux et les sakalava, surgissant au milieu de leurs danses gracieuses, sautant dans leurs robes rouges, brandissant en l’air leurs faux cheveux, agitant des colliers de fétiches en poussant des cris. « Mais on voit bien que ce ne sont que des sauvages » (1908, p. 55). Pour la première pensée colonisatrice, les hova deviennent alors des « faux-civilisés », « des faux blancs perdus un jour par on ne sait quelle aventure mystérieuse dans le centre escarpé d’un pays bordé de sauvages » (Carol, p. 321). La nature fantasmatique de la construction, s’il fallait en accuser le trait, se dévoile quand son auteur « avoue », en fin de livre, que ces « restés » sauvages-là, il ne les a jamais rencontrés... (p. 337). « Connaissez-vous une histoire plus brève, plus intéressante et plus triste que celle de ce petit peuple qui s’est perdu pour avoir voulu jouer avec la civilisation comme un enfant [13] avec le feu ?... » (p. 255). C’est Prométhée puni par Zeus, et la rancune de la civilisation qui, en l’occurrence ici, ne dispose pas des moyens innés de renoncement au pulsionnel infantile. Et quand s’inscrit chez Freud, dès les Trois essais, l’idée que l’aide de l’éducateur n’intervient qu’après-coup, pour consolider les digues contre le retour de la sauvagerie infantile, dont l’édification, de toute façon, est inscrite dans le programme héréditaire de l’espèce, le « jeune peuple » hova est comparé, pour son degré d’humanité au XVIe européen (Carol, p. 104), pour l’organisation des villages à la vie féodale du XIIe, et pour la pratique de l’esclavage à l’Antiquité. Alors le barrage à l’évolution temporelle civilisatrice ne peut se construire que sur la limite infranchissable de la différence des races. Il n’y a pas encore de « conservatoires » de la culture comme la période contemporaine les édifiera pour les Arborigènes d’Australie ou les Native-American d’Amérique du Nord. Mais le discours officiel qui dénie toute velléité de destruction de la culture et prescrit de respecter les us et coutumes sert les desseins de la domination dans le fantasme de « conserver » le malgache à l’état sauvage. Dans le même temps, la violation de sépultures, la remise officielle des reliques royales en pays sakalava à Gallieni en 1904, le vol des œuvres d’art, telles les aloalo [14] des tombeaux témoigne du caractère rare et précieux que les européens accordent à ces « reliques », censées témoigner d’un temps révolu chez les « vrais civilisés ». Derrière leur vol se profilent les désirs concernant les « objets » primordiaux des racines infantiles de l’activité artistique, s’inscrivant pour Rosolato dans l’élaboration fantasmatique de la différence des sexes, et ordonnant « le fond d’absence et d’irréductibilité de tout objet (la chose), comme la mort reste le point de perspective de toute activité vitale de pensée » (1974). Il n’est ainsi pas anodin que le pillage qui se déploya dans les années soixante à Madagascar visa en particulier les sculptures « représentants » de l’homme et de la femme et de leur sexualité ornant le tombeau des morts.
À la recherche de l’art perdu
12 « L’art ?... Non, ce serait un trop grand mot. Il n’y a pas d’art malgache. » (Carol, p. 215) À l’époque où il écrit, l’auteur souhaite donner aux français la primeur du futur musée de Manjakamiàdana, qui se composera de tous les objets pris dans la sépulture royale d’Ambohimanga, et des objets « de quelque valeur » restés dans le palais de la reine après son exil. Ayant eu le privilège de fouiller dans ce « capharnaüm », son objectif est d’en montrer l’absence de créativité et de beauté, « à part une exception ou deux, point de choses très belles ou vénérables. Seulement un déballage très houve, et par là-même curieux », pouvant offrir un intérêt historique mais pas artistique (p. 216) : d’une part des tambours des sagaies primitifs, d’autre part d’« augustes défroques », des décorations de bois de lit et des peintures murales d’influence européenne. Est ici avancé l’argument majeur qui traversera longtemps le regard négativant l’art malgache, celui de la capacité d’imitation de ce peuple, fut-elle « exceptionnelle ». « Prodigieusement réceptive, l’intelligence des Houves n’a toutefois aucune originalité. Entre les races noires, ce peuple ne s’est mis hors de pair qu’en vertu de ses aptitudes d’assimilation et de ses facultés imitatives » (p. 229) : ainsi, pas de « génie propre » (p. 247). Les hova sont ainsi dits, au niveau industriel, des « imitateurs incapables de modifier et de s’approprier le modèle venu d’Europe ». Toutefois, en examinant les lamba, l’auteur se demande brusquement s’il aurait pu y avoir un art malgache. En effet, des plus anciens aux plus récents, les lamba de soie d’une qualité remarquable perdent de plus en plus en finesse et en noblesse de matériau, ce qui l’amène à conclure : « S’il avait eu le temps de se développer, le génie houve eût fait des merveilles ; mais nous l’avons étouffé dans l’œuf – ou plutôt il s’est suicidé. » (p. 231).
13 L’article conséquent que publie R. Boudry trente ans plus tard dans La revue de Madagascar (1933) reprend les mêmes thèmes qui subissent quelques infléchissements. L’île entière et ses différentes ethnies étant désormais connues, les sources de l’imitation s’élargissent à la multitude des peuples qui ont abordé à l’île au cours des siècles, malaisiens, arabes, indiens, africains, asiatiques... Boudry oppose alors deux tendances : d’une part un véritable art décoratif comme œuvre de longue tradition reposant sur un style et traduisant l’idéal esthétique d’une époque et d’une société ; d’autre part l’éclosion d’œuvres seulement individuelles correspondant à un sentiment artistique épars : « À Madagascar, l’art décoratif n’a jamais atteint à l’ampleur d’un style. S’il y eut des tentatives dans ce sens, elles ne furent jamais suivies ni vulgarisées. Il n’y a pas d’art décoratif malgache, comme l’arabe et l’indien » (p. 23). En revanche, l’auteur en pressent les possibilités de développement, qui auraient pu ou pourraient, donner naissance à un art original. L’article va ainsi en déplier les germes et contient de très nombreuses photos d’œuvres, dont l’organisation est sensiblement la même que celle choisie par l’actuelle exposition parisienne : les lamba, les bois de lit et volets de bois, les nattes, oreillers de pierre mahafaly, cuillers peignes et bijoux, chandeliers en bois, pierre et fer, statues, ody sampy [15] et couteaux de sacrifice, photos des tombeaux bara en bois, aloalo et statues funéraires. La caractérisation de l’art repose sur une structuration qui reprend l’opposition entre les Imériniens et habitants des Hauts-Plateaux soumis par eux, c’est-à-dire « les races les plus évoluées », et « un ensemble de tribus demeurées souvent dans un état voisin de l’état primitif » (p. 24). Aux premiers est attribué comme chez Carol un art que l’imitation des européens a discipliné, et qui peut être développé. Dans le même temps que s’exprime le regret que l’influence trop puissante des anglais et français lui a enlevé sa spontanéité et son originalité. Il faut alors aller les rechercher chez les seconds, parmi les peuplades de la Côte et du Sud, dont les « créations artistiques ont conservé une spontanéité toute primitive, que supprimerait sans doute le progrès » (p. 38), « proche de ce que l’on est convenu d’appeler l’art nègre » (p. 71). Tout l’article se tient dans cette ambivalence : trouver des motifs « purement malgaches » et originaux, des spécialités authentiques des différentes régions, dans la sculpture tanala ou le caractère véritablement artistique de certains objets (les nattes, les étoffes sakalava), et trouver les moyens de leur développement à grande échelle et de leur mise en valeur marchande pour les européens. Ainsi, à l’École des Beaux-Arts ouverte en 1922 qui avait fermement canalisé les arts dans les normes académiques françaises succède la création des Ateliers d’Art Appliqué : ils offrent une formation artisanale, et « sont chargés de rénover et de développer toutes les industries d’inspiration locale présentant un intérêt artistique » (1933, p. 119). Ainsi, si les arts malgaches, qui ne sont sous la plume de Robert Boudry que « décoratifs » – c’est le titre de son article – durent en passer, pour acquérir une reconnaissance, par l’élargissement d’une offre qui fût source de profit financier (pour l’île et les colons, qui devait se suffire à elle-même), celui-ci a aussi abouti, en raison de la demande plus tard relayée par le tourisme, à « l’émergence de stéréotypes qui, en retour, apparaissent comme de véritables faux témoins » (Goedefroit, Lombard, 1994). Cette reproductibilité de l’œuvre est aussi, et à l’opposé du projet annoncé, remise en cause du « principe de la propriété » artistique et traditionnelle et de son originalité (Rosolato, 1974). La journaliste du magazine malgache ne s’y trompe pas, qui, tout en se réjouissant de la récente exposition parisienne, dénonce le vol des œuvres de la tradition et pose la question de leur rapatriement (2018).
La guerre des « pères » et l’art de l’ancêtre
14 Pour le « jeune » colonisateur, le culte des ancêtres n’a rien de religieux, puisqu’il ne s’en dégage aucune aspiration vers l’Infini et le Divin (Carol, p. 90). Comme l’art, il ne s’étaye sur aucun idéal, et n’est que superstitions. Pourtant Carol n’ignore pas Andriamanitra, la divinité suprême ordonnatrice du monde visible et invisible, ailleurs appelé Zanahary, mais il ne lui accorde pas dans la société la fonction d’un Dieu, en raison de son effacement par les échanges avec les Ancêtres rythmant la vie quotidienne via plusieurs rituels, et la croyance aux esprits. C’est également la raison avancée pour laquelle le hova fut en vain entrepris par le christianisme. Après quelques tentatives éparses et peu fructueuses de christianisation, dont la première fut tentée par les portugais au XVIe, c’est le XIXe qui vécut une large implantation des Missions chrétiennes, protestantes avec les Anglais et catholiques avec les Français. Elles ne cessèrent de s’opposer via le pouvoir royal pour l’édification des lieux de culte, qui étaient aussi des écoles, donnant son caractère « moral » à l’éducation, asseyant l’éthique sur la religion. Dans un des premiers livres d’enseignement élémentaire ayant sans doute appartenu à l’une de ces églises-écoles – enseignement qui se faisait au départ en français et en malgache – on peut ainsi lire : « On ne saurait se dissimuler qu’il reste encore beaucoup à faire pour améliorer le sort des populations, et surtout pour élever chez elles le niveau religieux et moral. [...] car il ne faut pas oublier que la vraie religion est le principal facteur de la civilisation des peuples » (Cadet, Thomas, 1901, p. 39). Notre « ancêtre Freud » s’en « retournerait [16] », tout seul, dans son tombeau... Radama 1er, qui régna de 1810 à 1828, en passa par les missionnaires anglais pour transcrire le malgache en caractères latins mais n'en toléra pas les moqueries contre les croyances malgaches. Ranavolana Ire, qui lui succéda, rejeta radicalement les cultes européens et persécuta les missionnaires. Son fils Radama II, qui ne régna que deux ans et fut assassiné, avide de « progrès » et d’idéal européen de civilisation, libéra complètement les cultes. Ranavalona II se convertit au protestantisme qu’elle déclara religion officielle de l’île, et fit brûler toutes les idoles. Pour autant, elles ne brûlèrent pas toutes loin s’en faut, et on raconte que Ranavalona III conservait des sampy cachés dans son palais. L’espoir des premiers colons comme Carol fut que disparaisse avec le temps la mémoire et le culte des ancêtres : « La jeunesse houve d’à présent, élevée par les missionnaires, ignore la « chronique des ancêtres royaux », et, avec la tournure des choses, il me paraît certain que la prochaine génération ne voudra même plus savoir si Andrianampouinimerne et Radame ont existé » (Carol, p. 239). Pourtant, rien ne résista autant que les croyances relatives aux morts et aux ancêtres, différentes selon les régions, qui déterminèrent les expressions, tout aussi variables, de l’art funéraire. Il est dans ses origines-mêmes issu et au service du pouvoir, et il faut ici se référer aux travaux anthropologiques de J. Lombard dont nous ne pouvons déployer la richesse. Dans l’Imerina, à l’origine, il s’agit du pouvoir royal qui détermina l’élévation de tombeaux plus dignes et plus beaux pour le culte des ancêtres royaux. Chez les sakalava, seuls les ordres des nobles et des roturiers pouvaient également se prévaloir d’ancêtres, leur conférant une identité sociale et politique, quand les dépendants, d’ordre servile, en étaient privés. Le tombeau matérialisant la présence de l’ancêtre, la hiérarchie des lignages dans la société se traduit alors dans son luxe, son matériau et sa décoration, mais aussi sa position dans le cimetière, son orientation, la présence et le nombre des sculptures. La période coloniale, en bouleversant l’ordre politique social et religieux, permit aux anciens esclaves d’accéder à des ancêtres et des tombeaux, et à une identité. En apportant aussi de nouveaux outils et registres d’expression ornementaux, les européens contribuèrent à l’évolution de l’art funéraire, au niveau du matériau, de l’architecture, la sculpture et la décoration, jusqu’à l’époque contemporaine. Chacun dans la société put, en fonction du pouvoir nouveau, celui de la richesse (le nombre de zébus notamment), rivaliser par le luxe des tombeaux, même si persistent jusqu’à nos jours dans leur décoration d’anciens détails figuratifs témoins des anciens ordres sociaux (Goedefroit, Lombard, 1994 ; Lombard, 2018).
15 Le culte des ancêtres malgache est un témoin vivant de l’impératif de soin psychique à nos morts et à leur sépulture, sur laquelle a tant insisté Fédida et qui traverse toute son œuvre, au-delà de sa compréhension de la mélancolie et des états dépressifs. Ce soin chez les malgaches s’exprime dans un ensemble de rituels dont le famahadina est le plus caractéristique, traduit, bizarrement, par « retournement » des morts. Sa visée est de faire passer le mort au statut d’ancêtre, qui dès lors interagira avec les vivants dans tous les rituels de la vie quotidienne visant à la fois à solliciter sa protection et à le « maintenir en vie ». Il s'agit d'envelopper son corps d'un nouveau linceul, lors d’une cérémonie festive et coûteuse, constituée de chants danse et repas partagé, où l’honneur rendu au défunt s’estime à l’aune du nombre de zébus sacrifiés. Le rituel se conclut par son retour au tombeau ou à un autre plus beau, il peut s’agir aussi pour une personne morte au loin du retour de son corps à son village, auprès de ceux de ses ancêtres. Sans que nous nous y attardions ici, quelques rares travaux psychanalytiques s’y sont consacrés, les plus fournis étant ceux de P. Pacaud le rattachant au meurtre du père originaire (2003). Nous penson à – ce qui reste à poursuivre – un deuxième temps du refoulement du mort, par l’introjection lui permettant après-coup de rejoindre dans le refoulé la lignée de ses ancêtres. La visée, qui trouve son équivalent dans la cure, en serait la « désexualisation » des affects ambivalents de la passion infantile qui lui sont attachés. En ce sens, ce rituel relève pour nous d’une procédure anti-mélancolique.
16 Alors, la guerre des Pères a-t-elle eu lieu ? Oui entre les pères protestants et catholiques ; non entre ces derniers et l’ancêtre, derrière lequel se tient, vainqueur immuable, la figure du père originaire, source de haine et d’amour intenses, « qui occupe tout à la fois la position du tyran et de la victime » (Kahn, 2005, p. 225). La rébellion et la rancune contre l’exigence de renoncement pulsionnel culturel est liée à la force de l’hostile qu’il a suscitée. De surcroît, quand s’y ajoute un principe interne meurtrier, l’« hostilité primaire », susceptible de dévoiler dans l’homme « la bête sauvage, à qui est étrangère l’idée de ménager sa propre espèce » (Freud, 1930, p. 298), de plus en plus urgente se fait la nécessité de la projection. C’est elle qui pourrait se manifester dans le mythe originaire des Vazimbas, comme premiers habitants de l’île et dont l’anéantissement fonda l’Imerina. « C’étaient des animaux pareils à des hommes. Leurs bras étaient longs et leur voix criarde. Leur corps était couvert de poils ; ils savaient manger et courir, mais ils ne connaissaient pas le feu. » (Paulhan, p. 136). Les pierres de la forêt où ils continuent, malheureux et dangereux, de se cacher et d’en sortir la nuit pour punir le meurtre continuent de faire l’objet de rituels particuliers d’entretien et de vénération, témoins du remords. Ainsi, jamais le prosélytisme des pères de l’église ne réussit à totalement refouler les croyances traditionnelles. La dispute proposée à ses étudiants par une enseignante en anthropologie à l’Université d’Antananarivo (Raharinjanahary, Gueunier, 2010) est à cet égard intéressante : il s’agit de débattre autour de la destruction par le feu d’un site de culte ancestral, menée par un père protestant et ses émules. À aucun moment les étudiants qui soutiennent l’acte ne dénoncent l’illusion des croyances magiques : au contraire, c’est justement la reconnaissance du pouvoir des sampy, maléfique en ce qu’il est à la source de toute une série de malheurs qui se sont abattus sur une jeune fille qui devait prendre la responsabilité du culte, qui justifie qu’on les brûle. Tout au plus le maléfique est devenu l’œuvre du diable.
17 Le culte des ancêtres, véritable organisateur de la société malgache et des formes de l’art qu’il a suscitées n’a cessé de maintenir sa survivance, déguisée, dans la pratique des religions nouvelles, comme l’ethnologie l’a montré dans plusieurs autres cultures notamment en Amérique du sud. Mais il peut également susciter l’inquiétant chez des natifs malgaches y ayant renoncé, préalablement « éduqués » par la religion chrétienne, voire constituer après-coup, les retrouvailles de l’objet perdu, et du « père divinisé ». Inquiétante étrangeté dont Freud différencie deux sortes de survenue, lorsque des complexes infantiles refoulés sont ramenés à la vie par une impression, ou lorsque des convictions primitives surmontées paraissent de nouveau confirmées, celles-là s’enracinant dans les premiers (1919).
18 L’élévation de la croix sur un tombeau ne relève pas, nécessairement, à Madagascar de la religion chrétienne, mais plutôt, comme le nouveau matériau des tombeaux, de parpaings et de ciment, de signes d’identité sociale, qui a donné son essor au développement de l’art funéraire. Ainsi les croix élevées sur les nombreux tombeaux que l’on peut apercevoir de la route de Morondava à Belo-sur-Tsiribina, soit au loin dans la forêt, soit au bord-même de la route, aux peintures expressives et colorées qui remplacent les anciennes statues : elles ne représentent pas le défunt mais célèbrent le chemin qu’il a parcouru pour arriver à la complétude de son être en l’installant dans l’éternité du cosmos (Lombard, 2018). Ainsi également les croix sur les tombes du cimetière de Betania, de l’autre côté de la passe qui la sépare de Morondava, qui ne témoignent pas du primat du « père total » sur les figures partielles des ancêtres, ou, pour le dire autrement, d’un Père pour tous sur les pères individuels, qui sont loin de s’y résorber. Et grande peut être la surprise de retrouver, dans l’hommage qui vient s’y rendre, les détails du rituel du sacrifice du zébu. Comme dans ce dernier, les membres de la famille s’accroupissent autour de la tombe, comme ils s’étaient accroupis autour du zébu à terre, et tournent la paume de leurs mains arrondies vers les astres. Si ce n’est pas un devin-guérisseur qui est le maître de cérémonie mais un membre de la famille, c’est la même parole invocante qui est portée : elle commence par s’adresser à Dieu, aux esprits, puis, dans l’ordre d’ancienneté, aux « grands » ancêtres du lignage auxquels succèdent tous les morts jusqu’aux plus récents. A chacun d’eux la parole répète les mêmes remerciements pour les bienfaits passés et en sollicite la protection, et les souhaits pour les descendants vivants, qui sont eux aussi nommés, se font plus personnels en fonction de l’ancêtre dans le lignage auquel on s’adresse. Le rhum, qui avait été versé sur le zébu l’est ici sur la tombe, et est de la même façon partagé entre les « communiants ».
19 La croix pourrait être une de ces formes nouvelles du retour du « primitif en mouvement » (Fédida), fossile vivant lourd des métamorphoses à venir des traces sensorielles et motrices originelles, à jamais inconnues. « Il ne faut pas oublier que les peuples primitifs ne sont pas des peuples jeunes, mais sont en fait aussi anciens que les peuples les plus civilisés [...]. Il est au contraire certain que [...] de profonds changements se sont effectués dans toutes les directions, de sorte qu’on ne peut jamais décider sans réserve de ce qui [...] a conservé le passé originel à la manière d’une pétrification, et de ce qui correspond à une déformation et une modification de celui-ci » (Freud, 1912-1913, p. 314). Entre la croix, les anciennes statues de bois aux quatre coins des tombeaux royaux, les aloalo des nécropoles mahafaly, et les cornes du zébu sacrifié que l’on élève sur un plateau en haut de l’arbre, y-a-t-il le petit détail qui transite d’une forme à l’autre ? Peut-être est-ce à la recherche de sa visibilité que nous invite le commissaire de l’exposition du Quai Branly, A. Gaborit, en nous engageant à nous approcher, longtemps, de l’œuvre, pour entendre son art.
Bibliographie
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- Cahiers Jean Paulhan. Jean Paulhan et Madagascar, Gallimard, 1982.
- Catalogue de l’exposition, Madagascar. Arts de la Grande île, Actes sud, 2018.
- Cadet, R.R., Thomas, S.J., Madagascar. Histoire et géographie élémentaires, Paris, Ch. Poussielgue éd., 1901.
- Carol, J., Chez les hova (au pays rouge), Paris, Paul Ellendorff éd., 1898.
- Goedefroit, S., Lombard, J, « Royauté et arts funéraires chez les sakalava du Menabe », ORSTOM fonds documentaire, 1994, 64-71.
- Fédida, P., « L’horreur du primitif », L’inactuel, 3, 1999. Republié In Par où commence le corps humain, PUF, 2000.
- Freud, S., Totem et tabou, (1912-1913), OCF XI, PUF, 1998.
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- Kahn, L., Le petit primitif et l’enfant culturel. In Cures d’enfance, Gallimard, 2004, p. 157- 197.
- Kahn, L., Faire parler le destin, Klincksieck, 2005.
- Kahn, L., Civiliser le sauvage infantile. In Destins du petit primitif. Actes de la Journée d’étude Séances pour le XXIe siècle, 20 janvier 2018, Lyon, p. 39-54.
- La revue de Madagascar (coll.), n°2, Tananarive, 1933.
- Lombard, J., « Notes prises de Moroundava à Tsimanandrafouzana », Cahier n°13 des notes manuscrites d’Alfred Grandidier », ORSTOM, 1978.
- Lombard, J., « L’objet du regard : la statuaire sakalava », In Catalogue de l’exposition, Madagascar. Arts de la Grande île, Actes sud, 2018, p. 268-278.
- Pacaud, P.L., Un culte d’exhumation des morts à Madagascar : le Famadihana. Anthropologie psychanalytique, L’Harmattan, 2003.
- Raharinjanahary, L., Gueunier, N.J., « L’autodafé d’un doany », Études Océan Indien, 2010, p. 151-181.
- Rosolato, G., « Notes psychanalytiques sur le vol et la dégradation des œuvres d’art ». Museum (UNESCO), 1, 1974. Republié in Guy Rosolato. Passeur critique de Lacan, APF, 2016, p. 115-121.
- Thierry, S., Madagascar, Seuil, 1961.
Mots-clés éditeurs : Madagascar, Sauvage, Art, Culte des ancêtres, Civilisation
Mise en ligne 19/06/2019
https://doi.org/10.3917/top.145.0141Notes
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[1]
Ne désigne à l’origine qu’un des ordres sociaux de l’Imerina – nom donné à cette région autour d’Antananarivo par Andrianampoinimerina, signifiant « qui regarde de haut ». Les Hova sont la classe des « bourgeois », à côté de la lignée royale et des nobles (andriana) et des esclaves (andevo).
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[2]
Qui n’avait pas 22 ans quand elle succéda à sa grand-tante Ranavalona II, en 1883.
-
[3]
Le rituel du bain, de la reine ou du roi, Fandroana, était une fête de régénération de l’année et de vivification du pouvoir. Elle a son équivalent dans le rituel du bain des reliques royales, encore effectué chaque année à Belo-sur-Tsiribina, dernière capitale du royaume sakalava du Menabe.
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[4]
Linceul royal.
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[5]
Résidence royale sur l’une des collines d’Antananarivo depuis le XIXe siècle.
-
[6]
Forme de discours, en public, qui a un caractère rituel, dont la forme la plus noble fut les kabary royaux ; prononcé dans n’importe quelle occasion, et dans toute cérémonie rituelle (naissance, mariage, circoncision, enterrement), il obéit à certaines règles (ne pas entrer d’emblée dans le vif du sujet, être long, enchaîner le plus de proverbes...). À la veille de mourir, Andrianampoinimerina réunit les personnages importants du royaume, ses amis et parents : « Voici mon fils Radama. Il n’est pas seulement né de ma chair, il est sorti de ma bouche. » (nous soulignons ; in S. Thierry, 1965, p. 144).
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[7]
Il s’agit de la remise d’un certain nombre de leurs fusils.
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[8]
Traduction de L. Kahn, « Le petit primitif et l’enfant culturel », In Cures d’enfance, p. 157, 2004
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[9]
Le tanguin est une graine toxique, administré comme épreuve ordalique de justice.
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[10]
Édit du 13 mai 1845.
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[11]
Porteurs, des vivres des objets, et aussi des hommes.
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[12]
Sur cette importance voir l’article d’A. Gaborit dans le Catalogue de l’exposition, p. 106- 114.
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[13]
Nous soulignons.
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[14]
Poteau funéraire de bois sculpté.
-
[15]
Les amulettes ody protègent l’individu, les talismans sampy protègent une communauté.
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[16]
Voir plus loin le rituel du famahadina.