Notes
-
[1]
Shiloah, A., « Musiques de l’Islam », in Dictionnaire de l’Islam, Paris, Encyclopaedia Universalis et Albin Michel, 1997, p. 620-621.
-
[2]
Jargy, S., La musique arabe, Paris, PUF, 1971, p.16-35.
-
[3]
Saïah-Baudis, Y., Oum Kalsoum for ever, Paris, Orients, 2012.
-
[4]
Saïah-Baudis, Y., Oum Kalsoum, (2004), Monaco, Éditions du Rocher, 2006, p. 213 ; Solé, R., Ils ont fait l’Égypte moderne, Paris, Perrin, 2017, p. 253.
-
[5]
Ben Hammed, H., Oum Kalthoum, Paris, Alif Les Éditions de la Méditerranée, p. 10-11 ; Saïah-Baudis, Y., Oum Kalsoum, op.cit., p. 19-23.
-
[6]
Saïah-Baudis, Y., Oum Kalsoum, op.cit., p.23-25.
-
[7]
Danielson, V., The Voice of Egypt, Chicago, The University of Chicago Press, 1997, p. 22-23 ; Lagrange, F., Musiques d’Égypte, Paris, Cité de la Musique/Actes Sud, 1996, p.128 .
-
[8]
Saïah-Baudis, Oum Kalsoum, op.cit., p. 28-30, 34, 67.
-
[9]
Lagrange, F., op.cit.
-
[10]
Saïah-Badis, Y., Oum Kalsoum for ever, op.cit., p. 99.
-
[11]
Ben Hammed, H., op.cit., p.162 ; Lagrange, F., op.cit., p.126 ; Solé, R., op.cit., p.252.
-
[12]
Sinoué, G., 12 femmes d’Orient qui ont changé l’Histoire, Paris, PUF, 2011, p.145.
-
[13]
Solé, R., op.cit., p.245, 252.
-
[14]
Articles du Monde et de La Croix, cités par Ben Hammed, H., op.cit., p.155, 158, 159 ; Saïah-Baudis, Y., Oum Kalsoum for ever, op.cit., p.72.
-
[15]
Rouget, G., Musique et transe chez les Arabes, (1980), Paris, Allia, 2017, p. 60-63.
-
[16]
Solé, R., op.cit., p.247 ; Sinoué, G., op.cit., p.162.
-
[17]
Castarède, M.-F., « Les notes d’or de sa voix tendre », Revue Française de Psychanalyse, vol.65, Paris, PUF, 2001, p. 1657-1673.
-
[18]
Freud, S., « Grande est la Diane des Ephésiens », (1911), Œuvres Complètes, Psychanalyse, t. XI, Paris, PUF, 2009.
-
[19]
Saïah-Baudis, Y., Oum Kalsoum, op.cit., p.288.
-
[20]
Saïah-Baudis, Y., Oum Kalsoum, op.cit., p.29.
-
[21]
Danielson, V., op.cit., p.30-31.
-
[22]
Lagrange, F., op.cit., p.128-129 ; Saïah-Baudis, Y., Oum Kalsoum, op.cit., p. 64-71.
-
[23]
Sinoué, G., op.cit., p.109, 130.
-
[24]
Saïah-Baudis, Oum Kalsoum, op.cit., p.271.
-
[25]
Lagrange, F., op.cit., p.129.
-
[26]
Saïah-Baudis, Y., Oum Kalsoum, op.cit., p.67.
-
[27]
Saïah-Baudis, Y., Oum Kalsoum for ever, op.cit., p.83.
-
[28]
Ben Hammed, H., op.cit., p.14-17, 162 ; Danielson V., op.cit., p.56-57.
-
[29]
Lagrange, F., op.cit., p.53, 127 ; Danielson, V., op.cit., p.117, 119.
-
[30]
Danielson, V., op.cit., p.128, 129.
-
[31]
Saïah-Baudis, Y., Oum Kalsoum for ever, op.cit., p. 59.
-
[32]
Solé, R., op.cit., p. 248 ; Saïah-Baudis, Y., Oum Kalsoum, op.cit., p. 92
-
[33]
Lagrange, F., op.cit., p.126 ; Ben Hammed, H., op. cit., p. 28-31.
-
[34]
Ben Hammed, H., Oum Kalsoum, op.cit., p. 16, 31.
-
[35]
Danielson, V., op.cit., p. 160.
-
[36]
Lacoste-Dujardin, C., « La maternité en Islam », Lectora, n°14, 2008, p.16.
-
[37]
Saïah-Baudis, Y., Oum kalsoum, op.cit., p. 188-189 ; Ben Hammed, H., op.cit., p. 33.
-
[38]
Ben Hammed, H., op.cit., p.162.
-
[39]
Lagrange, F., op.cit., p.124, 127-129.
-
[40]
Danielson, V., op.cit., p.122.
-
[41]
De Gayffier-Bonneville, A.-C., Histoire de l’Égypte moderne, Paris, Flammarion, 2016, p. 226-245 ; Saïah-Baudis, Oum Kalsoum, op.cit., p. 82, 105-106.
-
[42]
Ben Hammed, H., op.cit., p. 36 ; Sinoué, G., op.cit., p. 154.
-
[43]
Danielson, V., op.cit., p. 160,166.
-
[44]
Saïah-Baudis, Y., Oum Kalsoum, op.cit., p. 178.
-
[45]
De Gayffier-Bonneville, op.cit., p. 288-289, 324.
-
[46]
Elias Sanbar cité dans Oum Kalsoum for ever, op.cit., p. 70.
-
[47]
Naguib Mahfouz, dans le film de Bitton S., Oum Kalsoum, 1991.
-
[48]
Danielson, V., op. cit., p. 166 ; Saïah-Baudis, Y., Oum Kalsoum, op.cit., p. 191-201, 233.
-
[49]
Saïah-Baudis, Y., op.cit., p. 238, 239, 301 ; De Gayffier-Bonneville, op.cit., p. 373.
-
[50]
Ben Hammed, H., op.cit., p. 161,
-
[51]
Anzieu, D., Le Moi-peau, (1985), Paris, Dunod, 1995.
-
[52]
Archives INA, Bruno Coquatrix à propos d’Oum Kalthoum, 1979.
-
[53]
Ben Hammed, H., op.cit., p.54.
-
[54]
Danielson, V., op.cit., p.166-167.
-
[55]
Saïah-Baudis, Y., op.cit., p. 208, 240, 250, 267.
-
[56]
Gordon, M.-S., et alii, Concubines and Courtesans, New York, Oxford University Press, 2017 ; Jargy, S., op.cit., p. 23-24.
1 La question de la licéité de la musique et du chant en Islam n’a pas reçu de réponse définitive et consensuelle. D’ailleurs, il n’existe pas de musique officielle de mosquée, alors que les Juifs et les Chrétiens disposent d’une musique sacrée, jouée dans leurs lieux de culte respectifs. Ainsi, même si certaines autorités musulmanes ont admis la cantillation, sous sa forme de déclamation solennelle, psalmodiée, du Coran, ou d’appel à la prière, et bien que chez les soufis, notamment, le chant et la danse participent de l’expérience mystique, certaines interprétations du Livre Saint ou des hadiths du Prophète (recueil des paroles ou actes de Mohammed) associent la musique, l’art vocal, à la consommation d’alcool et à la débauche, d’où leur condamnation [1]. Dès le début de l’islam, la musique et l’art vocal, pourtant largement promus par la civilisation arabo-musulmane, ont donc reçu un statut ambigu [2]. Et, c’est précisément dans cette culture patriarcale, qu’une femme s’est imposée, par sa voix, son chant et sa musique, comme la plus grande chanteuse du monde arabe, véritable artiste mythique. Pendant près de cinquante ans, Oum Kalthoum, aussi appelée Oum Kalsoum ou Umm Kulthûm (1898/1904 ?-1975), a en effet investi la scène musicale, radiophonique et même cinématographique de son pays, l’Égypte, et des pays arabes. Et, plus de quarante ans après sa mort, elle demeure une source d’inspiration pour les musiciens, pour les plasticiens, chorégraphes, couturiers, designers, artistes de rue [3]...
2 En nous intéressant à certains aspects du destin et de la carrière d’Oum Kalthoum, notre propos consistera à analyser comment son art lui a permis d’accéder à un statut quasi religieux, de femme libre, et de femme engagée. La trajectoire singulière de la Diva sera donc envisagée suivant ses relations avec le pouvoir divin, le pouvoir masculin, et le pouvoir politique.
La voix/voie de dieu
3 « L’Astre d’Orient », la « Quatrième Pyramide », « l’Immortelle » ; telles sont notamment les expressions utilisées pour désigner Oum Kalthoum. Ne l’a-t-on pas portée aux nues en clamant « qu’en Égypte, il n’y a que le Nil, les pyramides, le Sphinx, Oum Kalthoum, ... qui ne se répèteront jamais », ou alors, « qu’au-dessus d’elle, il n’y a que le Coran [4] » ? Auréolée d’une dimension cosmique, pharaonique, éternelle, l’image de la cantatrice a partie liée avec le sacré et le divin.
4 Cette empreinte religieuse tire son origine dans l’histoire familiale de la Diva. Elle est d’extraction paysanne, et son père, Ibrahim el Baltagui, est officier du culte religieux, imam de la mosquée de son village de Tmaïe el Zahayira, dans le Delta du Nil. La légende veut qu’Oum Kalthoum, troisième et dernier enfant de la fratrie, vienne au monde lors de la nuit bénie, la plus importante du calendrier musulman, celle du 27 de mois du Ramadhan, où les vœux peuvent être exaucés, le Prophète ayant reçu la Révélation du Coran en cette nuit du Destin. L’on raconte aussi que lorsque sa fille naît, en 1898, 1900, voire 1904, Ibrahim el Baltagui s’attend à avoir un fils. Il prénomme son enfant Oum Kalthoum, en référence à la troisième des filles du Prophète Mohammed et de sa femme Khadija. D’emblée, la place dévolue à la future Diva est ainsi celle d’un garçon ; elle est aussi assignée à un rôle religieux, par le jour présumé de sa naissance, par son prénom et son rang dans la fratrie, par la fonction de son père, mais également par l’ascendance de sa mère Fatima Maligui, laquelle se réclame de la filiation du Prophète [5]. Celle-ci joue un rôle déterminant dans le destin d’Oum Kalthoum puisqu’elle insiste auprès de son mari pour que leur fille sache lire et écrire. C’est ainsi que la fillette fréquente le kouttab (l’école coranique), où elle apprend à lire et réciter le Coran [6]. L’on comprend donc comment la puissance du désir de la mère peut infléchir la Loi du père : en effet, à l’époque, les filles ne sont pas censées s’instruire, et c’est parce que la mère d’Oum Kalthoum exige que son enfant étudie, que le père cède, en allant contre les pratiques et traditions en vigueur.
5 L’éducation religieuse d’Oum Kalthoum, fondée notamment sur la psalmodie et la cantillation coranique, lui permet d’acquérir une maîtrise de la langue arabe, une prononciation et une articulation parfaites des mots, ainsi qu’une certaine musicalité. Son père ayant la charge de munshid (hymnode), il interprète des chants religieux, qu’il enseigne au seul fils qu’il ait, Khaled, et à son neveu. La fillette s’imprègne des mélodies paternelles, qui ne lui sont pas au départ destinées. Lorsqu’incidemment Ibrahim l’entend reprendre ses propres chants, il est frappé par la saisissante clarté de sa voix. Il décide alors de l’intégrer, aux côtés de Khaled, dans la troupe qu’il a constituée pour animer les cérémonies religieuses, les mariages, circoncisions, et mawlids (célébrations de l’anniversaire du Prophète ou d’un saint local [7]). L’entrée d’Oum Kalthoum dans l’art vocal est donc fortuite, comparable à un bénéfice collatéral. Elle s’est identifiée à son père, en imitant son chant, selon elle, « comme un perroquet », alors que celui-ci pensait transmettre son savoir non pas à sa fille, mais à son fils. Et, le premier homme auprès duquel Oum Kalthoum exerce une fascination est ce même père, la voix étant pour ce pieux musulman, le seul instrument de musique ressortissant à la création divine. Surnommée d’abord « Rossignol du Nil » ou « chanteuse du Prophète », l’enfant prodige commence donc sa carrière musicale en glorifiant Dieu [8]. Ainsi, poursuivant la vocation paternelle, Oum Kalthoum met son talent au service de Dieu et du prophète Mohammed. Et, même si une fois la notoriété acquise au Caire à partir de la fin des années vingt, elle chante également l’Amour et la Patrie, ses récitals gardent toujours une tonalité spirituelle. La psalmodie coranique égyptienne fonctionne en effet comme un répertoire de formules musicales et mélodiques des potentialités vocales, pouvant être aisément exploitées dans le chant profane [9]. D’ailleurs, vers la fin de sa vie, Oum Kalthoum reconnaît : « Je me sens davantage portée vers les chants religieux, qui du reste, ont toujours eu ma préférence [10]. »
6 Persuadée que sa voix singulière est un véritable don de Dieu, Oum Kalthoum se vit, et est perçue, comme étant différente. Elle est comme dotée d’un attribut supplémentaire, inscrit à même son corps, qui lui permet à la fois, de surmonter le handicap d’être née fille, dans une culture où le sexe féminin est excessivement dévalorisé, et de se différencier des hommes, dépourvus de cet attribut phallique. À cet égard, la voix de la cantatrice a parfois été considérée comme ne relevant ni du genre féminin, ni du genre masculin, mais plutôt comme hermaphrodite, bisexuée, masculine et féminine, voire asexuée [11]. En fait, cette puissante voix embrasse une large tessiture, couvrant l’entière étendue de l’oud, et s’est modifiée tout au long du parcours musical de la Diva. Elle est d’autant plus remarquable qu’elle produit 14 000 vibrations à la seconde, alors que la norme est de 4 000 [12].
7 La religiosité de « l’art kalthoumien » traverse, sous différentes formes, ses prestations. À la radio, de 1934 à 1973, tous les premiers jeudis soir de chaque mois, la veille du vendredi, jour saint chez les musulmans, la Diva instaure un rituel en invitant ses auditeurs à écouter des récitals. Quant à ses concerts, qui peuvent durer cinq heures (composés alors de deux ou trois chansons entrecoupées d’une pause d’une demi-heure), ils se déroulent comme d’authentiques cérémonies religieuses : dans une atmosphère de communion, telle une prêtresse, érigée dans une posture hiératique, elle est vénérée par une foule, majoritairement masculine, soupirant, pleurant, ou exultant. La couleur d’une de ses robes de scène préférée est d’ailleurs le vert, couleur de prédilection du Prophète. Le caractère divin de ses représentations se perçoit également par la clameur de l’assistance en délire qui scande ses performances par l’invocation : « Allah ! [13] ». L’épisode où un adorateur se prosterne, jusqu’à baiser le bas de la robe ou le pied de son idole, témoigne de la dévotion dont elle fait l’objet. Certaines voix, très peu nombreuses, reprochent d’ailleurs à la Diva d’être « l’opium du peuple égyptien et des Arabes [14] ».
8 Son aura religieuse est empreinte d’érotisme, car bien qu’Oum Kalthoum se veuille pudique, sa présence convoque la sensualité : par l’expressivité de sa voix cristalline, l’émotion qu’elle suscite, la musique et les paroles de certains textes, qui renvoient au désir et au manque. L’amour qu’elle chante est un absolu, et l’amour humain qu’elle déclame se confond souvent avec l’amour divin, mystique. La Diva tient en tension son auditoire, ce qui ajoute à la délectation : sur un rythme monotone, pendant de longues minutes, comme une prière ou des incantations, Oum Kalthoum répète, continuellement, et de façon différente, une même phrase musicale, un même vers, un même mot, qu’elle modifie avec subtilité et finesse, suivant différents modes et intonations, introduisant progressivement de petites variations, nuances ou ornementations, sur fond d’improvisation. L’envoûtement, le charme, produisent finalement leur effet : les admirateurs entrent en transe, et parviennent alors à ce qu’on appelle le tarab. Ce terme dérive du verbe tariba, qui, littéralement, signifie « être ému, être agité ». Le tarab correspond, en quelque sorte, à l’équivalent profane de l’extase religieuse atteinte notamment chez les soufis [15]. Ce mot est également usité pour qualifier l’exaltation musicale, l’émerveillement, le plaisir, le paroxysme de l’émotion, et la jouissance esthétique intense, ressentis par le public [16], et déclenchés, en l’occurrence, par l’éloquence et le timbre de la voix (celle-ci étant « totalité psycho-sexuelle [17] »), la puissance d’évocation des paroles, et la beauté de la musique. Cette notion de tarab met bien en évidence l’intrication de la dimension sacrée avec le plaisir sensuel, véhiculée par l’art vocal de la cantatrice. L’assistance invoque certes « Allah ! », mais manifeste dans le même temps qu’elle jouit du spectacle, suppliant : « Encore ! », jusqu’à être comblée par la force affective émanant du chant.
9 En définitive, tout au long de sa carrière, Oum Kalthoum sert Dieu et l’Amour, assimilé à l’amour divin, et grâce à ce service divin, elle acquiert une place céleste et un pouvoir qui, symboliquement, s’apparente à un pouvoir religieux. Ainsi, dans une culture patriarcale, où les femmes n’exercent que rarement des fonctions cultuelles, Oum/Umm Kalthoum apparaît comme le liant, le lien, la Mère (Oum/Umm signifiant mère en arabe), qui réunit la Oumma/Umma, c’est-à-dire la Communauté des croyants. Grâce à son art, elle est comme identifiée à une Déesse-Mère, quasi intouchable et quasi inattaquable, rappelant presque la Diane des Ephésiens [18], et, même à sa mort, le 3 février 1975, elle est soustraite aux lois religieuses classiques. Alors que la tradition islamique exige en effet que le défunt soit inhumé immédiatement après son décès, la dépouille d’Oum Kalthoum est exposée pendant plusieurs heures à la mosquée Omar Mackram, au Caire, dérogation habituellement accordée aux grandes figures musulmanes [19].
10 Examinons à présent comment la Diva symbolise un certain type de féminisme.
La voix/voie de liberté
11 L’on ne l’a pas signalé précédemment, mais Oum Kalthoum débute son épopée musicale habillée en garçon, c’est-à-dire vêtue en Bédouin, avec une gellabia, longue tunique traditionnelle, et un keffieh, morceau de tissu maintenu sur la tête avec un cordon [20]. Cette tenue lui a été imposée par son père, pour différentes raisons : pour la protéger du regard des hommes et masquer sa féminité, pour préserver sa réputation, les chanteurs et chanteuses étant souvent associés à la dépravation [21], mais aussi pour leurrer le public qui ne s’attend pas à accueillir une voix du sexe féminin portant le Verbe de Dieu. En fait, plus qu’un ancrage du côté masculin, le travestissement d’Oum Kalthoum introduit une ambiguïté, une confusion des sexes. Du reste, ce costume relaye la tradition du voile, du moins de la chevelure dissimulée, exigence indiscutable pour le père de la cantatrice. Tant qu’il le peut, celui-ci maintient sa fille, aux yeux du public, dans ce statut indifférencié homme/femme, mais grâce à son art qui lui permet de gagner progressivement assurance, succès et argent, Oum Kalthoum se défait des contraintes patriarcales et de la tutelle paternelle. Détenant le pouvoir économique, elle subvient aux besoins familiaux ; occupant la place incombant traditionnellement au Père, elle impose ses choix à son propre père. Elle commence d’abord par troquer son keffieh pour un turban discret. Vers la fin des années trente, elle abandonne le costume bédouin qui la ridiculise dans certaines soirées du Caire où elle se produit. Et, malgré la désapprobation de son père, elle décide de se présenter à « l’occidentale » : elle se dévoile complètement, enfile une robe, qu’elle choisit longue, et interprète ses textes debout [22], dans une position phallique, au milieu d’une assemblée, on l’a dit, souvent largement masculine. Par son positionnement, la Diva semble s’inscrire dans le sillage d’Hoda Shaarawi, figure emblématique de la cause des femmes arabes : cette dernière crée en 1923 une association féministe indépendante, l’Union féministe égyptienne, et accomplit, la même année, un geste hautement symbolique au Caire, en rejetant publiquement le voile qui la couvre [23]. Et, l’adresse d’Oum Kalthoum aux femmes libyennes, lors de l’un de ses derniers concerts, fait écho aux revendications d’Hoda Shaarawi en faveur des droits des femmes : « Dévoilez-vous mes sœurs, nous sommes la force productrice de nos sociétés, nous pouvons garder la tête haute et nue ! » À peine formulée, l’injonction de la Diva a un effet immédiat puisque les auditrices s’exécutent et jettent leur voile à terre [24]. Femme libre, Oum Kalthoum se sent investie dans le destin des autres femmes musulmanes.
12 Remarquons toutefois que l’habileté subversive d’Oum Kalthoum réside dans son ouverture à la modernité, au changement, sans pour autant rompre complètement avec la tradition ; à ce propos, ne peut-on pas considérer le mouchoir-fétiche, que la Diva serre à chaque concert pour conjurer son angoisse face au public (forme d’objet contra-phobique), comme un déplacement ou un reliquat du voile qui, à ses débuts, couvrait sa tête ?
13 En outre, sa chevelure est certes mise au jour, mais ses cheveux restent disciplinés, la plupart du temps, ramassés en un chignon. Car finalement, bien que paraissant sur scène non voilée et en robe, la Diva ne veut en aucun cas singer le modèle de certaines stars occidentales ; elle incarne un type de féminisme arabe. Elle prône en effet la pudeur et la discrétion, et refuse d’être assimilée à un objet sexuel. Elle veut promouvoir l’image d’une artiste respectable, pieuse, élégante dans la sobriété, qui n’expose pas un corps dénudé. Elle se distingue ainsi d’autres chanteuses égyptiennes de sa génération [25] réputées pour leur fréquentation des cabarets, leur consommation de drogues et d’alcool, leur vie amoureuse sulfureuse. Oum Kalthoum entend réhabiliter le statut de la chanteuse [26] en déconstruisant l’équivalence souvent préétablie en terre d’Islam entre artiste femme et courtisane. De même, lorsqu’elle est sollicitée par des réalisateurs au cinéma, elle obtient d’eux que son corps ne soit pas découvert, et que les scènes d’amour, où elle joue, restent dans les limites de la décence et de la chasteté.
14 La Diva veut promouvoir son modèle, celui d’une femme actrice de sa vie. Lors d’une tournée au Soudan, elle s’exprime suivant ces termes : « Mesdames, belle moitié de l’humanité, prenez votre destin en main... [27] », engageant ainsi les femmes à suivre sa voie, et s’inscrivant en faux contre l’image de la femme soumise et passive. Son parcours illustre l’ascension sociale exceptionnelle d’une paysanne, pauvre, qui, par un travail acharné, s’est façonnée, d’une certaine manière, une nouvelle identité, en devenant une bourgeoise cairote, citadine, cultivée et émancipée. À ses débuts, disposant seulement des connaissances acquises au kouttab, qu’elle a fréquenté pendant quelques années, elle ressent la nécessité de se former. Particulièrement avide de savoir, elle se tourne alors vers l’un des artistes qui l’a remarquée et qui l’incite à venir au Caire : le grand maître cheikh Abou El Ala Mohamed, qui jouit d’un grand prestige. Il lui transmet l’art du chant profane, dans la tradition musicale arabe, la nourrit intellectuellement en l’introduisant à la poésie, à la littérature arabe, à l’histoire, et surtout, lui enseigne qu’il faut comprendre le sens des mots, avant d’apprendre et chanter une chanson. Elle approfondit aussi son éducation musicale auprès de Zakaria Ahmed, et d’autres grands musiciens comme Mohamed El Kasabji, qui l’introduit à l’art de l’oud. Quant au poète Ahmed Rami, il l’initie à la langue et à la littérature françaises, et selon l’expression de la Diva, lui « inocule l’amour de la poésie [28] ». Évoluant à une grande vitesse, Oum Kalthoum entend mener sa carrière comme elle l’a décidé ; ambition, qui, dans les sociétés traditionnelles, est réservée aux hommes. Il n’est donc pas surprenant que la carte de visite de ses débuts porte mention d’une qualification habituellement masculine, celle de récitante du Coran. Quand elle acquiert une aisance et une contenance suffisantes, elle devient membre, puis présidente, du Comité de programmation de la radio nationale. Elle accède également à la présidence du syndicat des musiciens en 1945, et face à un opposant qui conteste son élection, au motif que ce poste doit revenir à un homme, elle clôt avec aplomb la controverse en assénant : « Une femme est tout à fait capable d’être présidente [29]». Visant la perfection, elle s’entoure des meilleurs artistes (Mahmoud Bayram Ettounsi, Riadh Essoumbati, Mohamed Abdelwaheb...), et ses anciens maîtres professeurs, tous des hommes, deviennent quasiment ses assistants : elle s’identifie à ses formateurs masculins, pour ensuite mieux inverser les rôles et prendre l’ascendant sur eux. En fait, même si elle n’écrit ni ne compose, Oum Kalthoum ne se contente pas d’exceller dans l’art d’interpréter. Désireuse de garder la main et d’exercer son emprise, elle intervient dans la conception des poèmes et dans les compositions musicales, en les relisant, les modifiant, ce qui crée parfois des tensions avec leurs auteurs [30] ; et, sur scène, ses improvisations sont des créations réalisées en direct. En clair, Oum Kalthoum est très active dans le processus créatif. Dotée d’une force de caractère, elle est exigeante, voire tyrannique envers elle-même et ses collaborateurs, auteurs, compositeurs, instrumentistes. Pour et par son activité artistique, elle endosse la figure du leader à la tête d’une troupe, voire d’une suite, masculine. Véritable stratège dans la direction de sa carrière, négociant ses contrats avec la rigueur et l’autorité d’un chef d’entreprise, elle veut tout contrôler, y compris son image publique ; Youssef Chahine dit d’elle : « Elle a inventé le star-system [31] ».
15 La voix de la Diva lui permet de gagner en liberté, y compris dans sa vie affective. Ainsi, alors que le mariage, souvent précoce pour la jeune fille égyptienne, est recommandé pour tous les musulmans, Oum Kalthoum mène sa vie privée qu’elle garde secrète, comme bon lui semble. Les rumeurs circulent, et on la soupçonne d’avoir des tendances homosexuelles, mais la Diva ne cache pas « s’être mariée à l’art [32] ». Elle s’est en effet complètement consacrée à son travail, peut-être jusqu’à renoncer à l’amour terrestre. Du reste, le seul véritable amour qu’on lui connaisse est celui qu’elle exprime avec émotion et tourments dans ses chants, comme dans ce titre légendaire, « Enta Omri » (« Tu es ma Vie »). Dans une culture où les femmes ne sont pas autorisées à manifester leur désir, Oum Kalthoum chante sur la place publique l’être aimé, qui peut aussi bien être un homme, une femme, l’Égypte ou même Dieu : il évoque alors plutôt une « abstraction de désir [33] », un être fantasmé, idéalisé, à qui est dédié un amour transcendé, sublimé. La Diva est certes entourée d’hommes, mais elle ne cède pas aux avances des uns ou des autres, pas même à celles du poète Ahmed Rami, qui l’a aimée sa vie durant, et lui a écrit 137 des 283 chansons qu’elle a interprétées [34]. L’on sait que la Diva se marie une première fois avec un musicien, mais que l’union ne dure que quelques jours. Finalement, sur le tard, quelques années après la mort de sa mère, à qui elle était très liée, Oum Kalthoum décide de suivre l’exhortation au mariage formulée par sa religion, mais là encore, elle s’écarte des us et coutumes : tandis qu’elle est âgée d’une cinquantaine d’années, elle choisit pour mari un médecin nettement plus jeune qu’elle, puisqu’étant né en 1915 [35], Hassen El Hafnaoui a entre onze et dix-sept ans de moins que son épouse, la date de naissance d’Oum Kalthoum étant approximative. Cette différence d’âge permet-elle à la Diva d’exercer l’ascendant sur son époux, comme une mère peut l’exercer sur son petit garçon ? En tout cas, cet écart d’âge est à souligner, car hormis certaines notables exceptions, comme celle de la figure sacrée de Khadija, la première femme du Prophète, qui avait quinze ans de plus que Mohammed [36], dans le monde musulman, et de façon générale, dans les sociétés à forte prégnance patriarcale, rares sont les couples où la femme est plus âgée que son conjoint. Plus qu’un mariage d’amour, les noces tardives de la Diva paraissent plutôt relever d’une union entre deux êtres complices, liés par une tendresse réciproque. En tant que médecin, Hassen El Hafnaoui veille sur la santé défaillante de la Diva vieillissante ; il s’occupe de son goitre et de l’inflammation chronique de ses yeux, qui la pousse à porter des lunettes noires. En somme, cet homme, substitut maternel, bien que plus jeune que la Diva, empli de sollicitude, prend soin d’elle. Oum Kalthoum n’a pas l’intention de vivre sous la tutelle de son époux, ni d’en être prisonnière : elle glisse une clause exceptionnelle dans son contrat de mariage, appelée « le pouvoir de la Dame », lui garantissant la possibilité de divorcer si elle le souhaite [37]. En fait, cette disposition équivaut à une répudiation inversée ; en Islam, la répudiation correspondant à la séparation entre un homme et une femme mariés, par décision unilatérale de l’homme.
16 Finalement, Oum Kalthoum ne cesse de transgresser les rôles et assignations sexuels en les inversant. Endossant notamment une posture masculine, elle acquiert un pouvoir masculin, puisqu’elle obtient des prérogatives auxquelles seul un homme peut traditionnellement prétendre en terre d’Islam. De surcroît, elle parvient même à s’affranchir d’une recommandation qui incombe à tout musulman, et en particulier à la femme, celle d’engendrer : la Loi commune ne s’applique pas à cette femme d’exception.
17 Terminons en abordant l’engagement politique de la Diva.
La voix/voie de l’identité et de l’unité arabes
18 Viscéralement attachée à ses racines et à son pays, Oum Kalthoum se sert de son art pour valoriser la culture arabe et orientale. Elle intègre les avancées modernes musicales de son temps, mais s’oppose à ce que son art soit dénaturé par les influences hégémoniques occidentales. Elle s’exprime à ce sujet : « Le véritable artiste est celui qui est fier de son authenticité. Il nous faut être foncièrement orientaux, tout autant que notre musique, pour affirmer notre identité... La musique occidentale peut nous séduire, mais elle ne peut nous permettre, nous Orientaux, d’atteindre l’extase !... [38] ». Affirmer et préserver la spécificité de l’identité arabe et orientale, tel est l’objectif artistique de la Diva, de même qu’elle s’est elle-même affirmée dans toute sa singularité. Oum Kalthoum aspire à toucher un public aussi large que possible, et, en dépit de sa formation à un répertoire « savant », elle propose, non pas une musique réservée à l’élite, mais plutôt une musique pouvant être considérée comme de la « variété » de haut niveau, dans une langue de grande qualité, même si elle relève le plus souvent de l’arabe dialectal que littéral [39]. La Diva est animée par le puissant désir de faire découvrir ou redécouvrir à ses auditeurs la richesse du patrimoine d’Orient, de l’histoire et de la langue arabes. Ses chants mettent à l’honneur des textes de grands auteurs, comme le poète persan de « l’ivresse soufie », Omar Khayyâm, ou bien Ahmed Chawki, le « Prince des poètes » ; ils sont appris par cœur par ses admirateurs, dont certains ne savent ni lire ni écrire [40]. En ce sens, Oum Kalthoum contribue à un travail d’éducation ; elle se pose ainsi comme une Mère qui nourrit avec, si l’on peut dire, le « sein de la culture » : Mère de la culture arabe, garante de la transmission du patrimoine, de l’apprentissage de la langue des origines et de l’histoire des origines.
19 Car après Dieu et l’Amour, on l’a dit, la troisième source d’inspiration de la Diva est sa Patrie, et plus largement, le monde arabophone. Cet amour de la Patrie fait-il d’Oum Kalthoum une artiste engagée politiquement pour le nationalisme arabe, à une période où l’Égypte vit encore sous domination britannique ? L’on aurait tout d’abord tendance à évoquer l’opportunisme de la Diva. En effet, en 1927, à la mort de Saad Zaghloul, le leader nationaliste qui a œuvré pour la fin du Protectorat anglais et l’indépendance (certes de façade) de l‘Égypte, la cantatrice lui dédie un chant. Cet hommage ne l’empêche pourtant pas de louer un farouche opposant à Zaghloul, le roi d’Égypte Fouad, notamment lors du premier Congrès de musique arabe [41]. De même, sa voix honore le successeur de Fouad, le roi Farouk, qui lui remet l’Étoile du Nil, distinction rarement décernée à une femme. La Diva célèbre aussi le mariage de la sœur de Farouk, princesse Fawzia, avec l’héritier de la couronne d’Iran [42]. Ses accointances avec la famille royale sont telles que l’oncle du roi Farouk envisage même de l’épouser, avant de se raviser. Pour autant, Oum Kalthoum glorifie également le groupe de révolutionnaires, « les Officiers libres », dirigés notamment par le colonel Gamal Abdel Nasser, qui par un coup d’État, déposent, en 1952, Farouk, et mettent fin à la monarchie égyptienne. Et c’est, d’une certaine manière, avec le renforcement de sa relation d’amitié avec Nasser, que l’engagement politique, patriotique et nationaliste de la Diva, prend véritablement corps et sens.
20 En effet, alors même que Nasser n’est pas encore une icône nationale, la Diva le célèbre, lui et ses hommes, pour leur héroïsme face à l’armée du nouvel État hébreu, à Falluja en 1948-1949. Dès lors, un lien se tisse entre Nasser et Oum Kalthoum. Ils se ressemblent sur différents points : leur origine sociale modeste, leur ascension sociale, leur forte personnalité, leur capacité à toucher les foules égyptiennes [43]... L’un comme l’autre se vouent admiration et loyauté indéfectible. L’artiste se met au service de l’homme politique et réciproquement. Ainsi, au lendemain du putsch de 1952, Nasser intervient personnellement pour s’opposer à la censure qui frappe la Diva sur les ondes radiophoniques, celle-ci étant accusée de s’être corrompue en chantant pour le roi fraîchement destitué [44]. Puis, tandis que Nasser, raïs (chef) et za’im (guide), devient le deuxième président de la nouvelle République en 1956, acquiert progressivement le statut de leader charismatique du monde arabe, et s’impose sur la scène internationale en s’engageant notamment en faveur des mouvements indépendantistes, Oum Kalthoum, baptisée « el Sett », c’est-à-dire la Dame (au-dessus des autres femmes), lui apporte un soutien digne de celui d’une première dame. Dans l’imaginaire collectif, Oum Kalthoum et Nasser paraissent en effet représenter le couple parental qui veille au destin d’une Égypte libre, s’émancipant de la tutelle britannique. Leur relation étant d’ordre fraternel, ils rappellent le couple pharaonique de frère et sœur de l’Égypte ancienne régnant sur le peuple. En fait, tous deux portent le même idéal : faire le lien entre tous les Arabes, et redonner fierté à des femmes et des hommes blessés narcissiquement par les vexations et humiliations de la colonisation. L’homme politique, figure du Père de la Patrie, tente de réaliser ce rêve d’unité en répandant son idéologie socialiste panarabe ; la femme artiste, figure de la Mère de la Patrie, le fait advenir dans la réalité, en réunissant des auditeurs, dispersés dans tout le monde arabe, du « Golfe à l’Océan », notamment lors de ses fameux concerts du premier jeudi de chaque mois, diffusés par l’un des principaux outils de propagande de Nasser, la radio cairote, la Voix des Arabes [45]. Il est vrai qu’« avec Oum Kalthoum, les frontières sociales se confondent [46] », puisque l’homme de la rue, le paysan, le bourgeois ou le prince, écoutent religieusement ses récitals, mais cette Mère (sans enfants de chair) symbolique, spirituelle et patriote, permet également que les frontières nationales des pays arabes cèdent. Le pouvoir fédérateur de l’art vocal de la Diva est attesté par la boutade de l’écrivain Naguib Mahfouz : « Les Arabes ne s’accordent ni en pensée, ni en politique, ils ne s’accordent que sur le fait d’écouter Oum Kalthoum... [47] ».
21 C’est dans ce contexte que les chants patriotiques et engagés de la Diva se multiplient : elle chante la Révolution, l’évacuation des forces anglaises du territoire égyptien, et loue Nasser, qu’elle présente comme « le patriote idéal ». Quand l’Égypte doit faire face aux représailles militaires de l’alliance tripartite France/Grande-Bretagne/Israël, après la nationalisation par Nasser, le 26 juillet 1956, de la Compagnie du Canal de Suez, elle soutient sa Patrie et son chef en interprétant notamment le chant : « Cela fait longtemps ô mon arme », qui demeure l’hymne national égyptien jusqu’en 1973. D’aucuns la considèrent d’ailleurs comme « la puissante arme de Nasser ». La Diva, Mère de la Patrie, se mue en soldat défendant son territoire, avec pour arme, attribut viril et phallique, sa voix, ses mots, sa musique, galvanisant ainsi les siens. Elle s’identifie aussi aux combattants Palestiniens qui s’opposent à l’État hébreu, et chante à la radio : « Nous sommes tous des fedayins [48] ».
22 Après la guerre des Six Jours en juin 1967, complétement ravagée par l’écrasante défaite essuyée par la coalition composée par l’Égypte, la Syrie, la Jordanie, et l’Irak, face à Israël, la Diva réagit en s’activant, dans un mouvement quasi maniaque. D’abord, en interprétant « Amour de la Nation » pour retenir Nasser qui, abattu par ce revers militaire, s’apprête à démissionner. En outre, elle fonde une œuvre de bienfaisance pour assister les soldats blessés, vend ses bijoux et incite d’autres bourgeoises égyptiennes à faire de même, afin de récolter de l’argent pour la reconstruction de son pays [49]. Elle organise aussi deux soirées de galas à Paris, à l’Olympia, uniques concerts qu’elle donne en Occident. À cette occasion, elle mène une véritable opération d’inversion qui transforme le chagrin et l’humiliation de ses admirateurs arabes, encore traumatisés par le camouflet subi par Nasser, et venus du monde entier : en portant au plus haut degré de perfection son art, sa voix les exalte, regonfle leur dignité, et transforme la défaite en victoire [50]. Oum Kalthoum apparaît alors comme la Mère qui berce, réconforte, panse les plaies, lutte contre son effondrement psychique et celui des siens, en chantant, offrant ainsi à son public, à travers ce bain mélodique, une enveloppe psychique sonore, contenante, englobante et unifiante [51]. Et, dans ce contexte, le chant d’amour « Al Atlal » (« les Ruines »), écrit en arabe littéral, prend soudainement une connotation politique, patriotique. À la grande surprise de Bruno Coquatrix, alors Directeur de l’Olympia, des Juifs font partie du public. Dissipant largement les inquiétudes de Coquatrix, les communautés arabes et juives ne s’affrontent pas du tout, mais exultent de joie quand la Diva ouvre la bouche [52]. L’on comprend ici comment l’art kalthoumien a le pouvoir de transcender les clivages politiques, nationaux, culturels et religieux. Même le général de Gaulle salue le talent et la voix de la Diva, qui font vibrer son « cœur et celui de tous les Français [53] ». La totalité du cachet faramineux de ces galas est versée à l’État égyptien ; Oum Kalthoum s’acquitte ainsi de sa contribution à l’effort de guerre. Plus jeune, elle a soutenu économiquement sa famille de sang ; à présent, elle pourvoit aux besoins de sa famille élargie, son peuple. Elle poursuit cette entreprise de récolte de fonds pour sa patrie meurtrie, en menant une tournée, rappelant celle d’un chef d’État, dans plusieurs capitales du monde arabe ; chaque prestation de la Diva démontre encore que l’art est plus efficace que la politique, la diplomatie, pour unifier les Arabes.
23 Au demeurant, la proximité d’Oum Kalthoum avec le pouvoir nassérien et ses ministres la conforte dans sa position d’autorité, puisqu’elle a une part active dans les comités définissant les orientations en matière de politique culturelle de son pays [54] et contribue à l’hégémonie culturelle de l’Égypte dans le monde arabe. En plus de recevoir les plus hautes distinctions nationales égyptiennes, elle dispose d’un passeport diplomatique, du titre d’ambassadrice, et reçoit des honneurs d’autres pays arabes, comme la médaille du Cèdre, décernée par le Liban. Ainsi, même s’il faut attendre la Constitution de 1956 pour que le droit de vote et celui d’éligibilité soient accordés aux femmes d’Égypte, la voix de la Diva compte depuis bien longtemps, y compris politiquement. Sa position d’influence est très peu critiquée ; pourtant, certains, comme le poète Ahmed Fouad Negm, fustigent les privilèges et passe-droits dont elle jouit, notamment dans son poème « Le chien de Madame ».
24 Cependant, la mort soudaine de Nasser en 1970 affecte considérablement Oum Kalthoum et son activité artistique : son rêve d’unité arabe se délite. Pour honorer la mémoire du raïs, la Mère du peuple lui dédie le chant « Gamal, Père du peuple », mais sa santé ne cesse de se dégrader, et elle meurt cinq ans après lui [55]. Les funérailles de ces deux figures pharaoniques, nationales, parentales, sont souvent comparées, notamment au vu des scènes d’émotion qu’elles suscitent, et des millions d’admirateurs qu’elles charrient. La particularité des obsèques d’Oum Kalthoum tient au fait que ces femmes et ces hommes qui lui rendent un dernier hommage, proviennent de toutes parts du monde, de toutes classes sociales, et de toutes religions...
25 En définitive, en s’identifiant à son père, et bénéficiant de la complicité de sa mère, Oum Kalthoum s’est départie du destin qui lui était assigné en tant que femme. Cet écart par rapport aux rôles sexuels prédéterminés lui a été rendu possible grâce à la virtuosité de son art vocal, qui l’institue comme femme de pouvoir. Endossant alternativement ou concomitamment des postures et fonctions masculines, féminines, paternelles, maternelles, et se jouant de la différence des sexes et des générations, la Diva a marqué les esprits. Et, le pouvoir libérateur et subversif de sa voix est encore aujourd’hui bien ancré dans les mémoires : lors du moment révolutionnaire de 2011-2012, les contestataires réunis sur la place Tahrîr entonnent ses chants, signifiant ainsi que l’âme de la Dame les accompagne dans leur lutte.
26 Car finalement, à différents égards, la trajectoire de la Diva rappelle celle de certaines qyâns (au singulier, qayna), c’est-à-dire de ces femmes esclaves-chanteuses, durant les premiers temps de l’islam, qui pouvaient transgresser les normes et inverser les rapports de domination grâce à leur art : elles prenaient l’ascendant sur leur maître, quand la puissance de leur voix avait le pouvoir de le ravir, en le menant au tarab [56]. C’est d’ailleurs ce rôle de qayna que la Diva interprète dans l’un des films de sa courte carrière cinématographique : « Wedad »...
Bibliographie
Sources audiovisuelles
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Mots-clés éditeurs : Arabe, Liberté, Oum Kalthoum, Voix, Dieu
Mise en ligne 19/06/2019
https://doi.org/10.3917/top.145.0125Notes
-
[1]
Shiloah, A., « Musiques de l’Islam », in Dictionnaire de l’Islam, Paris, Encyclopaedia Universalis et Albin Michel, 1997, p. 620-621.
-
[2]
Jargy, S., La musique arabe, Paris, PUF, 1971, p.16-35.
-
[3]
Saïah-Baudis, Y., Oum Kalsoum for ever, Paris, Orients, 2012.
-
[4]
Saïah-Baudis, Y., Oum Kalsoum, (2004), Monaco, Éditions du Rocher, 2006, p. 213 ; Solé, R., Ils ont fait l’Égypte moderne, Paris, Perrin, 2017, p. 253.
-
[5]
Ben Hammed, H., Oum Kalthoum, Paris, Alif Les Éditions de la Méditerranée, p. 10-11 ; Saïah-Baudis, Y., Oum Kalsoum, op.cit., p. 19-23.
-
[6]
Saïah-Baudis, Y., Oum Kalsoum, op.cit., p.23-25.
-
[7]
Danielson, V., The Voice of Egypt, Chicago, The University of Chicago Press, 1997, p. 22-23 ; Lagrange, F., Musiques d’Égypte, Paris, Cité de la Musique/Actes Sud, 1996, p.128 .
-
[8]
Saïah-Baudis, Oum Kalsoum, op.cit., p. 28-30, 34, 67.
-
[9]
Lagrange, F., op.cit.
-
[10]
Saïah-Badis, Y., Oum Kalsoum for ever, op.cit., p. 99.
-
[11]
Ben Hammed, H., op.cit., p.162 ; Lagrange, F., op.cit., p.126 ; Solé, R., op.cit., p.252.
-
[12]
Sinoué, G., 12 femmes d’Orient qui ont changé l’Histoire, Paris, PUF, 2011, p.145.
-
[13]
Solé, R., op.cit., p.245, 252.
-
[14]
Articles du Monde et de La Croix, cités par Ben Hammed, H., op.cit., p.155, 158, 159 ; Saïah-Baudis, Y., Oum Kalsoum for ever, op.cit., p.72.
-
[15]
Rouget, G., Musique et transe chez les Arabes, (1980), Paris, Allia, 2017, p. 60-63.
-
[16]
Solé, R., op.cit., p.247 ; Sinoué, G., op.cit., p.162.
-
[17]
Castarède, M.-F., « Les notes d’or de sa voix tendre », Revue Française de Psychanalyse, vol.65, Paris, PUF, 2001, p. 1657-1673.
-
[18]
Freud, S., « Grande est la Diane des Ephésiens », (1911), Œuvres Complètes, Psychanalyse, t. XI, Paris, PUF, 2009.
-
[19]
Saïah-Baudis, Y., Oum Kalsoum, op.cit., p.288.
-
[20]
Saïah-Baudis, Y., Oum Kalsoum, op.cit., p.29.
-
[21]
Danielson, V., op.cit., p.30-31.
-
[22]
Lagrange, F., op.cit., p.128-129 ; Saïah-Baudis, Y., Oum Kalsoum, op.cit., p. 64-71.
-
[23]
Sinoué, G., op.cit., p.109, 130.
-
[24]
Saïah-Baudis, Oum Kalsoum, op.cit., p.271.
-
[25]
Lagrange, F., op.cit., p.129.
-
[26]
Saïah-Baudis, Y., Oum Kalsoum, op.cit., p.67.
-
[27]
Saïah-Baudis, Y., Oum Kalsoum for ever, op.cit., p.83.
-
[28]
Ben Hammed, H., op.cit., p.14-17, 162 ; Danielson V., op.cit., p.56-57.
-
[29]
Lagrange, F., op.cit., p.53, 127 ; Danielson, V., op.cit., p.117, 119.
-
[30]
Danielson, V., op.cit., p.128, 129.
-
[31]
Saïah-Baudis, Y., Oum Kalsoum for ever, op.cit., p. 59.
-
[32]
Solé, R., op.cit., p. 248 ; Saïah-Baudis, Y., Oum Kalsoum, op.cit., p. 92
-
[33]
Lagrange, F., op.cit., p.126 ; Ben Hammed, H., op. cit., p. 28-31.
-
[34]
Ben Hammed, H., Oum Kalsoum, op.cit., p. 16, 31.
-
[35]
Danielson, V., op.cit., p. 160.
-
[36]
Lacoste-Dujardin, C., « La maternité en Islam », Lectora, n°14, 2008, p.16.
-
[37]
Saïah-Baudis, Y., Oum kalsoum, op.cit., p. 188-189 ; Ben Hammed, H., op.cit., p. 33.
-
[38]
Ben Hammed, H., op.cit., p.162.
-
[39]
Lagrange, F., op.cit., p.124, 127-129.
-
[40]
Danielson, V., op.cit., p.122.
-
[41]
De Gayffier-Bonneville, A.-C., Histoire de l’Égypte moderne, Paris, Flammarion, 2016, p. 226-245 ; Saïah-Baudis, Oum Kalsoum, op.cit., p. 82, 105-106.
-
[42]
Ben Hammed, H., op.cit., p. 36 ; Sinoué, G., op.cit., p. 154.
-
[43]
Danielson, V., op.cit., p. 160,166.
-
[44]
Saïah-Baudis, Y., Oum Kalsoum, op.cit., p. 178.
-
[45]
De Gayffier-Bonneville, op.cit., p. 288-289, 324.
-
[46]
Elias Sanbar cité dans Oum Kalsoum for ever, op.cit., p. 70.
-
[47]
Naguib Mahfouz, dans le film de Bitton S., Oum Kalsoum, 1991.
-
[48]
Danielson, V., op. cit., p. 166 ; Saïah-Baudis, Y., Oum Kalsoum, op.cit., p. 191-201, 233.
-
[49]
Saïah-Baudis, Y., op.cit., p. 238, 239, 301 ; De Gayffier-Bonneville, op.cit., p. 373.
-
[50]
Ben Hammed, H., op.cit., p. 161,
-
[51]
Anzieu, D., Le Moi-peau, (1985), Paris, Dunod, 1995.
-
[52]
Archives INA, Bruno Coquatrix à propos d’Oum Kalthoum, 1979.
-
[53]
Ben Hammed, H., op.cit., p.54.
-
[54]
Danielson, V., op.cit., p.166-167.
-
[55]
Saïah-Baudis, Y., op.cit., p. 208, 240, 250, 267.
-
[56]
Gordon, M.-S., et alii, Concubines and Courtesans, New York, Oxford University Press, 2017 ; Jargy, S., op.cit., p. 23-24.