Topique 2019/1 n° 145

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Article de revue

Protéger contre quoi ? Prescriptions musicales et jouissance lyrique au sein de l’église catholique

Pages 39 à 52

Notes

  • [1]
    Juin 2016.
  • [2]
  • [3]
    Michel Poizat a consacré une partie de son ouvrage La Voix du diable à la question de la place de la musique dans l’Islam, on pourra s’y reporter.
    Poizat M., La Voix du diable. La Jouissance lyrique sacrée, Paris, Métailié, 1991. p. 51-79.
  • [4]
    Poizat M., La Voix du diable. La Jouissance lyrique sacrée, opus cité, p. 45-46.
  • [5]
    Daniel Sibony met en avant l’aspect musical même du texte coranique : « Pour qui les lit – ou plutôt les chante – en arabe, c’est encore moins remarqué, quant au sens ; l’incantation ouvre les vannes de la jouissance plutôt que les fentes de l’esprit critique. Je puis en témoigner par ma propre expérience : les rares sourates du Coran que je connais par cœur me sont devenues presque impossibles à penser, tant la prégnance du rythme et de la musique est forte » (Sibony D., Les Trois Monothéismes, Paris, Seuil, 1992, p. 67 ; c’est nous qui soulignons).
  • [6]
    Saint Augustin, Confessions, X, XXXIII, 49-50, trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, Desclée de Brouwer, 1980.
  • [7]
    L’accent est étymologiquement une élévation de la voix sur une syllabe. Le chant s’y dessine déjà...
  • [8]
    Poizat M., La Voix du diable. La Jouissance lyrique sacrée, opus cité. p. 32.
  • [9]
    Poizat M., L’opéra ou le cri de l’ange. Essai sur la jouissance de l’amateur d’Opéra, Paris, Métailié, 1986.
  • [10]
    Vives J.-M., La voix sur le divan, Paris, Aubier, 2012.
  • [11]
    « Jouir, impliquant une satisfaction, ne se dit pas des choses mauvaises. [...] Toutefois, quand la chose mauvaise dont il s’agit, malheur, peine, souffrance, peut-être, par une hardiesse de l’écrivain, considérée comme quelque chose dont l’âme se satisfasse, alors jouir est très bien employé : [...] “Je t’ai perdu ; près de ta cendre/ Je viens jouir de ma douleur.” Saint-Lambert, Épitaphe d’Helvétius », Littré É., Dictionnaire de la langue française [1877], article « Jouir. »
  • [12]
    Freud S., Leçons d’introduction à la psychanalyse [1917], Œuvres complètes, éd. J. Laplanche, A. Bourguignon et P. Cotet, trad. J. Altounian, Fr. Robert et alii, Paris, PUF, 2000, t. XIV, p. 379.
  • [13]
    Érasme Paraphrase de la première épitre aux Corinthiens, cité par Zara V., « Un cas d’« inesthésie » musicale : Érasme de Rotterdam », dans Musique, théologie et sacré, d’Oresme à Érasme, (sous la direction de) Coeurdevey A. et Vendrix Ph., Ambronay Éditions, Centre culturel de rencontre d’Ambronay, 2008, p. 300.
  • [14]
    On pourra consulter à ce sujet l’ouvrage de Gérold Th., Les Pères de l’Église et la Musique, Paris, Alcan, 1931.
  • [15]
    En latin, « sur un ton droit, uni ». Expression désignant une émission vocale sur une seule note, sans aucune inflexion mélodique.
  • [16]
    Pour détourner le titre de l’opéra d’Antonio Salieri Prima la musica e poi le parole (créé le 7 février 1786, à Vienne, à l’orangerie de Schönbrunn).
  • [17]
    Poizat M., La Voix du diable..., op. cit., p. 33-34.
  • [18]
    Gaumy Ch., « Le chant des castrats », Opéra international, décembre 1984 et janvier 1985.
  • [19]
    Bontempi A., Historia Musica, p. 111, cité par Barbier P., Histoire des castrats, Paris, Grasset, 1989, p. 28.
  • [20]
    Milner J.-C., L’Amour de la langue, Paris, Seuil, 1978. p. 8.
  • [21]
    Corinthiens, XIV, 34 : « Que les femmes se taisent dans les assemblées » (Traduction œcuménique de la Bible). Le cardinal Robert Bellarmin (1542-1621), le théologien catholique le plus influent au cours de la période de la contre-réforme qui nous intéresse – sous les papes Clément VII et Paul V, il fut premier expert et, par la suite, Cardinal Préfet du Saint Office à Rome – traduit la phrase de Saint Paul dans son De sacramentis in Genere, Livre 1, Chapitre 24, « Que les femmes se taisent à l’ Eglise ».
  • [22]
    Chanteur masculin se servant presque exclusivement de sa voix de fausset.
  • [23]
    Gaumy Ch., « Le chant des castrats », art. cité.
  • [24]
    Poizat M., L’Opéra ou le cri de l’ange, op. cité.
  • [25]
    Sacks O., Musicophilia, Paris, Seuil, 2009. p. 10-11.
  • [26]
    Comme la pulsion orale peut trouver à se satisfaire par un objet mais également par le « rien », comme nous le montre l’anorexique qui mange « rien ».
  • [27]
    Saint Augustin, Confessions, IX, vii, 15, trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, Desclée de Brouwer, 1980.
  • [28]
    Un des moments essentiels de cette tentative de repenser les liens unissant texte et effets de voix dans l’art lyrique fut la réforme entamée en 1762 par Gluck et son librettiste Calzabigi, avec la création de d’Orfeo ed Euridice où, selon les mots du musicien, il convenait « de réduire la musique à sa seule fonction de seconder la poésie ». Cette tentative de brider la voix permettra la naissance de quelques chefs-d’œuvre (Alceste, Iphigénie en Aulide, Iphigénie en Tauride...), mais aura surtout pour effet de relancer la recherche de la jouissance vocale, comme le montrent les arias de plus en plus en plus virtuoses, au fur et à mesure que s’écoule le XIXe siècle.
  • [29]
    Des critiques de plusieurs types furent énoncées. Deux d’entre elles retiendront notre attention. Tout d’abord une critique de type socio-économique qui annonce la mentalité bourgeoise du XIXe siècle, soucieuse d’utilité et de rentabilité. Les castrats étant perçus alors comme « des corps morts pour l’État économique ». L’autre type de critique dénonce plutôt le rôle important joué par les castrats dans la victoire de la vocalité sur le sens. Le grand Farinelli lui-même n’échappa pas à ces critiques puisque Charles Burney nous rapporte, dans Voyage musical dans l’Europe des Lumières, une anecdote qu’il tient du castrat lui-même, où l’on voit Charles VI, empereur d’Allemagne, reprocher au célèbre chanteur ses « gigantesques enjambées », ses « passages sempiternels », ses « notes qui ne finissent jamais »... troublant la compréhension du sens et la bonne et régulière mesure du temps.
  • [30]
    Rossini est un excellent exemple de l’ambivalence que peuvent éprouver les compositeurs à l’égard des castrats, alors même qu’à son époque ces chanteurs étaient en train de disparaître. Ses relations avec Velutti, à qui il confia la création d’Aureliano in Palmira en 1813, furent plus qu’orageuses. Le compositeur aimait la virtuosité des castrats et l’étrangeté de leur timbre, mais il refusait de voir sa musique transformée par leurs improvisations incontrôlables. Néanmoins, en 1863, cinquante ans plus tard, alors que les deux derniers grands castrats du XIXe siècle, Crescentini et Vellutti, étaient décédés respectivement en 1846 et 1860, il inscrivit sur la partition de sa Petite Messe solennelle la distribution vocale suivante, quasi impossible désormais : « Douze chanteurs de trois sexes, hommes, femmes et castrats. » La voix est perdue et à partir de là peut commencer la nostalgie...
  • [31]
    Voir à ce sujet le dernier et magnifique essai de Jean Starobinski qui montre comment tout le XIXe siècle fut traversé par cet air et hanté par la figure du castrat quasi disparu. Starobinski J., « Ombra adorata », Les Enchanteresses, Paris, Seuil, 2005, p. 199-254.
  • [32]
    Dès 1770 le pape Clément XIV interdit la castration et permet aux femmes de chanter dans les édifices religieux. Pourtant la chapelle papale continue à interdire la présence de femmes et de fait accueille en son sein les castrats victimes de coups de sabots malheureux...
  • [33]
    D’ailleurs, ce fut la place qui, pour l’essentiel, lui fut accordée en France. Alors que les castrats régnaient sur toutes les scènes lyriques d’Europe, la France se tint en grande partie à l’écart de cet engouement et confina le castrat à la chapelle royale, ses apparitions sur la scène de l’opéra n’étant qu’épisodiques ou très secondaires. Il faudra attendre le règne de Napoléon Ier pour que le castrat Crescentini soit invité à la cour pour interpréter à l’empereur, durant plus de six ans, des airs qui, d’après les témoignages, émouvaient celui-ci jusqu’aux larmes. Napoléon le promut chevalier de l’ordre de la Couronne de fer de Lombardie, distinction réservée aux plus grands militaires ! Cette passion impériale devait paraître bien étonnante chez un homme qui s’était, au nom des Droits de l’homme, tout au long de ses campagnes, fait un devoir d’interdire l’accès des conservatoires et des théâtres italiens aux castrats. Comme Jean-Jacques Rousseau, quelques années plus tôt, Napoléon eut bien du mal à concilier Lumières et jouissance vocale...
  • [34]
    Clapton N., Moreschi. Le dernier castrat, Paris, Buchet/Chastel, 2008.
  • [35]
    Cires reportées sur disque compact (Opal 9823), Alessandro moreschi : The Last Castrato. Ces enregistrements eurent lieu à Rome les 3 et 5 avril 1902 et le 11 avril 1904.
    Une première approche du phénomène est accessible à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=KLjvfqnD0ws

1 Il y a quelques mois, une vidéo a largement circulé sur les réseaux sociaux (plus de 172 000 vues à ce jour [1] sur la plateforme YouTube) provoquant des commentaires d’internautes allant de l’ironie à la haine. Il s’agit d’un cours filmé où l’imam de Brest, s’adressant à des enfants, décrit les risques encourus lorsque l’on se laisse aller à jouir de la musique : être englouti dans les profondeurs de la terre et être transformé en singe ou en cochon [2]. Certes, la vidéo prête dans le meilleur des cas à sourire : le propos paraît tellement caricatural et archaïsant qu’il est aisé de rejeter cette étonnante charge contre la musique du côté de l’obscurantisme fanatique. Elle ne serait qu’un témoignage supplémentaire de l’inculture et de la barbarie salafistes.

2 Mais l’analyste ne saurait s’arrêter là : la démarche freudienne nous invite à nous interroger sur le sens que peut avoir ce discours : de quoi ce violent rejet de la musique dans le champ religieux est-il le révélateur ? Ou pour le dire de façon plus paradoxale de quel danger – autre que celui d’être transformé en singe ou en cochon... – le rejet de la musique nous protège-t-il ?

3 Pour ne pas lier, de près ou de loin, ma démonstration aux terribles attentats perpétrés en janvier et novembre 2015 au nom du Très Haut, j’ai choisi de ne pas traiter cette question dans la sphère de la culture liée à l’Islam [3]. De plus, il est intéressant de repérer que si ce rejet violent de la musique peut être aujourd’hui défendu par certains croyants musulmans, il convient de rappeler que cette haine de la musique et le soupçon de son origine satanique n’est absolument pas le propre de l’Islam puisque la chrétienté naissante, puis durant de longs siècles, a mis au cœur de ses débats la place qu’il convenait d’accorder à la musique.

4 De fait, les trois religions monothéistes, qui se trouvent être les religions de la loi et du Verbe, ont eu ou ont encore des liens plus qu’ambivalents à la musique. Toutes trois ont tenté de réguler l’utilisation de la musique et pourtant, elles ont toutes trois, en dépit d’une réticence souvent très forte, intégré la voix ou ses substituts à la transmission de la parole divine.

5 Malgré les résistances que la vocalisation de la parole divine a pu entraîner, aucune religion n’a jamais pu totalement l’empêcher. La réduire parfois, la supprimer, jamais. Une des tentatives d’éradication les plus extrêmes et les plus violentes de la dimension musicale dans la transmission de la parole divine est l’épisode du puritanisme anglais survenu au cours du XVIIe siècle. À l’occasion de la réforme conduite par Thomas Cromwell, durant une quinzaine d’années, la musique religieuse se tut. Les orgues furent détruites, les maîtrises dissoutes, les livres de musique brûlés [4]. Néanmoins la parole divine continuait à être récitée, et non simplement dite, montrant par là qu’on ne se débarrasse pas aussi facilement des nécessaires enjeux musicaux liés à la transmission de la parole de Dieu...

6 De fait, nous rencontrons ces enjeux d’évitement/fascination dans les trois monothéismes. Dans la religion juive, l’utilisation du Schofar, accompagne le rituel dans ses moments cruciaux. Dans l’Islam, la musique est rejetée mais la psalmodie du Coran [5] est subtile voire ornée, et l’appel à la prière est si vocalique et mélismatique qu’il relève d’une réelle prouesse technique. Enfin la religion chrétienne, et plus encore son expression catholique, semble, après de longs siècles de débats et de réglementations, avoir été débordée par la jouissance liée à la voix, ce qui aboutit à cette situation particulièrement étrange où l’officiant, le porte-parole, se trouve relégué à une place subalterne, murmurant la parole divine dans un coin, pendant que le porte-voix – masses chorales imposantes et/ou orgues rugissantes – se trouve occuper la première place. Il semble alors que le but même de l’office, à savoir transmettre la parole divine, soit oublié. Cela conduira même la musique religieuse à sortir de l’église pour envahir la scène profane, comme le montre l’exemple du Concert spirituel en France au XVIIIe siècle.

7 Pourtant, les choses n’avaient pas commencé ainsi, et la méfiance et l’ambivalence à l’égard de la musique furent plutôt la norme chez les Pères de l’Église. Cette citation de saint Augustin résume parfaitement cette problématique :

8 « Parfois aussi je dépasse la mesure, pour me garder de cette duperie même, et je m’égare par un excès de sévérité : mais je vais si loin, par moments, que pensant à toutes les mélodies et suaves cantilènes qui accompagnent généralement les Psaumes de David, je voudrais les écarter de mes oreilles et de celles de l’Église elle-même. Alors me paraît plus sûre la pratique de l’évêque d’Alexandrie, Athanase ; on m’a dit souvent qu’il faisait prononcer le lecteur du psaume avec une flexion si légère de la voix que c’était plus près de la récitation que du chant [6]. »

9 Dans ce texte, saint Augustin expose très clairement les termes du problème : la musique est nécessaire à la transmission de la loi. Mais quand ce « mal nécessaire » devient par trop envahissant, comment redonner à la parole sa prééminence ? Saint Augustin propose alors le retour à la récitation. Ce qui ne va pas sans nous étonner : pourquoi ne pas revenir à la simple parole, pourquoi en passer par la récitation, qui introduit des accents [7] et, de fait, musicalise la parole ? Cet exemple pose de façon aiguë la question de la transmission de la parole de Dieu. Pourquoi est-il nécessaire de la réciter, la psalmodier ou la chanter ? Pourquoi ne pas transmettre la parole divine dans son immédiateté même ? Et pourquoi tout simplement ne pas la parler ? Pourquoi ne peut-on se contenter du dit divin, pourquoi le transformer en un dire impliquant toujours des « effets » de voix ? À ces questions, M. Poizat apporte la réponse suivante :

10 « À partir du moment où une considération extérieure liée notamment non plus à la seule proclamation mais à la diffusion [...] fait valoir que le projet divin pourrait s’accommoder d’un support de jouissance, la tentation devient grande de prendre prétexte de cette volonté de diffusion d’affermissement d’une foi pour se laisser aller à cette jouissance. [...] Autrement dit vulgairement : ce n’est pas avec du vinaigre qu’on attrape les mouches. Un peu de plaisir, ça ne fait pas de mal... puisque c’est au service de Dieu [8]. »

11 L’enjeu de séduction, voire de « promotion publicitaire » repéré par M. Poizat nous semble tout à fait pertinent, mais peut-être applique-t-il un peu trop rapidement à la musique religieuse le modèle qu’il a construit à partir de l’opéra [9]. Il nous semble en effet essentiel de souligner que les enjeux de l’opéra et du rituel religieux sont diamétralement opposés. Ce qui préside à la naissance de l’opéra – malgré les dénégations de ses créateurs – est la visée d’une jouissance liée à l’objet voix. À l’opéra, c’est la voix qui est première, alors qu’à l’église, c’est la transmission d’une parole divine dont la diffusion ne nécessiterait pas, a priori, sa vocalisation. La force du message divin devrait pouvoir se suffire à elle-même. En ce sens, la voix n’est pas seulement présente pour faire passer le message – comme on ferait « passer la pilule » – mais aussi et surtout parce que la parole divine risquerait de perdre toute « efficacité » sans cette vocalisation [10].

12 En fait cette vocalisation de la parole divine introduit, à partir des effets de jouissance, un au-delà du sens qui lui est lié et sans lequel le verbe divin risquerait de perdre son efficacité. C’est cette jouissance, obscurément pressentie comme dangereuse, que les législateurs de tous poils tentent de tenir à distance pour protéger le verbe divin mais également le fidèle. C’est donc de la jouissance et des risques qui lui sont liés, tel le retour à l’infra-humain – dont le singe et le cochon du bon imam de Brest ne sont que des imaginarisations –, dont viserait à nous protéger le législateur.

13 Rarement utilisé par Freud, le terme de jouissance devient un concept psychanalytique avec Lacan qui opère une distinction essentielle entre le plaisir et la jouissance. La jouissance résidant dans la tentative permanente d’outrepasser les limites du principe de plaisir qui vise lui à maintenir la quantité d’excitations à un niveau ni trop haut ni trop bas. La jouissance a toujours la transgression pour horizon. Mouvement lié à la recherche de l’objet perdu, la jouissance, qui peut être cause de souffrance, n’éradique jamais totalement la quête de l’objet du désir. Le terme « jouir » désigne le fait de tirer profit, agrément, plaisir de quelque chose. Mais, comme le dévoile habilement le subtil Émile Littré dans son dictionnaire, le terme est porteur d’une ambiguïté repérée bien avant que la psychanalyse ne la rencontre au cœur même des cures que nous menons. En effet, on peut aussi « jouir de sa douleur [11] ». Ce terme est ainsi propre à signifier aussi bien la satisfaction pulsionnelle, que la souffrance du symptôme – Freud nous rappelle à ce propos que « le mode de satisfaction qu’amène le symptôme a quelque chose de très déconcertant en soi [12] ». « Jouissance » désigne autant l’excès de plaisir, la satisfaction trop intense, que la souffrance résultant d’une excitation interne prolongée ayant pour conséquence de déranger le fragile équilibre visé par le principe de plaisir. De fait, il existe une jouissance de la voix dont les prescriptions religieuses viseraient à nous protéger et plus particulièrement à protéger la littéralité du Texte.

14 Le sage Érasme, lui-même, prendra une position peu habituelle dans son œuvre en condamnant violemment la musique à l’église :

15 « Nous avons introduit dans les églises une espèce de musique artificielle et théâtrale, un braillement tumultueux de voix diversifiées, comme les Grecs et les Romains n’en ont, si je ne me trompe, jamais entendu dans leurs théâtres. Tout n’est qu’un vacarme de clairons, de trompettes, de flûtes et de harpes, et avec elles encore rivalisent des voix humaines [13]. »

16 Ce que vise ici la critique érasmienne est le « vacarme » et le « braillement » qui corrompent et détruisent la parole divine en la détournant de sa compréhension. Érasme rejoint ici Saint Jérôme, les Pères du désert et fait de lit de la violence qui caractérisera la période cromwellienne.

17 On l’aura compris, cet ambigu plaisir, nécessaire mais dangereux pour Saint Augustin, insupportable pour Érasme, provoqué par l’écoute de la musique à l’église est une question extrêmement présente dans le débat théologique et cela depuis les origines. Elle a été, d’une façon assez étonnante, un des problèmes les plus discutés durant les premiers siècles de la chrétienté [14]. On le comprend aisément si on met au jour que cette interrogation, qui pourrait, a priori, nous sembler bien secondaire, concerne en fait non seulement la transmission de la parole divine mais également les enjeux de jouissance susceptibles de la vider de son sens. En cela, les Pères de l’Église, qu’ils défendent l’utilisation de la musique à l’église ou qu’ils la réprouvent, avaient parfaitement perçu les enjeux pulsionnels de la situation : la voix et la musique qui en est le prolongement est ce qui vient barrer, troubler, gêner et en même temps favoriser, aider, soutenir la transmission de cette parole. La voix est source de jouissance et par là, elle séduit, tandis qu’au même instant, cette jouissance vient brouiller l’intelligibilité du message divin. Son utilisation est risquée et pourtant nécessaire. Nous rencontrons là le paradoxe d’une voix dangereuse car séductrice mais dont la séduction même permet l’investissement de la parole.

18 À partir de là, toutes les positions idéologiques concernant les liens susceptibles d’unir parole divine et musique pourront se rencontrer. En fait, tout semble possible à condition que soit sauvegardé le principe essentiel de conservation de la parole divine. Il s’agit de préserver le plus possible la lettre du texte et son intelligibilité, dans la clarté la plus complète de son élocution. Le mode de transmission des textes sacrés sera donc, dans un premier temps, la psalmodie, qui consiste en une mélodie de caractère récitatif, beaucoup plus proche du rectotono[15] que du chant. La matérialité vocale est ici totalement soumise à la lettre du texte. La jouissance liée à l’objet voix est bornée par le sens : prima le parole, poi la musica[16].

19 Mais une brèche irréparable verra le jour avec l’introduction de l’Alléluia au IVe siècle. Cette exclamation signifie en hébreu « louez l’Éternel » mais, reprise dans la liturgie chrétienne sans être traduite, elle se voit réduite à une suite de syllabes sans signification lancée à la divinité dans un mouvement de jubilation. Or, nous avertit Michel Poizat :

20 « Si dans la psalmodie le verbe assure son emprise totale sur la voix, dans l’alléluia celle-ci (la voix) s’épanouit en longues vocalises complexes qu’on appelle mélismes. Dans la psalmodie [...] à chaque syllabe correspond un seul son (note), de la durée grosso modo d’énonciation de cette syllabe dans la langue parlée [...]. Dans le mélisme, au contraire, c’est tout un groupe de notes [...] qui va être chanté sur une même syllabe du mot et des écarts très supérieurs à ceux qui prévalent dans la psalmodie. [...] Ici, c’est la durée et le rythme de la vocalisation qui s’imposent au mot – lequel s’en trouve complètement désarticulé [17]. »

21 Le texte et le sens qui lui est associé passent alors au second plan. Cet espace accordé à une pure jouissance lyrique pénétra le monde latin, depuis l’Orient qui l’a vu naître, sous le nom de jubilus au IVe siècle. On connaît le succès que remporta cette pratique qui verra la création, dans la seconde partie du XVIIIe siècle, de l’ébouriffant Alléluia du motet Exultate Jubilate, composé par Mozart pour le castrat Rauzzini. La loi de la prééminence du verbe est ici, bien sûr, profondément mise à mal. Mais tant que cet espace est clairement circonscrit, il semble que le débordement du côté du « hors-sens » puisse être contenu : dans le psaume se rencontrent la parole et le sens, dans l’Alléluia la voix et la jouissance. L’espace accordé à la jouissance est clairement limité et en cela maîtrisé. Cette rassurante séparation sera mise à mal quelques siècles plus tard par l’introduction dans le dispositif religieux, dont le but rappelons-le est de transmettre la parole divine, de la figure du castrat conçu comme représentant sur terre de l’ange. La question « doit-on ou pas chanter à l’église ? » qui est déjà dépassée depuis bien longtemps se voit alors remplacée par la question « comment chanter et qui le peut ? ».

22 Rappelons d’abord brièvement ce qu’il en est de l’apparition du castrat dans le dispositif religieux. C’est par l’Espagne que se répandit l’utilisation de chanteurs n’ayant pas mué, et cela, semble-t-il, en raison de la proximité qui existait, durant la période mozarabe, entre catholiques et musulmans.

23 « La venue à la cour musulmane de Cordoue du grand chanteur luthiste et compositeur Ziryab (789-857), qui fit ses études à Bagdad, a autorisé l’emploi des castrats chanteurs dans les nouvelles formes musicales qu’avait développées celui-ci [...]. Du IXe siècle jusqu’à la reconquête de l’Espagne par les chrétiens au XVe siècle, les chroniques musulmanes signalent la présence des castrats chanteurs destinés à ces musiques raffinées, au sein des cours [18]. »

24 Très tôt, la voix aiguë est associée à la position angélique. Dans l’église mozarabe, la voix de l’ange va intervenir et cette voix ne peut être qu’aiguë, sans pour autant émaner d’une femme. Nous pourrions la qualifier de « hors-sexe », ce qui correspond assez bien à la position angélique... et à celle du castrat. La voix du chanteur castré sera d’ailleurs, tout au long de son histoire, systématiquement associée à la voix de l’ange. Le témoignage suivant, concernant Baldassare Ferri (1610 – 1680), en constitue un des nombreux exemples :

25 « Ce castrat était un trésor de l’harmonie et le délice des trônes ; sa musique était incomparable et angélique [...], son chant, pour avoir été un don du ciel, avait toutes les perfections [...], ses lèvres étaient aptes à tranquilliser les esprits ; [...] il avait l’harmonie du ciel en son sein [19]. »

26 Entre le XIIe et le XVe siècle, l’Église introduit donc à travers la personne du castrat un ange musicien. Est-il nécessaire de rappeler ici que la fonction de l’ange est d’être un messager, de délivrer un message, en l’occurrence, la parole divine ? Comme nous la rappelle Jean-Claude Milner : « L’ange est ce qui image le sujet lorsqu’il est réduit à sa seule dimension d’énonciation [20]. »

27 Des eunuques ayant été castrés suffisamment tôt et convertis au catholicisme vont peu à peu s’intégrer aux cérémonies religieuses. Un pas décisif est franchi lorsque l’Église catholique entame sa Contre-Réforme : tandis que les cardinaux, majoritairement italiens et espagnols, se réunissent en concile à Trente (1545-1563), des chanteurs castrés commencent à apparaître dans la chapelle pontificale de Rome. Jusque-là, l’illustre chœur, en raison de l’interdiction paulinienne portant sur le chant féminin – « mulieres taceant in ecclesiis[21]» –, ne pouvait compter que sur des enfants, aux possibilités techniques et à la musicalité souvent plus réduites que celles des adultes, ou sur des falsettistes [22], souvent limités du point de vue de la puissance et de l’étendue vocale.

28 C’est alors que par une bulle de 1589, Sixte V autorise le recrutement des castrats. Dès lors, des hommes de bonne volonté s’emploieront à justifier la décision et soutiendront sans la moindre équivoque que « la voix est une faculté plus précieuse que la virilité puisque c’est par la voix que l’homme se distingue des animaux. Si donc, pour embellir la voix, il est nécessaire de supprimer la virilité, on peut le faire sans impiété. Or, les voix de soprani sont tellement nécessaires pour chanter les louanges du Seigneur qu’on ne saurait en mettre l’acquisition à un prix trop élevé [23]».

29 On notera avec intérêt que les hommes de « bonne volonté » ont parfaitement admis que la voix était bien ce qui se trouve en excès de la parole. En effet, si la voix participe de l’acte de parole, elle ne s’y réduit nullement. Mise en évidence dans le dispositif musical, la voix vise à brouiller le message transmis, provoquant un effet de lyrisme qui se trouve être l’enjeu de la jouissance lyrique. Lyrisme que l’on définira comme ce qui vient perturber l’énonciation d’une chaîne signifiante, soit par la hauteur qui vient mettre à mal l’articulation, soit par le tempo qui distord les mots [24]. Cet effet de lyrisme ne se rencontre pas chez les animaux. C’est pourquoi il est inapproprié de dire que les oiseaux chantent au sens où nous tentons de définir le chant ici. Disons plutôt qu’ils parlent. Les modulations, la mélodie de leur énonciation sonore font partie intégrante de leurs énoncés signifiants, qu’ils soient signaux d’appel, d’alerte ou de marquage du territoire, mais on ne saurait aucunement y repérer de distorsions visant des effets de lyrisme ouvrant la porte à une jouissance. Leur énonciation n’obéit pas à d’autres fonctions que celle que la nature leur a assignée. Les chants des oiseaux ont une structure plus ou moins immuable et ils sont, dans une large mesure, rigidement câblés dans le système de leur espèce. Rien de tel chez l’homme où les études neurologiques ont montré qu’un nombre plus important d’aires cérébrales est affecté au traitement de la musique qu’à celui du langage [25]. Pour le neurologue, l’homme, plus encore que l’oiseau, serait une espèce musicale. Toute la différence entre l’instinct et la pulsion se trouve ici condensée. L’instinct est essentiellement répétitif et accorde à l’animal un savoir sur le monde sans qu’il ait besoin de rien en savoir. La pulsion, quant à elle, est par essence insatisfaite du fait que son objet soit contingent. Elle pourra, dans le cas de la pulsion invocante dont l’objet est la voix, prendre tout aussi bien la forme d’un chant religieux que celle d’« une voix de fin silence [26] » comme nous le rappellent les Écritures.

30 Les théologiens qui justifient la castration, acte ô combien barbare qui s’exercera à l’encontre de milliers d’enfants durant des siècles, ne savent pas qu’ils finissent d’introduire là le loup de la jouissance dans la bergerie de la transmission de la parole divine. Cette tension entre la fonction de messager, de porte-parole divin, où le castrat se trouve en position angélique, et la fonction de porte-voix ne fera que se préciser au cours des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. L’utilisation de la voix du castrat, mise au service du projet politique de l’Église visant la « séduction » sonore du fidèle dépassa, et de loin, toutes ses espérances. En moins de vingt ans, tous les falsettistes du chœur pontifical seront remplacés par des castrats. L’amplification du phénomène est telle qu’en quelques années, toutes les cathédrales et toutes les chapelles de la péninsule se voient dotées de castrats sopranos et altos. L’Église perçoit parfaitement en quoi ces interprètes constituent une sorte d’idéal musical : voix brillante, limpide, émouvante par son caractère ambigu, aussi aiguë et plus puissante que celle d’une femme, mais dans un corps d’homme. Ce dernier argument est de poids puisqu’à cette époque l’interdiction du chant féminin à l’église, édictée par saint Paul, est appliquée à la lettre. Néanmoins, il serait réducteur de ne voir dans cet engouement que la seule conséquence du dogme paulinien. D’autant que cette interdiction ne s’appliquait strictement que dans les États pontificaux. Le castrat n’est en rien un substitut féminin, il fait signe vers autre Chose et c’est cela qui va le rendre si vite inévitable puis, une fois sa dimension angélique estompée, si insupportable. Il ne fait aucun doute qu’il existe une jouissance spécifique provoquée par l’introduction du castrat dans le dispositif musical religieux. La preuve en est qu’en ce début de XVIIe siècle, on se bat aux portes des églises pour entendre Loreto Vittori (1600 – 1670) qui fait partie de la chapelle papale : la voix du castrat provoque des transports jusqu’alors inconnus qui « justifieront » durant plusieurs siècles la mutilation de milliers d’enfants.

31 Avec l’apparition du castrat sur la scène sacrée, le trouble lié à la jouissance musicale s’accentue. Et derrière l’ange musicien, servant essentiellement de porte-parole, se profile déjà la fonction diabolique du porte-voix, conduisant à évincer le texte sacré au profit du plaisir de l’audition de la voix et à se soumettre à l’injonction de jouissance qu’il implique. Sa voix réellement extraordinaire et proprement inouïe ramène au premier plan la matérialité sonore, reléguant au second plan l’enjeu de la situation liturgique – qui est la transmission d’une parole divine. La voix est ici « logocauste » : le verbe s’y embrase au risque de s’y consumer.

32 Malgré cela, il semble que la limitation au strict cadre de l’Église ait permis de contenir, a minima, la jouissance éprouvée. En effet, cette jouissance n’est ni dépourvue de sens, ni diabolique, puisque enthousiasmante (au sens étymologique, c’est-à-dire qu’elle permet au fidèle d’être inspiré, voire possédé par Dieu, « endieusé »). Autrement dit, dans le cadre du dispositif religieux, la voix et la jouissance qu’elle peut procurer n’ont rien de gratuit car, adressée à l’Autre divin, elle en constitue une des voies d’accès possibles, comme le repère parfaitement saint Augustin :

33 « Les paroles saintes elles-mêmes, je le sens, émeuvent nos esprits et les enflamment de piété avec plus d’ardeur religieuse, lorsqu’elles sont ainsi chantées, que si elles n’étaient pas ainsi chantées [27]. »

34 La jouissance éprouvée permet de recevoir et surtout d’investir le message divin. Tant que le castrat est soumis à ce rôle de porte-parole, il occupe une place angélique et l’intense jouissance qu’il procure dans un lieu sacré ne semble pas être perçue comme trop dérangeante, inconvenante ou déplacée. En effet, si la virtuosité est loin d’être exclue du chant religieux, tout se passe comme si cette gratuité et cette jouissance étaient bornées par le service que la voix doit rendre à la parole divine. Tout comme l’horreur de la castration est tenue à distance parce qu’elle est nécessaire à la jouissance de l’Autre divin.

35 Tout se complique à partir du moment où ce porte-parole se fait porte-voix, passage qui correspond au transfert que le castrat opère de la scène sacrée à la scène profane. Au moment de l’apparition de l’opéra au début du XVIIe siècle, la référence à l’ange musicien délivrant la parole divine, qui avait soutenu et justifié, au-delà de la mutilation infligée, l’introduction du castrat dans le dispositif religieux, cède la place au héros musicien. C’est ainsi qu’apparaît, sur la scène, au début du XVIIe siècle, la figure d’Orphée dont la voix seule, délivrée de tout message, va émouvoir le public et entraîner une jouissance qui sera d’autant plus violemment réprimée, voire refoulée, au cours du XIXe siècle qu’elle aura été débordante durant les XVIIe et XVIIIe siècles.

36 Au début du XVIIe siècle, l’Italie baroque s’empare donc de cette voix d’ange incarné et la détourne de la scène sacrée vers la scène profane. Le but n’est pas, comme on l’a trop souvent dit, de pallier l’interdiction faite aux femmes de monter sur les scènes de théâtre, mais plutôt de profiter de la fascination que la voix des castrats exerce sur les auditeurs. La référence à l’ange musicien a bien sûr disparu, et l’ange va se transformer en héros. Car il est important de noter que, même s’il est arrivé aux castrats d’interpréter des rôles féminins, les personnages qui leur sont le plus couramment attribués sont des rôles éminemment virils, tels que Jules César, Ottone, Arminio, Téséo, Rinaldo, Radamisto ou Orlando pour ne citer qu’une partie des héros des opéras de Haendel. Le but est moins de trouver une pseudo-adéquation réaliste entre une voix et un personnage (comme cela sera le cas au XIXe siècle, lorsque les ténors interpréteront des rôles de jeunes amoureux et les barytons, des rôles de pères), que de parvenir à une adéquation entre l’importance du rôle et la jouissance que procurera la voix en charge de l’incarner. C’est la voix inouïe qui est recherchée au détriment d’une réalité sexuelle apparemment bafouée. La voix du castrat étant la plus extraordinaire par son côté « hors-sexe », la plus inouïe au sens propre du terme, elle fut de ce fait la plus appropriée pour rendre compte de l’aspect surhumain des personnages mis en scène par l’opéra seria.

37 Ce qu’il convient de conserver à l’esprit par rapport à la question qui nous intéresse ici est que dans le cas de l’opéra, cette jouissance n’a plus la justification de la jouissance divine, l’auditeur y est donc confronté sans médiation. On comprend mieux alors pourquoi, plus encore à l’opéra qu’à l’église, les compositeurs ont régulièrement, comme en témoignent les réformes successives de l’opéra [28], tenté, vaillamment mais vainement, de contenir les débordements des chanteurs, et tout particulièrement ceux des castrats. Ce malaise transparaît et se trouve rationalisé dans les critiques adressées en assez grand nombre aux castrats dès le XVIIIe siècle [29]. La plupart du temps, ces critiques pointent du doigt ce que de nombreux contemporains perçoivent comme l’insupportable et inconvenante gratuité de la virtuosité de ces chanteurs. Virtuosité qui a pour conséquence immédiate l’abandon des enjeux de signification au profit d’une vocalité débridée. Assez vite, ces espaces de virtuosité sans mélange, où la voix s’épure, disloquant le texte sous un vertigineux raz-de-marée ornemental, seront, au théâtre plus encore qu’à l’Église, remis en question, voire limités par les compositeurs eux-mêmes [30].

38 On connaît déjà la fin de l’histoire ; le début du XIXe siècle connaîtra encore de grands castrats, tels Girolamo Crescentini (1762 – 1846) ou Giovanni Velluti (1780 – 1861) qui conclurent respectivement leur carrière en 1812 et 1830. L’ombre du célèbre Crescentini plana sur tout le XIXe siècle grâce au célébrissime air de Romeo et Giuletta de Zingarelli : Ombra adorata aspetta ; auquel feront référence de nombreux auteurs, dont Hoffmann, Stendhal et Balzac [31]. Velluti, pour sa part, créera l’Aureliana in Palmira de Rossini en 1813 et Tibaldo et Isolina de Morlacchi en 1822, œuvre avec laquelle il atteint le faîte de sa carrière. Meyerbeer lui offrit, en 1824, la dernière partition de l’histoire de la musique exigeant la présence d’un castrat : Il Crociato in Egitto. On dit même que Richard Wagner aurait proposé à Domenico Mustafà (1829-1912), castrat et directeur musical de la chapelle Sixtine jusqu’en l902, d’interpréter sur scène le rôle de Klingsor dans Parsifal en 1882, projet qui ne se concrétisa pas. Les castrats se maintiennent ou sont encore sollicités sur la scène de l’opéra, mais déjà ils appartiennent à un monde en train de disparaître.

39 La cause est entendue : les eunuques-chanteurs disparaissent de la scène de théâtre pour retrouver pendant un demi-siècle la place qui avait été la leur au début de leur histoire. Et afin de survivre encore quelques années, ils devront retrouver la place de l’ange au service de la transmission de la parole divine. Ainsi, tout en condamnant toujours aussi vigoureusement la castration, parvient-on en outre à contenir les débordements et l’enjeu de jouissance qui lui sont liés, en en faisant un objet moins scandaleusement offert à l’oreille de tous. La jouissance se trouve voilée en réintégrant le chœur des anges. Ce n’est qu’en 1902 que le pape Léon XIII [32] signa l’ordonnance qui bannissait les castrats de la chapelle pontificale, mettant un point final définitif à cette incroyable histoire.

40 Histoire, qui peut aujourd’hui nous sembler invraisemblable, et qui dura pourtant plus de trois siècles. Le plus étrange est que la fin de cet étonnant parcours ressemble à s’y méprendre à ses débuts : issu du chœur religieux, le castrat, après un détour très remarqué de plus de deux siècles par la scène de l’opéra, retourne à l’Église où il sera toléré encore quelques années durant. À la veille de la Première Guerre mondiale, le chanteur castré existe donc encore, mais celui qui fut la pièce maîtresse de l’opéra en donnant corps et voix aux héros qu’il incarnait ne réussit à se maintenir qu’en désertant la scène et en réintégrant le chœur ecclésiastique, pour finir par être cantonné à la seule chapelle papale [33].

41 Le 11 avril 1904, Alessandro Moreschi [34], le dernier des castrats de la chapelle papale enregistre ses dernières notes. Il ne quittera le chœur qu’en 1913 et mourra oublié de tous en 1922, à l’âge de 64 ans, entérinant la disparition définitive d’un monde dont la mort avait été annoncée dès le XVIIIe siècle. L’enregistrement qu’il réalisa pour la Gramophon Company [35] demeure, pour nous, l’unique témoignage sonore, vivant, l’écho quelque peu assourdi d’une histoire qui témoigne de la violente tension entre la nécessaire jouissance lyrique et sa mise à distance qui hanta durant près de deux mille ans la pratique vocale catholique. Cette petite histoire des prescriptions, injonctions et ordres concernant la pratique musicale au sein de l’Église catholique permettra de rappeler que le fanatisme et les violences qui lui sont liées est la chose la mieux partagée par les religions dès que la littéralité de la transmission de la parole divine et son cortège de certitudes surmoïques devient le seul enjeu de la situation religieuse.


Mots-clés éditeurs : Castration, Interdits religieux, Opéra, Voix, Musique sacrée

Mise en ligne 19/06/2019

https://doi.org/10.3917/top.145.0039

Notes

  • [1]
    Juin 2016.
  • [2]
  • [3]
    Michel Poizat a consacré une partie de son ouvrage La Voix du diable à la question de la place de la musique dans l’Islam, on pourra s’y reporter.
    Poizat M., La Voix du diable. La Jouissance lyrique sacrée, Paris, Métailié, 1991. p. 51-79.
  • [4]
    Poizat M., La Voix du diable. La Jouissance lyrique sacrée, opus cité, p. 45-46.
  • [5]
    Daniel Sibony met en avant l’aspect musical même du texte coranique : « Pour qui les lit – ou plutôt les chante – en arabe, c’est encore moins remarqué, quant au sens ; l’incantation ouvre les vannes de la jouissance plutôt que les fentes de l’esprit critique. Je puis en témoigner par ma propre expérience : les rares sourates du Coran que je connais par cœur me sont devenues presque impossibles à penser, tant la prégnance du rythme et de la musique est forte » (Sibony D., Les Trois Monothéismes, Paris, Seuil, 1992, p. 67 ; c’est nous qui soulignons).
  • [6]
    Saint Augustin, Confessions, X, XXXIII, 49-50, trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, Desclée de Brouwer, 1980.
  • [7]
    L’accent est étymologiquement une élévation de la voix sur une syllabe. Le chant s’y dessine déjà...
  • [8]
    Poizat M., La Voix du diable. La Jouissance lyrique sacrée, opus cité. p. 32.
  • [9]
    Poizat M., L’opéra ou le cri de l’ange. Essai sur la jouissance de l’amateur d’Opéra, Paris, Métailié, 1986.
  • [10]
    Vives J.-M., La voix sur le divan, Paris, Aubier, 2012.
  • [11]
    « Jouir, impliquant une satisfaction, ne se dit pas des choses mauvaises. [...] Toutefois, quand la chose mauvaise dont il s’agit, malheur, peine, souffrance, peut-être, par une hardiesse de l’écrivain, considérée comme quelque chose dont l’âme se satisfasse, alors jouir est très bien employé : [...] “Je t’ai perdu ; près de ta cendre/ Je viens jouir de ma douleur.” Saint-Lambert, Épitaphe d’Helvétius », Littré É., Dictionnaire de la langue française [1877], article « Jouir. »
  • [12]
    Freud S., Leçons d’introduction à la psychanalyse [1917], Œuvres complètes, éd. J. Laplanche, A. Bourguignon et P. Cotet, trad. J. Altounian, Fr. Robert et alii, Paris, PUF, 2000, t. XIV, p. 379.
  • [13]
    Érasme Paraphrase de la première épitre aux Corinthiens, cité par Zara V., « Un cas d’« inesthésie » musicale : Érasme de Rotterdam », dans Musique, théologie et sacré, d’Oresme à Érasme, (sous la direction de) Coeurdevey A. et Vendrix Ph., Ambronay Éditions, Centre culturel de rencontre d’Ambronay, 2008, p. 300.
  • [14]
    On pourra consulter à ce sujet l’ouvrage de Gérold Th., Les Pères de l’Église et la Musique, Paris, Alcan, 1931.
  • [15]
    En latin, « sur un ton droit, uni ». Expression désignant une émission vocale sur une seule note, sans aucune inflexion mélodique.
  • [16]
    Pour détourner le titre de l’opéra d’Antonio Salieri Prima la musica e poi le parole (créé le 7 février 1786, à Vienne, à l’orangerie de Schönbrunn).
  • [17]
    Poizat M., La Voix du diable..., op. cit., p. 33-34.
  • [18]
    Gaumy Ch., « Le chant des castrats », Opéra international, décembre 1984 et janvier 1985.
  • [19]
    Bontempi A., Historia Musica, p. 111, cité par Barbier P., Histoire des castrats, Paris, Grasset, 1989, p. 28.
  • [20]
    Milner J.-C., L’Amour de la langue, Paris, Seuil, 1978. p. 8.
  • [21]
    Corinthiens, XIV, 34 : « Que les femmes se taisent dans les assemblées » (Traduction œcuménique de la Bible). Le cardinal Robert Bellarmin (1542-1621), le théologien catholique le plus influent au cours de la période de la contre-réforme qui nous intéresse – sous les papes Clément VII et Paul V, il fut premier expert et, par la suite, Cardinal Préfet du Saint Office à Rome – traduit la phrase de Saint Paul dans son De sacramentis in Genere, Livre 1, Chapitre 24, « Que les femmes se taisent à l’ Eglise ».
  • [22]
    Chanteur masculin se servant presque exclusivement de sa voix de fausset.
  • [23]
    Gaumy Ch., « Le chant des castrats », art. cité.
  • [24]
    Poizat M., L’Opéra ou le cri de l’ange, op. cité.
  • [25]
    Sacks O., Musicophilia, Paris, Seuil, 2009. p. 10-11.
  • [26]
    Comme la pulsion orale peut trouver à se satisfaire par un objet mais également par le « rien », comme nous le montre l’anorexique qui mange « rien ».
  • [27]
    Saint Augustin, Confessions, IX, vii, 15, trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, Desclée de Brouwer, 1980.
  • [28]
    Un des moments essentiels de cette tentative de repenser les liens unissant texte et effets de voix dans l’art lyrique fut la réforme entamée en 1762 par Gluck et son librettiste Calzabigi, avec la création de d’Orfeo ed Euridice où, selon les mots du musicien, il convenait « de réduire la musique à sa seule fonction de seconder la poésie ». Cette tentative de brider la voix permettra la naissance de quelques chefs-d’œuvre (Alceste, Iphigénie en Aulide, Iphigénie en Tauride...), mais aura surtout pour effet de relancer la recherche de la jouissance vocale, comme le montrent les arias de plus en plus en plus virtuoses, au fur et à mesure que s’écoule le XIXe siècle.
  • [29]
    Des critiques de plusieurs types furent énoncées. Deux d’entre elles retiendront notre attention. Tout d’abord une critique de type socio-économique qui annonce la mentalité bourgeoise du XIXe siècle, soucieuse d’utilité et de rentabilité. Les castrats étant perçus alors comme « des corps morts pour l’État économique ». L’autre type de critique dénonce plutôt le rôle important joué par les castrats dans la victoire de la vocalité sur le sens. Le grand Farinelli lui-même n’échappa pas à ces critiques puisque Charles Burney nous rapporte, dans Voyage musical dans l’Europe des Lumières, une anecdote qu’il tient du castrat lui-même, où l’on voit Charles VI, empereur d’Allemagne, reprocher au célèbre chanteur ses « gigantesques enjambées », ses « passages sempiternels », ses « notes qui ne finissent jamais »... troublant la compréhension du sens et la bonne et régulière mesure du temps.
  • [30]
    Rossini est un excellent exemple de l’ambivalence que peuvent éprouver les compositeurs à l’égard des castrats, alors même qu’à son époque ces chanteurs étaient en train de disparaître. Ses relations avec Velutti, à qui il confia la création d’Aureliano in Palmira en 1813, furent plus qu’orageuses. Le compositeur aimait la virtuosité des castrats et l’étrangeté de leur timbre, mais il refusait de voir sa musique transformée par leurs improvisations incontrôlables. Néanmoins, en 1863, cinquante ans plus tard, alors que les deux derniers grands castrats du XIXe siècle, Crescentini et Vellutti, étaient décédés respectivement en 1846 et 1860, il inscrivit sur la partition de sa Petite Messe solennelle la distribution vocale suivante, quasi impossible désormais : « Douze chanteurs de trois sexes, hommes, femmes et castrats. » La voix est perdue et à partir de là peut commencer la nostalgie...
  • [31]
    Voir à ce sujet le dernier et magnifique essai de Jean Starobinski qui montre comment tout le XIXe siècle fut traversé par cet air et hanté par la figure du castrat quasi disparu. Starobinski J., « Ombra adorata », Les Enchanteresses, Paris, Seuil, 2005, p. 199-254.
  • [32]
    Dès 1770 le pape Clément XIV interdit la castration et permet aux femmes de chanter dans les édifices religieux. Pourtant la chapelle papale continue à interdire la présence de femmes et de fait accueille en son sein les castrats victimes de coups de sabots malheureux...
  • [33]
    D’ailleurs, ce fut la place qui, pour l’essentiel, lui fut accordée en France. Alors que les castrats régnaient sur toutes les scènes lyriques d’Europe, la France se tint en grande partie à l’écart de cet engouement et confina le castrat à la chapelle royale, ses apparitions sur la scène de l’opéra n’étant qu’épisodiques ou très secondaires. Il faudra attendre le règne de Napoléon Ier pour que le castrat Crescentini soit invité à la cour pour interpréter à l’empereur, durant plus de six ans, des airs qui, d’après les témoignages, émouvaient celui-ci jusqu’aux larmes. Napoléon le promut chevalier de l’ordre de la Couronne de fer de Lombardie, distinction réservée aux plus grands militaires ! Cette passion impériale devait paraître bien étonnante chez un homme qui s’était, au nom des Droits de l’homme, tout au long de ses campagnes, fait un devoir d’interdire l’accès des conservatoires et des théâtres italiens aux castrats. Comme Jean-Jacques Rousseau, quelques années plus tôt, Napoléon eut bien du mal à concilier Lumières et jouissance vocale...
  • [34]
    Clapton N., Moreschi. Le dernier castrat, Paris, Buchet/Chastel, 2008.
  • [35]
    Cires reportées sur disque compact (Opal 9823), Alessandro moreschi : The Last Castrato. Ces enregistrements eurent lieu à Rome les 3 et 5 avril 1902 et le 11 avril 1904.
    Une première approche du phénomène est accessible à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=KLjvfqnD0ws
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