Notes
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[1]
Jünger, E., Feu et sang, (1925), traduction française, Paris, Éd. Christian Bourgois, 1998.
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[2]
Je renvoie ici au livre très documenté d’Alain Besançon, L’image interdite, Paris, Fayard, 1997.
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[3]
Pas avec Platon lui-même qui est plus nuancé. De même Plotin défendra l’idée que l’artiste arrache la matière à son néant et la conduit sur le chemin de l’Un.
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[4]
Freud, S., Totem et Tabou, (1912-13), p . 106.
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[5]
Mattéi, J.-F., La barbarie intérieure, PUF.
Avant-propos
1 L’Histoire nous raconte qu’un peuple d’origine danoise, venu s’établir en Germanie – en fait du côté de l’actuelle Pologne – avait franchi le Rhin et déferlé sur la Gaule, l’Espagne et l’Afrique du Nord détruisant tout sur son passage. Ils n’ont laissé en fait que leur nom qui est devenu un adjectif éponyme : « vandale », et une interrogation assez large sur les motivations de ces destructions aussi délibérées qu’apparemment inutiles. Fallait-il y voir une simple ignorance, voire un manque de goût ou au contraire une jouissance spécifique impliquant de reconnaître qu’il y avait là de la beauté et donc un possible plaisir à la détruire ?
2 Un tel plaisir, sur le plan de la psychopathologie individuelle, relèverait de la catégorie de l’envie qui provoque chez le sujet le besoin de mettre en pièces l’objet parce qu’il a excité son désir et par là dérangé sa toute-puissance autarcique. C’est un phénomène relativement banal à l’adolescence qui est alors porté par le désir d’imposer sa marque personnelle en graffitant, salissant, bref en laissant une trace de soi.
3 La dimension psychopathique du mépris envieux prend une autre tournure dans le plaisir sadique de détruire. L’œuvre du Marquis de Sade nous raconte ad nauseam les tortures et les dégradations infligées à la chair des innocentes jeunes filles conduites au Château de Silling en même temps que le libertin qui les inflige doit prendre soin de ne pas y trouver de plaisir et rester au sens stoïcien du terme « apathique ».
4 Je ferai l’hypothèse que ce besoin d’écraser l’autre – qui va bien au-delà du fait d’en avoir raison – implique la nécessité d’une annihilation est aussi présente dans les destructions de masse. Mais la question se pose alors autrement : que cherchent à détruire les fanatiques lorsqu’ils s’attaquent aux œuvres d’art à coup d’explosifs, quand ils tirent à vue au milieu d’un concert ou quand ils jettent les livres, voire les peintures dans un bûcher ? On peut tenter d’y répondre en interrogeant d’une part, l’excitation destructrice du vandale et sa confrontation à l’iconoclasme c’est-à-dire à la conscience de la nature supposée transcendante de l’objet à détruire et, d’autre part, la destruction du supposé pouvoir de la culture de l’autre.
L’excitation destructrice du vandale / l’iconoclasme
5 Qu’est-ce que le vandalisme ? Il faut ici avancer prudemment : la motivation du schizophrène qui attaque la Pietà de Michel Ange à coup de marteau – parce que l’expression d’extase de cette femme qui tient le cadavre de son fils entre ses bras lui est insupportable – n’est pas superposable ou même comparable à celle des groupes de soldats qui détruisent aujourd’hui les temples antiques ou ceux qui bombardaient les cathédrales tant à Reims pendant la Première Guerre qu’à Dresden pendant la Seconde. On sait que ces destructions visaient avant tout à démoraliser l’ennemi en tuant ce qui avait pour lui de la valeur et représentait son identité. Réciproquement, c’est quand la beauté de ce qui était à détruire était aussi reconnue et l’attachement partagé par l’ennemi qu’il a pu être possible de renoncer à mettre en acte le plan projeté, comme cela a été le cas en Italie où le Ponte Vecchio à Florence devait être détruit comme les autres ponts sur l’Arno ou, plus spectaculaire encore, lorsque le général Von Choltiz, alors gouverneur du Grand Paris, a refusé d’obéir aux ordres d’Hitler de faire sauter Paris en 1944.
6 Le vandalisme est de tous les temps et on pourrait le comparer au viol des femmes en temps de guerre, qui est lui aussi récurrent, et vise, lui aussi, la destruction du plaisir de l’autre dans ce qu’il considère comme précieux, voire comme sacré. Quant à l’excitation destructrice, elle fait partie de la guerre car elle lui est nécessaire et lorsque Ernst Jünger parle de la « volupté du sang », de la « rouge ivresse du sang » ou de la « soif » que le combattant en éprouve, il ne se réfère pas au désir d’un sujet mais à une pulsion, dimension qui l’habite et le dépasse à la fois. La pulsion en question n’appartient pas, selon lui, à l’individu mais au groupe voire au mouvement qui anime l’Histoire elle-même.
7 Il en est de même quand il s’agit de se réjouir d’être « le dur instrument d’une dure volonté » ou bien d’accepter la nécessité d’assumer « le fardeau de fer ». Ce que veut le destin doit alors être assumé par l’individu comme étant sa volonté propre. (Feu et sang, p. 41) Sans illusion cependant sur la fragilité du combattant : « Pour l’instant nous sommes encore les porteurs de cette grande force, mais bientôt peut-être nous ne serons plus que les fragments éparpillés qui la contenaient [1]. » (p. 42).
8 Même si l’excitation voire la rage font partie des affects en jeu, la raison et l’efficacité règnent en maître. Pourtant paradoxalement, il n’est plus possible pour l’individu de penser et Jünger note qu’il sent ses actes comme déterminés de l’extérieur par une autre raison que la sienne. Il n’y a pas de place pour le désordre des pulsions et le sang-froid absolu qui anime et guide le combattant est vécu par lui comme s’il devenait l’acteur d’une force plus large qui le gouverne : « Ici, on ne peut que se laisser manipuler et former par l’action de l’esprit du monde en personne. L’Histoire est vécue en son foyer central. » (ibid., p. 84).
9 Jünger a des accents freudiens lorsqu’il écrit en des termes assez proches de ce que l’auteur de Malaise dans la Civilisation exprimera une dizaine d’années plus tard : « Sous la coque toujours plus brillamment polie, nous restons aussi nus et bruts que les hommes des forêts. » (ibid., p. 34). Mais pour lui, les pulsions de l’homme, longtemps endiguées par la société, redeviennent l’unique et le sacré, « l’ultime raison ».
10 Toutefois les destructions des œuvres de civilisation se font aussi de manière froide et délibérée et non comme des dommages collatéraux. C’est la raison pour laquelle il peut être utile de s’interroger sur une toute autre forme que le vandalisme a pris dans l’Histoire, soit l’iconoclasme [2].
L’iconoclasme
11 Avec l’iconoclasme, on est apparemment dans une toute autre dimension puisqu’il s’agit d’abord de justifier la destruction de l’œuvre d’art ce qui donne lieu à une réflexion philosophique et théologique nourrie. De plus la destruction ne vise que la représentation de Dieu et non l’art en général et, dans le cas de Calvin, c’est seulement sa présence à l’intérieur du temple et non l’image elle-même qui est condamnée.
12 Pourtant, comme aujourd’hui, la question est posée à un niveau qui est simultanément politique ET religieux. Politique, non seulement au sens de la conquête du pouvoir mais au sens de l’idéologie et des normes morales et sociétales du « vivre-ensemble » qu’il s’agit d’imposer par la brutalité.
13 La destruction ne se fait pas dans le contexte d’un pillage ou d’un ravage trouvant son origine dans la guerre, elle est froidement organisée au nom de principes qu’il faut rétablir et défendre. Il s’agit toujours pour ces fanatiques de purifier la société qui a dangereusement dérivé vers les séductions de la sensualité et s’est de ce fait détournée des vraies questions c’est-à-dire de Dieu.
14 Ainsi, lorsque le prieur du couvent San Marco à Florence, le moine Savonarole, avant de subir lui-même ce même sort, persuade les artistes qui avaient rejoint son parti, les Piangioni, et notamment Botticelli, de jeter leurs œuvres profanes au bûcher, il agit en fanatique et non en vandale.
15 Il est intéressant de voir que l’iconoclaste procède à l’inverse puisque ce sont au contraire les représentations artistiques de la divinité qu’il entend détruire comme impies. Il est vrai que sa motivation est en fait la même car la sensualité des Vierges à l’enfant, les longs cheveux de Marie-Madeleine ou la lascivité de Saint Sébastien, n’incitent pas vraiment au mysticisme et les églises italiennes recouvertes de sublimes fresques multicolores ressemblent davantage à des musées qu’à des lieux de culte ! Dans la mesure où l’Islam, comme la religion juive et dans une moindre mesure la religion protestante, condamnent le fait de tenter de donner une image concrète de dieu, il est pertinent de s’interroger à partir de la dimension iconoclaste sur les destructions organisées actuelles, celles des Boudhas en Afghanistan ou de celle plus récente encore de Palmyre.
16 La querelle des iconoclastes et des iconodules a occupé les 8 premiers siècles de notre ère mais elle remonte en réalité bien avant dans la mesure où elle repose sur une question qui agite déjà la philosophie grecque : l’opposition entre voir avec les yeux de la chair et la sensibilité qui s’y attache et contempler qui ne peut se faire qu’avec les yeux de l’esprit, donc en écartant au contraire les objets qui pourraient distraire le regard. C’est toute la notion philosophique du « sublime » – et non la sublimation – soit ce qui embrase l’âme sans le secours des sens qui est ici posée.
17 Les iconophiles soutenant que l’homme ayant été créé à l’image de Dieu et que ce dernier s’étant en outre incarné dans la personne physique du Christ, il était parfaitement justifié de prétendre représenter Dieu dans une image ou une statue.
18 On voit que se dessine une ligne commune entre mysticisme et iconoclasme, l’un et l’autre jamais loin du fanatisme... À l’inverse, la philosophie grecque ou celle de Spinoza comme les religions orientales, en identifiant Dieu à la Nature représente des dieux semblables aux hommes et par là aussi des hommes semblables aux dieux.
19 L’existence de Dieu ne relève pas de la preuve mais de l’évidence et la beauté du monde en est le témoignage. L’artiste fait donc œuvre pieuse en la représentant et en l’immortalisant. Au contraire de la tension mystique qui débouche sur l’angoisse du vide et s’en nourrit, cette sagesse consiste à vivre sans effort, étranger à la pensée de la mort qui ne peut par elle-même rien apporter.
20 Nietzsche reprendra cette inspiration avec l’Éternel retour, et l’idée que le monde n’a pas de but car il lui suffit d’être. Avec le platonisme [3], il s’agit de dénoncer comme illusoires ces formes qui ne sont que des « images » issues d’une Forme invisible qui anime la matière : Les « eidola », les « idoles » peuvent donc et même doivent être détruites parce qu’elles sont trompeuses et nous enchaînent comme le prisonnier de la Caverne.
21 C’est avec les religions du Livre et d’abord avec la Torah qu’apparaît l’interdit de représenter Dieu, comme d’ailleurs de le nommer. Interdit et non pas seulement considéré comme vain car les images de Dieu ont la fâcheuse tendance à gagner la piété populaire à leur profit qu’il s’agisse du Veau d’or ou d’un autre et le Yahvé est jaloux de conserver le peuple élu aussi il ne partage pas le culte qui doit lui être rendu et il interdit le mélange. Ce Dieu, on peut l’entendre par les mots (« Écoute Israël ») mais on ne peut ni le voir ni prétendre le représenter, ce qui serait sacrilège.
22 Le Dieu du Coran sera encore plus éloigné : il est impénétrable et il exige seulement la soumission, il n’est donc évidemment pas question de le représenter en image. En revanche, l’architecture de la mosquée, l’art de la lumière et des couleurs, la vacuité grandiose, un calligraphe de la parole sacrée peint au mur, tout cela constitue un appel à la représentation intérieure que constitue la prière.
23 L’iconoclaste en général considère que tout ce qui détourne le regard de la contemplation intérieure du divin en soi-même est une forme d’idolâtrie, et qu’il faut s’en tenir à la « xénose » c’est-à-dire à la recherche d’un dépouillement sans cesse accru pour devenir soi-même le réceptacle de l’illumination croyante.
24 Pour certains artistes à l’inverse, l’œuvre sera une louange à la création divine. L’art vient rejoindre le divin en toute confiance parce qu’il n’y a pas de rupture entre le créateur et le créé ce que montre l’incarnation et le fait que le Christ soit l’image de dieu invisible. La fièvre religieuse de l’iconoclaste ne peut que se trouver provoquée par une telle innocence et la certitude naïve ou sage que c’est le fait même de vivre qui est en soi divin.
25 À la joie de jeunes gens qui « s’éclatent » dans un concert rock va répondre l’explosion du corps du terroriste qui rejoint son Dieu en semant la terreur et la mort. Maintenant comme hier, même si ce n’est pas la totalité du problème, il y a une portée politico-religieuse du débat iconoclaste et ce n’est pas sans incidence vis-à-vis des destructions d’aujourd’hui.
26 Alain Besançon (op. cit.) rappelle combien le nationalisme russe s’est alimenté de l’art de l’icône, visage solaire et glorieux de la Sainte Russie. Pourtant l’iconolâtrie n’est jamais loin et elle va avec le mysticisme. Si en effet les Vierges et les Enfants Jésus de la Renaissance italiennes sont des mamans et des bébés bien concrets, en revanche les enfants Jésus des icônes n’ont rien d’enfantin. Mais certains popes vendaient des liquides contenant un peu d’or râpé depuis l’icône à des fins de talismans ce qui aurait été inconcevable avec une œuvre de Raphaël ou de Botticelli !
27 Une opposition irréductible entre deux choix traverse ces conflits : celui du refoulement et de la répression culturelle par opposition à celui de la sublimation qui vise à dévier le pulsionnel des modes d’expression compatibles avec la vie en commun et des réalisations qui vont même l’enrichir et la rendre plus belle et plus agréable. Ce qui est intéressant, c’est qu’au nom de la nécessité de limiter l’expression du pulsionnel, les censeurs vont s’autoriser à la pire des barbaries.
La destruction du supposé pouvoir de la culture de l’autre
- La violence au nom d’un message supérieur
28 Si, grâce à l’aliénation passionnelle idéologique, la barbarie collective peut métaboliser la dimension mégalomane de la cruauté au point de la présenter comme naturelle, en revanche l’individu qui doit agir cette cruauté rencontre forcément sa propre jouissance, quel que soit le soin qu’il met à la refouler. Toute la question de la responsabilité de ceux qui exécutent des ordres contraires au droit humain est alors posée. Il faut pour cela une destruction active du refoulement sur lequel se fondent les valeurs de la civilisation et ce phénomène est plus aisé s’il est collectif. Agir la cruauté implique une désidentification à la victime au nom d’une identification à un principe supérieur. Pour les nazis, ce sera la « race aryenne » et le « sang allemand ».
29 Que la barbarie puisse avoir une apparence spontanée ne cache pas que cette levée du refoulement soit en fait soigneusement encadrée dans des sortes de cérémonies. Les autodafés de livres et d’œuvres d’art dans la Florence de Savonarole, dans l’Allemagne nazie ou dans la Chine des Gardes Rouges en constituent quelques exemples récurrents. Aujourd’hui la destruction des bouddhas en Afghanistan, celle de Palmyre en Syrie sont soigneusement filmées et diffusées sur les réseaux sociaux.
30 La revendication du droit à la barbarie se fonde sur la dénonciation de l’erreur qui consisterait à considérer que les êtres humains sont frères et égaux, perspective que Freud rencontre lui-aussi dans Malaise. Sont frères seulement ceux qui appartiennent au même groupe et éventuellement obéissent au même Dieu. C’est au nom de l’âme du peuple et de la race sur lesquelles reposaient la Weltanschauung nazie que le peuple allemand devait être purifié du poison juif qui avait causé sa perte en l’entraînant dans les incertitudes du parlementarisme et la déliquescence morale du pouvoir de l’argent.
31 La barbarie en politique ne se donne donc jamais comme l’exercice non motivé de la cruauté mais au contraire comme la dure nécessité de se préserver contre l’ennemi du dehors et pire encore contre celui du dedans qui corrompt silencieusement le corps fragile de la patrie et peut aller jusqu’à en dissoudre l’identité. La violence est donc présentée comme indispensable et d’emblée sans limite parce qu’il faut répondre au même niveau, frapper fort et même prévenir, ce qui inclut du même coup une dimension génocidaire, toujours potentielle dès que l’autre est considéré comme devant être éradiqué.
32 Dans la barbarie politique, il ne s’agit pas d’une dimension prédatrice puisque celui qu’il faut détruire est lui-même désigné comme prédateur à la manière d’un animal nuisible qu’il faut éliminer. Aussi les actes de cruauté ne sont-ils pas revendiqués comme des hauts faits mais au contraire dissimulés, soit comme un dérapage sadique soit comme un « sale boulot » qu’il faut accomplir pour le bien commun. Là où l’on rejoint la caractéristique commune avec la barbarie individuelle, c’est dans le dé-signification de l’objet qui ne figure plus que comme déchet, fange, excrément qu’il faut éliminer pour restituer ad integrum ce qu’il a souillé par sa présence. Mais pourquoi l’attaque de l’œuvre d’art ?
- Le pouvoir de l’illusion artistique
33 L’activité scientifique, si l’on en croit Freud, serait ce qui demande le plus grand renoncement possible au principe de plaisir, tandis que l’Art en revanche aurait le privilège de permettre à la toute-puissance des idées de continuer à s’exercer. La prise de distance vis-à-vis de l’objet ouvre un espace libre où il peut y avoir une re-création de l’objet. Dans l’Art seulement, écrit-il [4], il arrive encore qu’un homme tourmenté par ses désirs fasse quelque chose qui ressemble à une satisfaction ; et grâce à l’illusion artistique, ce jeu produit les mêmes effets affectifs que s’il s’agissait de quelque chose de réel. Que l’Art ait pu être au début au service de tendances magiques impliquerait donc dans la logique du texte de Freud que sa visée demeure non seulement la projection du désir propre de l’artiste qui trouverait à s’incarner dans la réalité — illusion de l’œuvre mais aussi un désir de modifier la réalité par le biais de l’œuvre.
34 Or, de quelle réalité peut-il s’agir sinon de celle de cet autre, auditeur, lecteur ou spectateur à qui l’œuvre s’adresse ? Le lien entre le politique et l’art n’est pas seulement une question de subventions accordées aux artistes. Dans les dictatures ou assimilées, il est attendu de l’artiste qu’il illustre une idéologie et s’en fasse le propagateur. Ainsi la magnifique statuaire antique des empereurs romains va de pair avec le culte de leur divinité et l’or des églises jésuites au Mexique devait persuader l’autochtone de la puissance du catholicisme. De même, les fresques du Jugement dernier ou les peintures de l’Histoire Sainte dans les églises, ont une fonction pédagogique en particulier pour ceux qui n’ont pas accès à la lecture. Et quant au rayon de lumière qui passe savamment au travers du vitrail, il est l’expression même de la transcendance divine et de l’ordre cosmique qui s’oppose au chaos et aux ténèbres.
- La fonction identitaire de la culture face aux Barbares
35 La culture permet à un groupe ou à un individu de survivre et c’est en cela qu’il faut la tuer pour qu’il ne puisse pas renaître (damnation memoriae). En ce sens culture et foi religieuse ont une même ambition : la survie après la mort. Les rites et les coutumes d’un groupe, sa cuisine, ses chants populaires, ses vêtements mais aussi les créations artistiques littéraires, philosophiques des individus qui l’ont composé constituent autant de traces identificatoires conscientes et inconscientes qui constituent le groupe en tant que mythe.
36 Détruire une culture, c’est donc détruire les individus qui s’en réclament. Cela se fait toujours au nom d’une meilleure culture, plus élevée ou plus authentique. Lorsque Baldur Von Schirach, chef des Jeunesses hitlériennes, déclare « Quand j’entends le mot culture, je sors mon révolver », il s’agit d’une boutade pour faire rire en opposant la force brutale pleine de sève du combattant et la maladie dépressive des artistes dégénérés voire l’hypocrisie rabougrie des auteurs juifs. Car ce n’est pas la culture en général qu’il entend détruire mais celle dont il se méfie, celle de l’Autre, celui qu’il faut abattre. La culture est alors détruite pour être remplacée par une autre dont la finalité est de soutenir les idéaux du vainqueur. Aussi Goebbels se retrouva t’il tout naturellement ministre de la culture et de la propagande...
37 Ainsi, l’authenticité du barbare se trouve régulièrement opposée à l’artifice de la civilisation et la barbarie fonde t’elle sa séduction sur ceux qu’elle va enrégimenter par l’attrait de l’extrême transgression et le retour du pulsionnel. En rejetant les Barbares en-deçà de leur auto-définition comme êtres civilisés, les Grecs conjuraient un retour du refoulé grâce à la nomination d’une coupure, bien symbolisée dans le bégaiement infantile de la répétition du phonème barbar, comme l’a montré J.-F. Mattéi [5]. Mais, on le sait, le refoulé est animé d’une force spécifique qui le pousse à faire retour. Aussi vient-il, en l’occurrence, charger la barbarie d’un potentiel de force originaire mystérieuse et familière à laquelle le sujet civilisé aurait dû renoncer. À ce titre, la conscience morale devient un poison, celui de l’« homme du ressentiment » comme le nomme Nietzsche, qui cherche par envie à nous châtrer de notre part primitive et à noyer notre puissance native dans un sentimentalisme sirupeux...
38 Le barbare est, au niveau collectif comme au niveau individuel, à la fois celui qui n’a pas encore eu accès à la civilisation telle que la définit le civilisé (ou celui qui se dénomme tel) et celui qui fait retour à ce stade dans un mouvement simultanément régressif et destructeur.
39 On retrouve ici la même configuration dynamique que celle de la notion d’« archaïque » en psychanalyse qui désigne à la fois ce qui est originaire dans le développement du sujet et le recours défensif qu’un sujet peut faire à ce stade lorsque la voie du développement normal lui est bouchée. Le barbare est en fait celui qui laisse ce retour s’effectuer en lui-même, retour d’un passé refoulé mais non dépassé. Aussi, Mein Kampf se présente-t-il de bout en bout comme un étrange hymne à la vie, une vie identifiée à la force qui détruit en imposant une terreur à la fois spirituelle et corporelle. D’un point de vue psychanalytique, on n’aura pas de mal à y reconnaître Thanatos et Éros, mais tels qu’ils peuvent apparaître, se rejoindre dans une asymptote.
Conclusion
40 Peut-on détruire une/la culture ? En fait on détruit toujours une culture spécifique par haine de l’autre qui en est l’origine et le garant parce qu’il impose grâce à elle ses modèles et ses valeurs. Mais ces équivalents de meurtres sont en soi la preuve de la valeur que les destructeurs attachent à ce qu’ils veulent éradiquer en les détruisant.
41 Tout autre est le pourrissement de la culture quand le désir de beauté quelle que soit l’expression qui en résulte est rongé de l’intérieur par d’autres critères qui l’ignorent, comme celui de la rentabilité financière. La destruction de toute culture ne pourrait se faire que par l’annihilation du sens même de la notion de culture.
42 Freud (1930a) imaginait la mort de toute culture avec le fait que les gens ne sauraient même plus reconnaître une œuvre d’art comme ayant eu comme objectif le beau. Détruire la culture, le projet s’il était réalisable impliquerait la destruction et l’interdiction de la représentation en général et à la limite du langage lui-même. Mais, de manière plus sournoise et beaucoup plus efficace, la culture peut aussi être effacée au bénéfice d’autre chose qui en prend la place et la fonction qu’il s’agisse du plaisir du spectacle de la violence, de la croyance fanatique ou de la quête du pouvoir qui ne peut plus s’exprimer qu’en termes de chiffres.
Mots-clés éditeurs : Iconoclaste, Illusion artistique, Iconodule, Mysticisme, Barbarie, Vandalisme, Interdit de la représentation
Mise en ligne 19/06/2019
https://doi.org/10.3917/top.145.0007Notes
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[1]
Jünger, E., Feu et sang, (1925), traduction française, Paris, Éd. Christian Bourgois, 1998.
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[2]
Je renvoie ici au livre très documenté d’Alain Besançon, L’image interdite, Paris, Fayard, 1997.
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[3]
Pas avec Platon lui-même qui est plus nuancé. De même Plotin défendra l’idée que l’artiste arrache la matière à son néant et la conduit sur le chemin de l’Un.
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[4]
Freud, S., Totem et Tabou, (1912-13), p . 106.
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[5]
Mattéi, J.-F., La barbarie intérieure, PUF.