Topique 2018/3 n° 144

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Article de revue

Simulation ou fuite dans la maladie ?

Pages 49 à 58

Notes

  • [1]
    Mijolla-Mellor, S., « Vérité ou fantasmes de vérité », in Métapsychologie et philosophie, (en collaboration), Paris Les Belles Lettres, juin 1985, (27 p.).
  • [2]
    Mes informations sont issues du livre de Kurt Eissler Freud et Wagner-Jaurreg devant la Commission d’enquête sur les forfaitures militaires paru en allemand à Vienne en 1979 et traduit en français sous le titre assez peu fidèle de Freud sur le front des névroses de guerre Paris, PUF, 1992.
  • [3]
    Mijolla-Mellor, S. de, La mort donnée, Paris, PUF, 2011.
  • [4]
    Mijolla-Mellor, S. de, La mort donnée, Paris, PUF, 2011

Avant-propos

1 Ce n’est pas la fonction du psychanalyste d’évaluer ni la souffrance psychique du patient, ni son éventuelle nuisance pour lui-même et pour la société. Il ne peut pas cependant ne pas s’interroger sur la fonction et l’origine de la souffrance manifestée voire exhibée par l’analysant. S’agit-il bien de la sienne ou bien souffre-t-il au nom d’un autre, voire en sa mémoire ? Comment juger de ce tourment quant à son authenticité ? Faut-il se poser la question de son utilité pour le patient lui-même ?

2 Pour les psychiatres experts à qui il est demandé d’évaluer un dommage psychique après un traumatisme, la question se pose différemment et peut se formuler ainsi : est-ce que le malade simule en vue d’une prise en charge plus conséquente ou bien est-ce qu’il souffre d’une authentique maladie ? Et si c’est le cas, quelle place donner à la fuite dans la maladie c’est-à-dire au consentement – conscient ou non – au statut de malade, voire d’invalide ?

3 Le psychanalyste n’a pas à connaître de ces questions difficiles. En effet, concernant la simulation, il ne peut et ne doit que croire ce que le patient lui dit car le critère de vérité [1] passe pour lui ailleurs que dans la concordance avec la réalité extérieure.

4 Quant à la fuite dans la maladie, le contrat analytique étant strictement privé, il n’a pas, contrairement au psychiatre, une mission à tenir vis-à-vis de la société, ce qui d’ailleurs pose un problème lorsqu’il exerce dans un hôpital ou un CMP où les frais médicaux n’existent pas pour le patient.

5 Renoncer à se battre contre l’adversité réelle ou fantasmée, trouver avantage au statut de souffrant qui permet d’exhaler la plainte et d’adresser d’infinis reproches à tous ceux qui n’ont pas su ou pas voulu vous protéger fait partie du quotidien de la dépression névrotique.

6 Aussi, même si l’analyste n’évalue pas les dommages avec une aune dont on ne verrait d’ailleurs pas très bien la nature, il reste néanmoins convaincu, parce que c’est sa fonction, que les manifestations de la pulsion de vie sont préférables au désir de ne rien désirer et de s’enfermer dans la plainte.

7 Que devient cette position lorsque les conditions du traumatisme sont objectivement connues et comment le psychanalyste va-t-il tenir à la fois la position de la reconnaissance du dommage et celle de son nécessaire dépassement pour permettre à la vie de reprendre ses droits ?

8 J’envisagerai cette question à partir d’une situation qui pose le problème à un niveau maximal soit les conditions de l’évaluation du dommage psychique en temps de guerre et en particulier lorsqu’il s’agit de combattants sur le front.

Une situation historique

9 Je rappellerai les faits qui ont eu lieu en Allemagne et en Autriche à la fin de la Première Guerre mondiale [2] lorsqu’il s’agissait de renvoyer au combat des soldats qui avaient été blessés. Ces événements concernent la psychanalyse car Freud fut appelé à en juger en tant qu’expert.

10 Une Commission d’enquête sur les « forfaitures militaires » avait été créée en Autriche pour répondre à la colère populaire qui suivit la défaite en 1918 et a été l’accusation portée contre le corps médical d’avoir « la mitraillette à l’arrière du front » laissant assez peu de choix au combattant. Ce dernier, soupçonné de simuler des troubles neurologiques consécutifs à un traumatisme avec ou sans blessure, était torturé avec l’électricité, la « faradisation », pour lui faire avouer qu’il simulait afin de ne pas retourner au front.

11 Wagner-Jauregg était le médecin chef de la clinique et, bien qu’il reconnût en avoir été informé, il ne fera porter aucun blâme contre l’un des médecins qui, pour obtenir des résultats plus rapides, faradisait les organes sexuels des soldats au cours d’une mise en scène sadique à laquelle participaient les autres victimes ou futures victimes.

12 Il nous apparaît assez sidérant aujourd’hui de penser qu’un neurologue réputé comme Wagner-Jauregg ait pu considérer qu’il agissait ainsi dans un but diagnostique, ce qui sera la conclusion de la Commission d’enquête. Mais il est vrai que nous ne connaissons plus aujourd’hui en Europe la notion d’obligation civile à faire la guerre en tuant ou en risquant d’être tué.

13 Au début de la guerre de 14, les combattants blessés n’étaient pas renvoyés au front mais occupaient des fonctions de bureau. C’est la pénurie de « chair à canon » qui a conduit psychiatres et neurologues en 1917 à faire la chasse aux supposés simulateurs et à les considérer comme des « fugitifs de la guerre » pour les forcer à retourner au combat.

14 Le problème est multiforme et je vais essayer d’en évoquer les facettes variées.

15 Il se pose tout d’abord une question éthique tant pour le soldat que pour le médecin. Mais la question est aussi juridique, puisqu’il s’agit d’un procès et médicale pour savoir quel est le traitement le plus approprié dans ce type de cas. Quant à la question du diagnostic préalable, c’est celle qui continue de nous intéresser aujourd’hui. Elle en recouvre une autre, d’ordre étiologique, soit le débat qui n’a pas cessé entre l’organique et le psychogène.

16 J’envisagerai successivement ces divers aspects.

La question éthique

17 Du côté du soldat, elle est relativement simple comme l’expliquera Freud cité comme expert au procès. Il y a chez le combattant un conflit psychique entre la tendance inconsciente à fuir la guerre – la peur pour soi, le refus de tuer, la révolte contre la hiérarchie – et les formations de l’idéal soit la patrie, l’estime de soi, l’obéissance, la solidarité.

18 Concernant ces formations de l’idéal, la lecture des souvenirs de guerre notamment les textes de Jünger [3] comme Orages d’acier que j’ai commentés nous montrent que c’est en fait l’identité du soldat qui s’est profondément transformée au point qu’il s’identifie à la guerre elle-même.

19 Freud va donc insister sur la nécessité de différencier le conflit inconscient qui est névrotique de la tendance consciente à fuir la guerre qui est l’origine de la simulation de la maladie. Je reviendrai plus loin sur cette distinction à propos du diagnostic mais je souligne qu’elle pose aussi la question éthique dans la mesure où l’on ne saurait être tenu pour responsable moralement de son inconscient.

20 Qu’en est-il de la question éthique pour le médecin en temps de guerre ? Freud va souligner qu’il y a un « conflit insoluble » pour le médecin entre les « exigences de l’humanité » et « les exigences de la guerre ». Pour lui il est clair que la « faradisation » n’a jamais été thérapeutique, c’est une menace voire une torture pour forcer le « malade » à préférer retourner au front.

21 Rappelons que les malades n’avaient pas le droit de se soustraire à ce « traitement » qui consistait à appliquer de l’électricité sur diverses parties du corps, y compris les plus sensibles comme les organes génitaux. Une véritable mise en scène accompagnait ces séances dans lesquelles le « patient » était donné en spectacle aux autres afin qu’ils aient peur et où il était lui-même insulté et traité de menteur et de simulateur. Le médecin avait en fait cessé de traiter : « Il ne visait pas au rétablissement du malade, ou pas en premier lieu, mais avant tout au rétablissement de son aptitude à faire la guerre. » (Eissler, p. 24).

22 Il est à noter que les préjugés qui ont trait au « narcissisme des petites différences » entre pays voisins s’exerçait à plein puisque Wagner-Jauregg considérait que la simulation touchait surtout les populations des pays Balkans, alors alliés, tandis que Freud notait qu’une partie des médecins militaires cédait à « la tendance caractéristique des Allemands à faire passer leurs intentions sans ménagements » (p. 25).

23 Pour Freud, il s’agit donc sinon d’une torture sadique du moins d’un chantage consistant à faire que l’angoisse du courant électrique fort l’emporte sur la peur de retourner au combat. Pourtant il sera très modéré dans ses termes au cours du procès et soulignera l’estime dans laquelle il continue de tenir Wagner-Jauregg, le médecin chef responsable de ces exactions. Tout au plus en profitera-t-il pour souligner que la méthode psychothérapique avait pu être utilisée par un de ses disciples (Simmel) à la même période avec succès.

24 Wagner-Jauregg et ses acolytes n’auront aucun mal à souligner que, tout d’abord, il est pour le moins étrange que Freud fasse office d’expert au sujet de Kauders, un malade qu’il n’a jamais vu.

25 Enfin, profitant du procès pour attaquer la psychanalyse, Wagner-Jauregg et les médecins mis en cause feront remarquer qu’elle n’est pas accessible pour des malades sans ressources et que la méthode de Freud n’atteint pas en deux ans ce que la faradisation atteint en deux heures et l’isolement en deux semaines.

La question juridique et médicale du traitement des névroses de guerre

26 Elle va donc tourner essentiellement autour du cas de Kauders, un jeune homme de 26 ans à l’époque des faits, qui commence par être évacué du front et renvoyé à la vie civile à la suite d’une blessure à la tête ayant provoqué une fissure crânienne et un hématome. Ce n’est que vers la fin de la guerre qu’il va être décidé par Wagner-Jauregg de l’y renvoyer au motif qu’il simule ses symptômes, essentiellement des vertiges, des troubles de la locomotion et des migraines. Il écrira un journal et témoignera donc comme accusateur de Wagner-Jauregg.

27 Lorsque Freud est cité comme expert, sa fonction n’est pas totalement claire : doit-il expertiser Kauders, l’officier victime des exactions dans la clinique Wagner ? Probablement pas puisqu’il ne l’examinera pas. Ou doit-il expertiser la validité du traitement lui-même ? C’est le parti qu’il prendra mais avec une certaine prudence et en particulier, il évitera de parler de faute professionnelle et plus encore de forfaiture.

28 Ceci est à comprendre en fonction de l’état de la relation entre psychiatrie et psychanalyse du temps de Freud et il est intéressant de voir que loin de constituer la dénonciation de tortures exercées par des médecins, le procès tendra souvent vers une confrontation entre l’efficacité comparée du traitement psychiatrique « musclé » et de la cure psychanalytique, sans être à l’avantage de cette dernière.

29 Kurt Eissler, qui lui rencontrera Kauders, ajoutera beaucoup d’éléments au cas et en fera en 1979 un véritable réquisitoire politique. Il soulignera que Freud a eu tendance à épargner Wagner-Jauregg et s’étonnera qu’il diagnostique comme une névrose le mal de Kauders sans l’avoir examiné avant. Il dira sa surprise quant au fait que Freud ne tienne pas compte du traumatisme physique et de la blessure du patient.

30 En fait le procès va bizarrement évoluer de la mise en cause de médecins tortionnaires au nom de la patrie à la mise en cause de la psychanalyse laquelle va être déclarée inapte au traitement des névroses de guerre.

31 Et non seulement la méthode serait inadaptée mais en plus elle ne conviendrait qu’en temps de paix et pour des patients riches. Il sera reproché à Freud de « ne pas être descendu dans l’arène » et d’être resté embusqué à l’arrière en gagnant beaucoup d’argent !

32 Du point de vue de Freud, la question du traitement de la névrose de guerre repose sur un malentendu fondamental qui est aussi une hypocrisie fondamentale. Débarrasser un malade de sa conviction d’être invalide et donc inapte ne peut pas s’envisager sans les conséquences pour le patient d’un retour à la santé. Dans le cas de la névrose de guerre, il s’agit d’être renvoyé au front.

33 De ce fait, il s’agit seulement de savoir quelle méthode sera la plus efficace en ajoutant que pour les psychanalystes elle devra aussi être non violente. Le problème est analogue à celui de l’éducateur avec un enfant récalcitrant lorsqu’il utilise le dialogue et la persuasion plutôt que le châtiment corporel. Karl Abraham, alors psychanalyste à Berlin, affirme qu’« il a obtenu une amélioration considérable par une sorte de « psychanalyse simplifiée » sans faire usage « d’une quelconque thérapie violente, ni d’hypnose ou autre moyen suggestif »» (Eissler, p. 72).

La question du diagnostic préalable : simulation ou hystérie ?

34 La situation de guerre, comme c’est souvent le cas, a permis des progrès, ici dans la question spécifique de la définition de la névrose traumatique. Celle-ci consiste essentiellement en symptômes corporels touchant le système musculaire. Freud compare les suites neurologiques de traumatismes selon deux axes possibles : des modifications tissulaires analogues à une inflammation ou une hémorragie, ou bien un « trouble fonctionnel » c’est-à-dire une « modification psychique ».

35 Rappelons que la psychiatrie allemande (Möbius) donnait aux maladies qui surviennent après des accidents trois causes possibles :

36 Organique (lésionnelle) ;

37 Psychique c’est-à-dire hystérique. « L’hystérie est une psychose dans le corporel » ;

38 Simulation (toujours intentionnelle et consciente).

39 Nous nous intéresserons aux deux dernières car la première est essentiellement neurologique. Il est intéressant de voir qu’on ne peut tout à fait les dissocier cependant selon Freud.

40 Commençons par la simulation telle que l’explicite Freud qui donne l’exemple de Brutus, simulant l’idiotie pour ne pas être assassiné par Tarquin le Superbe. Cette position est purement stratégique et implique de savoir dissimuler la simulation.

41 Plus complexe est la situation du mythomane [4] car ce dernier sait qu’il ment mais finit par y croire lui aussi au moins en partie du fait que les autres y croient. On n’est plus dans l’opposition entre le faux/le vrai mais dans l’illusion, laquelle est contagieuse. La poursuite de la névrose repose sur le bénéfice secondaire à être tombé malade et la simulation porte sur le fait que l’on devrait en réalité être guéri. Mais cela n’exclut pas la maladie réelle au moins au départ.

42 Ainsi l’enfant qui a mal au ventre pour ne pas aller à l’école y croit un peu quand même, et il est peut-être juste en train d’exagérer un mal au ventre réel. On peut aussi faire la comparaison avec la relation qui existe entre le besoin de vomir et le fait de provoquer le vomissement en introduisant un doigt dans la gorge.

43 Mais selon Wagner-Jauregg il n’y a pas de frontière nette entre simulation et hystérie. Il note toutefois que la simulation consciente et volontaire est toujours caricaturale alors que l’hystérie, qui simule elle-aussi un trouble neurologique, est « beaucoup plus habile dans la manifestation des symptômes, elle le fait naturellement ».

44 Cependant l’hystérie n’est pas trop son problème ce qui le conduit à considérer comme simulateurs des individus qui ne le sont pas et ainsi à les humilier et à les dégrader. C’est le cas de Kauders à qui il n’hésite pas à dire qu’il ment, renouvelant ainsi sans le savoir un traumatisme œdipien datant de l’enfance de ce dernier lorsque son père l’avait violemment accusé de mentir. Wagner-Jauregg va donc contester dans bien des cas que la cause de la maladie soit le traumatisme de guerre et y voit l’équivalent d’une épidémie qui se déclenche à l’arrière et touche particulièrement certaines nationalités (Tchèques, Italiens, Roumains) !

45 Qu’en est-il de l’hystérie ?

46 Elle va être définie comme une simulation inconsciente qui procure un bénéfice primaire. La maladie n’est pas là pour éviter quelque chose, c’est le symptôme lui-même qui accomplit un désir caché. Le bénéfice est donc primaire et non secondaire.

47 Comme on peut le dire de tout symptôme d’origine psychique, le symptôme sert à la fois le désir et la défense. C’est le cas par exemple de l’aphonie hystérique : celui qui a envie de hurler sa colère peut crier tant qu’il veut, il ne sera pas entendu et donc il arrivera à exprimer sa colère sans en subir les conséquences.

48 Le rapprochement entre hystérie et simulation est dynamique car pour Freud la simulation est une maladie en soi. Comme l’avait dit Lasègue (Eissler, p. 192) : « On ne simule bien que ce que l’on a. »

49 Pour Freud la maladie hystérique est une « maladie de la volonté » c’est-à-dire un conflit inconscient qui paralyse le vouloir, ce que Wagner-Jauregg ne dénie pas (Eissler, p. 42). Il s’agit donc selon Freud d’un fait individuel même s’il reconnaîtra la place de la « contagion » dans l’« identification hystérique ». Plus généralement, pour lui, il n’y a pas de névrose sans volonté de maladie, c’est ce que le psychanalyste rencontre dans tous les phénomènes de « résistance à la guérison ».

50 Pourtant d’un autre côté, les patients désirent aussi guérir sinon ils ne viendraient pas se faire traiter. Dans les névroses en temps de paix le psychanalyste va avoir à jouer avec ces forces contraires. Dans les névroses de guerre ou dans toute situation où la maladie permet d’éviter une situation pénible (fuite dans la maladie), la force qui pousse à rester malade est la plus forte.

La question étiologique : organique ou psychogène

51 Quel rôle joue en définitive le traumatisme vis-à-vis des symptômes des névroses de guerre ?

52 Pour Wagner-Jauregg la lésion est comme un grain de sable autour duquel se développe plus tard une névrose. La névrose n’est donc rien en soi mais comme il faut lui trouver une matière, elle ne saurait être qu’empruntée à d’autres, d’où le mécanisme de la simulation.

53 La cause des troubles, c’est l’imitation hystérique de malades souffrant d’une véritable névrose traumatique. Aussi s’agit-il d’une pathologie qui se développe à l’arrière, par contagion jusqu’à constituer une véritable épidémie.

54 Pour Wagner-Jauregg tous les névrosés sont des « simulateurs qui ignorent qu’ils simulent » (Eissler, p. 46). Il faut donc ne pas entrer dans leur jeu et leur appliquer un « traitement disciplinaire » au lieu de chercher à les convaincre ce qui serait une perte de temps. Le traitement relève donc de l’influence pour s’opposer à l’influence.

55 Wagner-Jauregg argumente son point de vue en soulignant que les névroses (névroses de tremblement) ne prenaient pas naissance au front mais à l’hôpital où ils étaient parfois soignés pour d’autre chose qu’un traumatisme ou bien lorsqu’ils revenaient de permission.

56 Il en tire une triple conclusion :

57 Les « névroses de mouvement » sont une épidémie hystérique engendrée pendant la guerre.

58 L’hystérie est une maladie contagieuse susceptible de se transformer en épidémie.

59 L’hystérie est une fuite dans la maladie qui permet au soldat de conserver l’estime de lui-même : il n’est pas un lâche qui refuse de combattre, il en est empêché par la maladie.

60 En appliquant le « traitement disciplinaire », Wagner-Jauregg espère les faire fuir dans la santé pour éviter le traitement.

61 Il est intéressant de voir que Freud en ce qui concerne la définition de la névrose hystérique est tout à fait d’accord et souligne que toute névrose est adressée à quelqu’un, et qu’elle poursuit un but. Ici, il s’agit de se dérober au danger ou aussi la colère contre les supérieurs mais en temps de paix cela peut être une tentative de séduction par la faiblesse ou bien même une persécution puisqu’il faut s’occuper du malade. Pas de névrose donc sans volonté de maladie.

62 Kauders, qui avait eu une lésion reconnue au cerveau, ne correspond pas du tout à ce modèle et il se dira doublement victime : du traumatisme d’abord et des mauvais traitements de la part des médecins militaires ensuite. Ces mauvais traitements sont non seulement la faradisation et la chambre d’isolement mais surtout l’accusation de mentir qui lui est faite par Wagner-Jauregg qui va jusqu’à mettre en doute le fait qu’il ait fait la guerre, le traitant comme un imposteur et un lâche. L’organicité dans ce cas est donc totalement évacuée au point qu’on ne cite même pas au procès les neurologues qui avaient hésité à opérer Kauders en raison de la fissure crânienne constatée à la radio.

63 Je conclurai en rappelant la théorie freudienne sur le traumatisme.

64 Pour Freud, le traumatisme est source d’excitation qui déborde la protection de l’appareil psychique. Cette impréparation le transforme en angoisse. La cause est donc externe tandis que le processus est interne.

65 Pour l’expert, il est donc difficile de discriminer l’efficience de la cause externe du traumatisme car celle-ci peut être mieux supportée par certains que par d’autres. Ce sont donc les effets de la cause qu’il faut prendre en considération et ces effets sont dépendants de la personnalité qui préexiste chez la victime.

66 Ainsi Kauders se plaindra plutôt plus de l’humiliation et de la blessure morale d’être traité de menteur que de la faradisation elle-même qu’il supporte avec courage de l’aveu même de ses tortionnaires. On peut donc dire que le traumatisme et la blessure organique constituent une cause nécessaire mais pas forcément suffisante.

67 Qui est alors responsable ?

68 En tous les cas, pas Wagner-Jauregg qui sortira totalement lavé de l’accusation de forfaiture et sera même félicité d’avoir mis sa clinique au service de la patrie.

69 Une fois de plus la torture se verra justifiée au nom du fait que la fin justifie les moyens en particulier en temps de guerre et le procès sera dévié vers des considérations sur l’efficacité très limitée de la psychanalyse au regard d’arguments plus frappants.

Notes

  • [1]
    Mijolla-Mellor, S., « Vérité ou fantasmes de vérité », in Métapsychologie et philosophie, (en collaboration), Paris Les Belles Lettres, juin 1985, (27 p.).
  • [2]
    Mes informations sont issues du livre de Kurt Eissler Freud et Wagner-Jaurreg devant la Commission d’enquête sur les forfaitures militaires paru en allemand à Vienne en 1979 et traduit en français sous le titre assez peu fidèle de Freud sur le front des névroses de guerre Paris, PUF, 1992.
  • [3]
    Mijolla-Mellor, S. de, La mort donnée, Paris, PUF, 2011.
  • [4]
    Mijolla-Mellor, S. de, La mort donnée, Paris, PUF, 2011
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