Topique 2018/2 n° 143

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Article de revue

Violences conjugales : l’énigme du lien aux racines de l’infantile

Pages 99 à 110

Notes

  • [1]
    Étude nationale sur les morts violentes au sein du couple 2015 (2016). Délégation aux victimes, Ministère de l’intérieur.
  • [2]
    Chiffre du ministère de l’intérieur, délégation aux victimes (DAV), 2006-2014.

Citer cet article


  • Jacquot, M.,
  • Thévenot, A.,
  • Chevalérias, M.-P.
  • et Metz, C.
(2018). Violences conjugales : l’énigme du lien aux racines de l’infantile. Topique, 143(2), 99-110. https://doi.org/10.3917/top.143.0099.

  • Jacquot, Mélanie.,
  • et al.
« Violences conjugales : l’énigme du lien aux racines de l’infantile ». Topique, 2018/2 n° 143, 2018. p.99-110. CAIRN.INFO, shs.cairn.info/revue-topique-2018-2-page-99?lang=fr.

  • JACQUOT, Mélanie,
  • THÉVENOT, Anne,
  • CHEVALÉRIAS, Marie-Paule
  • et METZ, Claire,
2018. Violences conjugales : l’énigme du lien aux racines de l’infantile. Topique, 2018/2 n° 143, p.99-110. DOI : 10.3917/top.143.0099. URL : https://shs.cairn.info/revue-topique-2018-2-page-99?lang=fr.

https://doi.org/10.3917/top.143.0099


Notes

  • [1]
    Étude nationale sur les morts violentes au sein du couple 2015 (2016). Délégation aux victimes, Ministère de l’intérieur.
  • [2]
    Chiffre du ministère de l’intérieur, délégation aux victimes (DAV), 2006-2014.

1Depuis bien des années maintenant, les pouvoirs publics s’alarment de l’ampleur et de la gravité des violences au sein des couples. En effet encore aujourd’hui en France, une femme décède tous les 3 jours sous les coups de son compagnon ou ancien compagnon [1]. Tour à tour les Nations Unies, les enquêtes publiques (Jaspard, 2003, le rapport d’information fait au nom de la mission d’évaluation de la politique de prévention et de lutte contre les violences faites aux femmes, 2009), les chercheurs, à l’exemple de De Neuter (2012) et de Jaspard (2007) rendent compte de l’importance de ces situations sans que l’on puisse pour autant repérer une nette régression de ces problématiques à la croisée de l’intime, du social et du culturel [2]. Ces données récurrentes font écho à la perplexité des professionnels engagés sur le terrain de l’accompagnement des femmes, particulièrement quand ceux-ci échouent à les sortir des situations violentes dans lesquelles elles sont prises.

2La séparation d’avec le conjoint est encore souvent envisagée par les acteurs sociaux comme un objectif à atteindre pour mettre fin aux violences en cours et pour permettre à la femme de se reconstruire. Ce ne serait alors qu’à la condition de la séparation du couple, ou peut-être plus précisément de la femme d’avec son conjoint, que l’on pourrait apprécier l’avancée des actions des services sociaux dédiés à l’aide et à l’accompagnement des femmes victimes de violences conjugales.

3Ainsi, les travailleurs sociaux sont désarmés, quand, de leur point de vue, tout semblait bien s’engager pour l’une de ces femmes et qu’elle y renonce subitement. Elle s’était résolue à déposer plainte, elle venait régulièrement aux rendez-vous fixés afin d’étudier avec eux les conditions de son départ et préparer l’avenir. Elle semblait commencer à envisager la possibilité de quitter le domicile conjugal et, de façon incompréhensible, elle décide finalement de rester. Cette situation fait violence aux personnes qui l’ont accompagnée en les mettant dans une position d’impuissance, les confrontant soudain à l’énigme qui se révèle alors à eux : « Pourquoi ne part-elle pas ? ». Ce point de butée rencontré dans l’exercice professionnel mérite que nous y portions une attention tout à fait spécifique. En effet pour beaucoup de professionnels ce « pourquoi ne part-elle pas ? » n’est pas une simple interrogation. Il vient les toucher dans une dimension énigmatique qui pourrait être entendue comme le signe, propre au travail d’accompagnement, d’un effet de contre-transfert face à l’impossible que pourrait représenter pour cette femme la rupture d’avec cet homme.

4Si d’autres motifs peuvent être avancés pour justifier le retour au foyer – comme des facteurs économiques, la présence d’enfants, le respect du contrat de mariage, la crainte de représailles – la force de ce choix défiant les différentes formes d’accompagnement possibles, nous amène à accorder une valeur particulière à la dimension inconsciente qui anime le lien dans le couple. En effet, « de très nombreuses femmes qui subissent des violences physiques et sexuelles dans leur couple ne s’en libèrent pas… et le lien avec le partenaire violent subsiste en dépit des sévices souvent majeurs » (Grihom, 2015, p 72). Ce sont ces femmes, à l’épreuve de violences qui perdurent dans leur couple, que nous avons rencontrées pour tenter d’approcher les mouvements psychiques qui les animent.

1. NAISSANCE ET CONSTRUCTION DU LIEN

5Pour essayer de saisir les enjeux psychiques inconscients qui organisent le lien entre les deux partenaires, nous proposons de nous appuyer sur la proposition laplanchienne qui suggère de placer la relation à l’autre comme condition de la vie psychique.

6De ce point de vue, la psychanalyse est avant tout une théorie de la sexualité qui, par sa dimension pulsionnelle, organise et structure toutes les conduites humaines. Cette sexualité pulsionnelle viendrait primitivement à l’enfant par l’intermédiaire de la séduction exercée par l’adulte sur ce dernier. Il ne s’agit pas là d’une séduction qui prendrait la forme de ce que l’on pourrait qualifier d’attentat à la pudeur, mais d’une véritable relation anthropologique séductrice. En effet elle est fondamentalement énigmatique car asymétrique. Psychiquement immature et dépendant de l’adulte, l’enfant est soumis non pas simplement àdes gestes qui pourraient l’exciter mais à ce que lui adresse l’adulte « en plus » des soins qu’il lui apporte : des messages qui sont, nous dit Laplanche (1986, 1987) compromis par les fantasmes de l’adulte, c’est-à-dire des messages imprégnés de son inconscient. Ainsi, face à l’intromission de l’inconscient sexuel de l’adulte, l’enfant rencontre une exigence de mise au travail psychique de l’excitation suscitée, travail qui prend la forme de véritables tentatives de traduction de ces messages énigmatiques. La dissymétrie fondamentale entre l’enfant et l’adulte place donc irrémédiablement l’adulte en position de séducteur et l’enfant en position d’herméneute, imposée par sa situation d’extrême dépendance.

7Scarfone précise que « l’intromission [de l’inconscient sexuel de l’adulte] est traumatique et ne devient un processus psychique que parce qu’il y a traduction » (2011, p. 154). Une certaine violence est inhérente à l’être humain, ce qu’Aulagnier (1975) nomme la violence primaire. Ce nouage primordial à l’autre, organisateur de la vie psychique, est le premier d’une longue série de liens dans le cours de la vie du sujet, liens qui seront en partie marqués par la première traduction que l’infans aura effectuée de ses messages énigmatiques.

8Si les racines infantiles de la violence primaire sont à l’œuvre dans toute création de lien, qu’en est-il dans les couples où les violences font lien et perdurent ? Comment expliciter que certaines femmes puissent rester dans ce type de lien ou répéter les unions violentes ? Ortigues et Ortigues (1999) peuvent nous éclairer à ce sujet. Ils font l’hypothèse qu’il existerait une répétition non mortifère qui serait la remise en chantier d’une expérience infantile énigmatique. En ce sens la compulsion de répétition, à l’œuvre dans le lien au conjoint, ne serait pas ici une expression de la pulsion de mort mais paraîtrait davantage au service des pulsions de vie : « La reprise du scénario d’origine ne constitue pas qu’un débat interne, mais aussi une interpellation de tout l’entourage. » Nous soulignons donc l’importance que prend le lien à l’autre dans cette dynamique des répétitions comme espoir et tentatives irrépressibles de résolution du passé énigmatique.

9Dans ces couples où la femme endure les violences de son conjoint malgré l’aide qui pourrait lui être apportée, nous faisons l’hypothèse que la nécessité pour elle de maintenir le lien avec son compagnon vient dire la force de ce qui l’anime à son insu. Cette position pourrait-elle être liée à la violence de l’intromission venue de l’autre ou des autres dont elle dépendait qui aurait débordé ses capacités traductives ? La force de l’attrait qu’exercent aujourd’hui cet autre sur elle et le lien qui les unit, ne seraient-ils pas au service d’une ultime tentative de transcription de ce qui persiste du traumatique énigmatique de l’enfance ?

10D’une autre façon, la notion de « donne familiale » élaborée par Ortigues et Ortigues (1986) rend compte de cet héritage parental dans la place donnée à chaque enfant, place liée à la position œdipienne de chacun de ses parents : « Les parents offrent à l’enfant au départ un lot de traits organisés qui sont constitutifsde leurs positions œdipiennes respectives. » Pour chaque enfant les questions de sa vie ne se présentent pas sous une forme générale mais singulière : c’est-à-dire « qui suis-je ayant ce père et cette mère qui sont homme et femme de telle et telle façon ? » L’enfant reçoit dans son berceau un lot de traits identificatoires déjà organisés, il aura à en déchiffrer les relations internes.

11Le cheminement de nos questionnements nous a amené à venir remettre au travail la notion de « violences conjugales ». L’examen de la nature du lien entre les partenaires du couple tendrait à suggérer que ce qui se manifeste au cœur des violences ne se joue peut-être pas seulement sur le lieu du conjugal, même si elle en prend l’apparence. Ce serait aussi dans les racines les plus infantiles de ce lien que ces violences prendraient leur source. Ainsi sommes-nous amenées à repenser la manière dont, dans le champ social, la question des violences dans ces couples s’appréhende. Les difficultés rencontrées par les professionnels auprès des femmes ne viennent-elles pas révéler l’importance de la prise en compte des enjeux de la vie infantile ?

2. PRÉSENTATION DE LA MÉTHODOLOGIE DE LA RECHERCHE

12Pour approcher plus finement les enjeux psychiques engagés dans le lien, nous avons mis en place une recherche qualitative auprès de 30 femmes vivant ces situations de violence : 18 femmes ont été rencontrées dans des foyers d’hébergement d’urgence, 8 ont été contactées par voies d’affichage ou par les réseaux sociaux et correspondent à une population tout-venant, 4 ont été contactées par le biais d’une association qui vient en aide aux femmes originaires de Turquie. 16 femmes sont d’origine africaine (Afrique du nord et Afrique subsaharienne), 8 françaises, 1 vient de Roumanie, 4 de Turquie. Toutes ont quitté leur conjoint, la durée de vie commune s’échelonne de 4 à 27 ans marqués par les violences conjugales, toutes ont subi des dommages corporels. Nous avons recueilli leur témoignage : il s’est agi pour nous de les écouter parler d’elles et d’analyser comment s’est construite pour elles leur trajectoire de vie les conduisant à rester si longtemps avec leur partenaire violent. La plupart d’entre elles étaient fragiles tant du point de vue de leur insertion sociale que de leur état psychique. Nous les avons sollicitées par le biais des associations qui les accompagnent, en leur garantissant l’anonymat.

13L’analyse des données discursives a visé à explorer les processus narratifs et à repérer la manière dont elles se situaient consciemment et inconsciemment dans leur histoire conjugale et infantile. Nous avons effectué une analyse qualitative des contenus des verbatims selon les méthodes d’analyse de contenu (Bardin, 1977) et du discours (Azoulay & Emmanuelli, 2000 ; Maingueneau & Angermüller, 2007). L’enquête Enveff (2000) et les travaux précédemment cités ayant montré qu’il existe un lien entre le fait d’avoir subi des violences physiquesou sexuelles lors de l’enfance et le fait de vivre en couple avec un conjoint violent (Jaspard, et al., 2003), nous avons aussi interrogé leur passé. Ainsi, les questions ont porté à la fois sur leurs vécus de femmes maltraitées et violentées par leurs partenaires, mais aussi sur leur enfance. À partir des hypothèses issues des travaux cités précédemment : la double aliénation à l’autre violent et à leur inconscient, les carences affectives précoces, le style d’attachement non sécure et les difficultés d’intégration de sentiments haineux, nous avons cherché à explorer les processus psychiques à l’œuvre dans le lien, empêchant ou rendant la séparation et/ou le réaménagement d’un lien difficile voire impossible.

14Si les entretiens avec ces femmes montrent la singularité et la variété des situations, nous distinguons toutefois celles qui peuvent fuir dès les premières violences de celles qui les subissent durant de longues années. C’est la situation de ces dernières, dépassant parfois pour nous l’entendable, que nous avons voulu analyser de plus près. C’est dans cette perspective que nous nous proposons, à partir de l’étude approfondie d’un entretien de recherche menée avec une femme ayant vécu de la violence au sein de ses deux couples successifs, d’investiguer la nature du lien dans un couple qui se constitue et s’organise sur le versant des violences. Nous exposerons ici la situation d’une de ces femmes que nous nommerons Catherine.

3. L’HISTOIRE DE CATHERINE

15Nous rencontrons Catherine âgée de 25 ans, dans une structure d’accueil pour femmes victimes de violences, où elle est hébergée avec deux de ses trois enfants. Son fils aîné, âgé de 7 ans, est placé à sa demande depuis quelques mois dans un foyer de l’Aide Sociale à l’Enfance. Au cours de l’entretien nous comprenons que la vie de Catherine a été douloureusement marquée par la répétition de violences conjugales, au cours de deux unions successives.

3.1. Une histoire jalonnée de répétitions

16Les quatre années de vie commune avec Louis, le père de ses deux premiers enfants, Johan et Léna, ont été marquées par une succession de violences et de périodes d’emprisonnement de Louis pour trafic de drogues. Elle nous dit l’avoir quitté après une violence extrême envers elle : « J’étais avec le père de mes enfants qui m’a mis aussi quatre coups de couteau, qui a essayé de me tuer avec un flingue. » Lorsqu’elle le quitte, elle a déjà rencontré Abel, qui deviendra le père de Chloé son troisième enfant. Ensuite, la vie commune avec Abel a également été marquée par les coups, « au début tout allait bien, au bout de deux ans ça a commencé vraiment, il a commencé à me taper, pour un rien ». Catherine perçoit et subjective cette répétition : « Si mon fils est placé c’est aussi un peu parce queje suis restée avec des personnes violentes, enfin pendant sept ans j’ai vraiment vécu la misère et là j’essaye de m’en sortir. »

17Comment Catherine fut-elle amenée à rester avec ces conjoints dangereux ? Dans la constitution de tout couple et du choix amoureux, des enjeux inconscients opèrent. Sur le plan psychanalytique, le lien amoureux contient les germes d’amour mais aussi de haine si ce n’est de violence qui ont pu être vécus, dans la réalité et psychiquement, lors de l’enfance dans les liens aux parents. « Issus des conflits des parents dont les enfants ont été témoins, les traumatismes conservés en négatif par chacun des partenaires entrent en résonance et se répondent. » (Becar, 2009, p. 47). Ils organisent inconsciemment les pactes entre les partenaires et la dynamique relationnelle dans le couple. Becar nous rappelle bien que c’est ici la position infantile immature de témoin récepteur passif qui produit cette enclave d’éléments psychiques en attente d’un autre qui pourra y être sensible. Reprenons l’histoire de Catherine. Quels traumatismes ont affecté Catherine ?

3.2. Le lien de Catherine à sa mère et l’absence du père

18Catherine nous dit : « En fait ma mère m’a foutue dehors quand j’avais seize ans donc je suis allée habiter chez sa sœur [de Louis] et je pense que c’est ça en fait qui m’a fait rester parce que j’avais pas peut-être pas d’endroit où aller. » À la suite d’une fugue, sa mère lui a dit « tu pars, plus personne ne veut rien savoir de toi ». Catherine est « foutue dehors », plus loin elle dira « jetée dehors », jetée comme on le dit d’un déchet. Elle décrit ici une violence subie, celle du rejet maternel, et au-delà comme un vide dans le monde alentour souligné par « pas d’endroit », « plus personne ». Ainsi pour Catherine, il semblerait que n’existait pour elle à 16 ans plus aucune place, ni personne, hormis Louis. Aujourd’hui devenue mère, elle réalise la violence de la parole et de l’acte maternels : elle affirme « je jetterais jamais mes enfants dehors ». Cependant à cette époque, le fait d’être seule et abandonnée de tous la conduit à se réfugier dans la famille de Louis. Or les violences physiques sont survenues « au bout de trois semaines quand même il m’a tapée hein déjà ». Louis ne constitue pas pour elle l’asile attendu, bien au contraire il s’inscrit dans la continuité des actes violents subis. Mais elle est restée.

19Elle ajoute : « Je disais à chaque fois « je lui pardonne », après c’est ça, on pardonne. » Elle tient les mêmes propos sur sa relation avec Abel : « Quand on se séparait des fois, il revenait deux jours après, ben on se pardonnait, après ça recommençait, enfin, ainsi de suite. » Comme le souligne Lemaire (1979), pardonner permet de « maintenir hors du champ de la conscience toute perception désagréable » (p. 152) comme si « le mari était comme elle le souhaite et non comme il est » (Korff-Sausse, 2003, p. 930). Grihom évoque ces attentes inconscientes toujours vivaces dans le lien qui unit les deux partenaires du couple :« Le but du lien est le lien lui-même. Il doit être conservé, car il donne à chacun les moyens de réaliser les buts inconscients que seul il ne pourrait atteindre. » (2015, p. 79-80).

20Quels buts Catherine poursuit-elle à son insu ? Si du point de vue phénoménologique, l’« être seule au monde » la pousse dans les bras de Louis, pouvons-nous penser qu’à travers l’asile qu’il lui procure, elle retrouve auprès de lui, sans le savoir, la position de déchet qu’elle se sent être dans la relation avec sa mère ? S’agirait-il pour elle de conserver ou de retrouver, par ce lien, ce qui l’a constituée autrefois dans ses premiers liens ?

21Catherine « jetée » par sa mère nous dit avoir également été abandonnée dès avant sa naissance par son père, une souffrance qui pourrait rejoindre le sentiment d’être doublement rejetée et méprisable. Nous pouvons en entendre quelque chose qui se condense dans le lien avec Abel alors qu’elle explique lui pardonner à cause de « la p’tite » : « J’ai pas connu mon père moi, j’ai pas connu vraiment mon vrai père donc je n’ai pas envie que mes enfants… voyez ce que je veux dire, qu’ils ne connaissent pas leur père non plus. Ouais, j’avais peur de ça. »

22La violence conjugale physique se répète dans le lien qui unit Catherine à ses deux partenaires, mais au-delà se re-trouve l’histoire d’un rejet, l’assignant à une position psychique d’objet sans valeur qu’on abandonne, que l’on « jette » ou que l’on bat.

3.3. Le corps sans protection

23Qu’en est-il du corps libidinal de Catherine ? Elle n’évoque la sexualité que par son refus « je voulais pas coucher avec lui » ou au travers du clivage mère/putain « il m’insultait, il disait toujours que j’étais une pute, rien que ça, alors que à la base j’suis la mère de sa fille, il a pas à me dire [ça] ». Si elle est choquée c’est parce que pour elle mère et pute s’excluent, mais elle ne relève pas qu’il n’a pas à lui dire ce terme en tant que femme, comme si le signifiant femme n’était pas suffisant à faire barrage à « rien qu’une pute ». Il nous semble retrouver là son défaut de protection, cette position de déchet à laquelle elle semble assignée.

24Dejours nous dit : « L’amour peut constituer un risque pour l’état du corps » (Dejours, 2011, p. 22) même s’il peut paraître difficile de qualifier ces liens d’« amour ». Les maltraitances graves et répétées viennent renforcer cette impression d’être sans valeur, d’avoir un corps indigne d’être protégé. En parlant de ses relations de couple, Catherine décrit en effet des agressions voire des effractions du corps d’une intensité inouïe. Nous avons évoqué les coups de couteau, le « flingue » ; s’y ajoutent les menaces de mort « il avait menacé de tuer moi et la petite », « il m’avait tirée dans tout le couloir par les cheveux », « il m’a étranglée vraiment, j’ai failli vraiment, j’avais l’impression que j’allais mourir ». Catherine ne paraît pas être en mesure de protéger son corps, ce quinous interroge sur son éprouvé et sur la construction de son image inconsciente du corps. Pour Dejours, le corps et son éprouvé sont étroitement liés à l’histoire de vie : « Cette sensibilité du corps qui lui donne dans le même temps le pouvoir de palper affectivement le monde, de s’éprouver soi-même et de sentir la vie en soi, cette sensibilité, donc, n’est pas la même chez tout le monde. Cette sensibilité […] chacun la tient de l’histoire de ce corps, de l’histoire de sa construction. » (p . 23). Comme le souligne Grihom (2012) pour certaines femmes c’est lorsqu’elles vont « au bout de la position aliénée qui est la leur afin de saisir une limite, une butée » (p. 61), c’est lorsqu’elles affrontent la mort qu’une position subjective ressurgit et leur fait éprouver leur puissance vitale. Côtoyer la mort aux limites de violences inouïes leur permet alors d’y mettre un point d’arrêt. Ces dernières extrémités nous amènent à interroger une possible défaillance de la constitution du Moi-peau (Anzieu, 1985), lorsque l’excitation pulsionnelle devient constante et ne peut être apaisée, un rappel possible du traumatisme qu’ont pu être les excitations énigmatiques originaires. Cette faille amènerait le sujet à rechercher « une écorce substitutive dans la douleur physique ou dans l’angoisse psychique » (p. 125).

25Jamais Catherine ne mentionnera au cours de l’entretien d’émotions ou de ressentis lors des agressions corporelles. Elle n’a pas quitté Abel à cause des maltraitances à son égard, mais parce qu’il a également menacé leur fille. Peut-être qu’ici le miroir qu’a pu constituer son enfant innocente et passive a pu réveiller en elle l’enfant fille qu’elle a été et les sensations, perceptions, affects du monde de l’enfance ? Il est notable que ce qu’elle a vécu à ce moment dans le lien à sa « petite », a provoqué le désir de mettre fin aux violences et la rupture du lien avec Abel. Pouvons-nous émettre également l’hypothèse que dans ce mouvement psychique pointe une retrouvaille avec une image maternelle protectrice ?

26À l’opposé son fils aîné Jason a été régulièrement exposé à la violence de ces hommes : de la part de son père Louis « le père à Jason aussi il l’a déjà tapé plusieurs fois, il avait la marque aussi », bien qu’elle essaie de le protéger « comment je le protégeais, ben en fait je partais en fait avec Jason, ou j’gueulais aussi quand même, j’l’ai toujours protégé en fait, même si je savais qu’il allait me taper j’m’en foutais ». Avec Abel, la violence semble avoir empiré, « il a toujours rejeté Jason en fait, le grand, j’ai porté plainte contre lui là, il lui avait fait quatre points de suture à la tête ». Notons que si elle porte plainte face à cette violence sévère, la formulation de ses propos est étonnante puisque la blessure apparaît condensée avec la réparation qu’elle a occasionnée. Comment envisager la différence de position de Catherine à l’égard de son fils et de sa fille, était-il impossible pour elle de s’identifier à un enfant garçon ?

3.4. La pensée en état de sidération

27Catherine décrit parfois des événements qui surviennent, qui se produisent, comme indépendamment d’elle, sans que puisse en découler une pensée ou un acte, « je l’ai quitté quand il était en prison, quand il est sorti de prison ben il m’a séquestrée aussi et je disais rien en fait, et au bout de deux semaines, il m’a étranglée vraiment ». Sidérée elle ne peut qu’expliquer, « j’ai pas osé, moi, ma peur tout le temps c’était qu’on me prenne mes enfants ».

28Ferenczi évoque cette sidération dans le cas de l’identification à l’agresseur comme « réponse à un traumatisme, sous la forme d’un clivage du Moi, dans cette situation de peur et de détresse extrêmes. (…) Cette peur, quand elle atteint son point culminant, les oblige à se soumettre automatiquement à la volonté de l’agresseur, à deviner le moindre de ses désirs, à obéir en s’oubliant complètement et en s’identifiant totalement à l’agresseur » (1982, p.130).

29C’est cet empêchement à penser que semble aujourd’hui percevoir Catherine : « On pense différemment quand on n’est plus dans la violence, mais quand on est dedans c’est vraiment pas pareil. » Si socialement Catherine est la mère de ses trois enfants, psychiquement elle semble avoir du mal à se situer en position de mère. Les enfants ne sont pas présents avec leur particularité, ni leurs caractères, ni rien de ce qui pourrait les distinguer, ce sont « la p’tite », « Jason le grand ». Ils sont différenciés en fonction du père qu’ils ont, ils ne sont pas présentifiés ici en tant que sujets et peut-être ne peut-elle les penser ainsi. Nous retrouvons ici les résultats de travaux (Wood & Sommers, 2011 ; Fortin,et al., 2000) soulignant que les mères violentées sont souvent très en difficulté avec leurs enfants. « La relation mère-enfant deviendrait moins efficace pour réassurer l’enfant alors que son angoisse et ses besoins de soutien sont exacerbés. » (Racicot, et al., 2010, p. 325).

30Nous pouvons toutefois repérer, dans les propos de Catherine, ses attentes à l’égard des pères des enfants : Abel « était gentil, enfin, attentionné et tout, et il s’occupait toujours des enfants et tout mais de Jason aussi ». On retrouve les mêmes mots que pour son beau-père, « mais en fait mon beau père depuis que je suis petite je l’appelle papa aussi hein (et il était comment lui ?) Trop bien, gentil et enfin il s’occupait vraiment bien de moi, quand j’voulais sortir il faisait déjà plus déjà que ma mère, il comprenait plus, même maintenant quand j’suis chez mes parents j’parle plus avec lui qu’avec ma mère ». Le signifiant « gentil » qualifie ce qu’elle recherche dans la continuité du beau-père, véritable figure paternelle, cependant « au début ils sont gentils, mais après non, et après j’ai peur de partir ça c’est sûr ». Cette pseudo gentillesse du début l’aveugle-t-elle au point de ne pas prendre en compte le reste ?

4. CONCLUSION

31L’analyse de l’entretien de Catherine nous a conduit à penser que le lien violent avec chacun de ses partenaires contient en souffrance les événements inauguraux de son enfance et de son adolescence. L’abandon par son père à l’aube de sa vie, les failles possibles dans la constitution du Moi-peau, le rejet signifié dans la parole maternelle à l’adolescence alimentent nos interrogations sur ses ressentis corporels et sa capacité de penser par elle-même. Ces différents éléments semblent l’avoir assignée à une position de rejet et de déchet à l’intérieur des couples qu’elle a formés avec ses deux partenaires. Il ne reste que la possibilité de s’attacher à des hommes apparemment « gentils » comme le beau-père, dont il devient impossible de se détacher car la solitude se présente comme un gouffre. Les répétitions dans la vie de Catherine nous apparaissent, après cette analyse, comme la remise en chantier d’un scénario inaugural toujours repris tant qu’il n’obtient nulle réponse. Réponse attendue jusqu’à frôler la mort, reprise de l’énigme initiale : pourquoi mon père m’a-t-il abandonnée, pourquoi ma mère m’a-t-elle rejetée ?

32Cette analyse clinique de l’histoire de Catherine met en valeur la force des processus psychiques à l’œuvre dans les répétitions de violences constitutives du lien conjugal. Ne seraient-elles pas le symptôme d’une énigme originaire qui trouverait, dans le choix du partenaire, à se mettre en scène ? (Ortigues, 1999). L’importance des violences dans le lien et les risques pris dans la relation à l’autre révèlent selon nous toute la puissance des enjeux inconscients. Seule une réponse à l’appel que constitue cette énigme pourrait enrayer la répétition incessante. La femme la cherche en vain auprès de son partenaire. Dans ces situations de violences conjugales, la mise en place d’un travail d’écoute de la parole de ces femmes pourrait permettre d’approcher la dynamique inconsciente dans laquelle elles sont prises et d’ouvrir à la symbolisation.

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Mots-clés éditeurs : Énigme, Infantile, Lien, Violences conjugales

Date de mise en ligne : 09/07/2018

https://doi.org/10.3917/top.143.0099

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