Topique 2016/3 n° 136

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Article de revue

Le conservatisme sans mémoire

Pages 27 à 35

Notes

  • [1]
    Université de Sakarya, Faculté des Beaux-Arts, bfdellaloglu@sakarya.edu.tr
  • [2]
    Ahmet Hamdi Tanpınar, Edebiyat Üzerine Makaleler, Ed. Zeynep Kerman, Dergâh, Istanbul, 2000, p. 91
  • [3]
    Voir Shmuel Eisensdadt (ed), Multiple Modernities, Transaction Publishers, 2005.
  • [4]
    Voir Nilüfer Göle, Melez Desenler, Metis, Istanbul, 2000 et İç İçe Geçişler, Metis, Istanbul, 2008.
  • [5]
    Ahmet Hamdi Tanpınar, Sahnenin Dışındakiler, Dergâh, Istanbul, 2003, p. 10
  • [6]
    Voir Carl Schmitt, Siyasal Kavramı, Metis, Istanbul, 2014.
  • [7]
    Max Weber, Protestan Etiği ve Kapitalizmin Ruhu, Hil, İstanbul.

1 Le conservatisme existe-t-il toujours et encore en Turquie ? N’a-t-il jamais existé ? À vrai dire je m’en doute ! Ceux qui se définissent comme « conservateurs » mettent une distance considérable entre l’Occident et eux-mêmes. Voire au niveau du discours, cette « distance » en question est la définition même du conservatisme. Cependant il existe une réalité très simple que nous oublions à ce point : le conservatisme en soi est une idéologie occidentale. Il est même possible de dire que le conservatisme est la toute première idéologie occidentale. Pour pouvoir parler du conservatisme dans ce sens, il faudrait, dans un premier lieu, parler du changement. Le conservatisme ne peut apparaître qu’au sein des sociétés qui passent par des processus de changement sérieux. Le conservatisme est un type de relation que l’Occident crée avec son passé lors de sa formation à la modernité. Le conservatisme est donc l’un des éléments indispensables de la modernité dans l’Occident. Le conservatisme n’exclut donc guère la modernité, il la domine même.

2 Tout concept est historique. Il serait donc convenable d’analyser tout concept dans le contexte historique où il est né. De ce point de vue, le conservatisme dans le sens occidental serait comme voir la Révolution française tel que le fait Edmund Burke. Dans ce sens, le conservatisme est né comme une critique de « la brutalité » des révolutions bourgeoises européennes contre l’Ancien Régime. En soi, le conservatisme est la transformation en idéologie, du reproche « n’y avait-il rien de valeureux dans ce qui était ancien ? » Or, chaque notion a une histoire. Et dans le cadre de cette historicité, le sens des notions change et se transforme. Par exemple, à ce jour, Edmund Burke est non seulement le penseur clé du conservatisme mais aussi un des précurseurs du libéralisme. Être conservateur aujourd’hui et être conservateur au XIXe siècle ne sont pas la même chose. Et d’ailleurs cela ne devrait pas l’être non plus.

3 Quant à la Turquie, l’utilisation du conservatisme était considérablement différente de son utilisation en Occident. Être conservateur en Occident n’exclut pas le fait d’être moderne. Comme le libéralisme, le socialisme, le nationalisme, l’anarchisme et le fascisme, le conservatisme est une idéologie politique moderne. Le conservatisme n’est pas le contraire de la modernité, il est en quelque sorte une manière d’être alternative moderne. Quant au conservatisme en Turquie, il est plutôt utilisé pour définir tout ce qui demeure distant du projet de modernisation. Voire, à certains cas, la notion était utilisée dans le sens de ce que les occidentaux qualifient de « réactionnaire ». C’est pourquoi le conservatisme signifiait une appartenance autre qu’à la modernisation. De plus, cette prise de position était longtemps appropriée comme telle, à la fois par les acteurs pro-modernisation et les conservateurs.

4 Justement de ce point de vue, on peut douter de l’existence du conservatisme en Turquie dans le sens classique. Peut-être serait-ce possible désormais ! Car il est impossible de parler du conservatisme sans parler de la modernité. À vrai dire cet énoncé est valable pour toute idéologie politique moderne. Dans ce contexte, comment peut-on parler du socialisme ou de libéralisme en Turquie ? À peu près toutes les idéologies politiques modernes ont vu le jour lors du XIXe siècle. La notion d’idéologie elle-même est un concept qui appartient au XIXe siècle. De nos jours, il est impossible d’utiliser ces notions dans leur vieux sens même en Europe où elles sont nées. Le libéralisme est une pensée du XIXe siècle et il est impossible de faire comme si rien n’avait changé depuis le jour de sa naissance. La même chose est valable pour toutes les idéologies. Quant à nous, nous universalisons ces idéologies comme nous universalisons un nombre d’idées, d’institutions, de produits empruntés à l’Occident. Nous l’abstrayons donc du temps et de l’espace. Alors que le conservatisme ne peut exister dans le sens réel du terme dans un pays où la modernité est toujours inexistante.

5 La Turquie est un pays de modernisation depuis du moins la période de Tanzimat (1839). La modernisation est différente de la modernité du point de vue de la quantité. La différence entre les sociétés comme la société turque et l’Occident ne provient pas uniquement du « retard ». Nous avons longtemps traité le problème comme si cela en était le cas. Nous avons cru pour longtemps que la différence entre nous et l’Occident n’était qu’un retard temporel et qu’il serait possible de compenser cela avec juste un peu d’accélération. Or il existe une différence qualitative entre la modernité et la modernisation et ces deux notions ne peuvent devenir la même chose avec de la vitesse ou de l’accélération. La question dépend plus du contenu. La question est une question de mentalité.

6 L’Occident ne s’est jamais modernisé. L’Occident a vécu une expérience propre à ses dynamiques à partir de la Renaissance et l’expérience en question a trouvé sa place dans les dictionnaires occidentaux en tant que modernité à partir des années 1770. L’Occident est donc à la fois l’acteur qui a fait la chose et qui s’est chargé de son appellation. Pour l’Occident, la modernité n’est pas quelque chose qu’on voit ailleurs, qu’on apprécie et qu’on adopte. Elle ne l’a jamais été d’ailleurs ! Le fait de remarquer l’existence d’un concept ailleurs, l’apprécier et l’approprier est justement la modernisation. C’est donc ce que nous faisons. La modernisation pour nous est le fait de ne pas pouvoir rester indifférent à la modernité de l’Occident. Dans ce sens, la modernisation est une réaction à la modernité.

7 À ce point, nous devons également admettre que la modernisation est en quelque sorte inévitable pour des sociétés qui ont des relations étroites avec l’Occident. Ahmet Hamdi Tanpınar dit à ce propos : « Notre poursuite de l’Europe était une obligation. Car c’était une obligation immédiate d’appropriation de l’occidentalisation ou de mort pour notre société. La société turque s’est occidentalisée en raison de sa volonté de survie [2]. » L’interprétation de la modernisation comme un mouvement arbitraire et le refus des éléments obligatoires du processus constituent la plus grande erreur des « conservateurs » de Turquie.

8 De nos jours, même la modernité est un concept appartenant presque au passé. À vrai dire, il serait possible de soutenir que nous vivons les temps « postmodernes ». Si nous définissons une typologie de la modernité partant de l’axe d’État-nation, de république, de constitution, d’urbanisation et d’industrialisation, il serait même possible de dire que la modernité s’est parachevée en grande partie au XIXe siècle et lors de la première moitié du XXe siècle. À ce jour nous parlons désormais de « modernités plurielles [3]» et de « modernités extra-européennes [4]». Je tiens à signaler que le terme modernité est dorénavant pluriel. La modernité n’est donc plus le bien appartenant à l’Occident. L’idée que la modernité soit équivalente de la pensée occidentale perd également sa signification. C’est pourquoi je pense que nous pourrions désormais parler de la « citoyenneté du monde ». Le fait d’être moderne veut dire, dans ce sens, comprendre le monde en tant qu’entité. Et aussi le fait de se redéfinir dans cette entité. Ahmet Hamdi Tanpınar disait : « Nous ne comprenons pas le monde car nous ne nous connaissons pas [5]. » Je tiens à y rajouter : « Nous ne nous connaîtrons pas tant que nous ne comprenons pas le monde. » Il faudrait par contre appeler un chat un chat : la première civilisation qui a compris le monde en tant que tel et qui s’est définie par rapport à ce dernier est bien l’Occident.

9 Nous ne pouvons être ni moderne, ni citoyen du monde si nous continuons à demeurer ce que nous sommes. Et même une connaissance de soi conservateur n’est possible que par la prise de conscience de ce fait.

10 Comme je viens de préciser ci-dessus, le conservatisme dans le sens occidental n’a pas vraiment existé en Turquie. La prise de position appelée conservatisme en Turquie pendant de longues années est en fait une sorte de scepticisme envers la modernisation qui se nourrit de religiosité et de traditionalisme. La Turquie a donc positionné le « conservatisme » par rapport à son idéologie de modernisation. Ce courant s’est échoué dans un « fétichisme oriental » contre un « fétichisme occidental ». À la place du terme fétichisme oriental, nous pouvons également utiliser le localisme. Un des problèmes intellectuels les plus importants en Turquie est cet aspect coincé entre ces deux fétichismes. Ce problème a également empêché la naissance de la modernité en Turquie.

11 La modernité est le nom de l’expérience vécue en Occident et propre à l’Occident lors des quelques derniers siècles. Dans ce sens, l’Occident n’a pas été moderne suivant un modèle préexistant. Or, des sociétés comme la nôtre se sont modernisées prenant comme modèle, l’expérience de modernité de l’Occident. La modernité qui est un processus social dans l’Occident a été appliquée comme un projet politique chez nous. La question de modernité / de modernisation et spécialement sa relation avec le conservatisme peut également être étudiée dans l’axe de sécularité / de laïcité. L’idée principale est que dans l’histoire de modernisation de la Turquie au lieu d’une expérience de sécularité il existe un projet de laïcisation.

12 « Laikos » signifie ce qui n’est pas clérical. Ce qui est clérical connote l’institutionnalisme. Depuis le tout début, le terme laïc est une notion politique. En partant de l’idée « ce qui est politique est propre à l’État » de Carl Schmitt, nous pouvons dire que l’adjectif « laïc » est dans un premier lieu relié à l’utilisation du pouvoir et devrait être compris comme un adjectif de l’État dans le sens moderne [6]. Quant à la sécularité, il s’agit d’un cadre social, voire individuel. Elle encadre l’espace civil et la vie quotidienne. Elle indique l’appropriation de la responsabilité historique par l’individu. La sécularité fait que la vie n’est pas perçue comme une fatalité. Elle rappelle que l’individu, la classe sociale et la société détiennent le droit de détermination de leur propre destin. Elle n’est aucunement une alternative à la religiosité. Elle est en quelque sorte une néo-religiosité.

13 La laïcité et la sécularité ne sont pas des notions synonymes comme on le croit. Et ces deux notions peuvent devenir des notions opposées particulièrement au sein des sociétés en voie de modernisation. Par exemple, la laïcité trop politisée n’a pas eu la fonction de soutien pour la sécularisation sociale. Vu que le projet de modernisation postulait que les communautés et groupes religieux ne pouvaient être des sujets de la société qu’en acceptant les conditions imposées par la modernisation elle-même, ledit projet a empêché la sécularisation de ces groupes. En Occident, ce problème n’a pas été vécu vu qu’il existait un parallélisme, une continuité, voire un équilibre entre la laïcité et la sécularité.

14 Cela dit, il ne faudrait pas limiter la sécularisation simplement par la Réforme et les Lumières. Si nous adoptons un cadre de vue plus large, nous pouvons nous rendre compte que toutes les religions historiques ont subi une certaine sécularisation au cours de leur propre expérience. Toute religion est sécularisation. Pour pouvoir produire une vie quotidienne à partir de ce qui est révélation et sacré, il est obligatoire de se rationnaliser et de se séculariser. Ce qui est sacré brûle alors que la sécularisation refroidit ce qui est sacré, elle le rend terrestre. Elle descend du ciel sur la terre. Les religions ne peuvent être vécues que sur la Terre. Le seul moyen de gérer le sacré, même en y croyant, serait de se séculariser dans ce sens. Plutôt que d’être quelque chose qui commence là où se termine la religion, la sécularisation trouve donc son existence au sein de la religion.

15 La naissance de la modernité dans l’Occident a été parallèle à la sécularité sociale. D’un certain point de vue, la laïcité politique est en quelque sorte une conséquence de la sécularisation sociale. Quant à chez nous, l’État a essayé de compenser « la lacune de sécularisation » par la laïcité extrême. La laïcité en tant que projet a donc remplacé l’expérience de sécularité, à savoir l’a occupée et a empêché son développement. L’une des conséquences possibles de ce fait est l’idée que « la laïcité est l’irréligiosité » ce qui est souvent entendu en Turquie. À vrai dire, la laïcité n’est pas l’irréligiosité de l’individu ou de la société. Cela ne peut être que l’irréligiosité de l’État. Il est clair que cela est une expérience occidentale et a une relation historique avec des guerres de religion et de confessions ayant duré des siècles. Il est normal qu’une laïcité politique ne se basant pas sur la sécularité sociale apparaisse comme irréligiosité aux croyants.

16 Peut-être, la religiosité sociale a-t-elle perçu la laïcité comme une demande de conversion à une autre religion étant donné que la laïcité s’est présentée en Turquie comme une religion, à savoir une religion républicaine. Cette perception a donc été le plus grand obstacle s’élevant devant la sécularité sociale en Turquie. En fait, la question a également un aspect de classe. La laïcité est représentée par des élites de modernisation et les classes supérieures alors que la sécularité est représentée par des groupes sociaux bien plus larges. Cet arrière-plan de classes sociales n’est guère contradictoire lorsqu’on considère l’histoire de la naissance de ces deux notions en Occident. Les deux notions ont vu le jour dans des circonstances imposées, suivant des processus de changement de vie sociale, politique et économique. De ce point de vue, la crise que nous avons vécue récemment peut être décrite comme une lutte entre les classes s’étant sécularisées depuis les années 1980 et les classes ayant adopté la laïcité comme un drapeau de revendication.

17 De plus, le projet de laïcité en Turquie signifiait non seulement une séparation entre l’État et la religion mais aussi une séparation ou un contrôle de la religiosité au sein de l’espace public, la société et les individus. La Direction des affaires religieuses est justement l’institution de cette laïcité politique et constitue le plus grand obstacle devant la sécularité. Dans l’exemple de la Turquie, les structures comme communautés et sectes, considérées comme des obstacles par la laïcité constituent en vérité le produit de la lutte pour la sécularisation que la religiosité de Turquie contre la laïcité.

18 La politisation de la religion est une sécularisation en soi. Le pouvoir terrestre est une demande séculaire. Même si ceux qui font cette demande sont musulmans ! Le fait que vous fassiez la prière ne veut guère dire que vous n’êtes pas séculaires ! Nous avons toujours tendance à interpréter la sécularisation comme un rejet d’une religion. De plus, les kémalistes et les islamistes sont du même avis à ce propos. Les kémalistes l’affirment alors que les islamistes la refusent. La racine du mot qui est « saeculum » indique dans un premier temps le fait de sortir en dehors du monastère. Pourtant cette sortie peut être à la fois l’abandon de la religion et la communication du message religieux. La sécularisation dans ce sens est la transformation de la religiosité : il s’agit d’un changement d’écorce.

19 Il est possible de voir à ce jour que ce qui se sécularise en Turquie est la religiosité transformée. Ce qui est séculaire est donc l’islamisme. De ce point de vue, il est même possible de dire que Recep Tayyip Erdoğan est la personnalité la plus séculaire en Turquie ! Les islamistes en Turquie perçoivent leur existence et leur démarche d’obtention du pouvoir comme la chute de la sécularisation occidentale. Or, même un petit coup d’œil vers leur propre histoire personnelle serait capable de leur prouver qu’ils sont des exemples de théorie de sécularisation.

20 Quand nous étudions la théorie classique, et particulièrement Max Weber, nous voyons que la sécularisation est le remplacement du culte par le travail, le gain, l’économie et des dépenses [7]. Comme le paradis sur terre qui se traduit par la prospérité et la richesse. Je crois même que la sécularisation dans ce sens pourrait être équivalente de la capitalisation. La sécularisation n’est pas uniquement le cadre « de détermination » qui a provoqué la naissance du capitalisme. La sécularisation est peut-être le capitalisme en soi.

21 Nous savons tous que, particulièrement dans l’exemple anglo-saxon, la sécularité veut dire que les fonctions assurées par la Directorat des affaires religieuses en Turquie, appartiennent à la société civile. J’utilise exprès le verbe « appartenir » au lieu de « céder », car pour céder une fonction il faudrait que ces fonctions soient d’abord accumulées au sein de l’État. Dans ce cadre, il est possible de dire que la sécularité anglo-saxonne n’a pas eu besoin d’une laïcité politique.

22 Nous pouvons parler de la sécularisation sans nous attacher à la théorie de sécularisation. Au sein de l’académie et de l’intelligentsia, nous voyons apparaître une opinion qui prétend que cela n’était pas vraiment possible : comme si lorsque nous parlons de sécularisation, il était obligatoire de ne pas prendre la religion au sérieux comme le fait la théorie de sécularisation. C’est un classique connu de tous. Selon la théorie de sécularisation, la religion doit se marginaliser avec l’urbanisation, l’industrialisation et l’éducation nationale. Pour parler de la sécularisation, nous ne sommes pas obligés d’affirmer cet énoncé. Il est possible de parler de la sécularisation en prenant au sérieux la religion au niveau individuel et social.

23 Des intellectuels et académiciens venant du camp islamique sont bien motivés pour écrire et soutenir que les théories de sécularisation s’effondrent. Cependant ils n’ont aucune motivation pour réfléchir à résoudre le problème alévi dans la société où nous vivons. Il est impossible de savoir comment on pourrait résoudre ces questions sans parler de laïcité et de sécularisme. La perspective de société séculaire et d’État laïc est nécessaire pour la résolution de ce type de problèmes. La transformation de la laïcité et celle de la religiosité sont parallèles l’une à l’autre. Et ce fait s’appelle la sécularité. Et la sécularité continuera à s’évoluer à une croissance exponentielle.

24 La montée de l’islam politique et la régression du kémalisme étaient perçues comme l’effondrement des théories de sécularisation. Pourtant je ne crois pas que ce soit si simple que cela. La réconciliation accélérée du camp islamique avec l’argent, la technologie et le pouvoir lors de la période au pouvoir de l’AKP ne peut-elle être considérée comme une « sécularisation » ? Ne peut-on pas dire que les camps islamiques résistant contre la laïcité à titre juste, ont dû se séculariser lors de leur démarche vers le pouvoir ou ont dû marcher vers le pouvoir tout en se sécularisant ? Certaines islamistes en Turquie osent prétendre que les théories de sécularisation se soient effondrés juste parce qu’ils sont arrivés au pouvoir. Peut-être ne se rendent-ils pas compte de la transformation qu’ils subissent ? N’arrivent-ils pas voir qu’ils justifient en partie les théories de sécularisation par leur histoire individuelle ? Oui, en effet, la Turquie change. Mais le camp islamique change aussi.

25 En tant qu’individus d’une société comme la Turquie où règne la laïcité plutôt que la sécularité, nous avons tendance à penser qu’il n’est pas possible d’avoir la religiosité au sein d’une société séculaire et la sécularité au sein d’une société croyante. De plus, les kémalistes et les islamistes de ce pays qui ne sont presque jamais d’accord, sont d’accord à ce propos. Cet accord est, selon moi, l’un des problèmes les plus importants du pays. Or, cet énoncé n’est pas juste : la religiosité est possible dans une société séculaire et la sécularité est possible dans une société croyante. Voire l’existence de l’une garantit l’autre.

26 La laïcité étant une notion politique peut exister dans la constitution, peut être discutée comme un objectif ou un projet. Quant à la sécularité, il s’agit plutôt d’une mentalité, à savoir d’un ethos, impossible à inclure dans un projet. Il est temps d’adopter une nouvelle approche pour étudier l’axe principal d’opposition de l’histoire récente de Turquie. Kémalistes versus islamistes, progressistes versus réactionnaires, occidentalistes versus orientalistes… À ce jour, je ne pense pas que nous puissions expliquer les choses en nous servant des dilemmes pareils. La Turquie vit une période de passage de la modernisation vers la modernité. Bref, c’est ce qui se passe. La société devient l’acteur principal pour le bien et pour le mal. Aussi, la Turquie passe de la laïcité vers la sécularité. Ni la modernité, ni la sécularité ne peut nous garantir quoi que ce soit. La qualité de la sécularité et de la modernité sera bien élevée dans la mesure où nous prendrons conscience de ce processus.

27 J’ai soutenu dans un premier lieu que le conservatisme est une idéologie née au sein de l’expérience l’Occident, comme toutes les autres idéologies et que ce qu’on appelle « conservatisme » en Turquie n’a rien à voir avec le conservatisme original en question. J’ai défendu que la cause de ce fait était retrouvable dans l’histoire de modernisation / d’occidentalisation de la Turquie. J’ai précisé que le conservatisme est une manière d’être moderne en Occident, tandis qu’en Turquie ce qui apparaît comme « conservatisme » n’est qu’une réaction cumulée contre la modernisation. J’ai souligné que cette réaction provient surtout de la question de sécularité / de laïcité en Turquie. Je crois en effet que ce qui est perçu comme « conservatisme » en Turquie peut être expliqué comme une quête de sécularisation de la religiosité.

28 À ce point il serait utile de se poser la question un moment sur la traduction en langue turque, de la notion / idéologie occidentale qu’est le conservatisme. Nous appelons le « conservatisme »« muhafazakarlık » en turc. La racine provient de l’arabe. Il s’agit de conserver, de sauvegarder mais la même racine donne aussi le verbe mémoriser et le mot mémoire. Donc, pour pouvoir parler du conservatisme en turc, on doit faire allusion à la mémoire. Quand on parle du conservatisme en turc, on met en relief la mémoire. Pour l’expliquer en français, en parlant du « conservatisme » en turc nous parlons du « mémorisme ». Voilà pourquoi j’ai choisi comme titre « Le conservatisme sans mémoire » : car le conservatisme ne peut être sans mémoire. Le conservatisme sans mémoire serait comme la France sans vin et sans fromage ou la Turquie sans kebabs et sans lokoums. Donc, parler du « conservatisme sans mémoire » serait l’équivalent de dire que le conservatisme dans le sens occidental n’existe pas encore en Turquie.

Bibliographie

  • AHMET HAMDI TANPıNAR, Edebiyat Üzerine Makaleler, Ed. Zeynep Kerman, Dergâh, İstanbul, 2000.
  • AHMET HAMDI TANPıNAR, Sahnenin Dışındakiler, Dergâh, Istanbul, 2003.
  • BESIM F. DELLALOĞLU, Modernleşmen, in Zihniyet Dünyası ; Bir Tanpınar Fetişizmi, Ufuk, İstanbul, 2013.
  • CARL SCHMITT, Siyasal Kavramı, Metis, İstanbul, 2014.
  • MAX WEBER, Protestan Etiği ve Kapitalizmin Ruhu, Hil, İstanbul.
  • NILÜFER GÖLE, Melez Desenler, Metis, Istanbul, 2000
  • NILÜFER GÖLE, İç İçe Geçişler, Metis, Istanbul, 2008.
  • SHMUEL EISENSDADT (ed), Multiple Modernities, Transaction Publishers, 2005.

Mots-clés éditeurs : Sécularité, Conservatisme, Modernisation, Modernité, Laïcité

Date de mise en ligne : 02/11/2016

https://doi.org/10.3917/top.136.0027

Notes

  • [1]
    Université de Sakarya, Faculté des Beaux-Arts, bfdellaloglu@sakarya.edu.tr
  • [2]
    Ahmet Hamdi Tanpınar, Edebiyat Üzerine Makaleler, Ed. Zeynep Kerman, Dergâh, Istanbul, 2000, p. 91
  • [3]
    Voir Shmuel Eisensdadt (ed), Multiple Modernities, Transaction Publishers, 2005.
  • [4]
    Voir Nilüfer Göle, Melez Desenler, Metis, Istanbul, 2000 et İç İçe Geçişler, Metis, Istanbul, 2008.
  • [5]
    Ahmet Hamdi Tanpınar, Sahnenin Dışındakiler, Dergâh, Istanbul, 2003, p. 10
  • [6]
    Voir Carl Schmitt, Siyasal Kavramı, Metis, Istanbul, 2014.
  • [7]
    Max Weber, Protestan Etiği ve Kapitalizmin Ruhu, Hil, İstanbul.

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