Topique 2016/1 n° 134

Couverture de TOP_134

Article de revue

Puiser à la source, les rituels du corps en islam

Pages 171 à 180

Notes

  • [1]
    FREUD Sigmund. Totem et Tabou, (1913), Éd Payot, 2004.
  • [2]
    BARRY Laurent, La Parenté, Éd. Gallimard, 2008. p.238-239.
  • [3]
    HOSSEIN Benkheira, l’Amour de la Loi, Essai sur la normativité en islam, (PUF, 1997, p. 358).
  • [4]
    BARRY Laurent, La Parenté, p. 240-241.
  • [5]
    FORTIER Corinne, Le rituel de mariage dans la société maure, mise en scène des rapports sociaux de sexe, Revue Awal n°23, 2001.
  • [6]
    COUCHARD Françoise, Emprise et violence maternelle : Étude d’anthropologie psychanalytique, Dunod 2003.
  • [7]
    Rapporté selon l’Imam Al BOUKHARI.
  • [8]
    MALAMOUD Charles, Féminité de la parole : Études sur l’Inde ancienne, Paris, Albin Michel, coll. « Sciences des religions », 2005, p. 293.
  • [9]
    Haram (figure im1 ḥarām] a un sens double en arabe : d’un côté c’est l’illégal, l’interdit, l’inviolable (s’opposant à Halal). De l’autre il signifie le sacré.
  • [10]
    CORBIN Henry, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi, Éd. Entrelacs, 2006.
  • [11]
    Poème célèbre sur la religion de l’amour, commençant par : « Mon cœur est devenu capable d’accueillir toute forme… »
  • [12]
    BOUHDIBA Abdelwahab, La sexualité en islam, PUF, 1986.
  • [13]
    Sourate 19.
  • [14]
    Sourate Marie (sourate Mecquoise).
  • [15]
    L’interdiction, At’Tahrîm (Sourate Médinoise, n°66).
  • [16]
    Gaudefroy-Demombynes. J. M. Abd-Al-Jalil. Marie et le Coran, in Revue de l’histoire des religions, tome 137 n°2, 1950. p. 258-261.
  • [17]
    Sur les 25 occurrences coraniques du nom de Jésus, il apparaît 24 fois dans la formule ‘Isa ibn Maryam (Jésus fils de Marie).
  • [18]
    Cf. E. W. Lane, Arabic-English Lexicon, I, 6, 2359-2360, où l’on rappelle aussi le sens proche de frontière, confins entre deux terres.
  • [19]
    Baydâwï, Anwâr al-tanzïl, Éd. Fleischer 1846-1848.
  • [20]
    Imran est le nom donné à Joachim dans le Coran.

1 Concernant les religions, il est plus courant de parler des interdits sexuels que des prescriptions, le corps étant le plus souvent caché que montré. La psychanalyse situant la réflexion dans la symbolique des relations d’alliance et de parenté, c’est dans ce cadre que nous parlerons des prescriptions sexuelles, dans leur articulation aux représentations du corps. L’approche psychanalytique va s’articuler de façon constante aux apports de l’anthropologie des sociétés dites musulmanes, dans un éclairage réciproque des enjeux de l’individuel et du collectif. Sachant qu’il y a des singularités locales, au sens où ce qui se joue dans une tribu berbère du Nord du Maroc diffère d’une société yéménite ou indonésienne.

CROYANCES ET RITUELS AU CŒUR D’UN PROCESSUS

2 Après Lévi-Strauss, les anthropologues ont montré les multiples logiques de la circulation des femmes dans les aires géoculturelles. Freud a parlé d’une autre façon de l’origine de la loi et de l’échange des femmes avec Totem et Tabou[1]. Ces modalités sont singulières à l’héritage des sociétés locales, et ne seront pas les mêmes dans une tribu maure de Mauritanie, d’une famille au Pakistan, d’une tribu berbère, où les rituels diffèrent.

3 Nous suivrons la pensée de Laurent Barry, dans le texte sur La Parenté[2], reprenant le Coran : « Si les sociétés musulmanes promeuvent certaines pratiques, c’est non pas parce que celles-ci découleraient d’une obédience religieuse particulière (que l’on peut retrouver dans des cadres non musulmans), mais plus simplement du fait que les valeurs dont l’islam est porteur – notamment sa représentation du rôle de la femme dans la constitution du lien de parenté – sont en particulière osmose avec les conceptions sous-jacentes à un principe de parenté utérin. Dans une large mesure, ces valeurs qu’on attribue à l’islam et qui seront largement diffusées par la suite – de l’Indonésie à l’Afrique noire – sont à l’origine bien plus liées à une aire culturelle ancienne, centrée autour de la pars orientalis du bassin méditerranéen, à ce monde de la Bible qui s’étend de l’Euphrate aux montagnes du Liban et à la vallée du Jourdain, et surtout à l’Arabie des anciens – ce pays des parfums. »

4 Dans le même sens, Hossein Benkheira, dans l’Amour de la Loi[3], évoque, à propos de deux principaux noms de Dieu, Rahman et Rahim, qui apparaissent tous les deux dans la première sourate du Coran (Al Fatiha) des définitions données par différents exégètes : Selon Razi, l’origine est rahma, qui désigne la clémence et la miséricorde. Le terme Rahim, qui sert à désigner l’utérus, est de la même racine. Selon Azhari, Rahim signifie à la fois parenté (Qarâba) et matrice. Est-ce à dire que le lien de parenté est assimilé au seul lien matrilatéral ? En tout cas le Coran désigne le lien de parenté par l’expression Sillât r — Rahim. (littéralement le lien utérin). Nous pouvons reprendre le Hadith précédemment cité, qui lie exactement le mot Rahman et le mot Rahim : Dieu le très haut aurait dit : « Je suis le bienfaisant (Rahman) ; et j’ai extrait ce nom du lien de parenté (sillât Rahim) de Mon nom. Celui qui veille sur ce lien, je le rapproche de moi ; celui qui le rompt, je m’en sépare. »

5 Dans les approches sociologiques du mariage arabe, existent des controverses dans la recherche entre des pratiques endogames et une exogamie cachée. Toujours selon Laurent Barry [4] « la pratique du mariage arabe, est tout aussi caractéristique du monde juif ancien que de l’islam ; il existe encore de nos jours chez des juifs hors de la sphère d’influence occidentale. Le christianisme ancien n’échappe pas lui-même à la prégnance de ce modèle. Il rappelle que le Coran – écrit qui comme la Torah, est clairement porteur de cette vision androcentrée d’une société quasi patriarcale – permet, tout comme le Lévitique, le mariage avec toutes les cousines, croisées ou parallèles, ce même si les parents de lait y sont totalement prohibés. Parallèlement, diverses traditions mettent à part la cousine croisée matrilatérale ».

6 Par les diverses combinaisons des alliances, on peut retrouver la filiation matrilinéaire ; il faut savoir à ce sujet que des tribus berbères du Maghreb avaient négocié avec l’islam la possibilité que puissent subsister des pratiques matrilinéaires, en gardant aussi le droit coutumier. Les rituels qui vont alors se mettre en place lors des cérémonies vont mettre en relief les affiliations symboliques.

7 Par exemple pour une tribu maure de Mauritanie, l’anthropologue Corinne Fortier [5] montre comment le déroulement de la cérémonie du mariage rend compte de l’institution de la domination masculine et de la prise de pouvoir sur le féminin et les attributs de fécondité. Les modalités de séparation de la jeune fille d’avec sa famille sont aussi mises en scène, dans la mesure où elle reste plusieurs jours sous une tente familiale avant de rejoindre celle de son mari.

8 Ces questions plus collectives n’empêchent pas de saisir la qualité des relations interindividuelles qui intéressent la psychanalyse. Et de nombreux auteurs ont interrogé dans ces sociétés les interactions précoces entre l’enfant et sa mère, la façon dont le corps est regardé, stimulé, donnant la possibilité de se le représenter aussi dans l’appropriation de sa capacité procréatrice. Ces interactions précoces ne seront pas sans effets sur la façon dont vont se construire les identifications, les modalités œdipiennes et l’idéal, déterminant les choix du sujet et l’accès au symbolique.

9 Il est souvent plusieurs paradoxes soulignés par les auteurs sur la place du corps féminin et sa représentation, dans ce que peut susciter la beauté et d’une autre façon la séduction. Les rituels au niveau du corps sont multiples, pris dans les interactions maternelles et pouvant être garants de la construction du sentiment de consistance interne : autour du Henné, du bain rituel, des parfums ; du revêtement de parures, étoffes toutes aussi plus belles les unes que les autres…

10 Dans Emprise et violence maternelle, Fr. Couchard [6] évoque à l’inverse une emprise maternelle au niveau du corps de la fille. Vont se poser différemment ces questions de l’appropriation de son propre corps dans la constitution de la subjectivité. Il y a alors recherche de maîtrise et de contrôle sur la sexualité féminine. Le tabou de la virginité peut en être un des exemples dans la mesure où il peut renvoyer à certaines représentations sur le féminin.

11 Pour que la séduction puisse constituer un certain plaisir de la rencontre avec l’autre, il s’agit à ce que le sexe ne soit pas lié à des représentations de souillure, d’envie prédatrice, équivalentes d’un rapport particulier de séduction à l’objet. On retrouve dans l’après-coup des hommes avec le fantasme d’une mère encore omnipotente, renvoyant à la rage du petit enfant qui ne peut se dégager d’une forme d’emprise, ou redoublant de fureur face à une beauté qui attise le désir. On peut aussi trouver des femmes qui situent la séduction dans le miroir de leur propre narcissisme.

12 La question est comment le sujet va faire avec les interdits et les prescriptions sexuelles, au niveau de son vécu individuel, dans la relation aussi avec la façon dont cela s’est organisé au niveau du groupe familial et culturel. Dans des effets d’après coup, le sujet peut se ressaisir de façons diverses de son héritage, dans des remaniements de la donne de départ. L’accès à la fonction de jugement, comme tiers médiatisant le symbolique, engage la responsabilité du sujet dans ses actes.

DIAPHANE EST LA VISION, ENTRE L’EAU ET LE FEU

13 La réflexion là va se développer autour de deux axes, d’un côté vers la métaphore de l’eau, et de l’autre sur la profondeur de l’amour. L’eau est un élément central en islam, transversal de ce fait à toutes les sociétés musulmanes vu sa place dans la purification liée à la prière. On parle même d’obsession du livre saint à son sujet : on dit que Dieu créa son trône au-dessus de l’eau. (Hadith authentique) et que la loi islamique (la Charia), était au départ la loi de l’eau. Les fleuves célestes, tels que Kawthar et le salsabil sont au paradis.

14 Métaphore de l’émergence, de la naissance (eaux baptismales), du renouvellement, l’eau est vitale, salvatrice purificatrice, destructrice régénératrice. La référence aux sources guérisseuses a donné corps à autant de naïades, d’elfes et de divinités. De jaillissante et transparente, elle peut devenir le Styx que sillonne la lugubre barque, ou l’océan aveugle qui engloutit. Pont entre le matériel et le spirituel, l’eau glisse, s’incurve, trace son chemin, transparente, visible et invisible, diaphane. Pouvant symboliser l’infini, elle peut être métaphore de la profondeur.

15 La purification par l’eau est une pratique qui peut paraître anodine, comme un acte de propreté dans l’attente de la prière. Mais l’acte de purification a une visée plus profonde. La purification, c’est une façon de se préparer à la relation avec Dieu. C’est la pureté de l’intention, ou l’intention sincère (Nyya al Hassanna) qui est attendue avec une transparence nécessaire à l’action juste, qui va traverser tous les actes de la vie du croyant. Le Prophète Mohammad aurait dit : « Tout acte n’est estimé que selon l’intention qui l’inspire. Chacun n’a de son œuvre que la valeur de sa visée [7]. » La pureté de l’intention renvoie à l’ouverture des voiles du cœur comme expérience du dévoilement. La tradition raconte que lorsque le prophète avait sept ans, deux hommes en blanc lui auraient enlevé quelque chose au niveau de la poitrine entre les omoplates, et lui auraient lavé le cœur avec de la neige, même événement qui se serait reproduit à d’autres moments essentiels de la révélation.

16 Des métaphores multiples lient l’eau à la parole : on boit des paroles rafraichissantes, on s’abreuve à ses mots… Malamoud, dans Féminité de la Parole[8], évoque la déesse Sarasvatî en Inde comme figure de la Déesse Parole. Cette parole articulée peut être douée d’une nature liquide, aquatique, décrite comme le miel concentré dans la vache ou comparée à la lumière.

17 La pratique des ablutions est assez connue. Elle a lieu avant chaque prière, selon un rituel spécifique, et touche quasiment toutes les parties du corps. L’eau, dans l’idéal de purification, c’est aussi le lien au corps dans sa nudité. Ce qui importe, c’est que l’eau soit pure, claire. En cas de manque d’eau, la purification peut se faire avec de la terre, une pierre, tout élément naturel.

18 Si la notion de purification est peu valorisée dans le monde moderne, elle est très utilisée dans le langage populaire : être pur pour ne pas être impur, se laver de tout péché (haram en arabe) [9], racheter sa conduite…

19 Une écoute analytique fine donne à entendre l’intime de ces rituels singuliers au carrefour de l’expérience humaine : expression de l’ambivalence et de la culpabilité, recherche de maîtrise de représentations devant ce qui se présente à la conscience comme une menace, positions d’allégeances diverses à un regard idéalisé, voire identifications à des idéaux sacrificiels pris dans le corps du groupe social, où d’aucuns cherchent à conforter un sentiment d’élection. Toujours est-il que l’on peut avoir des variantes diverses de l’angoisse devant un surmoi cruel…

20 Deux auteurs ont poussé à leur paroxysme cette question de la pureté de l’intention dans l’amour et l’altérité. Il s’agit d’Ibn Arabi, surnommé Cheikh al Akbar et al kibrite alhamar (le plus grand des maîtres et le souffre rouge (Espagne andalouse), et Djalal Ddîn Rumi. (Turco-Persan).

21 Pour le premier, surnommé vivificateur de la religion, son œuvre immense est le fruit d’une recherche intrinsèque à l’islam, où il cherche en son cœur la quintessence du message. Il explique comment, dans cette cosmogonie chaque élément de l’univers détient un dépôt divin confié à l’homme, qu’il doit restituer. L’homme est dans la condition de l’amant en marche vers Dieu par ses Noms, et la révélation est alors manifestée non dans chacune des créatures, mais par le nom de celles-ci, renvoyant à Dieu et seulement symboliquement à elles. Henry Corbin [10] a défendu la thèse de l’imagination créatrice illustrée par son poème sublime [11] comme témoin du renversement du cœur dans toutes ses formes.

22 Djalal Ddîn Rumi, (ayant vécu à Alep et Damas avant la Turquie), surnommé Mawlana, (notre maître) aimait à fréquenter les chrétiens et les juifs tout autant que ses coreligionnaires. Sa rencontre avec Schamss DDîn Tabriz va inspirer la danse de derviche où il tourne sur lui-même dans la recherche de cet Autre qui lui ressemble comme un double. Lui-même décrit ce qui advint dans ses poèmes : « J’étais cru, puis j’ai été cuit, et je suis consumé. » Ou encore : « Sois enivré d’amour, car l’amour est tout ce qui existe… »

23 Rumi ou Ibn Arabi, sont des hommes exceptionnels qui ont su saisir une lecture du texte coranique, dans son entièreté ou par fragments, en en percevant une part de vérité. Ils en ont fait l’équivalent d’une vision qu’ils ont transposée dans leur œuvre.

24 La réflexion sur le texte par des auteurs interprètes ne peut qu’intéresser la psychanalyse qui s’enquiert de la signification symbolique, là où le sujet s’en saisit dans une parole qui prend sens pour lui. Là encore, s’il est une prescription, c’est bien celle de la lecture, mais qui nécessite un savoir de l’interprète qui ouvre à l’altérité dans l’amour.

25 Arrêtons-nous un moment sur le fait de la vision et de ce qu’elle éclaire, en restant dans la métaphore des éléments : c’est l’eau dans l’œil qui reflète la lumière. Mais la vision se produit non pas en tant que l’œil c’est de l’eau, mais en tant qu’il est diaphane. Le diaphane est visible sans l’être absolument. C’est la lumière qui donne la couleur diaphane à l’eau. L’eau est nécessaire à la lumière que le diaphane reflète sans être transparent.

26 Cette lumière est un reflet en miroir d’une grâce, d’une présence aux dires des mystiques. On pourrait la penser tel un kaléidoscope réfléchissant à l’infini la lumière dans ses reflets, exprimant l’altérité ou le féminin dans ses diverses formes.

27 Cet amour de Dieu décrit par les mystiques, on peut aussi le retrouver dans la littérature arabe dans les modalités de la relation de couple jusqu’à l’extrême.

28 Dans le texte des Mille et une nuits, ce chef d’œuvre de la littérature imaginative arabe, le couple est mis en scène dans une série infinie : des couples s’aiment à en mourir, refusent d’aimer celui qui ne correspond pas à leur rêve ou désir, allant jusqu’à faire vaciller l’ordre social pour suivre l’être aimé.

29 Il y a d’ailleurs une vision hédoniste de la sexualité en islam [12] qui n’est pas forcément liée à la procréation. Les métaphores sur la sensualité et l’érotisme de la vie abondent. L’homme et la femme doivent la célébrer dans les divers aspects de la fluidité de leur rencontre dans la circulation de la parole.

30 À propos d’Adam et Ève, on parle de désobéissance et non de péché : la relation avec Dieu n’est pas rompue. Leur transgression de l’interdit leur fait prendre conscience de leur nudité. Mais pour retrouver le jardin d’Eden, ils doivent se revêtir de justice.

31 S’il y a des prescriptions sexuelles en islam, elles concernent le couple, ces deux facettes séparées du miroir qui doivent retrouver dans l’amour leur unité perdue. Celui que Dieu a enjoint d’aimer, c’est avec lui que doit se réaliser la création divine, dans l’union des amants célébrée.

AU CHŒUR ÉTAIT MARIE

32 Il est important d’évoquer la figure de Marie en islam qui serait mentionnée de façon plus importante dans le Coran que dans les Évangiles. La sourate Marie [13] débute sur l’évocation de Zacharie (Yahia), qui va la prendre sous sa protection. Zacharie invoque le seigneur d’une descendance pour lui et la famille de Jacob, fils d’Isaac et de Rebecca, petit-fils d’Abraham. Il lui est signifié qu’il aura un fils du nom de Jean (qui sera Jean le Baptiste). Le signe demandé est celui de faire silence pendant trois jours. Rappelons la place de l’eau chez le Baptiste, lié aussi à l’élément feu comme annonciateur du symbole (feu-principe ou lumière) source du monde physique et intelligible.

33 Marie est ensuite mentionnée. Lui est envoyé « un esprit, qui se présente à elle comme un homme accompli ». Si elle lui dit chercher refuge auprès de lui, il lui est répondu qu’il est un envoyé chargé de lui faire présent d’un enfant immaculé, un signe pour les hommes et une miséricorde, heureuse annonce d’un Verbe (Kalima) émanant de lui, qui aura pour nom Jésus. Elle s’interroge : « Comment, pourrais-je avoir un enfant alors qu’aucun être humain ne m’a jamais touchée et que je n’ai jamais été une femme aux mœurs légères ?

34 Elle se retire alors en un endroit situé à l’est, loin de sa famille, et étend un « voile entre elle et les siens ». Le seigneur fait surgir un ruisseau à ses pieds et il tombe sur elle « des dates mûres et succulentes. On lui dit de boire, manger et se réjouir, mais aussi de dire qu’elle fait vœu de jeûne et qu’elle ne parle à aucun être humain ». (Versets 19 à 26) [14].

35 Jésus parlera dans le berceau, et dit être un serviteur de Dieu, à qui on a donné l’écriture. (Sourate l’interdiction). Jésus dans ses bras, Marie est retournée auprès des siens et les gens crient au scandale. « Ils dirent : ÔMarie ! Qu’as-tu fait ? Ô sœur d’Aaron, ton père n’était pas un homme pervers, ni ta mère une femme de mauvaises mœurs. » (Sourate 19, Versets 27 ; 28).

36 Le texte coranique insiste sur le souffle de l’esprit (l’ange Gabriel) qui se présente comme un homme accompli, qui va permettre l’engendrement du fils. « Nous lui avons insufflé de notre Esprit ; elle déclara véridique les paroles de son Seigneur ainsi que ses Livres : elle fut des nombres des dévoués [15]. » (Sourate 66, L’interdiction, Verset 12). Dieu a envoyé à Marie son rûh[16], (souffle) et aussi sa kalima, (parole) termes plusieurs fois employés par le Coran. Les passages coraniques explicitent les caractéristiques constitutives et opérationnelles de cette Parole.

37 On dit que le prophète Mohammad connaît le rûh al qudus, par le voisinage avec Kalima, la parole. Il s’agit là de l’esprit de la sainteté lié à la connaissance de la sagesse et des écritures, pris dans la chaîne de filiation des prophètes. Dieu souffle de son Esprit en Marie et en son Fils [17], façon de montrer qu’ils ne sont pas différents, et qu’à la figure de la mère, objet immédiat et réceptacle du souffle, il y a une correspondance avec la naissance du prophète, une identité avec lui.

38 Le Livre du Coran révélé préfère à une théologie de l’image une théologie de l’insufflation du Verbe et une prophétologie capable d’instaurer une dialectique entre l’invisible et le visible. Pas plus que Mohammad n’est à l’image de Dieu, bien que l’Esprit soit descendu dans son cœur, Jésus n’est à l’image du Dieu invisible.

39 L’exégèse ancienne avance que Marie s’est protégée dans sa féminité, vu qu’aucun homme ne l’avait approchée. Et la métonymie du Farg est utilisée en ce sens. Alusi écrit : « Dans son sens d’origine, Farg est le point situé entre deux choses. Comme l’organe génital se trouve au milieu, entre les deux jambes, le mot est utilisé comme métonymie [18] et c’est cette signification du passage du souffle en ce lieu qui s’est affirmée. D’autres retiennent l’ouverture dans l’encolure du vêtement. »

40 Le prophète énonce une révélation dictée par Dieu. Il n’est que le récitant d’un texte dont l’original est conservé auprès de Dieu (la Mère du Livre, Um al-kitâb), le réceptacle d’un Verbe dont il n’est pas l’auteur.

41 Dans le dernier temps de la sourate sera évoquée l’histoire d’Abraham et la filiation des prophètes, suite à quoi on parle du don du fils, d’Isaac et de Jacob. Est citée l’histoire de Moïse puis est relatée l’histoire d’Ismaël, fils d’Abraham et de Hajjar qui vient donc après l’évocation d’Isaac, fils de Sarah et du patriarche.

42 La référence à Marie se trouve entre la demande de silence faite à Zacharie et sa place dans la généalogie d’Abraham. Tout cela ne montre-t-il pas une mise en cohérence dans le texte même du Coran, qui invite à lire pour tout un chacun l’ordre d’une Loi à transmettre ?

43 Al Badawi [19] note que le terme aya au singulier exprime un signe miraculeux dans l’histoire, lequel pour d’autres est synonyme d’indication.

44 Concernant la généalogie de Marie, on parle souvent de Marie, fille d’Imran [20], lequel est Imran Ibn Hachim, descendant d’Ibrahim et Suleyman (Abraham et Salomon), et non d’Imran, père de Moïse et de son frère Haroun. Salomon est dépositaire de la science divine (al-’ilm al-ilâhî ou connaissance supérieure) d’abord confiée à son père, qui donne accès à l’intelligence de toute chose. Il consiste en une familiarité avec les voix de la création, la connaissance intuitive des signes où s’exprime la révélation.

45 En l’appelant sœur d’Aaron, on donne à Marie l’épithète de sa tribu, parce qu’elle était de la tribu d’Aaron. Certains pensent que le Coran fait une confusion entre Marie, mère de Jésus et Marie, sœur de Moïse et d’Aaron alors qu’il s’agit de signifier que Marie fait partie des deux filiations.

46 On pourrait avancer l’hypothèse que Marie est la représentation d’une lumière divine du féminin, lumière de l’esprit, expression par où la création se fait, dans la réception d’une parole, d’un verbe créé, qui a produit l’incarnation du fils, dont le Coran permet la lecture. Expression du féminin, en sa métaphore maternelle, qui accueille le verbe, en son souffle, et permet au fils de vivre. En elle on retrouve le fil de la transmission par la mère dans les filiations judéo-chrétiennes et musulmanes. Ne désigne-t-on pas par là une prescription ?

POUR CONCLURE

47 Il était important de bien circonscrire les modalités de l’alliance et de la parenté dans les sociétés musulmanes, au cœur desquelles se pose la question de la représentation du corps, dans le regard porté sur le féminin. Nous avons en ce sens montré comment se situent ces questions à un niveau anthropologique, tout en les articulant à différents niveaux de réflexion sur la genèse et les processus œuvrant à l’identité. Dans la lignée des grands érudits de la connaissance en islam, nous avons essayé de montrer la place de l’amour dans la rencontre avec l’autre, qui peut prendre une forme quasi paroxystique dans la quête d’un autre transcendant. Est levé le voile de l’opacité d’une vision exclusive, pour ouvrir vers d’autres miroirs où se reflètent d’autres regards.

Bibliographie

Bibliographie

  • BARRY L., La Parenté, Éd. Gallimard, 2008.
  • BENKHEIRA H., l’Amour de la Loi, Essai sur la normativité en islam, PUF, 1997.
  • BERQUE J., Le Coran, Essai de traduction, Éd. Albin Michel, 2002.
  • BOUHDIBA A., La sexualité en islam, PUF, 1986.
  • CORBIN H., L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi, Éd. Entrelacs, 2006.
  • COUCHARD F., Emprise et violence maternelle : Étude d’anthropologie psychanalytique, Dunod 2003.
  • DJAIT, H., La grande discorde, religion et politique dans l’islam des origines, Paris Gallimard, 1989.
  • FREUD S., Totem et Tabou, (1913), Éd Payot, 2004.
  • GIMARET D., La doctrine d’al-Ash‘arî, Paris, Éditions du Cerf, 1990, p. 360.
  • MALAMOUD C., Féminité de la parole : Études sur l’Inde ancienne, Paris, Albin Michel, coll. « Sciences des religions », 2005.
  • SBAI EL I. L., Soufisme et économie solidaire au Maroc, Éd Bouregreg, 2009.
  • ZILIO GRANDI I., (Université de Venise) Revue de l’histoire des religions, Année 1997, Vol 214.

Mots-clés éditeurs : Diaphane, Coran, Amour, Féminin, Lecture, Eau

Mise en ligne 14/06/2016

https://doi.org/10.3917/top.134.0171

Notes

  • [1]
    FREUD Sigmund. Totem et Tabou, (1913), Éd Payot, 2004.
  • [2]
    BARRY Laurent, La Parenté, Éd. Gallimard, 2008. p.238-239.
  • [3]
    HOSSEIN Benkheira, l’Amour de la Loi, Essai sur la normativité en islam, (PUF, 1997, p. 358).
  • [4]
    BARRY Laurent, La Parenté, p. 240-241.
  • [5]
    FORTIER Corinne, Le rituel de mariage dans la société maure, mise en scène des rapports sociaux de sexe, Revue Awal n°23, 2001.
  • [6]
    COUCHARD Françoise, Emprise et violence maternelle : Étude d’anthropologie psychanalytique, Dunod 2003.
  • [7]
    Rapporté selon l’Imam Al BOUKHARI.
  • [8]
    MALAMOUD Charles, Féminité de la parole : Études sur l’Inde ancienne, Paris, Albin Michel, coll. « Sciences des religions », 2005, p. 293.
  • [9]
    Haram (figure im1 ḥarām] a un sens double en arabe : d’un côté c’est l’illégal, l’interdit, l’inviolable (s’opposant à Halal). De l’autre il signifie le sacré.
  • [10]
    CORBIN Henry, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi, Éd. Entrelacs, 2006.
  • [11]
    Poème célèbre sur la religion de l’amour, commençant par : « Mon cœur est devenu capable d’accueillir toute forme… »
  • [12]
    BOUHDIBA Abdelwahab, La sexualité en islam, PUF, 1986.
  • [13]
    Sourate 19.
  • [14]
    Sourate Marie (sourate Mecquoise).
  • [15]
    L’interdiction, At’Tahrîm (Sourate Médinoise, n°66).
  • [16]
    Gaudefroy-Demombynes. J. M. Abd-Al-Jalil. Marie et le Coran, in Revue de l’histoire des religions, tome 137 n°2, 1950. p. 258-261.
  • [17]
    Sur les 25 occurrences coraniques du nom de Jésus, il apparaît 24 fois dans la formule ‘Isa ibn Maryam (Jésus fils de Marie).
  • [18]
    Cf. E. W. Lane, Arabic-English Lexicon, I, 6, 2359-2360, où l’on rappelle aussi le sens proche de frontière, confins entre deux terres.
  • [19]
    Baydâwï, Anwâr al-tanzïl, Éd. Fleischer 1846-1848.
  • [20]
    Imran est le nom donné à Joachim dans le Coran.
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