Topique 2016/1 n° 134

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Article de revue

La destruction des dieux d’autrui, une singularité abrahamique

Pages 121 à 138

Notes

  • [1]
    Ainsi dénommée par Karl Jaspers : en gros les VII, VI et Ve siècles av. J.-C. – époque également de la rédaction de la Torah.
  • [2]
    La fin de l’esclavage a résulté de facteurs principalement politiques et économiques : développement de l’idée nationale, révolution industrielle, salariat, révolutions démocratiques, en Amérique opposition des modèles économiques du Nord et du Sud débouchant sur la guerre de Sécession (1860-1865). Quant à l’Église, son Pape déclarait encore en 1866 « L’esclavage en lui-même n’est dans sa nature essentielle pas du tout contraire au droit naturel et divin, et il peut y avoir plusieurs raisons justes d’esclavage. » (Pie IX, Instruction du Saint-Office, 20.06.1866).
  • [3]
    Saint Augustin, Lettre 185, livre sur la correction des donatistes, chapitre 2 §11 (417).
  • [4]
    Saint Thomas d’Aquin, Summa Theologica, Secunda Secundae Pars, Question 11, l’Hérésie, article 3 (1265-1274).
  • [5]
    La condamnation de Socrate, victime expiatoire pour la perte de la guerre du Péloponèse, fut contingente et politique, les motifs religieux ne servant qu’à contourner la loi d’amnistie (cf. G.E.R. Lloyd, M.F. Baslez, I.F. Stone, C. Mossé).
  • [6]
    Le théologien protestant libéral André Gounelle écrit ainsi : « Quand on fait de la Bible la Parole de Dieu, ou une « écriture sacrée », il y a une déviation grave que ne justifie pas le texte même du Nouveau Testament […] L’autorité ecclésiale (notion qui d’ailleurs fait difficulté et demanderait de longues explications) n’y dira pas : « la Bible est un simple témoignage humain à Dieu », mais c’est une position qui a droit de cité de plein droit au sein de cette église. »

LA VIOLENCE MONOTHÉISTE, UNE QUESTION DÉPASSÉE ?

1 La moitié de l’humanité se réclame de l’une des religions du monothéisme abrahamique (judaïsme, christianisme, islam). Malgré son déclin en Europe, celui-ci poursuit sa croissance au niveau mondial, grâce au protestantisme américain plus encore qu’à l’islam. Bien que sécularisées, les sociétés européennes restent marquées par le mode de pensée monothéiste.

2 Rappelons que pour Durkheim (1912), « Les catégories de l’entendement […] sont nées dans la religion et de la religion, elles sont un produit de la pensée religieuse. » Hervé Le Bras (2013) constate que, « [Si] nous constatons la disparition presque totale de la religion dans sa dimension rituelle, nous allons montrer […] sa survie massive en tant qu’agent de structuration des comportements éducatifs ou politiques […] L’un des paradoxes les plus étonnants de notre présent est la montée en puissance sociale d’une religion qui vient de s’évanouir en tant que croyance métaphysique. Le catholicisme semble, pour l’instant, avoir réussi pour lui-même l’objectif d’une vie après la mort. » Pour Jacques Derrida (1999), « La mondialisation ne serait qu’une « mondialatinisation », elle ne serait que « l’effet de christianité romaine qui surdétermine aujourd’hui tout le langage du droit, de la politique, et même l’interprétation dudit “retour du religieux” […] Le langage abrahamique […] est déjà devenu l’idiome universel du droit, de la politique, de l’économie, ou de la diplomatie à la fois l’agent et le symptôme de cette internationalisation. » Enfin, selon le « théorème de sécularisation » de Carl Schmitt, tous les concepts de la théorie moderne de l’État découleraient de concepts théologiques sécularisés.

3 Les histoires chrétienne et musulmane sont jalonnées de violences commises au nom du dieu unique. « Monothéisme et violence un lien nécessaire ? » en vient à s’interroger, après bien d’autres, le Vatican (2014). Mais pour s’étonner d’une question qui ne peut que « frapper les Chrétiens de stupeur », puisque le christianisme est la religion de l’amour, alors que le polythéisme, lui, ne serait que débauche, violence et cruauté.

4 Plus généralement, la plupart des Occidentaux demeurent persuadés que les autres religions sont au moins aussi violentes que les leurs, et que toutes ont mené des guerres saintes. Les historiens de l’Antiquité savent pourtant que la réalité est tout autre : avec bien d’autres historiens de l’Antiquité, Claude Mimouni explique que « dans les sociétés antiques, la conquête militaire ne s’accompagne jamais d’une entreprise de « conversion » des populations soumises ». (2012)

LES RELIGIONS ABRAHAMIQUES, « UN ABOUTISSEMENT DE L’ESPRIT HUMAIN » ?

5 En revanche, la plupart des Occidentaux créditent le monothéisme de la paternité des droits de l’homme, de l’art occidental, voire de la science moderne. Freud, pourtant peu amène pour les religions, estime que c’est le monothéisme qui aurait fait émerger le « surmoi », alors que les sociétés polythéistes en seraient restées au « ça » — pauvre Socrate ! De même, Hannah Arendt (1953) a pu écrire : « Il est vrai que la morale en tant que telle est en danger lorsque la foi en le dieu qui nous a donné les 10 commandements n’est plus assurée. »

6 Pourtant sur le plan éthique, la « règle d’or » — « traite les autres comme tu aimerais être traité », qui sera certes rehaussée dans les Évangiles en « tu aimeras ton prochain comme toi-même » –, avait été adoptée aux quatre coins du globe dès la « période axiale [1]». Et ni Moïse, ni Jésus, ni Mahomet ne dénoncèrent l’esclavage [2], alors que Bouddha et Zarathoustra l’avaient fait. Quant à l’égalité du genre humain, nombre de philosophes grecs l’avaient déjà proclamée, jusqu’à écrire « Tous les êtres humains sont égaux […] L’étincelle divine, qui brille dans l’âme de l’homme, brille aussi dans la femme. Elle est la compagne et non la servante de l’homme, les femmes ont reçu des dieux la même raison que les hommes et la même disposition naturelle à la vertu » (Musonius, Ier siècle). Trois siècles plus tard, pour Saint Augustin la femme sera certes l’égal de l’homme dans « l’ordre de la grâce », mais non dans « l’ordre de la nature », où elle est à son service !

7 La philosophie, la science, l’histoire, la médecine, c’est à Athènes la polythéiste, et non à Jérusalem qu’elles sont nées. La finalité divine, et non la causalité, dirigent la conception du monde de la Torah, de la Bible et du Coran. Si le monothéisme interdit la magie, ce n’est pas au nom de la raison, mais de la condamnation de l’idolâtrie ; d’ailleurs déjà les Romains considéraient la magie comme « superstitio ». Souvent considérée comme un summum de l’abstraction, l’interdiction hébraïque de prononcer le nom de Dieu était présente chez la plupart des peuples antiques, témoignant simplement d’une survalorisation de la parole sur un mode magique : « Au commencement des temps, les mots et la magie étaient une seule et même chose », explique Freud (1917). De même, l’aniconisme existait dans nombre de civilisations. Le dieu abrahamique, un dieu qui parle et se montre tantôt jaloux, tantôt colérique, tantôt aimant, ne reste-t-il pas fort anthropomorphique ? L’unicité du monothéisme est sans doute plus simple que la pluralité du polythéisme, mais est-elle plus rationnelle ?

8 Nombre d’auteurs (Kojève, Duhem, Braudel, Gauchet, etc.) prétendent que la science « moderne » ne pouvait naître que dans le contexte monothéiste. La science « moderne », celle qui apparaît avec Copernic, Kepler, Galilée, est expérimentale et mathématique. Mais les mathématiques ont été inventées par Pythagore, le concept de l’expérience a été développé par Aristote, les deux ont été portés à des sommets par Archimède. La science moderne a décollé grâce aux nouvelles techniques d’observation — par exemple la fameuse lunette de Galilée —, aux progrès réalisés dans les mathématiques — l’étude du mouvement par le calcul infinitésimal —, et à la découverte du principe d’inertie (Newton). Ces progrès doivent-ils quoi que ce soit au cadre mental du monothéisme ? Si la science moderne est née dans l’Europe chrétienne, c’est d’abord sur les fondations posées par la science grecque. Syncrétisme judéo-grec, le christianisme n’a fait que développer l’héritage philosophique, scientifique et artistique grec, transmis à l’Europe par les canaux latin, arabe et byzantin : latin par l’Église de Rome ; arabe via la Reconquista ; byzantin par l’afflux des textes originaux de l’Antiquité suite à l’arrivée des Turcs à Constantinople .

9 Mais à partir du moment où l’observation des savants remit en cause les dogmes, l’Église opposa à la science occidentale une résistance que cette dernière ne rencontra nulle part ailleurs dans le monde. Et d’ailleurs encore aujourd’hui, c’est uniquement dans le monde monothéiste que se poursuit, à travers le créationnisme, le combat contre Darwin.

10 Ainsi, il est bien difficile d’affirmer que l’éthique ou la rationalité distingue les religions abrahamiques des autres religions. L’originalité du monothéisme, il faut plutôt aller la chercher du côté du prosélytisme.

CROYANCE, FOI ET CONVERSION N’AVAIENT JAMAIS CONSTITUÉ L’ESSENTIEL DU FAIT RELIGIEUX

11 Durkheim définissait ainsi la religion : « Une religion est un système de mythes et de rites relatifs à des choses sacrées qui crée une communauté […], un ensemble de pratiques cérémonielles et de prohibitions partagées […] Toutes les religions combinent du sacré, ce qui sépare et repousse, avec du symbolique, qui relie et substitue […] La relation (ou l’opposition, l’ambivalence) entre Sacré et Profane est l’essence du fait religieux. »

12 Lucien Scubla (2013) reprend : « Une religion est d’abord faite de rites et d’interdits, c’est-à-dire de pratiques qui, contrairement aux croyances, ne sont ni vraies ni fausses. Au sens propre du terme, la foi consiste à avoir confiance en ces pratiques et à leur être fidèle. Qualifier les adeptes d’une religion de croyants plutôt que de fidèles, comme on le fait de nos jours, c’est méconnaître la nature des phénomènes religieux. Certes, la plupart de nos actions s’accompagnent de représentations, et notamment de croyances et de savoirs. Les pratiques religieuses s’accompagnent, elles aussi, de représentations, mais celles-ci jouent un rôle secondaire. Dans la plupart des religions, il n’y a d’autre croyance que celle d’avoir à respecter fidèlement les interdits et les rites traditionnels », le rite ayant pour fonction selon Françoise Héritier « l’auto-domestication des forces dangereuses propres à la nature humaine » (Françoise Héritier, 2005).

13 Jean-Pierre Vernant (1979) complète : « Dans les sociétés dites archaïques […] la religion se donne pour le langage même du monde, comme si le réel, dans son fond, était signe et parole, comme si le cosmos s’adressait aux hommes pour leur dévoiler son être véritable à travers des apparences qui tout à la fois le révèlent et le dissimulent. Ce sens du monde n’est pas de l’ordre du concept, mais de la puissance. »

14 La religion n’implique pas toujours le divin ; les dieux sont absents par exemple de l’animisme, du bouddhisme originel. Elle est le plus souvent immanente. Elle relève le plus souvent de l’appartenance à une lignée, à une ethnie ; on parlera de religions « ethniques ».

15 Très différentes sont les religions « universalistes », fondées sur une orthodoxie et une foi (christianisme, islam), ou sur une praxéologie (bouddhisme). Le judaïsme apparaît comme une religion de transition, encore « ethnique » — on est juif par le sang —, mais ayant posé les principaux paradigmes sur lesquels se construiront les orthodoxies chrétienne et musulmane, en particulier la vérité révélée, l’idôlatrie et le messianisme.

16 Il faut donc dénoncer « les a priori enfouis par la culture chrétienne dans l’idée commune de religion » (W. Otto, 1995). « Les religions non-abrahamiques n’ont pas de Credo […] Ni la coutume ni la mystique n’exigent une foi. » (Ortigues, 1981). La religion n’implique pas nécessairement une relation personnelle avec le divin, un besoin de transcendance ni de salut ; la finalité du divin n’est pas de délivrer les hommes de ce monde ; le moi n’appréhende pas nécessairement le sacré par la médiation d’une âme immortelle.

L’EXCEPTION ABRAHAMIQUE, UNE VÉRITÉ RÉVÉLÉE EXCLUSIVISTE…

17 Les religions abrahamiques se distinguent par le concept d’une vérité révélée transmise par un dieu personnel dans un texte sacré fortement prescriptif, qui conduit à voir dans le mal croyant ou l’incroyant un hérétique, un idolâtre, un suppôt de Satan.

18 Avant l’émergence du monothéisme biblique, les hommes ne connaissaient en effet que des vérités d’expérience, des vérités historiques ou des vérités logiques, qui correspondaient à leur expérience concrète, à leur mémoire des faits, à une tradition culturelle, à la raison, ces vérités étaient relatives au contexte de l’ethnie ou de la cité, elles restaient évolutives en fonction des changements culturels. « La croyance en un mythe se situait en dehors de l’alternative du vrai et du faux […] L’essentiel résidait moins dans la vraisemblance de l’histoire que dans sa pertinence par rapport aux codes symboliques de la culture en question. » (Paul Veyne, 1983)

19 Par rapport à ces vérités relatives, les religions abrahamiques installent une nouvelle catégorie de vérité (Jan Assmann, 2007), un nouveau régime de vérité (Paul Veyne, 1983). La vérité révélée se prétend absolue, non réfutable, non révisable, éternelle.

20 Le dieu abrahamique communique sa vérité et ordonne par sa Parole, par son Verbe, par l’Écriture. Par contraste, les dieux grecs ne dictaient ni vérités ni lois ; ils ne parlaient pas d’eux, ne disaient pas « Je suis…, moi je vous dis… » Pour retenir Achille de porter le glaive contre Agamemnon « Athéna se mit derrière lui et le tira par ses blonds cheveux ; étonné il se retourna et reconnut aussitôt Pallas Athénée, car ses yeux brillaient avec force » (Iliade) : un regard sans parole, une présence plus qu’un verbe.

21 Il est vrai que la notion de vérité révélée transcrite dans des textes sacrés existe aussi dans l’hindouisme avec les Védas (les plus anciens textes religieux de l’humanité), les Upanishad et le Mahâbhârata, dans le zoroastrisme avec l’Avesta. Les Rishis dans l’hindouisme, Zarathoustra dans le zoroastrisme, comme les Prophètes dans les religions abrahamiques, sont les porte-parole de la divinité, un intermédiaire ou médiateur entre Dieu et les hommes, dont le rôle est de révéler et de communiquer la parole divine.

22 Mais les textes sacrés non-abrahamiques prescrivent des orthopraxies plus que des orthodoxies, ils n’installent pas la notion du « faux » dans le domaine des dieux, ils ne qualifient pas les autres dieux d’idoles, ils ne stigmatisent pas les autres croyances comme idolâtres, ils n’érigent pas un dieu personnel en législateur et juge suprême.

23 De la condamnation de toute vérité concurrente comme idolâtre résulte une motivation de violence inconnue des autres religions. Les idolâtres, les hérétiques, les apostats sont constitués en pôle antagoniste à celui des fidèles, que ces derniers ont le devoir sacré de faire disparaître par la ségrégation, l’extermination, ou la conversion.

24 D’une manière générale, toute différence d’opinion entre deux personnes suscite le sentiment que l’autre est dans l’erreur. Mais tant qu’aucun arbitre tiers ne vient « dire le vrai », le doute subsiste, chacun des deux protagonistes jouit a priori de la même légitimité, la relation est symétrique. La tolérance consiste précisément à reconnaître à chacun l’égalité d’accès à la vérité. Les religions abrahamiques introduisent une brisure de symétrie dans cette relation avec autrui, car l’un des protagonistes considère désormais son Dieu comme le garant indiscutable d’une vérité unique. Alors, comme le paranoïaque, « il ne s’interroge pas, il sait » (S. de Mijolla-Mellor, 2007). L’acquis (abrahamique) se substitue à la quête (grecque) de la vérité, l’absolu ou relatif.

… QUI S’INCARNE DANS UN DIEU JALOUX…

25 Cet exclusivisme s’incarne dans la figure d’un dieu jaloux. Le tout premier des Dix Commandements stipule « Tu ne te prosterneras pas devant un autre dieu, car Yahvé, Jaloux est son Nom. Il est un Dieu jaloux » (Ex 34,14). En conséquence « Vous renverserez leurs autels, vous briserez leurs statues, vous brûlerez au feu leurs idoles, » (Dt. 12, 3), car « Tous les dieux des peuples sont des idoles ». (Ps. 96, 5 ; 1 Chr. 16, 26). L’idolâtrie, c’est-à-dire au sens premier, religieux du terme, adorer d’autres dieux, représente le princeps crimen dans les trois religions abrahamiques.

26 Le théologien Bernard Renaud (1963) commente : « Le propre de Yahvé est d’être jaloux […] Il ne peut supporter de rivaux […] La jalousie est la première parole de Dieu, le fondement de l’Alliance […] En exigeant dans sa jalousie l’exclusivité de l’adoration et de l’obéissance, chose inouïe pour les peuples de l’antiquité, il crée entre lui et Israël un monde religieux particulier. » Dans toute l’histoire des religions, un dieu jaloux — au sens exigeant des hommes une adoration exclusive — était en effet une notion inconnue. Les dieux des mythologies polythéistes pouvaient éventuellement se battre entre eux, se jalouser pour leurs privilèges, leur domaine réservé, leur partenaire sexuel, mais jamais ils n’ordonnèrent aux humains de détruire les dieux des autres peuples. « Les dieux païens ne sont pas comme Yahvé dans le judaïsme des dieux jaloux. Loin de réclamer de leurs fidèles un culte exclusif, ils supportent sans aucune contrariété des voisins qui ne sauraient être des rivaux. » (G. Bardy, 1949). « S’intéresser particulièrement à un dieu n’est pas nier les autres dieux. » (G. Duby, 1985).

27 Lorsque le roi assyrien Sennacherib transférait à Ninive la statue du dieu de Babylone (689 av. J.C.), il utilisait les croyances des vaincus pour mieux les asservir, mais n’avait aucunement l’intention ni d’éradiquer celles-ci ni de détruire leurs dieux pour les remplacer par le sien. Peuples guerriers et violents, les Grecs et les Romains associaient les dieux à leurs combats, mais leur but n’était jamais d’imposer leurs propres dieux ni leurs rituels à l’ennemi. Ils cosignaient d’ailleurs les traités de paix au nom des différents dieux. « L’evocatio » romaine consistait même à proposer aux dieux de l’ennemi de leur élever un temple en cas de victoire. La violence politique n’était pas fondée théologiquement. Si déplacer les dieux d’autrui peut témoigner d’un comportement névrotique, les détruire ne relève-t-il pas d’un comportement psychotique, paranoïaque ?

28 La tradition judéo-chrétienne présente certes la révolte des Maccabées (IIe siècle av. J.-C.) comme l’exemple emblématique d’une soi-disant volonté polythéiste d’imposer ses dieux, en l’occurrence la volonté d’Antiochos IV d’imposer Zeus à Jérusalem. Les historiens expliquent aujourd’hui que l’insurrection ne fut pas provoquée par une tentative de « conversion » des Juifs par les Grecs, mais par une opposition entre Juifs traditionalistes et Juifs favorables à une réforme religieuse proposée par la classe sacerdotale : un conflit entre « anciens et modernes » intérieur au monde juif — dans lequel les différentes forces en présence furent bien entendu entraînées (C. Mimouni, 2012). De même la destruction du Temple de Jérusalem en 70 par les Romains s’inscrit dans le cadre purement politique de l’écrasement par Rome d’une révolte contre l’occupation. Si Akhenaton prit l’un des dieux égyptiens, Amon, comme dieu unique, s’il fit marteler les noms et les images des autres dieux égyptiens, Amon ne lui ordonna pas de détruire les dieux des peuples étrangers.

29 Quant aux persécutions des Chrétiens par les Romains, elles ne visaient pas spécifiquement les croyances des Chrétiens, mais bien plutôt leur refus de respecter ce que les Romains considéraient comme constitutifs de la citoyenneté. Les Romains ne voulaient pas « convertir » les Chrétiens, ils réagissaient face à un mouvement perçu comme asocial, incivique, menaçant l’ordre public. Les Chrétiens refusaient de rendre hommage à l’empereur, de reconnaître son statut divin, d’accomplir le service militaire, ils violaient l’interdiction de prosélytisme, leurs martyrs provoquaient les dieux, leurs luttes incessantes troublaient l’ordre public. « Si le christianisme seul fut persécuté, c’est que seul il posa à la société païenne une question de vie ou de mort » (Robert Joly, 1955). « Une religion ne saurait opposer ses propres principes à ce qui fonde une communauté politique. » (Olivier Roy, 2008). « Et c’est justement pour cela que dans la vaste tolérance des polythéismes, [le christianisme] doit nécessairement apparaître comme intolérable, et même comme ennemi de la religion, comme athéisme. Il ne s’en tenait pas à la relativité et à la convertibilité des images, il dérangeait […] l’utilité politique des religions et mettait ainsi en péril les fondements de l’État. » (J. Ratzinger, 1999). « Qu’ils commencent par n’être pas fanatiques pour mériter la tolérance. » (Voltaire, 1763).

… QUI IMPOSE SÉGRÉGATION, EXTERMINATION OU CONVERSION

30 Si tout homme est tenté de partager ses croyances avec autrui, la vérité révélée transforme ce simple désir humain en un devoir sacré. Circonscrit à l’ethnie dans le judaïsme, le christianisme et l’islam l’étendirent d’abord à l’empire, romain ou arabe, puis à l’humanité tout entière. Convertir l’hérétique, l’idolâtre, l’infidèle devint une mission planétaire. L’exclusivisme devint inclusivisme. La première mondialisation fut religieuse. Nous n’en sommes pas sortis, l’Église affirmant encore aujourd’hui « qu’elle existe pour évangéliser » (Encyclique Evangelii Nuntiandi, 1975). La fondation théologique en est le verset de la Pentecôte : « Allez donc, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, leur apprenant à observer tout ce que je vous ai commandé. » (Mt 2819-20).

31 Il est de bon ton dans les milieux chrétiens contemporains de dire qu’évangéliser désormais, c’est témoigner, dans le respect absolu de l’autre, sans objectif de conversion. Et pourtant, si le verbe « témoigner », intransitif, met en avant la symétrie entre deux partenaires, le verbe « évangéliser », transitif, tout comme les verbes « enseigner », « baptiser », « observer », « commander », relèvent d’un rapport asymétrique, de maître à élève, de prêtre à laïc, de suzerain à sujet. Un amateur de Proust peut recommander la lecture de La Recherche à quelqu’un qui ne l’a pas lue : il va simplement lui parler de ce qu’il aime, sans nécessairement vouloir « le prouster » !

32 Fierté du christianisme et de l’islam, la conversion est présentée comme une expérience intérieure, une rencontre avec Dieu, une renaissance. Mais la nocivité de l’impératif de conversion éclate dès Saint Augustin avec « l’Église persécute par amour [3] ». Saint Thomas d’Aquin renchérit : « [L’hérétique, ] qu’il soit retranché du monde par la mort [4]. » L’histoire du christianisme se caractérise par les conversions forcées, la persécution des hérétiques, l’extirpation de l’idolâtrie. Rappelons que ce n’est qu’à Vatican II (1965) que l’Église catholique admettra, non sans difficulté, la liberté religieuse.

33 Réduire la Bible au Sermon sur la Montagne, occulter les références pourtant constantes de Jésus à l’Ancien Testament, ne revient-il pas à protéger la source traumatique que constitue le dieu jaloux ? Un tel comportement ne relève-t-il pas du syndrome de Stockholm ?

JÉSUS N’ÉTAIT-IL POURTANT PAS TOLÉRANT ?

34 Jésus « n’abolit pas » la Loi (Mt 5, 17 19). « Pas un iota, pas le moindre trait ne passera de la Loi » (Luc 16, 17). Quand il dit : « Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés ; remettez, et il vous sera remis » (Luc 6, 37), il vise une faute morale. Or la tolérance, au sens du respect de la liberté de pensée, ne se réfère pas à la morale, mais à la vérité : elle pose un principe d’égalité d’accès de chacun à la vérité. Si Jésus donne l’exemple du pardon et de la non-violence, il ne peut en revanche admettre qu’il existe une vérité autre que celle de son Père.

35 Juif pieux, Jésus n’a jamais voulu sortir du judaïsme ni remettre en cause le dieu jaloux. Il célèbre la Pâque (Mc 1412-42) ; s’il chasse les marchands du Temple, s’il invite à se réconcilier avec son prochain avant – et non au lieu de – d’aller faire une offrande à l’autel (Mt. 5, 24), il ne remet jamais en cause les sacrifices ; il demande d’ailleurs aux lépreux qu’il guérit d’aller offrir un sacrifice (Mt 8,4, et aussi Mc 1, 40-45, Lc 5, 14, Lc 17, 11-19). Avec son « Je suis la Vérité » (Jean 146), son message reste dans la droite ligne de l’exclusivisme abrahamique.

36 Tendre la joue gauche relève de la non-violence, non de la tolérance.

LES RELIGIONS ABRAHAMIQUES ONT COMMIS PLUS DE VIOLENCES QU’AUCUNE AUTRE RELIGION

37 Une violence résulte bien souvent d’un faisceau de motivations, identitaires, politiques, économiques, religieuses, etc. Une violence pourra être qualifiée de « religieuse » dès lors que les motivations rituelles ou doctrinales y sont déterminantes, à côté éventuellement d’autres motivations.

38 Les violences rituelles, dont l’exemple emblématique est le sacrifice, sont internes à une religion, codifiées par la liturgie et donc limitées. En ce qui concerne les sacrifices humains, « mainte civilisation ancienne a parfaitement réalisé le pas important qu’elle franchissait en substituant aux victimes humaines des animaux, des images ou des symboles » (M. Graulich, 2005). Déjà les Romains les qualifiaient de pratiques barbares.

39 Les violences interreligieuses n’ont en revanche pas de limite. Elles peuvent être « intérieures » à une ethnie, comme les persécutions et les guerres de religion, ou « extérieures », lorsqu’il s’agit d’imposer sa religion à un peuple étranger.

40 Les persécutions religieuses ont existé dans toutes les civilisations. La délimitation entre politique et religieux n’est que très récente, et le pouvoir politique a toujours réagi contre des activités susceptibles d’attenter à son autorité ou de menacer l’ordre public — la condamnation de Socrate [5] est emblématique à cet égard. Les persécutions religieuses attestent de la difficulté à trouver un équilibre entre pouvoirs « temporel et spirituel », équilibre le plus souvent instable jusqu’à l’apparition de la coexistence très particulière que représente la laïcité. Ces violences sont toutefois occasionnelles, elles produisent des victimes, mais peu de massacres.

41 Les guerres de religion sont de véritables guerres civiles. Elles montent des citoyens les uns contre les autres au nom de leurs croyances — même si les instigateurs peuvent poursuivre des buts plus politiques. Elles ne relèvent plus du maintien de l’ordre, mais de la purification doctrinale. Visant l’éradication complète de « l’hérésie », elles se traduisent par des massacres.

42 On observe que dans le monde non-monothéiste, les persécutions et les guerres religieuses ont été plus identitaires, politiques, militaires, économiques que doctrinales (cf. par exemple Goossaert, 2004 ; Moore, 2007 ; Kouamé, 2011). Les persécutions ne s’y sont jamais montrées aussi durables, systématiques, organisées qu’en Europe (cf. R.I. Moore, 2007) ou qu’en terre d’islam, ni les guerres de religion aussi récurrentes.

43 À l’extérieur des frontières, la diffusion religieuse peut procéder par association volontaire on parle alors de syncrétisme — exemple type le bouddhisme. Elle peut emprunter la voie culturelle de l’assimilation, lorsqu’une petite société se dissout dans une société plus vaste — exemple type l’essaimage de l’hindouisme dans le Sud-Est asiatique —, ou lorsqu’une culture disparaît par acculturation à une culture qui jouit d’un prestige supérieur. Elle peut aussi recourir à la coercition – on parlera aussi de diffusion « démique » –, qui s’exerce soit contre des actes, tels que les sacrifices humains — ce serait pour cette raison que les Romains auraient interdit la religion des druides gaulois et les religions puniques en Afrique (Bruno Dumézil 2005) —, soit contre des croyances, que le vainqueur considère comme sacrilèges, les seuls exemples connus sont les conversions des nouveaux territoires conquis ou colonisés par les chrétiens et par les musulmans.

44 Il ne s’agit alors plus de maintenir l’ordre, comme dans les persécutions, mais d’éradiquer la religion indigène, « d’extirper l’idolâtrie ». Ce mot d’ordre courut du Ve Concile de Carthage (401) à l’Encyclique Ad diem illum laetissimum (1904). Saint Martin, l’apôtre des Gaules (316-397) se glorifia ainsi d’avoir détruit plus d’un millier de temples celtiques. Le Code de Théodose (438) prescrivit de détruire tous les lieux de culte païens et leurs statues. Saint Boniface abattit l’arbre sacré des Saxons (723). Saint François Xavier écrivait (1545) : « Dès que j’arrive dans un village païen, une fois que tous sont baptisés, j’ordonne que tous les temples et les faux dieux soient détruits et leurs idoles mises en pièces. Je ne peux vous dire la joie que j’ai en voyant faire cela ». Encore au XIXe siècle, le cardinal Lavigerie exhortait les Pères Blancs « à faire connaître la nouvelle religion en détruisant systématiquement les pratiques du paganisme incarné […] par la sorcellerie, la polygamie et toutes les pratiques taxées d’idolâtrie » (Nkunzi, 2005). Les conquérants musulmans ne commirent pas moins de destructions, en particulier en Inde.

45 Or dans les sociétés non sécularisées, la religion représente le fondement de la civilisation. Éliminer les pratiques religieuses revient à détruire l’identité et le tissu social (Robert Jaulin, 1971), ce que les différents auteurs ont nommé déculturation, déracinement, déstructuration, ethnocide (Wachtel 1971, Latouche 1989, Weil 1999, Clastres 1999, Duviols 2008). Sans doute mieux soignés et mieux instruits, mais victimes d’un affaissement d’identité, clochardisés, les autochtones « n’ont plus d’yeux pour se voir, de parole pour se dire, de bras pour agir » (Latouche, 1989).

46 Ni les Grecs, ni les Perses, ni les Romains, ni Gengis Khan n’avaient cherché à détruire les dieux des vaincus pour les remplacer par les leurs. La guerre [ « la plus importante des affaires humaines » selon Hérodote] était une affaire d’hommes, décidée par des hommes. Les dieux peuvent s’y associer de toutes les manières, y compris en combattant (ils peuvent même être blessés), mais ils ne décident pas, le champ du politique ne leur appartient pas. On fait la guerre pour des motifs humains, en aucun cas pour obéir ou faire plaisir aux dieux.

47 Les Chrétiens, les Musulmans — les Hébreux si l’on accorde foi au récit biblique —, ainsi que les régimes totalitaires du XXesiècle, ces « religions séculières » (cf. ci-dessous), sont les seuls — jusqu’à preuve du contraire — à avoir détruit par la force les dieux d’autrui pour les remplacer par le leur, autrement dit à avoir inventé « la guerre sainte ».

48 La violence humaine n’a certes pas attendu le monothéisme. Comparer la violence, en général, des peuples de culture monothéiste à celle des autres peuples n’aurait d’ailleurs guère de sens, tant sont divers les contextes, les motivations et les formes de violence. Mais ce que les religions abrahamiques ont inventé, c’est une motivation de violence inconnue jusqu’alors, celle de détruire les dieux d’autrui. Au respect de l’adversaire (illustré par Achille et Hector, qui se battent au corps à corps, à la loyale), ils ont substitué sa diabolisation (présentant Goliath comme monstrueux et blasphémateur, face à un David adolescent, imberbe et pieux ; tous les coups sont alors permis). Le concept d’idolâtrie introduit dans la distinction entre « eux » et « nous » la dimension du sacré.

FOI ET RAISON

49 On objectera que, loin d’être un legs abrahamique, la volonté de convaincre appartient à la nature humaine. Les oppositions entre scientifiques, entre philosophes, ne sont-elles pas aussi violentes qu’entre orthodoxes et hérétiques, croyants et non-croyants ?

50 Rappelons d’abord que la science s’ancre dans le concret, le positif, le reproductible, qu’elle se limite au « comment ». Elle cherche à s’exprimer dans le langage le moins ambigu possible, le plus indépendant du contexte culturel, celui des mathématiques. En outre, une vérité scientifique reste par principe réfutable et révisable, elle prétend certes à l’universalité, mais non à l’éternité. Enfin, la science dispose de deux critères de validation, deux règles du jeu posées a priori et acceptées par tout scientifique : la cohérence logique, et la confrontation avec l’expérience. Ces règles constituent la clé de l’arbitrage des conflits. Le seul risque de sanction est le démenti.

51 Par contraste, la philosophie et la religion ne se limitent pas aux objets, elles engagent le sujet lui-même, elles sont porteuses d’un sens, elles s’expriment dans le langage ordinaire, polysémique, reflet d’une culture donnée, elles visent le « pourquoi » plutôt que le « comment », elles ne se prêtent guère à l’expérimentation.

52 Les vérités philosophiques acceptent néanmoins la raison comme règle de validation. Les démarches scientifique et philosophique ont ainsi en commun de garantir la « liberté de la raison », c’est-à-dire le droit de remettre en cause toute vérité préétablie, de récuser toute autorité.

53 Les vérités révélées, elles, émanent d’une autorité extérieure à l’homme. Elles prétendent à l’éternité. Décréter qu’un dieu est faux ne relève pas de la démonstration, mais d’une décision d’autorité. La « liberté de la foi » peut autoriser le doute, mais non la remise en cause la vérité révélée. Le libre arbitre du croyant se réduit au pari de Pascal, son risque est la damnation éternelle.

54 La différence est donc fondamentale entre ces deux « libertés », le croyant respecte une donnée, la parole de Dieu, le savant une règle du jeu, un processus prédéfini en accord entre les parties. La différence est comparable à celle qui existe entre les notions de donnée et de processus, de sujet et de prédicat, de vocabulaire et de grammaire.

55 Voulant réconcilier Athènes et Jérusalem, les Pères de l’Eglise ont cherché à occulter cette différence de nature. « Synthèse impossible », dira Leo Strauss (1997). Plutôt qu’entre Foi et Raison, le vrai débat, ne se situe-t-il pas plutôt entre Autorité et Liberté ? « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde », observe Albert Camus (1944).

56 Scientifiques et philosophes peuvent certes succomber à l’aveuglement de la passion et vouloir détruire la vérité de l’autre. Mais par rapport à cette violence humaine ordinaire, détruire le dieu d’autrui ajoute la dimension paroxystique du sacré, la légitimité externe de l’ordre divin. Les disputes scientifiques ou philosophiques vont d’ailleurs rarement jusqu’au bûcher.

LE DIEU JALOUX : PLUTÔT QU’UNE CAUSE, UNE MOTIVATION DE VIOLENCE

57 On objectera que, si le monothéisme est intrinsèquement violent, pourquoi cette violence ne s’exprime-t-elle pas de façon continue ? Est-il raisonnable de considérer le « dieu jaloux » comme une sorte d’invariant qui traverserait trois religions aussi différentes que le sont le judaïsme, le christianisme et l’islam, à travers trente siècles, par tous les continents ?

58 L’ordre de détruire les « faux dieux », d’éliminer « les faux prophètes », de « purifier » la communauté des croyants, est de fait logé au cœur des trois Livres sacrés. Il s’exprime par l’anathème, l’excommunication, l’extirpation de l’idolâtrie, le takfîr. Au fil des siècles, il a été la justification avancée par tous les acteurs des violences abrahamiques. L’invariance participe de la nature même du sacré.

59 Les historiens distinguent volontiers « causes » et « conditions », les statisticiens causes — univoques et nécessaires — et facteurs de risque, les généticiens gènes et environnement — les premiers ne s’exprimant qu’en fonction du second. Présent dans la Torah, la Bible, le Coran, l’ordre de détruire les dieux d’autrui appartient à l’ADN commun à ces religions. C’est toujours de lui que les acteurs de violence monothéiste se sont réclamés.

60 Un appel à la violence n’est certes pas toujours compris, obéi, entendu ; mais tant qu’il n’est pas dénoncé, le risque qu’il soit suivi demeure. Le regain de violence religieuse actuelle n’atteste-t-il pas de sa pérennité ?

CHRISTIANISME ET TOTALITARISME, JEAN-PAUL II ET HANNAH ARENDT À FRONTS RENVERSÉS

61 La prétention à détenir une vérité absolue, le messianisme, une ambition universaliste, un dualisme exacerbé, un texte fondateur fortement prescriptif, un peuple élu, une église ou un parti unique, l’attribution d’un sens à l’histoire, une police de la pensée, la diabolisation de l’ennemi, autant de paradigmes que la tradition monothéiste a développés, et qu’ont repris les régimes totalitaires, au point qu’ils les caractérisent. La ressemblance entre « religions régulières » et « religions séculières » n’est pas que formelle, elle est structurelle.

62 Cette thèse d’une filiation chrétienne du totalitarisme a été développée par de nombreux auteurs, de Raymond Aron (1944) à Jacques Pous (2009). La plupart des auteurs chrétiens la contestent, mais aussi des agnostiques comme Hannah Arendt, dans un débat fameux avec Jules Monnerot.

63 Aussi faut-il saluer la lucidité de Jean-Paul II lorsqu’il écrivit : « Comment passer sous silence les formes de violence qui ont été perpétrées au nom de la foi guerres de religion, tribunaux de l’Inquisition et autres formes de violation des droits de la personne ? Il est significatif que des méthodes coercitives préjudiciables aux droits humains aient ensuite été appliquées par les idéologies totalitaires du XXe siècle, et soient encore employées par les intégristes islamistes. De ces méthodes coercitives sont nés les crimes du nazisme hitlérien et du stalinisme marxiste. » (Jean-Paul II, 1994).

64 Toute société humaine a toujours puni certains actes, certains comportements, mais des croyances, des pensées ? Avec l’invention de l’idolâtrie, le monothéisme a étendu la notion de délit et de châtiment aux croyances, au privé, à l’intime. La police de la pensée débuta avec l’extermination par Moïse des adorateurs du Veau d’or — « que chacun tue son frère, son parent » (Exode 32 26) —, pour déboucher sur l’organisation de la terreur par l’Inquisition (Didier Le Fur 2012). Cette dernière dura du XIII au XIXe siècle ; l’Index, mis en place à sa demande en 1559, ne fut supprimé qu’en 1961 ! Durant toute l’histoire humaine, aucun autre régime politique ou religieux n’avait systématisé de telles méthodes — sauf peut-être les Légistes chinois au IIIe siècle av. J.-C.

65 Peut-on alors affirmer avec Hannah Arendt (1945) que « le nazisme ne doit rien en quoi que ce soit à la tradition occidentale », ou au contraire avec Jean-Paul II que « de ces méthodes coercitives [l’Inquisition] sont nés les crimes du nazisme hitlérien » ?

VIOLENCE ET LIVRE SACRÉ

66 Les religions du Livre ont expulsé le sacré du monde pour le concentrer dans un texte. La sacralité de l’ordre de brûler les idoles distingue la violence monothéiste de la violence ordinaire, elle en fait une violence sacrée, elle efface les limites — l’anathème biblique prescrivait de tuer non seulement les hommes, mais aussi les femmes, les enfants et même le bétail appartenant à l’idolâtre —, elle interdit les regrets — parlant de l’évangélisation de l’Amérique latine, Jean-Paul II dira encore « l’Église considère ce passé avec la sérénité du devoir accompli » (1995).

67 L’exégèse et dans le judaïsme rabbinique la tradition orale tentent de promouvoir des interprétations non-violentes de ce commandement. Elles ne peuvent toutefois s’opposer à l’imperium de la sacralité des textes : comment en effet empêcher le croyant d’accorder du crédit à la lettre d’une Écriture réputée sacrée, et les autorités religieuses d’en abuser ? « Quand on sait ce que l’on cherche, on trouve ce que l’on veut. Et l’on tombe alors dans les travers de l’exégèse », avertit l’exégète Maurice-Ruben Hayoun. « On ne convainc pas les masses avec des raisonnements, mais avec des mots », constatait Bernard Grasset. Et il n’y a malheureusement pas qu’à Auschwitz qu’on puisse déplorer : « Ici, les mots sont devenus des faits. » (propos tenu par Raphaël Esrail devant le Mur des Fusillés à Auschwitz, 9.3.2006). « Dire c’est faire », théorise le philosophe John Austin. « La tentation de la lettre brute, à nouveau, menace », constate à regret Jean-Christophe Attias (2015). En effet l’exégèse passe, mais la lettre reste.

68 Face à un livre humain, le lecteur garde sa liberté critique, s’approprie ce qui lui convient, et modifie ou rejette le reste. La sacralité du livre subsume cette liberté sous son autorité. Pour que les fidèles retrouvrent le libre exercice de leur responsabilité, ne faudrait-il pas envisager une désacralisation des textes sacrés [6] ? La Torah, la Bible et le Coran rejoindraient alors le patrimoine commun de l’humanité, à côté de la Confession Négative du Livre des Anciens Morts Égyptiens, du Code d’Hammourabi et de l’Iliade et l’Odyssée. Chacun y puiserait librement, individuellement ou collectivement, sans qu’aucun passage ne puisse être pris comme vérité ni commandement sacré.

69 En acceptant la méthode historico-critique (L’interprétation de la Bible dans l’Église, 1993), le christianisme s’est, il est vrai, engagé dans cette voie, mais encore très partiellement. Tant que les autorités religieuses ne reconnaîtront pas la facture purement humaine de leurs Livres, détruire les dieux d’autrui demeurera un ordre sacré. Sauf à dire à la suite de Paul Celan « Écrire, ce n’est pas transmettre [une vérité]. C’est appeler [un questionnement] » ? Mais comment considérer une « révélation », une « loi » (Torah), une « bonne nouvelle » (Évangile), une appel à la soumission (Coran), non pas comme une vérité, un commandement, mais comme un simple questionnement ?

CONCLUSION

70 Avec le dieu jaloux, les religions abrahamiques ont inventé une motivation de violence qui leur est spécifique. En son nom elles ont commis plus de violence qu’aucune autre religion. Pourtant la plupart des Occidentaux opposent à cette réalité indifférence ou déni, les violences ne seraient jamais religieuses, mais seulement politiques, elles ne résulteraient que d’une mauvaise interprétation des textes, on les minimise par rapport aux sacrifices Aztèques et aux massacres des régimes totalitaires.

71 Les textes sacrés sont ainsi exonérés de toute responsabilité. Sans doute ne se limitent-ils pas à ces appels à la violence. Mais « aime ton prochain et lapide l’idolâtre » relève de l’injonction paradoxale, d’autant plus pathogène qu’elle est sacrée.

72 La violence islamiste occupe aujourd’hui le devant de la scène. Prétendre que le salafisme ou le takfirisme n’ont rien à voir avec le texte sacré, c’est refuser de reconnaître que « les intégristes sont nés avec le monothéisme » (Maurice Sartre, 2009). Et ignorer que les trois religions, judaïsme, christianisme et islam, partagent le même principe d’exclusivisme, ne permet que d’ostraciser une religion particulière pour mieux esquiver la réalité du potentiel de violence qui leur est commun.

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Mots-clés éditeurs : Sacré, Exclusivisme, Vérité, Violence, Religion, Abrahamique

Mise en ligne 14/06/2016

https://doi.org/10.3917/top.134.0121

Notes

  • [1]
    Ainsi dénommée par Karl Jaspers : en gros les VII, VI et Ve siècles av. J.-C. – époque également de la rédaction de la Torah.
  • [2]
    La fin de l’esclavage a résulté de facteurs principalement politiques et économiques : développement de l’idée nationale, révolution industrielle, salariat, révolutions démocratiques, en Amérique opposition des modèles économiques du Nord et du Sud débouchant sur la guerre de Sécession (1860-1865). Quant à l’Église, son Pape déclarait encore en 1866 « L’esclavage en lui-même n’est dans sa nature essentielle pas du tout contraire au droit naturel et divin, et il peut y avoir plusieurs raisons justes d’esclavage. » (Pie IX, Instruction du Saint-Office, 20.06.1866).
  • [3]
    Saint Augustin, Lettre 185, livre sur la correction des donatistes, chapitre 2 §11 (417).
  • [4]
    Saint Thomas d’Aquin, Summa Theologica, Secunda Secundae Pars, Question 11, l’Hérésie, article 3 (1265-1274).
  • [5]
    La condamnation de Socrate, victime expiatoire pour la perte de la guerre du Péloponèse, fut contingente et politique, les motifs religieux ne servant qu’à contourner la loi d’amnistie (cf. G.E.R. Lloyd, M.F. Baslez, I.F. Stone, C. Mossé).
  • [6]
    Le théologien protestant libéral André Gounelle écrit ainsi : « Quand on fait de la Bible la Parole de Dieu, ou une « écriture sacrée », il y a une déviation grave que ne justifie pas le texte même du Nouveau Testament […] L’autorité ecclésiale (notion qui d’ailleurs fait difficulté et demanderait de longues explications) n’y dira pas : « la Bible est un simple témoignage humain à Dieu », mais c’est une position qui a droit de cité de plein droit au sein de cette église. »
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