Topique 2015/2 n° 131

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Article de revue

Le lien entre le patient et l’analyste : l’exemple de Jimmy P.

Pages 63 à 73

Notes

  • [1]
    By the pricking of my thumbs
    Something wicked this way comes.
    Macbeth, Acte IV Scène 1

1 Poussera-t-on plus facilement la porte d’un cabinet de psychanalyste après avoir vu le film d’Arnaud Desplechin, Jimmy P., film français tourné aux USA et sorti sur les écrans en 2013 ?

2 Ce qui est déjà encourageant dans cette perspective, c’est que cette histoire qui met en scène un Indien en souffrance et un psychanalyste, plus précisément l’ethno psychanalyste Georges Devereux, a rencontré, tant du côté des critiques que du côté du grand public, un succès incontestable auquel on peut ajouter sa sélection au festival de Cannes 2013.

3 Est-ce parce qu’il s’agit d’une énième histoire d’Indien ou est-ce grâce à la présence d’un psychanalyste et la manière dont le réalisateur les a l’un et l’autre montrés au public, que ce succès peut s’expliquer ?

L’AFFICHE : PREMIER SIGNE D’APPEL

4 Pour le spectateur potentiel, l’affiche et la bande annonce diffusée dans les salles et sur les sites internet constituent les éléments déclencheurs qui feront qu’il poussera ou non la porte du cinéma.

5 L’affiche de Jimmy P. rassemble d’entrée de jeu des signes d’appel engageants : deux personnages nous font face, mieux, ils viennent à notre rencontre. Ils se déplacent dans un environnement verdoyant, en lumière naturelle. Leur conversation les montre dans un échange décontracté mais semble avoir cependant un réel intérêt car le visage de l’un d’entre eux est tourné vers l’autre. On irait volontiers à la rencontre de ces deux-là et on écouterait tout aussi volontiers ce qu’ils se disent. D’autant qu’il se dégage une réelle harmonie dans leur posture, une sorte de connivence, même si l’un des deux a une taille plus imposante que l’autre : vêtements quasi identiques hormis la couleur et la taille des cravates, chaussures semblables, même tempo dans le pas puisqu’ils lèvent leur pied droit au même moment. En fait l’affiche est une capture d’écran d’une des dernières scènes du film. Mais le spectateur potentiel ne le sait pas encore et c’est beaucoup plus tard qu’il reconnaîtra cette scène sympathique.

6 Son regard balaie alors l’affiche à la recherche d’autres informations et aspects techniques et le titre du film s’impose alors, dans un lettrage qui écrase les autres informations : JIMMY P.

7 Les commentaires d’initiés ne manqueront pas de faire le rapprochement avec la cure célèbre d’Anna O.

8 Mais le spectateur, même s’il n’est pas sensible à ce clin d’œil de connaisseur, ne restera pas pour autant indifférent. Chacun sait en effet que le choix d’énoncer une identité par le simple prénom suivi d’une initiale provoque généralement un impérieux besoin de savoir, qu’il s’agisse de littérature ou de cinéma. Si l’intérêt pour le héros du film n’est pas encore manifeste, du moins la curiosité est-elle déjà piquée.

9 Les autres lettrages de l’affiche n’étant pas valorisés au détriment du mystérieux patronyme, c’est presque incidemment que le sous-titre apparaît au lecteur : psychothérapie d’un Indien des plaines.

10 En poussant la porte du cinéma, s’il s’est contenté de l’affiche, le spectateur qui ignore tout du scénario aura juste à l’esprit qu’il va voir une histoire d’Indien et de thérapie mettant en scène deux personnages principaux qui ont l’air de bien s’entendre, aucun des deux ne dominant l’autre malgré des tailles très différentes. Dans cette histoire il devine déjà que l’intérêt principal est centré sur ce Jimmy. Il va découvrir au cours de la séance… de cinéma, qui il est ? D’où il vient ? Pourquoi est-il question de thérapie ? Quel rôle a ce semblable qui marche en rythme à côté de lui ?

11 Le réalisateur Arnaud Desplechin répondra brièvement à ces questions lors d’une interview et dira de Jimmy : « C’est un honnête névrosé, comme moi ! »

12 Les lignes qui vont suivre ne visent pas à chercher l’approbation des spécialistes de la psychanalyse et des praticiens renommés concernant les contenus du film mais bien de montrer ce qui, dans cette production, est susceptible de renvoyer au spectateur une image positive de la discipline de Freud.

LE SCÉNARIO

13 Jimmy Picard est un Indien Blackfoot qui vit et travaille dans la ferme de sa sœur et de son beau-frère dans l’état du Missouri… Appelé comme soldat lors de la deuxième guerre mondiale Jimmy est blessé sur le territoire français et rapatrié à l’hôpital de Topeka au Kansas, spécialisé dans le traitement des traumatismes crâniens. Les soignants, au nombre desquels figurent des médecins, un psychologue et un psychiatre, ne parviendront pas à soulager Jimmy de ses symptômes (amnésies, maux de tête, vertiges, crises d’angoisse, malaises…) Aucune lésion physiologique susceptible d’expliquer ces troubles n’ayant été mise en évidence au cours des premiers examens, il est décidé de faire appel à l’ethno psychanalyste Georges Devereux dont la connaissance des Indiens pourrait constituer une aide et peut-être pour confirmer un implacable diagnostic qui pointe à l’horizon : le terme de schizophrénie est évoqué par l’équipe de l’hôpital !

14 Pourtant, c’est bien à la découverte d’une véritable cure psychanalytique non officielle que le spectateur va être convié tout au long du film dont le scénario a pour base et référence l’histoire vraie de Jimmy Picard, patient réel de Georges Devereux lequel publiera un livre contenant l’essentiel de ses notes prises lors de cette analyse.

15 Arnaud Desplechin va tenter alors de nous décrire à l’écran une analyse hors norme, réalisée par un psychanalyste hors cadre en nous proposant comme l’a dit un critique un « western psychanalytique étonnant, passionnant, enthousiasmant » ajoutant qu’il s’agit du « cheminement d’une amitié liée à la guérison ».

L’ACCUEIL FAITAU FILM ET SON IMPACT

16 Les critiques qui, pour ce film (ce n’est pas si fréquent) ont été en accord avec le public, ont-ils été sensibles à cette image aussi enthousiasmante que Desplechin donne de la psychanalyse ? Ces spécialistes de cinéma savent par expérience que les films du réalisateur ont tous un parfum de psychanalyse et mettent souvent en scène un psychanalyste, mais ce n’est ni la crédibilité ni la qualité du rendu de la discipline elle-même qui ressortent de leurs analyses dès la sortie du film. Le plus souvent, ils soulignent comme Pierre Murat : « Un film aussi étrange que passionnant, une œuvre plus accessible, plus charnelle, une ode à la fraternité où les deux personnages doivent s’apprivoiser comme dans le film de Truffaut L’enfant sauvage. »

17 Arnaud Swartz souligne « l’originalité et l’audace de retranscrire en images l’univers des mots revenus du subconscient » et qualifie la mise en scène de « posée, d’économe de ses effets » ce qui est aussi l’avis de Première.

18 Très nombreuses sont les critiques qui insistent sur ce qui unit dans une même quête de guérison le thérapeute et son patient et une rapide analyse du champ lexical de ces textes permet de relever l’association de termes tels que : relation, lien, chaleur, humanité, guérison…

19 Poussant dans l’autre sens, pour sortir cette fois, la porte du cinéma, un spectateur interviewé déclara : « Je suis venu voir une histoire d’Indien, j’ai vu une formidable histoire d’amitié. »

20 Les quelques rares critiques plus réservées parues dans la presse ne portent pas sur la véracité ni la force de conviction du scénario pas plus que sur la pratique psychanalytique mise en scène, ni même sur les présupposés théoriques sur lesquels elle se fonde mais plutôt sur quelques choix techniques de mise en scène. (Mise en scène « trop classique » ou « trop policée »« doublage difficilement crédible » ou encore « poncifs visuels éculés sur les réserves indiennes »). Mais on ne trouve aucun reproche à l’égard de la psychanalyse et de ses acteurs.

21 En marge, le Huffingtonpost considère qu’au-delà de la rencontre et du lien d’amitié qui mèneront Jimmy à la guérison le film montre surtout la naissance de l’ethnopsychiatrie, science qui irait plus loin que la psychanalyse car en intégrant l’origine du patient elle aide ce dernier d’abord à se réapproprier son histoire personnelle et familiale, surtout s’il s’agit de survivants. Ce qu’étonnamment Georges Devereux eut quelques problèmes à réaliser à titre personnel et cet aspect, clairement évoqué dans le film, offre l’image d’un thérapeute à la personnalité imparfaite donc profondément humaine.

22 L’ancien élève de Devereux et psychanalyste Toby Nathan déclare en outre que l’amitié entre Devereux et Jimmy était passée pour lui inaperçue mais était bien réelle et lui a été révélée par le film.

LE LIEN ENTRE THÉRAPEUTE ET PATIENT : LE PSYCHANALYSTE À L’ŒUVRE

23 Ce que critiques, spectateurs, ont nommé amitié, terme qui fut mainte fois répété dans les commentaires et propos de spectateurs, terme décrivant un sentiment qui avait même échappé à l’élève de Devereux, pourtant devenu psychanalyste, ce terme n’est jamais prononcé dans le film. Seul, Mathieu Amalric, le Devereux de Desplechin s’adressera à Jimmy à la fin du film en l’appelant « mon ami ». Mais l’analyse est alors en passe d’être terminée et Jimmy, guéri, s’apprête à rentrer chez lui. Le réalisateur et sa scénariste se sont appliqués à décrire une psychanalyse menant à la guérison. Ils montrent une relation thérapeute/patient à la fois souple, sobre mais constante, un lien qui rassure autant qu’il interpelle et c’est la qualité et la force de ce lien immatériel, subtilement mais constamment suggéré qui crève l’écran, entourant l’exercice psychanalytique d’une bulle chaleureuse, émouvante, donc rassurante et convaincante. La psychanalyse que Desplechin choisit de montrer rassure. Mieux, elle fait du bien au spectateur et malgré les séquences où la souffrance, le doute et la difficulté présents dans la cure sont montrés sans ostentation ni concessions, le spectateur sent qu’à l’opposé des sorcières de Macbeth [1] quelque chose de bon va se produire dans cette histoire.

24 Ce quelque chose de bon qui relève plus de l’alchimie que de la rigueur théorique repose sur le lien qui se tisse entre les deux protagonistes et qui va vite devenir le préalable, la condition pour que le chemin commun ne finisse pas dans une impasse mais débouche sur la guérison.

25 Alors, le réalisateur gomme le cadre pour mieux valoriser ce qui se passe, se pense, s’éprouve, se dit, se dénoue et se construit entre Jimmy et le Devereux d’Arnaud Desplechin. La similitude avec ce que décrit Didier Houzel à propos d’Hanna Segal est frappante. La cure de Jimmy P. se déroule dans des lieux différents, mal identifiés et aléatoires de l’hôpital. Le psychanalyste a été rejeté par la communauté scientifique. Son seul allié, le directeur de l’hôpital, est un convaincu qui reste à convaincre. Mais l’ethno psychanalyste est un passionné. Le cas Jimmy l’enthousiasme d’entrée de jeu. On ne le voit jamais se décourager et ce malgré les rappels à l’ordre administratifs et ceux liés à son comportement exalté. Au cours des séances, on ne l’entend jamais ni soupirer ni s’impatienter. Il y croit vraiment, il le montre tellement que cet enthousiasme, parfois un peu débordant, réussira à faire naître l’intérêt puis la confiance du patient. Un patient au début presque résigné dans son enfermement autistique de personnage qui « a toujours été un homme qui a laissé mourir une femme » puisque c’est ainsi qu’il se définit.

26 Qu’on le nomme longueur d’ondes, courant qui passe ou imprégnation psychique, le lien dont nous parle le film a peu à voir avec ce qu’en disent les travaux sur la notion de lien en psychanalyse. Travaux dont la complexité recouvre des réalités psychiques et des processus qui paraissent bien éloignés du cinéma et du spectateur qui nous intéresse aujourd’hui. Dans la cure de Jimmy, ce lien prend naissance au bout de vingt minutes de bobine : Devereux a d’abord refusé d’enregistrer le premier entretien avec Jimmy. Puis il a tenté avec succès d’entamer une conversation quasi badine à propos des origines indiennes de Jimmy… Une simple prise de connaissance, comme l’auraient fait deux voyageurs. La méfiance évanouie, Jimmy va sortir de son mutisme et demander quelques minutes plus tard à un soignant : « C’est là que le médecin français habite ? » Depuis que Jimmy est à l’hôpital rien dans l’environnement ne le concerne. Il a mal, il souffre mais malgré les examens se demande ce qu’il fait là. Après la rencontre avec son thérapeute il va d’un coup s’intéresser à un bungalow au-delà du grillage, celui où vit Devereux. La sobriété mais l’éclat dans les yeux avec lesquels Benicio Del Toro prononce cette courte phrase soulage le spectateur inquiet de l’échec des premières prises en charge par l’équipe de l’hôpital.

27 Il sait alors que quelque chose vient de se passer ; le lien est né, une curiosité mêlée d’intérêt, et un espace psychique partagé prend forme.

28 Ce lien qui n’est ni de consistance magique, même si parfois on pourrait le croire tant il est peu prévisible et difficilement explicable, ni magnétique comme celui de Mesmer et Puységur, ni même chamanique comme a pu le penser Georges Devereux lui-même lors de ses travaux contestables auprès des Sedang Moï d’Indochine, ce lien existe bel et bien, et sans jamais être nommé c’est lui qui va agir sur le spectateur !

29 En me situant volontairement du côté du spectateur de Jimmy P. mais aussi du côté de l’expérience du divan je suis tentée de définir le lien dans le domaine botanique : ce qui attache avec souplesse la plante abîmée au tuteur.

30 Le lien n’est pas le transfert, il se crée avant lui, le favorise et lui survit. Devereux crée ce lien d’entrée de jeu en évoquant sa connaissance et son expérience des Indiens Mohaves mais il n’est pas certain que ce soit ses compétences d’ethnologue qui mèneront Jimmy à la guérison ; elles vont juste faciliter la mise en place du lien et renforcer sa qualité.

31 Une note de Devereux commentera ainsi la première séance : « Le contact fut très bon et la sympathie fut suffisante ; j’ai décidé à l’issue de la séance de commencer le traitement. » Le contact et la sympathie… l’oreille attend les termes spécialisés. La dialoguiste nous en dispensera.

32 À la trente et unième minute, la cure ayant à peine commencé, le Devereux du film qui interroge son patient sur ses rêves, et le voit dans l’évitement car très préoccupé par ses symptômes de mort imminente, dira : « … Nous, nous croyons que les rêves éclairent le passé. N’ayez pas peur, dites-moi ce qui vous passe par la tête. » Et cette mise en confiance rassure Jimmy autant que le spectateur.

33 Tout au long du film le lien va se renforcer, sorte de main courante à prendre dans les deux acceptions du terme car tout en guidant les pas du patient dans sa descente au plus profond de ses souffrances enfouies, la main courante va devenir le support sur lequel il écrira ses plaintes.

34 Quand Devereux souffre d’une grippe, Jimmy entre dans la salle et lui dit : « Vous n’avez pas l’air d’aller mieux !! » Plus tard il croise le directeur de l’hôpital qui lui demande : « Tout va bien avec le docteur Devereux ? » Et Jimmy répond : « Oui il va beaucoup mieux ! »

35 On pourrait citer toutes ces brèves répliques, ces regards croisés, ces sourires, ces séances qui se passent en extérieurs dans des lieux improbables et peu orthodoxes ; on pourrait en faire de rigoureuses interprétations psychanalytiques. Mais tous ces choix d’images offertes au spectateur servent le même dessein : montrer l’importance du lien qui attache, contre toute attente, Jimmy à son thérapeute et qui transcende les contenus de la cure.

36 La caméra montre aussi que de son côté, le thérapeute garde un enthousiasme intact pour son patient, même si le directeur lui reproche son impétuosité : « Soyez moins exubérant. » Le thérapeute accepte alors tous les recadrages, toutes les remarques, même désobligeantes parfois, venant de ses pairs si elles le concernent personnellement. Mais ce qu’il n’accepte pas ce sont les entraves aux désirs et même aux simples souhaits de son patient. Mathieu Amalric campe alors un Devereux protecteur, qui en fait peut-être beaucoup en agressant un médecin de l’hôpital qui traîne à procéder à un examen sur Jimmy ou une employée de banque qui ne fait qu’appliquer le règlement réservé aux Indiens, mais un Devereux qui réussit à envelopper le spectateur d’un sentiment de sécurité et de confiance, réussite dont les psychanalystes portés à l’écran ont rarement été crédités. Comment le spectateur en qui sommeille peut-être un patient en devenir pourrait-il rester indifférent à ce complice si enthousiaste et si protecteur ?

37 Quand la guérison de Jimmy approche, ce dernier déclare qu’il a abandonné « tous ses complexes ». L’interprète de Devereux lui répond : « Je n’utilise jamais ce mot. Les grands mots me font peur. Les mots simples rapprochent les choses. » Mais sensible à la demande de son patient, il ajoute : « Cela vous aiderait-il à mettre un mot sur ce qui vous a fait souffrir ?… mon ami, votre âme a été blessée ; pour dire cela nous avons un mot, traumatisme psychique, c’est un mot grec qui veut dire blessure de l’âme. »

38 Jimmy s’intéresse de plus en plus à ce qui guide son thérapeute et aux présupposés de la cure. Devereux lui répond avec des comparaisons, des exemples empruntés à la culture Blackfoot. Quand Jimmy s’interroge sur les notes prises pendant les séances, Devereux les lui tend : « C’est exactement ce que j’ai dit » dit alors Jimmy. Se mettant non pas au niveau mais à la portée de son patient, le personnage de Devereux tisse tout au long du film un lien indéfectible qui fera dire à Jimmy en milieu de cure « … chez moi par exemple si un jour vous venez… » attestant ainsi de l’attachement qu’il porte à son thérapeute, puis sur un banc lorsque la cure aura pris fin : « Je suis heureux de vous avoir connu, vous avez tenu vos promesses, merci. »

39 Et pour inscrire dans la durée le lien qu’il a su tisser avec son patient, tout en gardant la distance inscrite dans tout contrat psychanalytique Devereux répondra : « Je suis heureux que nous nous soyons rencontrés. » Il demande alors à son patient ce que ce dernier compte faire à son retour chez lui. Et Jimmy insiste : « Vous devriez me rendre visite ; les paysages vous plairaient. »« Il se pourrait qu’un jour je vienne » répond Devereux avant d’ajouter en coupant court à la conversation, se levant et en quittant le banc où ils étaient assis côte à côte : « Mon ami n’oubliez pas votre nom, une fois qu’on est en paix avec soi-même on est en paix avec les autres. C’était une bonne conversation, bonne soirée. » C’est le dernier plan où la caméra réunit les deux héros. C’est la séparation du patient et du thérapeute.

40 La dernière séquence du film montre un Devereux sur le divan, attestant ainsi du contrôle de l’analyse lequel a d’ailleurs été permanent pendant la cure de Jimmy.

41 Les paroles sur le divan confirment s’il en était besoin le point de vue du thérapeute… et du spectateur : « Je ne me sens pas coupable des crimes de l’Amérique envers les Indiens, je n’ai pas aidé Jimmy parce qu’il était Indien mais par ce qu’il était en mon pouvoir de l’aider. Ce qui s’est passé entre Jimmy et moi ne concerne que nous. C’est arrivé entre deux hommes de bonne volonté au service d’un sens commun. » C’est sur ces mots que le spectateur quitte la salle… content et rassuré, prêt peut-être à pousser la porte d’un psychanalyste.

42 Il y a peu de chance pour qu’en sortant du cinéma où il aura eu le plaisir d’accompagner Jimmy et son thérapeute dans une aventure aussi exaltante que salutaire, ce spectateur trouve sur sa route le cabinet de Georges Devereux. Mais la forte impression que lui aura laissé une relation thérapeute/patient aussi convaincante ne peut être qu’incitative !!!

LE LIEN, DEPUIS LONGTEMPS AU CINÉMA

43 Du plus loin que je m’en souvienne, mon goût prononcé pour les fonctionnements psychiques restent rivés à Hitchcock et sa maison du Docteur Edwardes (1945) ainsi qu’à Soudain l’été dernier (1959) de Mankiewicz. Ces deux productions hollywoodiennes révèlent de manière didactique et romanesque les vertus libératrices de la parole. Des monstres sacrés interprètent le rôle de chacun des psychanalystes et de chaque patient (Gregory Peck, patient d’Ingrid Bergman pour La maison du Docteur Edwardes et Elisabeth Taylor patiente de Montgomery Clift pour Soudain l’été dernier.)

44 Si Hitchcock réussit alors son pari de réaliser le premier film de psychanalyse dont chacun garde en mémoire la scène de rêve élaborée avec Salvador Dali, c’est en choisissant de décrire une guérison en parallèle avec la passion amoureuse que la psychanalyste éprouve pour son patient.

45 Moins visible mais tout aussi intense et romanesque, la relation ambiguë qui unit Taylor et Clift permet au souvenir traumatique d’affleurer à la conscience, au drame d’être révélé et évite à la patiente d’être lobotomisée, intervention prévue par les collègues psychiatres.

46 Intenses, furieusement romanesques, ces films montrent des échanges passionnels où les psychanalystes prennent des risques énormes pour leur carrière, leurs patients, et l’image même de leur pratique.

47 Sortant de la salle de cinéma le spectateur ne pouvait que se dire : c’est fabuleux mais ce n’est pas la réalité, ce n’est pas possible, ce n’est pas pour moi.

48 Proposant au spectateur une analyse moins fantasmatique, moins spectaculaire donc plus probable, Arnaud Desplechin et July Peyr racontent soixante ans après Hitchcock et Mankiewicz une histoire qui se déroule pourtant dans le même pays et à la même période (milieu du XXe siècle) que celle de ces deux films cultes qui offrirent les premiers une image valorisée des psychanalystes.

49 Avec l’histoire de Jimmy, le spectateur d’aujourd’hui peut passer du rêve improbable d’Hollywood à une réalité plausible donc accessible pour lui. Gageons qu’il sorte de la salle convaincu par les images et convaincu aussi qu’au-delà de l’efficacité de la pratique psychanalytique, c’est bien l’attitude du psychanalyste qui demeure déterminante.

CONCLUSION : DE L’ÉCRAN AU DIVAN

50 Dans le film Jimmy P. le thérapeute prend le risque d’une rencontre où le patient demeure du début jusqu’à la fin le centre de ses pensées et de ses actes. Ses connaissances anthropologiques facilitent la mise en place d’un lien qui va au-delà de l’empathie. Sans négliger les souffrances de Jimmy, sans oublier l’éthique et la déontologie de la discipline freudienne, le psychanalyste accompagne au sens étymologique, et facilite une mise en récit qui au-delà de toutes les théories, fait découvrir aux protagonistes et au spectateur qui a la chance d’en profiter, quelque chose d’unique et de singulier.

51 Quand un thérapeute abandonne un patient déprimé dans le silence, quand il s’ennuie au cours des séances et échoue à le cacher, quand pour se rassurer il se drape ou se dissimule derrière une rigidité et une froideur qu’il confond, volontairement ou non, avec la rigueur et la distance inhérentes à sa pratique, quand toutes ces images négatives de l’analyste que le cinéma, la télévision, relayés par une presse en mal de provocation véhiculent dans un espace social qui a pourtant de plus en plus besoin de psychanalyse et d’analystes passionnés, il est réconfortant de pouvoir bénéficier du film d’Arnaud Desplechin.

52 C’est grâce à un véritable engagement de sa personne que le Devereux de Desplechin enthousiasme le spectateur. Je fus personnellement étonnée de constater qu’à la sortie du film lorsque je le découvris pour la première fois, j’éprouvai alors une impression aux antipodes de l’inquiétant et de l’étrange mais au contraire une sensation de bien-être tout à fait familier. Et j’eus la satisfaction de reconnaître dans cette histoire, qui pourtant n’avait aucun point commun historique, géographique, ethnique et culturel avec la mienne, quelque chose de ma propre expérience d’analysante.

53 Comme ce sentiment familier ne pouvait venir ni du contexte ni du cadre ni même des événements, il était évident qu’il ne pouvait venir que du lien qui unissait les protagonistes et qui les soutint jusque et au-delà de la dernière image du film.

54 Avoir réussi à donner une image aussi enthousiasmante du psychanalyste et de sa pratique méritait d’être signalé. Avoir la chance de pouvoir l’écrire dans un espace qui regroupe d’éminents spécialistes mais aussi des non spécialistes passionnés par la psychanalyse et par le cinéma constitue une chance et un réel plaisir.

55 Gageons que les psychanalystes feront pendant longtemps encore la démonstration que malgré les attaques dont elle est l’objet, leur pratique demeure digne de la même noble définition que celle insufflée par le film dont je viens de faire l’éloge : « Une pratique d’une humanité rare, profonde et vraie. » Gageons que d’autres cinéastes eux-mêmes convaincus par cette pratique, tourneront d’autres films enthousiastes et convaincants.

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Mots-clés éditeurs : Lien patient/thérapeute, Arnaud Desplechin, Jimmy P, Le psychanalyste au cinéma, De l’écran au divan, Image de la psychanalyse

Date de mise en ligne : 15/09/2015

https://doi.org/10.3917/top.131.0063

Notes

  • [1]
    By the pricking of my thumbs
    Something wicked this way comes.
    Macbeth, Acte IV Scène 1

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