Notes
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[1]
J’ai choisi d’adopter le terme de gestes à certains moments de mon texte pour marquer d’une part la non dangerosité d’un acte qui se croit pourtant mortel. D’autre part, j’ai voulu souligner ainsi la richesse symbolique de ces tentatives de suicide, lesquelles ne s’accompagnent pas, comme cela peut être le cas, d’une difficulté à penser et à mettre en mots. Enfin, les enjeux inconscients portés par ces tentatives de suicide – auto-engendrement et désidentification à un mort – invitent à faire lien avec la geste, c’est-à-dire avec l’épopée dont on fit au Moyen Âge des chansons. Car c’est finalement une épopée singulière qui se dessine derrière ces gestes de mort, une épopée qui se raconte par des gestes autant que par des mots.
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[2]
La sorcellerie, en Afrique sub-saharienne, est définie comme un meurtre. Plus précisément, c’est, dit-on, un meurtre qui s’opère en dévorant l’âme de la victime, une façon de la priver de toute sa vitalité.
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[3]
Au travers de l’histoire de Fatoumata, nous allons voir que cet enjeu de vie peut se décliner d’une toute autre façon lorsque se rencontrent des théories sur le suicide et des théories sexuelles infantiles.
-
[4]
L’exigence de disparition peut certes donner lieu à des actes suicidaires mais trouve aussi à se réaliser au travers de certains mécanismes psychiques. On peut consulter à ce sujet l’ouvrage de S. Le Poulichet Psychanalyse de l’informe. J’ai également décrit, dans un article « Le paradoxe d’une transparence opaque », quelles solutions, elles-mêmes paradoxales, sont parfois mises en place pour se défaire de ces assignations identificatoires.
-
[5]
Selon l’expression de Winnicott.
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[6]
Si ces enfants n’étaient plus des nourrissons, il me semble que la logique soutenant leur mort relevait du même mouvement interne que celui décrit précédemment : sombrer dans le néant, faute d’un Autre auquel se retenir.
-
[7]
N’est-ce pas d’ailleurs ce même mouvement que l’on retrouve plus tard dans le syndrome de glissement de certaines personnes âgées ?
-
[8]
Projets récemment mis à mal par l’acceptation d’un mariage non véritablement désiré. Plus exactement, l’acceptation de ce mariage masquait différents enjeux inconscients comme être reconnue par sa mère, exister comme sujet, comme femme.
-
[9]
On notera d’ailleurs que la tentative de suicide qui l’a conduite à me rencontrer passe elle aussi par « le théâtre de la bouche » (Meltzer) ; le médicament étant à la fois la voie de la vie et de la mort.
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[10]
Dans une autre situation concernant une fillette de 9-10 ans, la parole d’une amie avait constitué comme danger mortel une position : restée allongée, la tête dans le vide. Ce n’est que secondairement que des liens s’étaient constitués avec les théories sexuelles infantiles.
-
[11]
Parfois, il s’agit d’une identification à un mort à venir. Du fait d’une maladie, la mort d’un membre de la famille a été annoncée. L’enfant qui naît ensuite semble alors en souffrance de cette mort. En effet, ce n’est qu’une fois cette mort advenue qu’il pourra disposer d’une place : celle du mort qu’il est chargé de remplacer. Il s’agit bien sûr d’une place impossible, mais pire est la situation où la mort finalement n’advient pas.
-
[12]
Henri Collomb a fait apparaître l’importance de cette étiologie traditionnelle en Afrique noire occidentale pour expliquer une succession d’enfants morts en bas-âge ; c’est le même qui part et qui revient.
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[13]
Ce n’est que dans le cadre de la relation transférentielle qu’a pu se réaliser ce que S. Le Poulichet a nommé dans son article « L’identification inconsciente au fantôme » : « l’excorporation du mort ». Cliniques méditerranéennes, 2012, n° 86, 21-32.
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[14]
Dont M. Eliade a montré les multiples déclinaisons culturelles dans Le mythe de l’éternel retour.
-
[15]
Selon le concept de Winnicott.
1 Certains enfants ou adolescents évoquent au cours de leur psychothérapie des gestes [1] suicidaires, accomplis vers l’âge de 8 à 12 ans. Pourtant, comme nous le verrons, ces actes ne présentent aucun caractère létal et parfois, pas même un risque de blessure. Le plus souvent, c’est la parole d’un autre, enfant ou adulte, qui a désigné ces gestes comme extrêmement dangereux. Parole déterminante que l’enfant a alors reprise à son compte pour forger une théorie sur le suicide et qu’il a mise en actes dans un jeu paradoxal avec la mort.
2 En effet, si les théories qui sous-tendent ces gestes suicidaires semblent témoigner du mouvement souterrain des pulsions de mort, elles parlent aussi de la vie, de la naissance, telles que l’enfant se les représentait dans ses jeunes années. Ainsi ces gestes suicidaires apparaissent-ils à l’écoute de l’analyste comme autant de mises en actes des théories sexuelles infantiles. Et l’on découvre alors la transformation opérée par ce processus de liaison : le geste de mort étant simultanément œuvre de vie, il en devient parfois tentative inconsciente d’auto-engendrement.
3 Bien souvent, de telles tentatives se trouvent associées à un autre enjeu inconscient : se déprendre d’une identification à une figure de la mort. En effet, comme nous le verrons, une des particularités de l’histoire de ces jeunes patients tient à la place singulière qu’y occupe la mort : une mort déjà advenue à laquelle l’enfant a été identifié ou, autre exemple, une mort annoncée mais pas encore réalisée. Mais dans tous les cas, cette présence tragique a participé à la fragilité narcissique de ces enfants. Toutefois, parce que ces différentes visées inconscientes ne peuvent aboutir, elles sont toujours à recommencer, par cet acte qui tente de donner la mort pour renaître à la vie. Mais souvent seul l’espace-temps des séances, du transfert permet à ces sujets de véritablement se rencontrer et de se transformer de façon durable.
4 Il s’agira donc de faire apparaître les conditions de survenue de ces théories et gestes suicidaires pour en comprendre les fonctions paradoxales et éclairer ainsi certaines situations cliniques. Ce texte sera aussi l’occasion de montrer l’inventivité dont fait preuve la psyché infantile pour déjouer les visées de Thanatos et tenter ainsi d’asseoir la puissance d’Éros.
5 Pour cela, nous interrogerons dans un premier temps quelques-uns des processus inconscients sollicités chez l’enfant par la rencontre avec l’énigme de la mort. Nous verrons également quelques-uns des enjeux inconscients portés par l’acte suicidaire. Puis, dans un deuxième temps, nous découvrirons à partir d’une situation clinique, comment, par-delà un geste suicidaire, se mêlent des théories infantiles sur le suicide et des théories sexuelles. Enfin, nous en interrogerons les fonctions inconscientes, les impasses et les effets sur la représentation du temps.
1 - L’ENFANT, LA MORT, LE SUICIDE
6 Comme l’ont montré de nombreux travaux, la représentation de la mort se construit très progressivement chez l’enfant, en lien avec son développement intellectuel et pulsionnel. En effet, si l’enfant parle très tôt de la mort – rencontrée dans la réalité ou dans les histoires qui lui sont racontées – il n’intègre que peu à peu les notions d’insensibilité, d’irréversibilité et d’universalité (Bacqué, 2001). Ainsi, on considère généralement que l’ensemble de ces caractéristiques ne sont pas acquises avant l’âge de 9 ans. Toutefois, il s’agit là d’un savoir conscient qui ne reflète pas la complexité des mouvements psychiques de l’enfant face à la mort. En témoigne, (Hanus, 1976) la parole de certains enfants confrontés à la perte d’un proche : alors qu’ils semblaient avoir intégré les caractéristiques de la mort, ils ne cessent pourtant de s’interroger : « Quand reviendra-t-il ? » Ainsi, le même processus semble toucher la mort et la sexualité : quel que soit le savoir conscient que l’enfant acquiert, il ne fait que recouvrir un savoir inconscient, toujours agissant, toujours prêt à ressurgir. On découvre ainsi la présence de théories infantiles sur la mort au côté des théories sexuelles ; ces différentes théories se côtoyant et se mêlant aussi, parfois, dans des mythes magico-sexuels (De Mijolla, 2002) qui témoignent que l’enfant ne saurait interroger l’énigme de son origine sans interroger simultanément celle de sa mort.
7 L’une des théories infantiles sur la mort la plus fréquemment rencontrée en fait le résultat d’un meurtre. Interprétation que l’on retrouve d’ailleurs sous une forme culturelle lorsque certaines sociétés invoquent la sorcellerie [2] pour donner sens à toute mort subite ou inexpliquée. Cette théorie infantile centrée sur le meurtre témoigne donc d’une part de la difficulté narcissique à penser la mort comme inhérente à la vie. D’autre part, elle dévoile le désir qu’a l’enfant de se débarrasser de son rival œdipien, lequel, dans son esprit, ne peut que chercher à se venger, à faire régner la loi du talion (Fulchiron, Rassial, 2013).
8 Cependant, les théories infantiles sur la mort ne se limitent pas à l’explication du « pourquoi et comment meurt-on ? » mais cherchent aussi à répondre à « où vont les morts ? » ; question particulièrement sollicitée par l’expérience du deuil (Linharès, 2003). Selon cet auteur, c’est à cette énigme-là que tentent de répondre les fictions engageant les thèmes du revenant, du fantôme ou de la réincarnation. Il s’agit alors pour le sujet de conserver le mort afin de ne pas disparaître avec lui ; l’expérience du deuil pouvant entraîner des vacillements identificatoires en réactivant « les failles de sa propre construction spéculaire » (Linharès, 2003). La fiction de la réincarnation serait ainsi une façon de se donner forme, « d’engendrer un corps » (Linharès, 2003), préservant de cette façon le sujet d’une hémorragie de type mélancolique.
9 Ces différentes théories soulignent, on le voit, le caractère énigmatique de la mort et la nécessité, pour l’enfant, de s’engager dans un processus de pensée qui puisse en dessiner quelques contours, afin de se préserver d’une confrontation avec le néant. Elles révèlent en outre, la relation paradoxale qui unit l’homme à la mort : s’il ne peut se représenter sa propre mort (Freud, 1988), l’être humain ne cesse pourtant de se figurer « l’inconnaissable de la mort » (Valabrega, 1991), au travers de constructions mythologiques.
10 Comment comprendre alors les passages à l’acte suicidaires ? En effet, penser à la mort, vouloir/devoir se la représenter est une chose, toute autre est l’anticipation d’un acte par lequel on se l’inflige à soi-même. Quelles représentations inconscientes, quels désirs ignorés du sujet ces actes viennent-ils exprimer, et parfois réaliser ? En effet, qu’il s’agisse d’un enfant ou d’un adulte, l’écart est souvent grand entre l’acte et son dessein inconscient. En témoigne l’hypothèse développée dans « Deuil et mélancolie » (Freud, 1988b) : « Le moi ne peut se tuer que lorsqu’il peut, de par le retour de l’investissement d’objet, se traiter lui-même comme un objet, lorsqu’il lui est loisible de diriger contre soi l’hostilité dévolue aux objets du monde extérieur. » Ainsi, à partir du fonctionnement mélancolique, se dégage comme fondement possible du suicide un désir de meurtre n’ayant trouvé d’autre issue que d’être retourné contre soi du fait d’un processus identificatoire annulant toute différence entre le moi et l’objet perdu.
11 D’autres recherches ont souligné depuis la diversité des significations inconscientes prises par le suicide, ses tentatives et ses équivalents. Citons, parmi d’autres, les travaux sur l’adolescence qui ont montré le caractère ordalique de certaines tentatives de suicide (Valleur, 2009). Selon cet auteur, par exemple, l’adolescent est alors animé d’un double mouvement : s’en remettre au Destin et vouloir ainsi le contrôler. Le fait de survivre par-delà la prise de risque – puisque c’est là la visée inconsciente – vient alors légitimer les revendications conscientes et inconscientes qui sous-tendent son acte. Cela permettrait en particulier à l’adolescent de prouver « son droit à la vie, sinon son caractère exceptionnel, peut-être son immortalité » (Valleur, 2009). Il y aurait donc, selon l’auteur, une dimension subjectivante dans l’ordalie, liée à la tentative du sujet de redonner sens à sa vie et parfois même à la volonté de renaître qui s’y manifeste [3].
12 Le fonctionnement paradoxal dont témoigne ce « frôler la mort pour se sentir exister » ne se limite pas, toutefois, au champ de l’adolescence et des comportements ordaliques. On le retrouve également chez de plus jeunes enfants, au travers de jeux dangereux, comme celui dit « du foulard » au cours duquel certains meurent auto-étranglés (Cyrulnick, 2011). Mais c’est plus généralement, chez des personnalités limites que ce fonctionnement apparaît, sous une forme un peu différente, puisque sans référence à un défi. L’enjeu est alors bien souvent de se soumettre à une injonction paradoxale où la mort, la disparition, serait la seule façon de pouvoir exister pour l’Autre. Et nous verrons l’importance que prend parfois dans ce fonctionnement paradoxal l’identification à un mort imposée à certains enfants, faisant de leur geste suicidaire le possible accomplissement du désir de l’Autre [4].
13 En complément de ces différents travaux on peut, me semble-t-il, faire l’hypothèse que parfois des théories du suicide se forment, différentes des théories sur la mort que forge l’enfant. C’est ce que semblent montrer certaines situations cliniques ainsi que nous allons le développer. Essentielle semble être alors leur capacité à se lier aux théories sexuelles infantiles ; le geste de mort, prenant par ce processus la signification d’un acte d’auto-engendrement. Et on peut même se demander, a contrario, si le suicide mené à son terme, ne témoigne pas, parfois, de cette impossible liaison.
2 - THÉORIES SUR LE SUICIDE : UN EFFET D’APRÈS-COUP
14 Comme nous allons le voir avec Fatoumata, les théories sur le suicide se construisent souvent à partir de la parole d’un autre ; un autre qui a qualifié de dangereux, de mortel, un acte que l’enfant va désormais mettre en œuvre et répéter inlassablement. Mais pourquoi certains enfants s’emparent-ils ainsi dans la durée d’une parole qui, dans la réalité, se révèle très vite mensongère ? Quel mouvement psychique cette parole déclenche-t-elle ? À mon sens, elle agit comme une révélation : il est donc possible de provoquer sa propre mort ! Et, par un effet d’après-coup, elle donne corps et sens à un mouvement mortifère précoce donnant lieu parfois à ce que j’appelle une forme primaire de suicide ou de tentative de suicide, dont la caractéristique première est la passivité qui l’accompagne.
15 En effet, Ferenczi, (Ferenczi, 1982a) a fait l’hypothèse que certaines formations psychopathologiques touchant les nourrissons (certaines formes d’asthme notamment) peuvent parfois prendre le sens d’une tentative de suicide. Ainsi a-t-il fait apparaître combien l’accrochage du tout-petit à la vie est fragile, dépendant d’un environnement « suffisamment bon [5] ». Par conséquent, lorsque ce dernier se révèle défaillant – lui-même trop en souffrance – l’enfant, nous dit Ferenczi, peut être entraîné vers la mort, livré aux seules pulsions de mort, sans qu’un mouvement de liaison et de transformation puisse s’opérer.
16 À la suite de Ferenczi, il me semble important de faire apparaître la passivité de la plupart de ces formes de suicide précoce. Plus qu’un acte de mort, ces formes premières de suicide m’apparaissent comme étant essentiellement le fruit d’une incapacité à se tenir en vie, du fait de l’absence d’un Autre qui puisse soutenir l’action d’Éros. Cette impossibilité à rester en vie semble alors se figurer dans des mouvements de perte de soi, et notamment dans un mouvement de chute irrépressible qui emporte l’enfant, faute d’un possible accrochage à un Autre suffisamment présent et disponible. C’est ainsi que la défénestration de plusieurs enfants (3-4 ans [6]), m’est apparue comme l’expression d’un « se laisser tomber [7] » bien plus qu’un « se jeter » dans le vide.
17 Ce mouvement mortifère, cette peine à se maintenir en vie, n’aboutit pas toujours, bien heureusement, à une mort réelle ni même à une tentative précoce de suicide. Ce mouvement semble alors se maintenir, tapi dans l’ombre, laissant sur son sillage des traces susceptibles d’être, à tout instant, réactivées. C’est ce qui semble se produire pour certains, lorsque survient la parole d’un autre qui interdit un geste banal au prétexte qu’il serait mortel. Ainsi se forgent des théories sur le suicide, lesquelles vont soutenir la mise en acte d’un vœu resté jusqu’alors non seulement inconscient mais non représenté : se donner la mort. S’ouvre alors pour l’enfant la voie nouvelle de l’acte, lui permettant de s’extraire de sa position passive. Acte dont nous allons voir maintenant les multiples faces.
18 Fatoumata, 17 ans, m’est adressée à la suite d’une tentative de suicide médicamenteuse réalisée quelques semaines auparavant. Évoquant son passage à l’acte, elle se souvient : ses premières tentatives de suicide ont débuté lorsqu’elle avait 8 ans. Elle mangeait alors régulièrement une sorte de pierre crayeuse, interdite aux enfants car, disaient les adultes, ils en mourraient. Cette pierre était cependant réservée aux femmes enceintes, contribuant, disait-on, à les fortifier, ainsi que leur bébé. Fatoumata subtilisait donc régulièrement les paquets entreposés dans le réfrigérateur et se disait, en ingérant le minéral : « Pourvu que je meure avant la fin du paquet ! » Ce geste suicidaire, m’explique-t-elle, s’est poursuivi jusqu’à ses 12 ans, au moment où des « projets de vie » ont commencé à naître en elle [8].
19 D’emblée, surgit alors l’hypothèse d’un souvenir-écran (Freud, 2007). Mais si, comme nous le verrons, ce geste vient condenser différents temps de la vie psychique et différents mouvements inconscients, mouvements de vie et de mort, on ne saurait le réduire à sa seule dimension de souvenir reconstruit. En effet, la répétition de ces gestes suicidaires dans le temps, plusieurs années, invite surtout à questionner les processus qui les sous-tendent et leurs fonctions inconscientes.
20 En premier lieu, on constate la double présence dans ce récit d’une théorie du suicide et d’une théorie sexuelle infantile. En effet, mort et vie surgissent ici du même lieu, du même geste : c’est en mangeant que l’on conçoit un « beau » bébé ou que l’on se donne la mort [9]. Le fait que la parole de l’entourage ait elle-même induit ce lien a sans doute favorisé son adoption par Fatoumata. Pour autant, tel n’est pas toujours le cas [10] et nous allons voir quel traitement psychique Fatoumata a imposé à ce lien apparemment préétabli pour en faire une construction singulière, aux fonctions tout aussi surprenantes que paradoxales. En effet, au fil des séances, des associations de Fatoumata, ces théories et gestes suicidaires ont pris de nouvelles significations : il ne s’agissait pas seulement d’un travail de liaison permettant d’endiguer un mouvement de mort, une difficulté précoce à se tenir en vie, mais d’une tentative d’auto-engendrement et de désidentification à un mort [11].
3 - GESTES SUICIDAIRES : S’AUTO-ENGENDRER ET SE DÉPRENDRE D’UN MORT
21 C’est là, en effet, un élément récurrent des situations cliniques dans lesquelles se découvrent de tels gestes et théories sur le suicide : à chaque fois, le travail clinique fait apparaître une position identificatoire intenable ; l’enfant ayant été précocement assigné à la place d’un mort.
22 Dans l’histoire de Fatoumata, ce mort était un frère, l’aîné de la famille, décédé vers l’âge de deux ans. Fatoumata était née quelques mois plus tard. Considérant que cette mort était le fait des esprits, les parents de Fatoumata avaient interprété sa naissance comme le retour parmi les vivants de l’enfant mort. Mais cette interprétation avait aussitôt fait naître le risque qu’elle soit à son tour récupérée par les esprits [12]. Par conséquent, ils avaient fait différents rituels pour la retenir ici-bas, pour empêcher que les esprits ne s’emparent une fois encore de l’enfant. Ainsi, comme il est de coutume, mais non sans effets psychiques, le prénom attribué à Fatoumata (j’y reviendrai) était péjoratif, destiné à la rendre non désirable aux yeux des esprits.
23 Il faut donc souligner ici qu’à la différence des patients qui recourent au thème de la réincarnation pour « engendrer un corps » (Linharès, 2003) et éviter un processus mélancolique (Linharès, 2003), cette représentation agissait pour Fatoumata comme une « forme octroyée » (Ferenczi, 1982b), imposée de l’extérieur. Loin d’être une enveloppe ajustée et ajustable, cette identification s’apparentait à un carcan rigide, ne lui laissant pas la possibilité de s’engager dans un véritable processus de subjectivation. En effet, de telles identifications précoces à un mort entraînent souvent l’enfant vers un fonctionnement paradoxal puisque pour exister dans le regard de l’Autre, il lui faut renoncer à être lui-même, et, plus encore, à être vivant. Or, ces deux enjeux sont normalement indissociables : c’est en existant dans le regard de l’Autre que l’enfant se sent vivant. Dans ces conditions, on comprend la difficulté éprouvée par ces enfants pour se tenir en vie ; cette assignation identificatoire apparaissant comme l’une des figures possibles de l’accueil difficile auquel certains enfants sont confrontés. D’autant que par la suite, elle participe à la formation d’un surmoi féroce, lequel n’aura de cesse de leur rappeler l’interdit d’exister de façon autonome pesant sur eux. Depuis toujours, Fatoumata avait donc essayé d’exister dans les yeux de sa mère, fut-ce au prix de sa non reconnaissance comme sujet singulier et séparé. Mais plus elle avait grandi et plus s’était imposé l’écart existant entre elle et son frère mort ; la différence des sexes étant notamment venue inscrire cet écart. Pour autant, le surgissement de cette non coïncidence n’avait aucunement permis qu’un espace singulier se dessinât pour Fatoumata. En effet, au regard qui l’identifiait à un mort se substitua désormais une parole de mort : « Il aurait mieux valu que ce soit toi qui meures ! » Ainsi, quoi qu’elle fasse, Fatoumata semblait figée dans un non-lieu : condamnée à se confondre avec un mort ou disparaître. De place singulière pour elle, il n’y en avait aucune.
24 Les gestes suicidaires de Fatoumata apparaissaient donc pour une part comme une façon de se soumettre au désir maternel : mourir dans l’illusion peut-être que sa mort ferait revivre son frère, seul objet véritablement désiré par la mère. Mais cette dimension se trouva transformée, recomposée par la liaison des théories sur le suicide sous-jacentes, avec les théories sexuelles infantiles. Sans doute d’ailleurs est-ce la préservation d’un mouvement de vie, inhérente aux fonctionnements paradoxaux qui avait rendu possible ce processus de liaison. Ainsi, au fil des séances apparut la complexité, la polysémie de ce geste car en s’associant à un « manger pour faire un bébé », son geste suicidaire « manger pour mourir » était devenu tentative d’auto-engendrement et tentative de désidentification à son frère mort. En témoigna l’évocation du fantasme qui accompagnait l’élimination des selles durcies, douloureuses du fait de l’ingestion de cette pierre : elle préparait ainsi le passage d’un bébé. Si l’on reconnaît, une fois encore, une des théories infantiles décrites par Freud, une autre hypothèse surgit en lien avec l’histoire singulière de Fatoumata. Ce bébé auquel elle s’apprêtait à donner naissance, n’était-ce pas elle ; elle dont le prénom choisi pour la retenir parmi les vivants l’associait inexorablement aux toilettes, aux selles qui s’y déposent ? Il s’agissait donc d’un acte en deux temps : manger-déféquer, dont le second livrait les enjeux inconscients du premier : s’auto-engendrer et se déprendre d’un mort. En effet, dans ce second temps, se jouaient à la fois son propre engendrement et l’expulsion-destruction [13] du frère auquel elle était depuis toujours identifiée.
25 Une double délivrance : voilà donc ce qu’escomptait inconsciemment Fatoumata. Mais pour autant qu’il soit chargé d’espérance et de vie, ce mouvement ne faisait que la maintenir dans un fonctionnement paradoxal et s’inscrivait, pour cette raison, comme un échec partiel. Jamais acquise de façon pérenne, cette double visée d’un auto-engendrement et d’une désidentification la contraignait à recourir, encore et encore, au geste suicidaire. Une période d’accalmie survint, dit-elle, lorsqu’elle parvint à s’engager dans des projets de vie (scolaires notamment). Mais ce n’était là que le calme avant la tempête. En effet, le processus adolescent allait tout à la fois aiguiser ses interrogations, la confronter au non-lieu dans lequel elle essayait de se tenir et lui donner de nouvelles « solutions », qu’elles prennent dans un premier temps la forme d’un mariage fait de violences réciproques ou, plus tard, d’un acte suicidaire marqué désormais par un risque réel. Différente en apparence, cette configuration n’était en réalité qu’une réédition de ce qui se jouait précédemment pour Fatoumata ; les enjeux psychiques inconscients étant bien les mêmes. Ainsi, retrouve-t-on la double référence aux théories sexuelles infantiles et aux théories sur le suicide ; la prise de médicaments venant recouvrir la théorie ancienne de l’ingestion d’une substance fabriquant de la vie et de la mort. Mais il a fallu que son geste suicidaire prenne une forme nouvelle, soit reconnu comme tel par l’entourage médical pour qu’un lieu soit proposé à Fatoumata, un lieu pour être, pour que s’engagent des « devenirs-sujets » (Le Poulichet, 2010). Ainsi sa parole a-t-elle pu se déployer dans l’espace transférentiel, révélant peu à peu la richesse symbolique de ce geste. Elle a alors pu s’envisager d’une façon différente, se déprendre à la fois de son attente vaine vis-à-vis de sa mère et de l’identification à son frère mort.
4 - ROUVRIR LE TEMPS
26 Une conséquence de ce processus transférentiel a été la possibilité pour Fatoumata de s’inscrire durablement au présent, et d’habiter autrement son corps, elle qui jusqu’alors vivait dans une temporalité dévoyée. En effet, identifiée à son frère né et mort avant elle, Fatoumata était depuis toujours ramenée, collée à ce temps préhistorique par le regard de l’Autre. Mais par ce mouvement, c’est non seulement la référence à l’altérité, mais la temporalité qui se trouvait atteinte, empêchée de se déployer. En effet, le présent comme le futur, dès lors qu’ils étaient porteurs d’un espace-temps de différenciation, étaient interdits et court-circuités. Figée dans ce temps d’avant elle, Fatoumata ne pouvait donc s’envisager sur une ligne du temps faisant défiler passé, présent et futur. Car même le passé qui la retenait était privé de densité, de chair, réduit à une ombre.
27 Ainsi, contrairement aux rêveries diurnes (Freud, 2007) où le sujet réalise au futur un désir présent sur le modèle du passé, ici le sujet ne fait que reprendre à son compte le scénario d’un Autre ; un scénario qui le dépossède de sa propre existence. En effet, dans ce type d’assignation identificatoire, aucun jeu entre les temps et les espaces ne semble possible. Le sujet se trouve bel et bien épinglé en un lieu et un temps préhistoriques, desquels il tente, en vain, de s’extraire par un recours à des fonctionnements paradoxaux.
28 Peut-on reconnaître alors dans ce processus « la crainte de l’effondrement » dont Winnicott (Winnicott, 2000) a montré les effets sur certains de ses patients ? J’y vois pour ma part une différence importante. En effet, si, comme dans « la crainte de l’effondrement » on peut dire que l’anéantissement a déjà eu lieu, on ne retrouve pas le mouvement en trois temps décrit par Winnicott, cette attente au futur de ce qui s’est produit alors même que le sujet n’était pas encore constitué. Ici, le sujet est bien davantage aspiré par ce temps d’avant lui dont il ne peut se décoller, et qui aspire simultanément présent et futur.
29 En essayant ainsi, au travers d’un geste suicidaire paradoxal, de s’auto-engendrer et de se déprendre d’une identification à un mort, Fatoumata tentait aussi désespérément de faire exister le temps, d’exister dans le temps, en vain. Comme je l’ai indiqué, ses tentatives ne « tenaient » pas, notamment parce que le fantasme d’auto-engendrement annulait de fait une différenciation essentielle : celle de la différence des sexes au sein d’un couple qui, en donnant la vie, inscrit la différence des générations. Fatoumata se trouvait donc à chaque échec, aspirée de nouveau par un temps préhistorique.
30 C’est bien le déploiement du transfert qui a permis que les plis du temps commencent à apparaître pour Fatoumata ; le transfert étant par essence rencontre de différents temps et lieux psychiques. Se découvrant autre (Le Poulichet, 2010) dans le regard et les mots de l’analyste, Fatoumata a pu alors commencer à s’inventer un avenir qui ne se résume plus à être « le retour du même » [14].
CONCLUSION
31 Vie et mort ne cessent de s’entrecroiser dans la psyché humaine et de solliciter sa créativité, ce dès le plus jeune âge. Maintenir la vie, par-delà les traumas précoces, voilà le défi auquel elle doit parfois répondre. Et si, bien souvent, c’est au prix de certains fonctionnements paradoxaux aliénants, la psyché invente alors de curieux assemblages. Ainsi en est-il de ces gestes suicidaires derrière lesquels se découvre une théorie sur le suicide intriquée aux théories sexuelles infantiles. De tels assemblages révèlent alors leurs fonctions singulières, de l’ordre d’une tentative d’auto-engendrement et de désidentification à un mort. Selon les histoires, cet assemblage se décline bien sûr de façon singulière mais il ouvre, dès lors qu’il est entendu et reconnu, sur de nouvelles créations de soi. Dans l’espace-temps des séances, c’est alors un travail de co-création qui s’engage, permettant au sujet de s’extraire d’un processus stérile duquel l’autre est exclu. Restituer toute sa place à l’altérité et à la temporalité apparaît bien comme une des voies de ressaisie du sujet par lui-même. Alors, l’aspiration au « being [15] » peut se détacher d’un geste de mort, tandis que les théories sur le suicide perdent leur capacité à actualiser un mouvement primaire de mort.
Bibliographie
Bibliographie
- BACQUÉ, M.F., Le deuil, PUF, 2001.
- COLLOMB, H., « Études transculturelles », dans S. Lebovici, R. Diatkine, M. Soulé, Traité de psychiatrie de l’enfant et l’adolescent, PUF, 215-275, 1985.
- CYRULNIK, B., Quand un enfant se donne la mort, Odile Jacob, 2011.
- FERENCZI, S., (1929), « L’enfant mal accueilli et sa pulsion de mort », Psychanalyse IV, Payot, 1982a.
- FERENCZI, S., « Réflexions sur le traumatisme », Psychanalyse IV, (posthume), Payot, 1982b.
- FREUD, F., « Souvenirs d’enfance et souvenirs-écrans », Psychopathologie de la vie quotidienne, (1901), Payot, 1967.
- FREUD, F., « Le poète et l’activité de fantaisie », OCF, T. VIII, (1908), PUF, 2007.
- FREUD, F., « Actuelles sur la guerre et la mort », OCF, T. XIII, (1915), PUF, 1988a.
- FREUD, F., « Deuil et mélancolie », OCF, T. XIII, (1915), PUF, 1988b.
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Mots-clés éditeurs : Théories sexuelles infantiles, Auto-engendrement, Théories infantiles sur le suicide, Désidentification à un mort, Traumas précoces
Mise en ligne 03/06/2015
https://doi.org/10.3917/top.130.0113Notes
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[1]
J’ai choisi d’adopter le terme de gestes à certains moments de mon texte pour marquer d’une part la non dangerosité d’un acte qui se croit pourtant mortel. D’autre part, j’ai voulu souligner ainsi la richesse symbolique de ces tentatives de suicide, lesquelles ne s’accompagnent pas, comme cela peut être le cas, d’une difficulté à penser et à mettre en mots. Enfin, les enjeux inconscients portés par ces tentatives de suicide – auto-engendrement et désidentification à un mort – invitent à faire lien avec la geste, c’est-à-dire avec l’épopée dont on fit au Moyen Âge des chansons. Car c’est finalement une épopée singulière qui se dessine derrière ces gestes de mort, une épopée qui se raconte par des gestes autant que par des mots.
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[2]
La sorcellerie, en Afrique sub-saharienne, est définie comme un meurtre. Plus précisément, c’est, dit-on, un meurtre qui s’opère en dévorant l’âme de la victime, une façon de la priver de toute sa vitalité.
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[3]
Au travers de l’histoire de Fatoumata, nous allons voir que cet enjeu de vie peut se décliner d’une toute autre façon lorsque se rencontrent des théories sur le suicide et des théories sexuelles infantiles.
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[4]
L’exigence de disparition peut certes donner lieu à des actes suicidaires mais trouve aussi à se réaliser au travers de certains mécanismes psychiques. On peut consulter à ce sujet l’ouvrage de S. Le Poulichet Psychanalyse de l’informe. J’ai également décrit, dans un article « Le paradoxe d’une transparence opaque », quelles solutions, elles-mêmes paradoxales, sont parfois mises en place pour se défaire de ces assignations identificatoires.
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[5]
Selon l’expression de Winnicott.
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[6]
Si ces enfants n’étaient plus des nourrissons, il me semble que la logique soutenant leur mort relevait du même mouvement interne que celui décrit précédemment : sombrer dans le néant, faute d’un Autre auquel se retenir.
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[7]
N’est-ce pas d’ailleurs ce même mouvement que l’on retrouve plus tard dans le syndrome de glissement de certaines personnes âgées ?
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[8]
Projets récemment mis à mal par l’acceptation d’un mariage non véritablement désiré. Plus exactement, l’acceptation de ce mariage masquait différents enjeux inconscients comme être reconnue par sa mère, exister comme sujet, comme femme.
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[9]
On notera d’ailleurs que la tentative de suicide qui l’a conduite à me rencontrer passe elle aussi par « le théâtre de la bouche » (Meltzer) ; le médicament étant à la fois la voie de la vie et de la mort.
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[10]
Dans une autre situation concernant une fillette de 9-10 ans, la parole d’une amie avait constitué comme danger mortel une position : restée allongée, la tête dans le vide. Ce n’est que secondairement que des liens s’étaient constitués avec les théories sexuelles infantiles.
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[11]
Parfois, il s’agit d’une identification à un mort à venir. Du fait d’une maladie, la mort d’un membre de la famille a été annoncée. L’enfant qui naît ensuite semble alors en souffrance de cette mort. En effet, ce n’est qu’une fois cette mort advenue qu’il pourra disposer d’une place : celle du mort qu’il est chargé de remplacer. Il s’agit bien sûr d’une place impossible, mais pire est la situation où la mort finalement n’advient pas.
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[12]
Henri Collomb a fait apparaître l’importance de cette étiologie traditionnelle en Afrique noire occidentale pour expliquer une succession d’enfants morts en bas-âge ; c’est le même qui part et qui revient.
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[13]
Ce n’est que dans le cadre de la relation transférentielle qu’a pu se réaliser ce que S. Le Poulichet a nommé dans son article « L’identification inconsciente au fantôme » : « l’excorporation du mort ». Cliniques méditerranéennes, 2012, n° 86, 21-32.
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[14]
Dont M. Eliade a montré les multiples déclinaisons culturelles dans Le mythe de l’éternel retour.
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[15]
Selon le concept de Winnicott.