INTRODUCTION
1 La réflexion sur le savoir et le non savoir du psychanalyste suscite une question initiale : qui va nous faire savoir ce que nous ne savons pas ? Cette question sera adoptée comme inspiration pour le thème de cet essai.
2 Dans notre culture, le psychanalyste a assumé le rôle de celui qui révèle l’occulte qui réside au cœur de chaque Homme, de celui qui va faire savoir ce que le sujet ne sait pas (ou au moins ce qu’il ne sait pas qu’il sait), et ceux qui décident de se soumettre à une analyse le font, dans la majorité des cas, parce que leurs symptômes et leur souffrance configurent des énigmes que, seuls, ils ne parviennent pas à élucider. Un plaisant passage des « Perspectives d’avenir de la thérapeutique analytique », de 1910, illustre bien la place occupée par le psychanalyste dans la culture selon l’imagination de Freud et l’imaginaire en vigueur dans les premières décennies du XXe siècle :
3 « Imaginez qu’un groupe de personnes appartenant à la bonne société, messieurs et dames, ait décidé de se rendre dans une auberge de campagne. Les dames ont convenu que si l’une d’entre elles désirait, à un moment donné, satisfaire un besoin naturel, elle déclarerait à haute voix vouloir aller cueillir des fleurs ; or un mauvais plaisant a surpris ce secret et a fait imprimer sur le programme qui a été adressé à tous les participants : « Lorsque les dames voudront s’isoler un moment, elles n’auront qu’à dire qu’elles vont cueillir des fleurs ». Naturellement, aucune des dames ne se servira de ce prétexte et toute nouvelle convention deviendra également malaisée. Quelle en sera la conséquence ? Les dames, oubliant leur pudeur, céderont à leur besoin naturel et aucun homme ne s’en montrera offusqué. » (Freud, 1910/1993, p.32-33).
4 Le psychanalyste détiendrait donc le savoir qui ferait de lui la « personne malicieuse » révélant les secrets qui servent d’appui à l’hypocrisie sociale et la culture de l’époque elle-même. En effet, dans le contexte de la primauté de la « première topique », la théorisation freudienne formulait que, pour se maintenir en place, l’ordre civilisatoire dépendrait de la répression des pulsions sexuelles et agressives, responsable de l’émergence des « maladies nerveuses modernes » – les névroses et les perversions (Freud, 1908/1969). Connue comme « hypothèse répressive », cette conception opposait les découvertes psychanalytiques à la « morale sexuelle » et aux idéaux civilisatoires. L’expression populaire « Freud explique » dérive de cette construction théorique initiale, dans laquelle on croyait qu’il était possible à l’analyste de tout savoir – même si l’on reconnaissait l’existence de quelques « nombrils » indiquant les limites de l’interprétation des rêves et de la surdétermination des phénomènes psychiques (Freud, 1900/1980).
L’ENFANT MALICIEUX
5 Cependant, Freud attribuait modestement les sources du savoir psychanalytique à l’écoute des patients, en grande majorité des femmes, presque toutes hystériques... Souvenons-nous de Frau Emmy Von N. et de son « Taisez-vous donc ! » dirigé à Freud, et aussi de la référence plusieurs fois reprise à Anna O., la patiente de Breuer à laquelle Freud a attribué l’invention de la cure par la parole (Breuer & Freud, 1893-1895/2002). Et, chez les analysants, nous savons – spécialement avec Dora, mais aussi avec l’Homme aux rats et avec l’Homme aux loups – que c’est l’infantil qui émerge dans leur récit et qui imprègne leurs fantasmes incestueux (Freud, 1905[1901]/1966, 1909/1966, 1918[1914]/1990). Ainsi, pour Freud, c’est l’enfant – même lorsqu’il est actualisé chez ses analysants adultes – qui détient un savoir sur ce qui ne se sait pas encore, et c’est l’accès à l’univers de l’enfant qui nous donnera accès au savoir révélé par la psychanalyse.
6 Le père du célèbre petit Hans est le meilleur exemple d’une écoute attentive de l’univers fantasmatique infantile (Freud, 1909a/1977). Il relate les rêveries et les symptômes de son fils et Freud les interprète en termes de fantasmes œdipiens. En outre, à la fin du huitième chapitre de l’« Histoire d’une névrose infantile » (texte aujourd’hui connu comme le cas de l`Homme aux loups), Freud (1918[1914]/1990, p.69) écrit : « mes propres observations font voir que l’on a jusqu’à présent sous-estimé les enfants, et que l’on ne sait vraiment plus ce qu’on peut porter à leur crédit ».
7 Ainsi, le savoir que le psychanalyste peut savoir vient, en dernière instance, des enfants – de leurs fantasmes, de leurs angoisses et théories sexuelles. Et les formulations psychanalytiques qui se sont succédé au fil du temps, de même que notre patrimoine culturel, nous offrent diverses figures pour représenter l’enfant. La première d’entre elles est celle de l’enfant qui se plaît à embarrasser les adultes, révélant les secrets occultés par l’hypocrisie sociale, appelé « enfant terrible », l’enfant malicieux, qui met les adultes dans l’embarras en disant ce que l’on ne peut ni ne doit dire.
8 Dans la culture comico-populaire brésilienne, cet enfant est appelé Joãozinho, c’est-à-dire Petit Jean (ce qui devrait d’ailleurs être la traduction en portugais du kleiner Hans de Freud), et ce n’est pas un hasard si le personnage qu’il aime, entre tous, mettre dans l’embarras est... la maîtresse. Or, c’est justement la maîtresse, caricaturée dans les blagues de Joãozinho, aussi bien que dans celles du personnage français Toto, qui a pour fonction de transmettre le savoir accumulé par la civilisation. Et le sport favori de Toto est précisément de déconcerter la maîtresse en faisant appel à ce que, du patrimoine civilisatoire, on ne veut rien savoir.
9 Impossible de résister au plaisir d’en raconter une des meilleures : « Comme il avait dit plein de gros mots pendant la classe, Toto a été sévèrement réprimandé par la maîtresse qui lui a promis que la prochaine fois qu’il utiliserait des termes grossiers il serait expulsé de la salle, ce qui l’a sérieusement inquiété. La maîtresse commence alors un exercice avec les lettres de l’alphabet, demandant à chaque élève de dire un mot dont l’initiale serait la lettre qu’elle venait de proposer. Lettre « G » pour Pierre : « Grain, maîtresse ». Lettre « L » pour Marie : « Lune, maîtresse ». Lettre « N » pour notre Toto : « Nain, maîtresse », répond-il, essayant de se contrôler. Cependant, avant même qu’il ait pu recevoir des compliments, Toto, perdant le contrôle, continue : « Mais avec une #@ ! * % énorme ! »
10 Le discours de l’enfant terrible – qui dit ce que personne ne dit – a pour fonction d’angoisser l’autre, le renvoyant aux limites de son savoir. Si, d’un côté, ses mots obscènes dénoncent l’hypocrisie qui imprègne la vie sociale, ils ont aussi une fonction de libération, comme dans un trait d’esprit qui, au lieu de choquer, peut soulager le sujet, quoique temporairement, du joug de la répression qui l’assujettit au lien social fondé sur le renoncement (cf. Kupermann, 2003, caps. 3 e 6). D’une certaine manière, et la référence nécessaire à la sexualité semble le confirmer, le bon mot de l’enfant terrible sert d’inspiration à l’acte du psychanalyste au début de la pratique freudienne.
11 Cependant, malgré son intelligence indomptable, Toto n’a évidemment pas fait s’effondrer l’exigence impérative de performance qui régit notre modernité (et sa pédagogie). Au contraire, il est même possible d’imaginer que le Toto d’aujourd’hui court un énorme risque d’être traité à la Ritaline et de se sentir très angoissé dans l’attente de l’ENEM (Examen national d’enseignement secondaire). Il en va de même pour la névrose et l’hypocrisie qui, malgré tout l’optimisme du Freud de 1910, n’ont pu être éradiquées par la psychanalyse. Et, dans la clinique, Freud a dû affronter bien d’autres problèmes concernant ce qu’un analyste ne sait pas.
L’ENFANT OBÉISSANT
12 Nous avons donc vu que c’est l’analysant – ses fantasmes infantiles, l’« enfant » en lui – qui dit à l’analyste ce que celui-ci ne sait pas. Cependant, à partir de 1914, les patients ont changé, et beaucoup. Le cas connu comme l’« Homme aux loups » (il s’agit du jeune aristocrate russe Serguei Pankejeff) est emblématique : l’Homme aux loups dit à Freud ce que Freud veut l’entendre dire, confirmant ainsi le savoir de l’analyste. Il se remémore un rêve, qu’il a fait à l’âge de quatre ans, qui fournit à Freud les pistes nécessaires à la construction de la célèbre scène originaire et qui conduit à la fin du traitement (Freud, 1918[1914]/1990).
13 Toutefois, cette fin d’analyse s’est produite au prix d’une énorme pression du fait de l’utilisation par Freud d’un dispositif inédit jusqu’alors dans le domaine psychanalytique : la technique active, qui serait plus tard théorisée par Sándor Ferenczi (1919/1993). Compte tenu d’une « aimable apathie », irréductible à l’interprétation, présentée par l’Homme aux loups et de la stagnation de son traitement, Freud décide, en janvier 1914, de communiquer à celui-ci que cette année serait la dernière de son analyse, commencée quatre ans plus tôt, en 1910. Face à l’angoisse d’abandon ainsi provoquée, l’Homme aux loups offre à Freud le savoir que Freud attend de lui, relatant à l’analyste ce qui celui-ci veut entendre.
14 Mais l’histoire postérieure de l’Homme aux loups a montré que, s’il a pu, effectivement, dire ce que l’analyste ne savait pas, il ne l’a pas fait à la manière de l’énigme pleine de sens des hystériques, mais au moyen de l’échec retentissant de son analyse – comme on pouvait d’ailleurs s’y attendre. Après la première guerre mondiale, qui a précipité la fin de ses rencontres avec Freud, il revient avec de clairs symptômes paranoïaques dérivés de restes non analysés du transfert (Freud, 1937/1985). Freud le reçoit pendant quelques séances puis lui indique une autre analyste, Ruth Brunswick et enfin, après une troisième analyse, avec Kurt Eissler cette fois, l’Homme aux loups – dont la famille avait perdu toute sa fortune avec la révolution d’octobre 1917 – finit par être pris en charge financièrement par le mouvement psychanalytique et écrit, lui-même, ses mémoires, aidé par Muriel Gardiner (1981). Ainsi, l’Homme aux loups s’est professionnalisé en tant qu’Homme aux loups. Et il n’a jamais renoncé à son « aimable apathie ». Comme le commentent ironiquement Deleuze et Guattari (1980, p. 52), l’Homme aux loups « est redevenu bien élevé, poli, résigné, honnête et scrupuleux ; bref, guéri ».
15 Nous pouvons suivre, dans l’oeuvre postérieure de Ferenczi (1926/1993), les contre-indications de la technique active que celui-ci présente, en particulier dans le cas du traitement de ces analysants qui survivent psychiquement grâce à la permanence de l’idéalisation de l’omnipotence et de l’omniscience des figures représentatives de l’autorité. Et effectivement, Serguei n’était pas un enfant terrible – en fait, comme l’a décrit Freud (1918[1914]/1990), il a été un petit garçon au comportement insupportable de l’âge de trois ans et demi jusqu’à l’éclosion de sa névrose obsessionnelle, entre huit et dix ans, devenant ensuite amical. Serguei ne laisse pas son savoir embarrasser Freud...
16 Un autre « enfant terrible », comme était surnommé le psychanalyste hongrois Sándor Ferenczi, a diagnostiqué, quant à lui, à partir de son expérience avec des patients sévèrement traumatisés, un cadre plus proche de celui présenté par l’Homme aux loups, qui entretient avec le savoir une relation bien différente de celle cultivée par l’enfant malicieux. Ferenczi (1923/1993) a appelé « nourrisson savant » l’enfant qui assume le rôle de celui qui prend soin de l’adulte, inversant la logique du soutien nécessaire au développement émotionnel primitif.
LE NOURRISSON SAVANT : L’ENFANT TRAUMATISÉ
17 Dans une petite note de 1923, Ferenczi supposait que le rêve typique rapporté par de nombreux analysants, dans lequel un nouveau-né se mettait soudain à parler et à proférer de sages conseils à ses parents ainsi qu’à d’autres adultes, était l’indice du savoir effectif des enfants à propos de la sexualité, savoir sur lequel était retombé le voile de l’amnésie produit par le refoulement (Ferenczi, idem). Quelques années plus tard cependant, dans le contexte du retour au trauma, Ferenczi formule un mécanisme de défense – différent du refoulement – que les enfants traumatisés utilisent, l’auto-clivage narcissique, et qui permet de donner à la figure du nourrisson savant une interprétation tout à fait distincte (Ferenczi, 1931/1982).
18 La conception ferenczienne du trauma consiste en une faille du milieu familial qui entraîne l’abandon de l’enfant lors de son parcours de production de sens, celui-ci étant nécessairement partagé avec les adultes (Ferenczi, 1929/1982, 1931/1982, 1933/1982). Le clivage est le moyen auquel l’enfant a recours pour, en l’absence de figures protectrices, jouer pour elle-même le rôle de la mère ou du père – en d’autres termes, de celui qui prend soin – au moyen d’un procédé connu comme incorporation de l’agresseur. Comme un fruit véreux, l’enfant mûrit trop vite, hypertrophiant une instance auto-perceptive qui, originellement, assumait la fonction du prendre soin de soi, mais qui dégénère en une formation défensive, cause d’un sentiment de manque d’authenticité – à la façon du surmoi tyrannique freudien et du faux self winnicottien. L’auto-clivage narcissique remplirait chez le sujet traumatisé une fonction anesthésique, dont il résulte une partie sensible brutalement détruite et une partie omnisciente, mais insensible.
19 Nous lisons sous la plume de Ferenczi (1931/1982, p.107) : « Les enfants qui ont beaucoup souffert, moralement et physiquement, acquièrent les traits de visage de l’âge et de la sagesse. Ils ont aussi tendance à entourer maternellement les autres ; manifestement, ils étendent ainsi à d’autres les connaissances, péniblement acquises par le traitment, de leur propre souffrance, ils deviennent bons et secourables. » De la famille, ils sont les psychiatres, les infirmiers, voire les psychanalystes. En tant qu’analysants, ils tendent à prendre soin de leurs propres analystes...
20 Dans leur traitement, les repères de la technique classique – association libre, principe d’abstinence et interprétation du refoulement – ne présentent pas de tangibilité thérapeutique. Et c’est justement cela qui, au long de l’histoire de la psychanalyse, renvoie le psychanalyste à ce qu’il ne sait pas. Si, dans la période initiale de la pratique clinique, l’interprétation découlait du sexuel refoulé par l’analysant, et était l’alliée de la remémoration, les patients sévèrement traumatisés font preuve de pauvreté dans les processus de symbolisation, et ne fournissent à l’analyste que bien peu de pistes sur ce qu’il y aurait à interpréter.
21 On trouve alors, dans ces analyses, ce que Freud a souligné dans son essai décisif de 1914, « Remémorer, répéter, élaborer », délinéant les limites de la méthode psychanalytique traditionnelle et indiquant le grand défi de la clinique, perçu intuitivement à partir de son expérience hâtive avec l’Homme aux loups. Il s’avérerait nécessaire que l’analyste supporte une bien vaste étendue de non-savoir, accueillant durant l’analyse les répétitions – ce qui exigeait très souvent de lui qu’il s’offre comme support aux mouvements hostiles et au transfert négatif – et, participant par sa présence sensible au processus d’élaboration pour lequel, plus que son savoir interprétatif, comptait sa patience, le respect du temps, du rythme, et son témoignage des mouvements cathartiques de l’analysant (Freud, 1914/1981).
22 Le style clinique qui a dès lors pris place dans le domaine psychanalytique se fondait sur les principes de référence d’une éthique du soin dans la clinique : l’hospitalité, l’empathie et la Santé dont l’analyste devait faire preuve pour accueillir les mouvements spontanés – bien souvent agressifs – des analysants (Kupermann, 2009). La triade association libre/abstinence/interprétation a laissé la place à une nouvelle triade : association libre/accueil de la régression à la dépendance/et jeu, ou plutôt jeu partagé.
23 Les figures de la régression à la dépendance et celles du jeu partagé commencent à fréquenter la scène psychanalytique dès la fin des années 1920, lorsque Ferenczi, se rendant compte que dans l’analyse des patients difficiles le setting classique avait besoin de subir des modifications, a commencé à pratiquer une technique plus « élastique », inspirée de l’expérience naissante des analyses d’enfants (Ferenczi, 1928a/1982). C’est ainsi qu’est apparue la conception de la « néocatharsis » : l’espace analytique facilitant l’expression affective des analysants, aussi bien celle proche de la commotion traumatique, que celle de la joie ludique créative (Ferenczi, 1930/1982). Le fait d’avoir adopté la psychanalyse des enfants comme laboratoire où avaient lieu les tentatives osées de modification de la technique de référence a donc permis à Ferenczi d’élargir considérablement son champ d’action, ce qui a rendu possible l’accueil d’analysants pour lesquels aucun traitement n’était envisageable.
24 Une rapide énumération des titres de quelques-uns de ses essais les plus significatifs de cette période indique, indubitablement, la présence de l’enfant dans l’horizon de sa problématique : « L’adaptation de la famille à l’enfant » (Ferenczi, 1928/1982) ; « L’enfant mal accueilli et sa pulsion de mort » (Ferenczi, 1929/1982) ; « Analyses d’enfants avec des adultes » (Ferenczi, 1931/1982) ; « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant » (Ferenczi, 1933/1982). Ainsi, le défi que la figure du nourrisson savant – l’enfant traumatisé, celui qu’il est préférable de ne pas interpréter – lance au savoir du psychanalyste, ce défi donc conduit dans la direction de la disponibilité sensible de ce dernier pour offrir un support à la désintégration de l’analysant, ce qui exige de l’hospitalité envers celui qui parle une langue étrangère intraduisible (cf. Derrida & Dufourmantelle, 1997) ainsi qu’une capacité ludique pour le jeu partagé qui rend possible l’élaboration de la douleur et la production de sens. C’est justement pour cela que Winnicott (1975, p. 80) a pu affirmer, dans Jeu et réalité, qu’un psychanalyste qui ne peut jouer n’est pas apte à exercer sa fonction.
UN GAI SAVOIR ?
25 En guise de conclusion, il convient de souligner un aspect relatif au savoir en jeu dans le jeu partagé. Si nous considérons, avec Winnicott (1975), que le jeu implique de parcourir avec joie (et ici, le choix du nom de cet affect n’est pas gratuit, si l’on considère le privilège accordé à l’angoisse par la majorité de la tradition freudienne) un territoire intermédiaire entre moi et l’autre et, par conséquent, inconnu, il nous faut reconnaître que, plus que d’admettre ou de supporter le non-savoir, le jeu présuppose d’affirmer celui-ci comme condition de la création.
26 Les considérations de Freud (1927/1985) sur l’humour vont dans le même sens : une expérience au-delà du narcissisme, de la connaissance et du contrôle du sujet qui, au lieu d’imposer le ton angoissant de la blessure narcissique, promeut la grâce, et s’approche de la sublimation créatrice (Kupermann, 2003 ; 2010 ; Mijolla-Mellor, 2009). Lacan, à son tour, en s’inspirant de la poésie des troubadours, a attiré l’attention sur le « gai savoir », littéralement le « savoir joyeux », sur la vertu d’effleurer le sens évitant ainsi le leurre de la jouissance du déchiffrement (Lacan, 1974). Il est ainsi possible de comprendre que ce qui rend effectif l’acte du psychanalyste, ce qui lui confère sa vertu (virtus, du latin, signifie force), ne réside pas strictement dans l’élucidation du sens occulte refoulé par le sujet, mais principalement dans le fait de recourir au savoir qui ne se sait pas et qui est, paradoxalement, la condition sine qua non de sa pratique.
27 La circulation de l’humour entre analyste et analysant se présente comme une des figures privilégiées de la rencontre affective qui caractérise l’éthique du soin qui régit la clinique contemporaine. En ce qui concerne la métapsychologie de l’analyste, pouvoir rire avec l’autre, et non pas, évidemment, de l’autre, est un bon indice du détachement des emblèmes phalliques qui font bien souvent obstacle à l’expérience psychanalytique. L’analyste qui sait jouer avec son non-savoir se permet de devenir enfant, partageant avec son analysant le destin de la création, ce qui implique que dans une analyse il y ait effectivement des moments où deux enfants, très souvent également désemparés, se tranquilisent, jouent ensemble (cf. Ferenczi, 1932/1985, p. 91).
28 Comme dénouement de cet essai inspiré par une interrogation initiale – qui va nous dire ce que nous ne savons pas ? – nous proposons une question finale qui semble appropriée non seulement pour les psychanalystes, mais aussi pour les éducateurs et autres professionnels du domaine des soins : comment former pour une pratique qui se fonde sur la transmission d’un gai savoir, ce savoir joyeux qui ne se sait pas ?
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Mots-clés éditeurs : Refoulement, Joie, Clivage, Enfant, Trauma
Date de mise en ligne : 03/06/2015
https://doi.org/10.3917/top.130.0077