Topique 2014/1 n° 126

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Article de revue

Une analyse psychopathologique d'un adolescent-soldat durant la guerre d'Algérie

Pages 127 à 140

Notes

  • [1]
    Extrait d’un poème de Jean Amrouche, Cendres. Poèmes (1928-1934), Paris, L’Harmattan, 1983, p.11.
  • [2]
    L’Institut du Monde Arabe a organisé une séquence de conférences d’historiens dans le cadre du cinquantenaire de la fin de la guerre d’Algérie à Lille en 2012.
  • [3]
    « Moudjahiddine » est le nom donné aux combattants algériens pendant la guerre d’Algérie.
  • [4]
    Nous faisons allusion au décret relatif au regroupement familial, datant du 29 Avril 1976, institué par V. Giscard d’Estaing, permettant aux Algériens d’être rejoints par leur famille proche en France.
  • [5]
    Le Parti du peuple algérien est fondé en 1937, par Messali Hadj, homme politique algérien, sera dissous par l’État français, mais continuera à exister de façon clandestine.
  • [6]
    L’Homme révolté, d’A. Camus (1951), Gallimard, 1985.
  • [7]
    « Vorlaufen » signifiant littéralement ce qui fait aller au-devant de la mort, M. Heidegger, Être et temps (1927), Gallimard, 1986.
  • [8]
    Tiré du Précis de l’encyclopédie des sciences philosophiques : la logique, la philosophie de la nature, la philosophie de l’esprit, de G.W.F. Hegel (1817).
  • [9]
    Nous faisons référence au schéma synoptique des oppositions pertinentes, d’après l’étude des communautés kabyles nord-africaines par P. Bourdieu, La domination masculine, 1998.
  • [10]
    Dans sa lettre de démission en 1956, F. Fanon affirme ne plus pouvoir, en tant que psychiatre, renvoyer ses patients traumatisés dans une « société aliénante ». Il sera expulsé par les autorités coloniales en janvier 1957.
« Si tu ne trembles pas en ta mort volontaire,
Ton âme flagellée par l’Archange en furie
Inondera la nuit d’un fulgurant soleil. »[1]

1Le travail de l’adolescence, correspondant au « temps d’adaptation », que Gutton (1996) nomme adolescens, consiste à atténuer la violence des transformations physiques, initiées dès la puberté, et des représentations œdipiennes émergentes. Autant un environnement suffisamment sécurisant est nécessaire pour permettre cette traversée, autant la violence du monde extérieur peut s’allier à celle de l’adolescent et pactiser avec elle. Le risque est alors de potentialiser les effets du conflit psychique chez le jeune vers une fascination mortifère et de mettre à mal sa maturation psychique. En temps de guerre, terrain des pires violences, on observe une atteinte des « impératifs de protection » de l’enfant et de l’adolescent (Douville, 2009), qui nous font interroger les entrelacs psycho-pathologiques de la rencontre entre ces deux parcours mutatifs, que constituent l’adolescence et la guerre.

2 Nous nous intéresserons ainsi à la trajectoire spécifique du sujet, qui se confronte à la violence du monde, lorsque son pays entre en guerre, ainsi qu’aux mobiles héroïques sous- jacents. Il est, en effet, notable que les guerres, et notamment les guerres d’indépendance, comportent des valeurs comparables à celles de l’adolescence, avec l’idée centrale de place, de révolte, de quête d’autonomie et de lutte pour la reconnaissance pour reprendre la formule hégélienne.

3 Sans prétendre illustrer la complexité historique que fut la guerre d’Algérie (1954-1962) sur le plan politique, social ou culturel, nous souhaitons ici mener une analyse psychopathologique du vécu relaté par un ancien combattant algérien, à l’époque de son adolescence, prise dans les affres de la guerre, dans laquelle il s’engagera volontairement pour la libération de son pays. Nous chercherons, ensuite, à travers les mécanismes psychiques qui sous-tendent ses actes, à saisir la part héroïque de son engagement au maquis et la nature de sa quête, à travers le dévoilement de sa mémoire du passé, mise à l’épreuve par les violences de guerre et l’imminence de l’expérience de la mort. Nous nous attacherons enfin à entrevoir quel regard il porte sur ses actes après la guerre, et comment se tisse sa construction subjective à travers une autre épreuve, celle de l’exil.

ENTRETIEN PRÉPARATOIRE

4 Lors d’une conférence organisée par l’I.M.A. [2], nous avons rencontré Saadia qui s’est proposée de contribuer à notre recherche portant sur la mémoire de la guerre d’Algérie : « Mon oncle a participé à la guerre, c’est le seul de ses frères qui s’est engagé. Je vais lui demander s’il est d’accord pour vous en parler. Il vient en France chaque année pour sa retraite, il doit arriver dans quelques jours. Il y a longtemps, il parlait de la guerre mais là, il se fait vieux et il est un peu sourd. » Elle se propose donc d’établir le contact avec nous et nous fait part, lors d’un entretien préalable, de quelques éléments d’histoire de cet oncle paternel que nous nommerons Rabah.

5 Né en 1936, à l’époque de Algérie française, Rabah est le quatrième fils d’une fratrie de cinq garçons : « Ma grand-mère, elle a eu plusieurs grossesses mais elle a fait beaucoup de fausses couches. À l’époque, il n’y avait pas vraiment de soins. » Dès le début des années cinquante, les frères de Rabah prennent le bateau les uns après les autres vers la France métropolitaine pour y travailler et subvenir aux besoins de leur famille en Algérie, mais Rabah, qui avait environ seize ans, s’y refuse allant contre les injonctions paternelles, rendant les relations tendues entre père et fils. Saadia ajoute que Rabah était le fils chéri de sa mère : « Quand ma grand-mère jurait qu’elle disait la vérité, elle jurait toujours sur la tête de Rabah. C’était son fils le plus cher. Je ne sais pas pourquoi, peut-être parce qu’il avait un bon caractère. »

6 En 1954, à dix-sept ans, Rabah dut se fiancer, sous la contrainte de son père, avec une jeune fille de son village, âgée de quinze ans, mais il s’engagea au maquis, avant que le mariage puisse être acté. Celui-ci aura étrangement lieu comme nous le raconte Saadia : « Drôle de mariage, mon grand-père a marié son fils en 1957, alors qu’il était encore dans les camps des Moudjahiddines [3] dans les montagnes. C’est mon grand-père qui a signé les papiers à la place de son fils, ça se faisait à l’époque. Il pouvait, parce que mon oncle était encore mineur. On entendait qu’il y avait des filles célibataires qui étaient violées par certains soldats, alors il fallait vite la marier. » Saadia sous-entend à la fois les craintes de ce danger et le déshonneur d’une grossesse en dehors des liens sacrés du mariage, qui risquait de jeter l’opprobre sur toute la famille. La même année, Rabah sera capturé et incarcéré dans les geôles d’Alger. À l’indépendance en 1962, il sera libéré et rejoindra ses frères en France peu après, pour des raisons professionnelles et économiques, comme pour la plupart des Algériens à l’époque. Il y a travaillé près de trente ans, sans jamais s’y installer précise Saadia, refusant de regrouper[4] sa famille. Il était ainsi amené à voyager régulièrement entre les deux rives de la Méditerranée menant une vie professionnelle en France clivée d’une vie familiale au pays. Il est retourné vivre en Algérie depuis sa mise en retraite en 1991, et est revenu en France chaque année pour des raisons administratives liées à sa retraite, comme ce sera le cas prochainement. Il séjourne d’ailleurs toujours dans le même hôtel de la rue d’Alger.

7 Quelques jours plus tard, Saadia nous contacte et nous rapporte que son oncle accepte de témoigner de son vécu pendant la guerre. Il posa aussi la question : « Oui, d’accord mais c’est pourquoi faire ? C’est pour écrire un livre sur moi ? » Cette réaction nous donnera par la suite des indications quant à son rapport étrange à l’écriture. Saadia nous précise que son oncle s’exprime bien en français, même s’il n’a jamais été à l’école, et qu’au besoin, elle nous aidera à la traduction. L’entretien a lieu au domicile de celle-ci.

ENGAGEMENT

8 Rabah a 75 ans quand nous le rencontrons. Il est de taille moyenne, très mince et porte un ouchanka de fourrure par temps de soleil, et un long manteau de couleur sable qu’il n’enlèvera pas pendant l’entretien, comme il ne se séparera pas non plus de sa canne tenue fermement et verticalement. Il offre un visage long et maigre et ses yeux brillants et clairs paraissent nous sourire. Sa voix semble s’être effacée, à peine audible, discrète, fatiguée. Au sujet de la langue dans laquelle il souhaite s’exprimer préférentiellement, il répond : « En kabyle bien sûr ! » sur le ton de l’évidence. Apprenant alors que sa nièce nous fera la traduction, il la pointe du doigt : « Quoi ? Toi, tu penses que tu vas pouvoir traduire ? Ce que je vais dire, ma fille, personne ne peut le traduire. » Cette remarque énigmatique, témoigne-t-elle d’emblée d’une impossible traduction de son vécu en langue française, ou bien par les mots eux-mêmes ?

9 Rabah nous raconte les conditions de vie dans son village : « On vivait dans la misère. L’école, c’était trop loin. Il fallait travailler dans les champs, alors je travaillais. Mes frères étaient tous en France, et c’est moi qui me suis retrouvé avec la misère » ajoute-t-il, sur un ton presque sarcastique qui cherche à cacher la difficulté et la solitude qui pesaient sur lui alors. « Tout seul, c’était difficile – dit-il en français tout d’abord, puis il poursuit en kabyle –, c’était hors de question d’aller en France. Mon pays a besoin de moi, et je vais aller en France ? Jamais ! Mais après la guerre, j’y suis allé. L’Algérie est devenue libre et il fallait bien manger sa galette. »

10 Au sujet des relations avec son père, il dira simplement : « Mon père m’a obligé à me marier à seize ans, et à divorcer à dix-sept ans. J’avais le droit de me taire. » Le mariage dont sa nièce nous a parlé était donc son second mariage, lequel a eu lieu en son absence puisqu’il était encore au maquis. Entre le devoir d’obéissance, l’impossible confrontation au père et l’absence de perspective d’avenir face à l’extrême pauvreté, la guerre apparaît presque comme une ultime échappatoire. « Des hommes sont venus au village, ils ont dit à mon père « On a besoin de recrue. Ton fils doit nous rejoindre au nom du peuple algérien. » Le jour même, j’ai demandé à ma mère de préparer mon baluchon et je les ai rejoints. » À propos de la réaction de ses parents à cette décision, il dira juste : « Ils étaient fiers. – après un temps de silence, il semble rectifier – Mon père était fier. » Le vécu maternel ne nous est pas relaté, laissé dans le suspens du silence. Ce sera la dernière fois que Rabah verra le visage de sa mère, nous a raconté Saadia, le décès de celle-ci en 1960, des suites d’une chute accidentelle lors du travail dans les champs, a eu lieu alors que Rabah était encore prisonnier de guerre.

11 L’engagement de Rabah au maquis paraît ainsi avoir émergé comme un non choix entre une impasse socio-économique attribuée à la colonisation, et la volonté d’échapper à la tyrannie paternelle. Si ce contexte du départ au maquis est ainsi celui d’une configuration œdipienne, il n’en reste pas moins que Rabah découvrira une tout autre configuration, celle de la confrontation au danger de mort, la sienne, et celle de l’autre. « J’étais au P.P.A. [5], j’ai pris le maquis en 1954 » dit-il en français. Il poursuit à nouveau son récit en kabyle : « Au camp, on m’a appris à tirer au fusil mitrailleur. Je le gardais toujours sur moi » dit-il en touchant sa poitrine. « J’ai eu de la chance, je n’ai jamais eu à utiliser mon arme. Mon travail, c’était de garder les prisonniers français qu’on me confiait, et de les remettre dans un autre camp de Moudjahiddines. Ma mission s’arrêtait là. » À propos de ce qu’il advenait des prisonniers français, il répondra dans un sursaut malaisé : « J’en savais rien moi ! Ce n’était plus mon affaire. » Cette réaction défensive laisse entendre en filigrane qu’il savait bien qu’il menait ces prisonniers en un lieu qui leur serait fatal. Son arme, gardée tout contre lui, comme une seconde peau qui préserve de l’éventualité de la mort, paraît faire office de « pare-excitation » (Freud, 1920), ou même d’« enveloppe psychique » (Anzieu, 1995), ultime défense dont la fonction paraît symbolique malgré le risque réel.

12 Nous cherchons alors à savoir, au vu de son jeune âge à l’époque, s’il réalisait la nature du danger pour sa vie : « C’est la volonté de la mort ! » nous répond-il à nouveau en français, en levant les yeux au ciel, nous indiquant l’évidence de la volonté divine. Rabah paraît ne jamais perdre de vue le sens de sa cause, identitaire et existentielle même, réalisant la chance qu’il a eu de ne pas avoir eu à utiliser son arme contre qui que ce soit, malgré la violence de toutes parts, préférant ainsi mourir que devoir tuer. Dans ce contexte effroyable de mort, risquée à chaque instant, partagé entre la volonté de la mort et le désir de survie, Rabah semble ne jamais avoir perdu de vue le sens de sa lutte, et ainsi éviter la contemplation mortifère que suscite la violence de la guerre, ce qui témoigne d’une part héroïque, tel Ulysse luttant contre le chant des sirènes pour ne pas succomber à la jouissance de la violence. N’y a-t-il pas, chez le véritable héros, la force de ne pas céder aux charmes de cette toute-puissance destructrice ?

13 De plus, l’idée de « la volonté de la mort » nous interpelle parce qu’elle est prononcée en français. Kristeva (1988) pense que l’étranger utilise l’autre langue, celle de l’exil, car elle est dénuée de tabous, lui permettant de s’autoriser à dire des choses qui ne pourraient être dites dans sa langue d’origine. En effet, l’autre langue efface le tabou sexuel selon Kristeva, permettant au sujet de « garder le silence sur ses pulsions ». L’utilisation du français et du kabyle en alternance surgit, de façon défensive chez Rabah, dès que l’affect le submerge. Nous observons d’ailleurs que parler de la mort dans sa langue maternelle kabyle nécessitera une forme plus métaphorique, comme il l’évoquera à propos de son refus de s’installer en France avec sa famille : « Je suis comme le soleil, je me lève à droite, mais je me couche toujours à gauche. » Cette phrase mystérieuse au premier abord, traduite tant bien que mal par sa nièce, semble signifier, à travers le « coucher », l’annonce de la mort dans son pays, autant que pour son pays. Par une métaphore filée, énigmatique, il nous laisse traduire la traduction de l’allusion au lieu de la mort.

14 Rabah témoigne ensuite, à demi-mot, de la douleur de la condition coloniale, qui assujettissait le peuple algérien à l’indigénat. « Il n’y a pas de choix, on n’avait rien que la misère. Qu’est-ce qu’il te reste ? Rien du tout ! » Comment l’adolescent peut-il échapper à cette révolte pour la patrie, lui dont les actes sont déjà mus par la force pulsionnelle relative au pubertaire (Gutton, 1991) ? L’Homme révolté[6] est celui qui « préfère mourir debout que vivre à genoux » écrivait Camus ; c’est ce qui transparaît chez Rabah à travers sa loyauté sans faille.

15 Au cœur de la « volonté de la mort », il y a aussi la mouvance de l’acte vers la mort. L’acte ne doit pas être uniquement considéré de façon dissociée de la pensée. Roussillon (2010) défend d’ailleurs l’idée d’une « réévaluation de l’acte », impliqué dans des « processus mutatifs » qui cherchent à « éprouver une butée ». Ce point de butée ultime étant la mort, on peut se demander à quel point l’adolescent veut éprouver cette limite du jusqu’où j’existe ? D’un point de vue phénoménologique, s’agit-il du vorlaufen[7], chez l’adolescent soldat, à savoir la volonté même d’« anticiper sa mort », en tant qu’elle constitue « la possibilité de chaque instant » (Heidegger, 1927), pour tenter de la signifier ? Le risque de mort comporte une volonté de reconnaissance face à l’autre, une recherche de sa propre subjectivité par le biais de l’intersubjectivité, fondatrice d’identité car nécessaire pour être au monde. Cela se rapprocherait de l’idée de lutte[8] chez Hegel : « La lutte de la reconnaissance (Anerkennen) est à la vie et à la mort ; chacune des deux consciences de soi met en péril la vie de l’autre et accepte pour soi cette condition. » L’adolescent est au seuil entre la vie et la mort, au croisement entre le processus adolescent et l’enjeu de sa propre mort. Cependant, dans cette quête de reconnaissance, le recours à la violence, ne vient-il pas paradoxalement « briser l’intersubjectivité » (Gutton, 2007) ?

MÉMOIRE ÉTRANGÈRE

16 Face aux réponses courtes de Rabah, et à ses silences, sa nièce tente alors de l’aider à se souvenir de ses récits d’antan, notamment sur la façon dont il est devenu asthmatique ; Rabah la regarde alors d’un air interrogateur. Elle le relance timidement au sujet des longues heures passées au « fond des puits », « en apnée sous l’eau froide », lorsqu’il était « encerclé par les Français », avant d’être « capturé ». Il l’interrompt alors : « Des puits ? Je ne vois pas de quoi tu parles ma fille, tu dois confondre avec quelqu’un d’autre, je n’ai jamais raconté cela ! » Sa nièce nous traduit cette réponse d’un air à la fois gêné et dubitatif. Un long silence le gagne, nous laissant penser à une sorte de torpeur, associée à une agitation motrice. Sa respiration devient alors audible, et nous parvient par à coups, telle une toux qui laisse échapper le son de sa voix tremblante. Sa nièce s’assure qu’il a pris sa Ventoline® avec lui, et il la rassure qu’il va bien, puis nous demande de poursuivre l’entretien, nous invitant au paradoxe du récit vain de sa « mémoire amnésique » (Green, 2000).

17 Nous supposons un sens transculturel à lire derrière ce que révèle le mot « puits » en kabyle, pouvant nous aider à comprendre les raisons de ce qui a pu constituer une impasse à la remémoration chez Rabah. Le « puits » se dit « l’vir » en kabyle, et désigne une « source d’eau » profonde, renvoyant implicitement à l’idée de l’origine matricielle. Cette idée est appuyée par les études de Bourdieu [9] (1998), selon lesquelles le « puits » appartenant au « bas », à l’« humide », se rapporte symboliquement au « ventre maternel », mais aussi au « sommeil », à la « mort », et à la « tombe ». Ce vécu régressif au ventre maternel, qui le couve et le protège du dehors, laisse-t-il aussi s’installer l’angoisse de mort, au fond duquel le sujet s’abyme ? Seraient-ce les mobiles inconscients qui lui ont fait rejeter ce vécu associé au féminin d’une part, et à l’angoisse de mort in utero de l’autre, comme les autres enfants morts dans ce ventre maternel menaçant et dévorant ? Ce recours à la lecture transculturelle nous offre des indications pour approcher la survenue de cette non reconnaissance des propos qu’il a autrefois tenus, et qui s’apparentent à une hallucination négative, par le « désir de négativer, de rendre « non arrivé », ce que les mots voulaient dire » (Green, 2011, p. 56). Il s’agit de ce que Green retranscrit ainsi : « Je n’ai pas de mots à ma disposition pour vous le transmettre » et que Rabah nous a d’emblée annoncé dès le début de l’entretien par : « Ce que je vais dire, personne ne peut le traduire. » Au sein du conflit entre le moi pacifique et le moi guerrier, se forme une issue dans le mécanisme du clivage, telle une « peur du moi devant sa propre lésion » (Freud, 1918). Son récit d’autrefois lui serait devenu étranger, comme si sa mémoire était, elle aussi, enfouie au fond d’un puits, qui fait trou de mémoire. Le souvenir n’est ainsi pas advenu, préfigurant le trou noir psychique que décrit Chartier (2002), et qui engloutit le sujet lui-même.

18 Rabah parvient pourtant à nous relater le seul souvenir qui lui apparaît : « Je me souviens d’un prisonnier qu’on avait. On a lu son cahier avec un copain qui savait lire. » – il fait le geste d’ouvrir ses mains comme un livre, reste silencieux quelques instants, puis poursuit – « Il écrivait tout ce qu’il faisait la journée, de son réveil jusqu’au soir, même ce qu’il avait mangé dans la journée. Ça nous a fait sourire. Pourquoi noter çà ? Ça sert à quoi ? J’ai jamais compris. » Ce récit, en apparence anecdotique, paraît laisser son véritable vécu sous le joug du silence, tenu par une force ineffable. Rabah nous donne à entendre ce qui nous paraît être un souvenir-écran, pour lequel la mémoire ne livre rien que des souvenirs dispersés ; éléments escamotés « dont la valeur est souvent équivoque ou énigmatique » (Freud, 1899, p113). Certes, l’écriture peut paraître bien plus étrangère à celui qui a grandi dans une culture traditionnelle orale, néanmoins, en deçà des éléments opératoires du souvenir, il faut s’intéresser aux soubassements psychiques. Ce souvenir est relatif au pouvoir de l’écriture dont la fonction est autobiographique, permettant le retour au « je » subjectif. L’écriture est une « transposition du langage intérieur » (Benveniste, 1966), langage à assimiler pour être « converti en écrit ». Comment Rabah peut-il saisir ce langage intérieur subjectivant, quand l’écriture d’un journal de bord, ou journal intime de l’adolescent, lui paraît si étrange et étrangère, à lui qui n’a jamais pu aller à l’école, pour apprendre à lire et à écrire, lui dont l’identité de colonisé a été aliénée à ce que Fanon nommait l’état de dépersonnalisation absolue[10], identité diluée dans une cause collective, nationale, patriotique ? Ce dont Rabah nous fait ainsi part concerne son incompréhension, encore actuelle, d’une écriture dont le sens lui paraît absurde, mais qui, pourtant, en cette période de guerre qui atténue les frontières du « je », permet un travail de re-subjectivation, pouvant sauver le sujet de cet effacement.

LE « NOUS » DU HÉROS

19 Quels sont les mécanismes psychiques sous-jacents, que l’on peut percevoir dans le discours de Rabah, qui participent au bouleversement du processus adolescens ? Même s’il est délicat d’en analyser les éléments, compte tenu du décalage temporel, un demi-siècle après les faits, nous parvenons à recueillir quelques éléments significatifs de son parcours d’adolescent.

20 Nous pourrions penser que l’engagement guerrier permet le réinvestissement d’une cause sublimée, néanmoins, nous n’observons pas, chez Rabah, le triomphe maniaque du soldat, ou la dimension narcissique dans son discours. À notre question de savoir s’il perçoit une pension d’ancien combattant, il répondra : « Pour quoi faire ? Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour l’Algérie, pas pour moi. L’Algérie est libre, c’est ça qu’on voulait, c’est tout ! C’est là notre récompense. Une médaille ? Que voulez-vous que j’en fasse ? L’Algérie est libre. » Si la sublimation comporte une dimension narcissique du moi (Freud, 1914), alors il en est tout autrement pour Rabah, chez lequel prédominent des motifs de nature sacrificielle ; sa propre vie apparaissant sans valeur, en dehors de la cause indépendantiste. Le processus de subjectivation chez l’adolescent est ainsi entravé, et prend même le chemin contraire, vers une désubjectivation nécessaire pour assumer le péril pour sa vie. De plus, cet engagement va au-delà de la part purement sexuelle : « C’est en fait le sujet qui s’offre tout entier afin de devenir celui pour qui le sacrifice s’accomplit, c’est-à-dire lui-même porté à la dimension de l’idéal collectif. » (de Mijolla-Mellor, 2010). Ainsi, le processus sublimatoire expliquerait peu, ou seulement en partie, les idéaux de la patrie. La quête identitaire devient sacrificielle pour subjectiver la patrie idéalisée au détriment de soi. Si l’idéal du moi est ainsi le « pivot du processus de subjectivation » chez l’adolescent (Falque, 1998), le jeune maquisard nous semble davantage s’inscrire dans un « idéal du nous », où c’est par le « nous », pour lequel le sujet se sacrifie, que la nation peut advenir. Le « je » s’incline au nom d’un « nous » plus solide et solidaire, rappelant la formulation camusienne aux accents héroïques : « Je me révolte, donc nous sommes. »

21 À propos de notre question portant sur les conditions de son arrestation et de son incarcération, Rabah nous dira simplement, après un silence lourd et sourd, dans lequel il paraît chercher nerveusement ses mots : « La prison, c’est la prison. » Silence dans lequel sa respiration asthmatiforme se fait à nouveau entendre, comme pour transmettre hors les mots. Il souhaite toutefois poursuivre l’entretien, bien que nous percevions à nouveau des signaux de tension manifeste, avec sa main agrippée à sa canne, qu’il malaxe nerveusement, l’autre main faisant sonner ses ongles sur la table en guise d’impatience, comme pour faire diversion à ses silences. Cette agitation, témoigne-t-elle de la douleur du deuil traumatique de sa mère, dont il ne veut pas parler ? « Ce qui ne se symbolise pas reste dans l’opacité du réel, perdure intacte et insiste répétitivement, parfois jusqu’à l’affolement. » écrit Cherki (2008), la voix du corps prenant le relais de la pensée en impasse, en « impassé » (Scarfone, 2012) au sens de ce qui ne passe pas, et qui reste en impasse.

22 Être au trou, tout comme au fond d’un puits, fait rejaillir les sensations inscrites dans le corps, sans qu’elles puissent être nommées ; d’autant plus que Rabah est incarcéré à ses vingt-et-un ans, symbole de la majorité civile de l’époque, le ramenant à l’enfermement en lieu et place de l’émancipation. Il ajoutera, de façon inattendue : « En prison, on était beaucoup d’Algériens, mais il y avait aussi quelques Français avec nous, je me souviens. » Ce souvenir est fondamental, car il met en évidence un bouleversement de la représentation de la guerre, où des Français ont pris partie pour la cause algérienne. Cette reconnaissance de l’autre, par l’autre, permet une ébauche de subjectivité et d’intersubjectivité possible, mais néanmoins dans un contexte qui condamne à l’enfermement.

23 Lors de l’entretien préparatoire, Saadia nous avait aussi relaté le retour de Rabah au village, il avait alors vingt-six ans : « Il est sorti de prison à la fin de la guerre en 1962. Quand il est arrivé au village, je m’en souviendrai toujours. Il est tellement maigre que sa djellaba blanche flottait sur lui, il avait la peau sur les os. Tous les enfants, on courait autour de lui, les femmes sortaient devant leur porte et faisaient des youyous » dit-elle, avec une expression de joie. Rabah s’est d’abord recueilli sur la tombe de sa mère, Saadia se souvient aussi combien il pleurait. « Mon grand-père a fait une grande fête pour son retour, il a sacrifié un mouton » ; rituel festif chez les musulmans, venant symboliser le retour du héros, connotant quelque peu le récit biblique et coranique, où un bélier aurait été sacrifié par Abraham à la place de son fils Isaac, qui échappera de justesse à la mort. Cette description du retour du survivant, ou du revenant, nous laisse pourtant l’image d’un linceul sur un mort-vivant.

24 Rabah retrouva alors son père veuf et décida de le remarier, raconte Saadia : « Mon oncle a accompagné son père pour faire une demande en mariage, il a même organisé la cérémonie, comme un père qui marie son fils. » Plus que dans une place d’homme advenu, on observe là un renversement générationnel qui le replace en tant que père de son père, auprès duquel il fait figure d’autorité, tel l’enfant-ancêtre décrit par Douville (2009), enfant-guerrier qui voit son combat rejoindre l’ancestralité. Place qui le repositionne en chef de famille, et symbolisant, en filigrane, le meurtre du père.

25 Saadia précise : « Aujourd’hui encore, pour la famille, c’est un héros, pour ses frères surtout. » Elle précisera d’ailleurs que lorsque ses frères ont un problème, c’est à Rabah qu’il demande conseil, venant rappeler que sa propre mère jurait sur sa tête pour témoigner de sa bonne foi. N’y aurait-il pas déjà, chez Rabah, depuis son enfance, une place sacrée qui lui confère une part providentielle ? On peut bien imaginer que la naissance de Rabah, après plusieurs fausses couches, a dû participer à lui attribuer une dimension sacralisée, du fait de sa survivance.

26 Saadia ajoute : « À l’époque, en Algérie, il racontait la guerre, mais c’était il y a longtemps. Après il est parti en France rejoindre ses frères. » Malgré l’idée de reconnaissance, pour et par les siens, se peut-il que l’exil en ait effacé tout souvenir ?

APRÈS LA GUERRE, L’EXIL

27 Lorsque sa femme attend son premier enfant, Rabah réalise la nécessité de travailler pour subvenir aux besoins de sa famille, il décide alors de rejoindre ses frères en France, où l’offre de travail est accrue. « En France, on vivait dans un café, rue d’Alger. Il y avait des chambres, on était pleins d’immigrés, il n’y avait pas que nous. » La symbolique de la rue d’Alger nous interpelle comme signifiant qui atténue, implicitement, le fait d’être loin de son pays, ou plutôt d’être chez soi dans cet ailleurs, lieu symbolique qui le sauve du labyrinthe de l’errance.

28 Lorsque nous interrogeons sa vie en France, en cette période d’après-guerre, il dira : « J’ai travaillé des années dans le textile à la Lainière. On travaillait avec les Français, les Polonais, les Italiens, tous. Et y’avait pas de racisme. Il y a rien à raconter. On travaillait le jour, on dormait la nuit. » Cette réponse suppose à nouveau l’idée de l’effacement, de l’indifférenciation par le « nous » en un « je dilaté » (Benslama, 2003). Cette vie en France paraît se réduire à la dimension professionnelle, où Français, Algériens et autres étrangers travaillaient ensemble, dans une latence où la guerre paraît ne pas avoir eu lieu, noyant le sujet dans l’anonymat de l’exil, dans lequel sa dimension héroïque n’a plus lieu d’être, mais aussi devenant le lieu du vivre ensemble en paix.

29 « On est une génération de sacrifiés » ajoutera-t-il, avouant une vie donnée dans la guerre et abandonnée dans l’exil. Cette remarque, qui laisse sous-entendre le « sentiment de ne pas habiter sa vie », témoigne de « failles dans l’enveloppe psychique », en somme « d’être le spectateur de quelque chose qui est et n’est pas sa propre existence. » (Anzieu, 1995, p. 29). Paradoxe du sacrifice dans la guerre et dans l’exil, nécessaire afin d’exister pour et contre l’autre, pour et contre soi, pour être reconnu par l’autre, au péril de soi : « C’est parce que l’individu qui se sacrifie a un besoin identitaire de ce groupe qu’il accepte le don de sa vie. » (de Mijolla-Mellor, 2010).

30 Entre deux pays, la « double absence » est vécue avec l’exigence pour l’immigré d’être à tout prix « invisible » (Sayad, 1999), renforçant l’idée de l’effacement. Le point d’intersection entre le trauma et l’exil est celui de l’abandon, avec d’une part, le sentiment d’avoir été abandonné, propre au trauma (Lebigot, 2011), et d’autre part, d’abandonner les siens à son tour par l’exil. La vie de Rabah, dans ce hors lieu, n’a pas autant de valeur à ses yeux que la mort à laquelle il se destinait, mort qui se métaphorise en coucher de soleil à gauche, comme on passe l’arme à gauche, au sein de son sol natal. Bien qu’il témoigne de son dévouement patriotique à la vie, à la mort, ne parle-t-il pas de lui-même, de façon métonymique, à travers la cause algérienne ? La dénégation, est-elle cachée derrière l’abnégation « pas pour moi, mais pour l’Algérie ».

31 Nous percevons chez Rabah la distance de l’effacement à travers sa voix basse, son ouïe affaiblie. Il nous apparaît que le sacrifice, dans la révolte adolescente, témoigne d’une atteinte du corps, à en voir la façon dont Rabah est emmitouflé dans des couches de vêtements, ainsi que par son couvre-chef, pour créer une épaisseur entre le monde et lui, servant de rempart capitonné à son vécu jalonné de traumas.

CONCLUSION

32 Les entrelacs de la problématique adolescente et de la guerre réveillent les plus fortes appartenances pour la mort, et ce, en dépit de la mort. Le combat adolescent, pour la liberté au prix de la mort, est ainsi détenteur d’ancestralité, mais échappe à la construction d’un « je » subjectif qui, au lieu d’amener l’adolescent vers la construction de son avenir, le replie dans le passé ancestral, bouleversant, par là même, l’ordre de la filiation et du temps. L’héroïsme est un acte hors du temps, comme le souligne Fédida (1995), mais est aussi hors du langage, puisque « il y a une certaine organisation linguistique dans la notion du temps », nous rappelle Benveniste (1966, p. 263). Toutefois, Rabah en donne quelques signifiants rares, mais se heurte souvent au mur de l’asymbolie, le reste étant livré aux propos énigmatiques et aux pointillés du silence, que le cri du corps dénonce encore. Pour Cherki (2008), la subjectivation ne peut opérer chez ceux pour qui la possibilité d’« engrammer » a fait défaut dans leur mémoire, les menant au deuil impossible, à la pétrification, au clivage. » (p. 38). Le « je » reste ainsi évanescent au sein de son discours, le sacrifice de soi laissant une trace fantomatique aux confins de la mémoire. Ce « je » n’apparaît pas dans son souvenir du prisonnier français qui écrit un journal de bord, mais il transparaît dans celui des prisonniers français, qu’il rencontre en prison à Alger, avec lui et pour sa cause, bousculant ses repères, et transfigurant le « nous ».

33 Le va-et-vient entre les deux pays déchirés, la France et l’Algérie, permet le « double mouvement » dont parle Chemla (2008), celui de s’extraire de l’origine tout en gardant son contact. Ce double mouvement s’observe dans la langue elle-même, entre l’emploi du français et du kabyle de façon alternante et alternative à l’affect, au cœur d’une identité alter-native, si l’on ose ce terme, au sens d’être né étranger, en terre colonisée. Peut-on percevoir, derrière les allers-retours, une tentative, implicite et ô combien solitaire, de reliaison des deux pays ?

34 La part d’héroïsme, chez le héros olympien Ulysse, ne réside-t-elle pas finalement dans le retour à sa terre d’Ithaque ? N’est-ce pas le retour du sujet à sa terre natale, qui réhabilite la vérité de son engagement et la force de son être, et lui permet enfin le retissage de cette part subjective, qui a tant manqué ? La volonté de la mort, la violence de la guerre et la latence de l’exil, ayant, en grande partie, défait le rapport au monde et à la mémoire, n’ont pas pour autant défait l’ancrage d’une appartenance matricielle à la terre d’origine, celle du sommeil du juste.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

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Mots-clés éditeurs : Exil, Guerre, Effacement de soi, Subjectivité, Adolescence

Mise en ligne 06/06/2014

https://doi.org/10.3917/top.126.0127

Notes

  • [1]
    Extrait d’un poème de Jean Amrouche, Cendres. Poèmes (1928-1934), Paris, L’Harmattan, 1983, p.11.
  • [2]
    L’Institut du Monde Arabe a organisé une séquence de conférences d’historiens dans le cadre du cinquantenaire de la fin de la guerre d’Algérie à Lille en 2012.
  • [3]
    « Moudjahiddine » est le nom donné aux combattants algériens pendant la guerre d’Algérie.
  • [4]
    Nous faisons allusion au décret relatif au regroupement familial, datant du 29 Avril 1976, institué par V. Giscard d’Estaing, permettant aux Algériens d’être rejoints par leur famille proche en France.
  • [5]
    Le Parti du peuple algérien est fondé en 1937, par Messali Hadj, homme politique algérien, sera dissous par l’État français, mais continuera à exister de façon clandestine.
  • [6]
    L’Homme révolté, d’A. Camus (1951), Gallimard, 1985.
  • [7]
    « Vorlaufen » signifiant littéralement ce qui fait aller au-devant de la mort, M. Heidegger, Être et temps (1927), Gallimard, 1986.
  • [8]
    Tiré du Précis de l’encyclopédie des sciences philosophiques : la logique, la philosophie de la nature, la philosophie de l’esprit, de G.W.F. Hegel (1817).
  • [9]
    Nous faisons référence au schéma synoptique des oppositions pertinentes, d’après l’étude des communautés kabyles nord-africaines par P. Bourdieu, La domination masculine, 1998.
  • [10]
    Dans sa lettre de démission en 1956, F. Fanon affirme ne plus pouvoir, en tant que psychiatre, renvoyer ses patients traumatisés dans une « société aliénante ». Il sera expulsé par les autorités coloniales en janvier 1957.
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